Jean-Marc Ghitti, Passage et présence de Simone Weil. Etat des lieux, Kimé, 2021.
Proust avait mis ses contemporains en garde avec le Contre Sainte-Beuve : il y a quelque chose de voyeuriste, et finalement d’assez vain, dans l’effort d’écrire la vie d’un homme ou d’une femme de lettres. Est-il vraiment nécessaire, pour atteindre le foyer d’une œuvre – et Dieu sait qu’un tel foyer est singulièrement solaire dans celle de Simone Weil –, de connaître les anecdotes, les détails, les rebondissements qui ont ponctués la vie de son auteur ? N’est-il pas réducteur de prétendre épuiser une vie intellectuelle, ou, dans le cas de Simone Weil, ce qui s’apparente plutôt à un itinéraire spirituel, en racontant des petits faits vrais, qui à la rigueur pourraient permettre au lecteur de donner corps à cette vie (comme on apprécie parfois associer un visage à un auteur qu’on a lu) mais échoueraient sans doute à nous révéler le sens profond de cet itinéraire ? Le tort aurait été d’autant plus grave dans ce cas précis, et c’est bien ce que Jean-Marc Ghitti rappelle en conclusion de son livre : écrire sur Simone Weil exige d’éviter plusieurs écueils, l’un d’eux étant de raconter sa vie « soit pour le plaisir de l’anecdote et de l’étrange, soit parce qu’on suppose que sa pensée se nourrit de sa biographie, alors qu’elle ne jaillit que de ses vides, de ses absentements, de ses lacunes, de ses échecs. L’écriture n’est possible que dans les creux de l’existence [1]. »
Dans Passage et présence de Simone Weil. État des lieux, Jean-Marc Ghitti avertit en réalité le lecteur dès l’introduction, où il expose sa méthodologie, qu’il respecte d’ailleurs scrupuleusement tout au long du livre. Passage et présence de Simone Weil n’est ni une biographie, au sens traditionnel du terme, ni une monographie, dans son acception universitaire cette fois. Ce livre entend « faire de la bio-graphie, entendue comme écriture de la vie intérieure, le double co-extensif d’une bio-logie, entendue comme vie d’un corps [2] ». Autrement dit : Jean-Marc Ghitti organise son livre en analysant, chronologiquement, le sens du passage de l’itinérante Simone Weil dans chacun des espaces qu’elle a traversés : Le Puy, Auxerre, Roanne, Saint-Étienne, l’usine, Bourges, l’Espagne, l’Italie, Marseille, l’Ardèche, la mer et enfin Londres. Tous ces endroits portent encore la présence de la philosophe, en ce qu’ils ont constitué des lieux à l’intérieur desquels, à travers lesquels et même au fond desquels Simone Weil a nourri les intuitions principales de son œuvre. Le lecteur va ainsi de surprise en surprise : il voit les réflexions théologiques de Weil sur l’ordre et l’unité apparaître dans l’engagement syndical de Roanne ; il comprend que cette fameuse expérience à l’usine, dont tout le monde parle, n’a pas simplement été l’occasion de constater que les corps y souffrent et que les âmes s’y perdent, mais qu’elle a aussi été à l’origine des fulgurances de Weil sur l’impersonnalité de la chair ; il assiste à l’éclosion conjointe de sa pensée de l’enracinement et du déracinement dans le passage furtif au sein de l’école d’Auxerre, et dans les espoirs brisés de la guerre d’Espagne ; et il découvre encore qu’en Italie le franciscanisme était en un sens présent avant Saint-François, porté par ce lieu, en attente de la parole du saint. Ainsi Passage et présence de Simone Weil a-t-il également le sens et la symbolique d’un pèlerinage : Jean-Marc Ghitti nous incite à nous arrêter à chaque station, pour comprendre qu’elle a consisté en une « décréation de soi », et ainsi en une expérience révélatrice de la nature impersonnelle de l’esprit. Se décréer, tel est l’enjeu, et peut-être même le sens de l’existence, si l’on en croit l’analyse que fait Ghitti de la pensée de Weil, au sein d’une réflexion qui apparaît après une relecture tout à fait remarquable de la parabole du fils prodigue : « le nihilisme véritable est de demeurer attacher à la vanité de notre petite personne, en croyant que nous avons été créés pour l’exister, alors que nous n’avons été créés que pour la restituer et l’inexister [3] ». Simone Weil n’écrit-elle pas que « les choses d’ici-bas ne servent de banque pour le patrimoine d’énergie dont nous disposons […] qu’au prix du mensonge à soi-même [4] » ? On a l’impression que Jean-Marc Ghitti a construit son livre à l’image de la vie de Simone Weil : comme une série d’exercices spirituels, de « procès de décréation [5] », qui l’ont conduite et doivent nous conduire à penser, agir et parler autrement que par le prisme égotique. Les très belles pages que Ghitti consacre à l’impersonnalité de la pensée et de la joie en sont la preuve.
Ce que l’on comprend à la lecture de ce livre, qui restitue non seulement à la pensée weilienne toute son acuité, mais constitue aussi une contribution philosophique importante à la pensée du lieu, c’est l’exigence de déjouer les catégories figées et oppositions binaires qui structurent notre appréhension de la réalité. À propos de l’institution scolaire, dans des pages où Jean-Marc Ghitti expose parfaitement la contradiction qui existe entre la mission éducative d’une part et la nature même de l’institution chargée d’accomplir cette mission d’autre part (nature qui consiste d’abord, comme toute institution, à travailler à sa propre reproduction), il écrit : « La justesse, c’est concevoir les choses autrement, à une profondeur où les oppositions superficielles n’ont plus lieu d’être [6]. » Il s’agit là encore d’une mise en garde, contre un autre écueil : on sait que Simone Weil a fait son entrée dans le programme de philosophie de terminale, et qu’elle y a donc rejoint Hannah Arendt en tant que femme. On peut certes s’en réjouir, mais à condition de ne pas enfermer la pensée de Weil dans des carcans qui la figent et l’annulent. Et d’abord celui de son genre : si Jean-Marc Ghitti expose très bien les puissances hostiles que Weil a dû rencontrer en tant que femme dans un milieu d’hommes, il rappelle aussi que la philosophe a toujours cherché à exercer ses actes à un niveau où les catégories binaires et réductrices perdent de leur pertinence. Et lorsqu’il revient sur son appétit pour le scandale, dont il montre qu’il s’agissait en réalité d’une « éthique de la dissidence [7] », Ghitti précise : « On ne peut accueillir une pensée comme celle de Simone Weil sans remettre en question au préalable ses propres catégories mentales, ses marqueurs idéologiques et ses appartenances sociologiques. À défaut de quoi, on l’accueille mal et on la fragmente. [8] » Cela vaut bien entendu, et presque à plus forte raison, pour son côté « mystique ». Cette étiquette lui colle à la peau, lui valant une sorte de moue désapprobatrice de la part des marxistes assermentés. Je ne sais si j’appartiens à cette dernière catégorie, mais il est certain qu’au moment d’ouvrir ce livre, je faisais une telle moue, et pensais avec de telles étiquettes. Faut-il vraiment perdre son temps à s’abîmer dans le mysticisme, et à suivre les élucubrations théophaniques d’une illuminée à une époque où les inégalités sociales se creusent, où la terreur gronde en même temps que la planète brûle ? « Chez Simone Weil, nous rappelle Jean-Marc Ghitti, la mystique se vit dans l’engagement militant et l’engagement militant ne trouve son sens que par la mystique. Mais pour comprendre l’entrelacement des deux, il faut effectivement mettre hors-jeu les classifications sociales ordinaires. [9] » Avec un tact peu commun, Jean-Marc Ghitti nous rend attentifs à l’extrême pertinence des concepts weiliens dans la critique, encore et toujours à recommencer, du tourisme, de l’agriculture industriel, de l’économie de l’attention, du machinisme et de l’informatique, des institutions que l’on idolâtre, etc. Sur une page de l’un des cahiers de Simone Weil, on peut lire : « argent, machinisme, algèbre : les trois monstres de la civilisation actuelle [10] ». On découvre également une philosophe disposant d’un sens aigu de la formule, et qui, pour dégager les conséquences désastreuses de la diffusion accélérée de la culture urbaine dans les campagnes, contribuant à déraciner les paysans sur place, n’hésite pas à dénoncer « l’installation dans les villages de TSF, de cinémas et la circulation de journaux tels que Confidences et Marie-Claire, auprès desquels la cocaïne est un produit sans danger [11] ».
Passage et présence de Simone Weil, n’est pas simplement un ouvrage enthousiasmant sur cette philosophe. Il est aussi un vrai livre de philosophie, qui tire toute la substance d’une pensée du lieu que Jean-Marc Ghitti a développée dans des œuvres précédentes. Ce livre est en un sens tout ce que les Lonely Planet et autre Guide du Routard ne sont pas : une invitation à pénétrer, au-delà du pittoresque auquel le touriste s’accroche, l’esprit même des lieux traversés par Weil : « Au Puy, l’esprit semble venir aux hommes d’en haut et tomber sur le volcan ; à Saint-Etienne, il monte du sous-sol ; à Marseille, il vient de la mer. La pensée de Simone Weil nous invite à retrouver, au-delà des villes visibles où elle passa, les villes invisibles, l’esprit de chaque ville. Elle nous invite à un autre regard. Comme elle nous invite à une autre lecture des grands livres, en allant retrouver l’inspiration d’où ils viennent. Le visible n’est que la révélation de l’esprit qui y passe à travers [12]. » Et Jean-Marc Ghitti de montrer qu’ultimement, la spécificité de la pensée de Simone Weil tient tout à fait dans sa dimension topologique. Les derniers mots seront pour Simone Weil et lui, provenant d’un passage où apparaît en pleine lumière leur présence mutuelle : « La pensée de Simone Weil n’est plus une histoire : elle est semblable à un lieu. Toutes les périodes trouvent leur place dans la cohérence profonde de cet espace. Et ce qu’on touche alors du doigt, c’est la profonde ambiguïté de la pensée par rapport au temps. Il n’y a pas de pensée sans temps qui la forme, la tisse, la constitue ; et pourtant la pensée procède d’un fond d’éternité qui se réinstalle instantanément dès qu’elle a fini son parcours temporel, laissant derrière elle cet espace de vérité qu’elle était faite pour apporter au monde. L’âme et l’œuvre qui l’expriment sont semblables à une ville. Construite dans l’histoire, la ville, au moment présent où l’on s’y trouve, est comme affranchie de cette histoire : elle est un plan où tout trouve sa place, elle est une topographie achronique. L’œuvre, pareillement, est cet espace délivré des âges où s’ordonne, à partir des découvertes finales, la cohérence d’une révélation qu’une âme intemporelle était chargée d’apporter au monde, ayant vocation de la distiller, de la sourdre au fil des circonstances contingentes, imprévisibles, de son existence temporelle. “Il faut se défaire de la superstition de la chronologie pour trouver l’Éternité”, écrit Simone Weil. [13] »
[1] Jean-Marc Ghitti, Passage et présence de Simone Weil. État des lieux, Paris : Kimé, 2021, p. 329.
[2] Ibid., p. 12.
[3] Ibid., p. 290.
[4] Ibid., p. 284.
[5] Ibid., p. 328.
[6] Ibid., p. 77.
[7] Ibid., p. 41.
[8] Ibid., p. 57.
[9] Ibid., p. 246.
[10] Ibid., p. 177.
[11] Ibid., p. 261.
[12] Ibid., p. 330.
[13] Ibid., p. 246.