Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Jean-Marc Ghitti

Avec et par-delà l’écologie : la Camargue

Texte publié le 19 juin 2023

Présentation de l’ouvrage

Longtemps après son premier livre, La parole et le lieu (Minuit, 1998), Jean-Marc Ghitti poursuit la construction d’une philosophie des lieux d’inspiration dans Avec et par-delà l’écologie : la Camargue (Kimé, 2023). Une recherche qu’il n’a pas vraiment interrompue entre les deux ouvrages, mais il y revient cette fois-ci à partir de l’écologie. Signe des temps ! Au sein de la multitude des directions ouvertes par l’écologie contemporaine, il essaie de situer sa propre démarche, caractérisée par une attention particulière à la poésie et à l’imaginaire des lieux.

Dans la première partie de l’ouvrage, sa lecture de l’écologie d’aujourd’hui est faite d’adhésions et de réserves, comme l’indique le titre. Car, si les mouvements écologistes sont des symptômes révélateurs des inquiétudes actuelles, il faut peut-être les interpréter autrement que ne le font les militants eux-mêmes. D’ailleurs, dans la troisième partie de son livre, Ghitti envisage, à partir de la psychanalyse et de Georges Bataille, une approche de l’écologie élargie à une théorie de la culture. Car la nature est aussi traversée par des forces expressives. Ce sont celles-ci, déjà là dans les milieux naturels, qui se révèlent dans les œuvres poétiques de l’homme.

Mais l’originalité du livre, c’est aussi de s’engager, à la manière d’une monographie, dans l’étude précise d’un milieu très singulier : la Camargue. Ce qui permet de prendre l’écologie par ses réussites, car le delta du Rhône a été relativement préservé. Ce qui ne doit pas pour autant faire oublier sa fragilité et le risque d’engloutissement qui le guette. Cette réussite de l’écologie camarguaise, Ghitti l’attribue moins à des démarches scientifiques qu’à un mouvement poétique que le livre tente de retracer. La référence aux premiers écrivains de ces lieux s’impose : Mistral, Barrès, Montherlant. L’ouvrage entre dans leurs rêveries, par des analyses littéraires approfondies, mais il les apprécie diversement, n’hésitant pas à mettre en lumière leurs dérives et déviances. Le personnage central de l’ouvrage, valorisé en tant que précurseur de l’écologie d’aujourd’hui, est un poète éleveur de taureaux : Folco de Baroncelli. C’est sur son exemple que Jean-Marc Ghitti pose les réflexions les plus politiques de son ouvrage : nos régimes représentatifs ne suffisent pas à sauver les lieux. Il faut remettre le destin de ces derniers à ces représentants d’une autre sorte que sont les poètes amoureux des pays qu’ils chantent.

Date de parution : 21/04/2023
Editeur Kimé,
150 pages
20 €

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Extrait de la Troisième Partie : Ecologie globale II. Fondements de transécologie

L’écologie topique est une poétique. L’anthropologie sur quoi se fonde ce travail tient en une formule plusieurs fois reprise : l’homme est un corps à vocation poétique. Certains y verront volontiers une conception rêveuse qui exprime davantage une aspiration qu’une prise en compte de l’humanité telle qu’elle est et telle qu’elle se montre le plus souvent sous ses visages les plus décevants, dans ses instincts les plus prosaïques. Cette formule mérite certes d’être précisée. Elle ne signifie pas que les hommes sont faits pour écrire des poèmes !

Placée au seuil de mon itinéraire philosophique, cette formule peut-elle aujourd’hui recevoir un nouvel éclairage en écologie ? Jeter ainsi un pont entre la vie charnelle et la parole peut paraître étrange. J’y suis venu par une recherche phénoménologique sur l’expérience singulière de l’inspiration que les penseurs et les poètes disent trouver en certains lieux. Elle suppose une approche de la chair amorcée par Merleau-Ponty et une philosophie de la nature adossée à Schelling. Autant de domaines apparemment très étrangers à l’écologie.

L’écologie topique, comme nous l’avons nommée, c’est de vouloir sauver la Terre lieu par lieu. Notre étude de la Camargue montre l’importance de l’expérience poétique dans une telle entreprise salvatrice. Une telle expérience confère aux lieux un prix insurpassable par aucun prix marchand, une valeur qui va bien au-delà de leur matérialité. Elle leur donne une présence mystérieuse, active, irremplaçable. L’écologie topique est une poétique. Chantés par les poètes, les lieux résistent à leur traitement industriel.

La Terre et le chant. Que signifie que la poésie chante les lieux et que ceux-ci, par elle, deviennent en quelque sorte enchantés ? Il y a déjà longtemps, l’un des maîtres de la sociologie, Max Weber, n’a-t-il pas lancé l’idée, souvent reprise depuis, que le monde moderne est un monde désenchanté ? C’est d’ailleurs peut-être pour cela que nous n’avons pas suffisamment pris soin de préserver les lieux et qu’aujourd’hui la Terre, en bien des endroits, s’est retirée de nos existences pour nous laisser à un monde flottant et déraciné. Nos existences sursocialisées ne sont plus des existences terrestres. Car le terrestre se signale par un certain enchantement.

C’est encore en sociologie qu’au début du vingt-et-unième siècle un nouveau courant, se référant à l’œuvre de Marcel Mauss, s’est donné pour projet de retrouver, dans nos relations intersubjectives et dans notre relation au monde, ce qui peut les réenchanter. S’opposant à la fois aux pensées de la domination, exemplairement à la Théorie critique de Francfort, et au pessimisme pascalien de l’école bourdieusienne, ce courant néo-maussien s’est construit sur une anthropologie plus lumineuse : l’homme n’est pas seulement un être mû par l’égoïsme et l’intérêt. S’il en était ainsi, la Camargue n’existerait plus depuis déjà longtemps. Elle constitue comme une preuve irréfutable. Le temps serait-il donc venu de réenchanter notre habitation terrestre, partout, afin de sauver lieu par lieu toute la planète ?

Enchanté, désenchanté, réenchanté : est-ce que ces mots veulent dire quelque chose ? Ne relèvent-ils pas de l’excès métaphorique qu’on trouve même chez les sociologues ? Pour leur donner un véritable sens, il faudrait d’abord éclaircir ce qu’est le chant. Nous ne parlons pas ici du chant vocal, le chant n’est qu’accessoirement vocal. Nous parlons d’un chant plus insaisissable : celui qui produit l’enchantement. C’est pourquoi j’ai tenté d’éclaircir, dans un ouvrage antérieur, ce qu’il en est du chant, notamment en suivant la pensée de Rousseau.

L’état natif des êtres terrestres. Sauver la Terre passe par une culture du chant, par une prise au sérieux de la poésie. Si nous avions à développer la dimension théologique de l’écologie, ce qu’un jour nous ferons peut-être, il nous faudrait définir l’homme comme cet être doté de toutes les dispositions qu’il faut pour recevoir le verbe. Et, en particulier, de la disposition poétique qui est une ouverture au métaphorique. Dans le christianisme, la question du salut ne peut se dissocier de celle du verbe. Et aussi de celle du sacrifice. La sotériologie a partie liée avec la poétique. « La religion n’est qu’un effet du génie poétique », écrit Georges Bataille. Et il cite cette phrase de William Blake : « les Religions de toutes les Nations sont dérivées de la réception du Génie poétique propre à chaque Nation ». La poésie, parce qu’elle est au cœur du verbe, et aussi, comme nous le verrons plus tard, parce qu’elle est liée au sacrifice, n’est pas n’importe quel usage de la parole : elle est la parole qui sauve. D’abord une parole qui célèbre, qui fait l’éloge et tient chaque être au plus haut de sa noblesse, de sa dignité et de sa valeur propre.

Mais cela suppose qu’elle libère chacun de ce qui le dégrade, le soumet, le rend servile. Sauver, ce n’est pas sauvegarder et laisser en l’état : c’est rendre chaque être à son état natif. Le rendre à ce que, dans les métaphores traditionnelles, on appelle le premier royaume. L’apocalypse ne préserve, ni ne sauvegarde : c’est en détruisant qu’elle sauve. Elle détruit le monde, mais rend à la Terre. Il ne s’agit pas, en écologie, de comprendre l’apocalypse littéralement comme la destruction de la Terre : il s’agit de l’entendre poétiquement, comme la destruction du monde pour accéder à la Terre, qui est le royaume. La poésie, parce qu’elle est le cœur du verbe, ouvre, contre les religions qui quelquefois s’enferment dans le littéralisme, tout l’espace de la métaphore. L’écologie catastrophiste, elle aussi, manque au sens de la métaphore, et c’est pourquoi elle répand la peur. Poétiquement, sauver la Planète ne signifie pas que la Terre risque d’être détruite : cela signifie que notre relation à la Terre est quasi détruite, et que cette relation doit être sauvée. Or c’est dans l’expérience poétique que ce salut s’opère. Le monde industriel, bien plus que les mondes antérieurs, a tout mis au travail : les éléments, les végétaux, les animaux, et surtout les molécules et les atomes. Il a tout considéré sous l’horizon de l’utile. Il tend à réduire chaque être à la servilité, il vise à le soumettre aux machines, à le rendre machine. Il n’y a plus rien à préserver, à garder en l’état : tout désormais doit être sauvé, c’est-à-dire rendu au terrestre. Il s’agit de retrouver l’état natif des êtres. Or c’est ce qui se passe dans l’état poétique. Cette restitution de chaque être à soi-même, c’est sa célébration poétique. Une célébration qui ne porte pas sur son état déchu, sur sa servitude : mais sur son état natif. La louange et l’éloge comportent un versant destructeur et sacrificiel : il s’agit de plonger chaque être dans un feu purificateur qui brûle sa part servile. En ce sens, la poésie est un sacrifice : elle dégage le sacré de chaque être. C’est ce qu’opère le chant, qui est l’opération du réenchantement.

NOTES