Fribourg, le 24 septembre 2021
Analyse pour le quotidien suisse Le Temps
Par François Gauthier, professeur de Science des religions, Département des Sciences sociales, Université de Fribourg
Le mouvement « anti-vaxx » se trouve catalysé par l’opposition au Pass Sanitaire. [1] Dans les manifs, les théories complotistes se mêlent aux dénonciations d’une « dictature sanitaire », voire d’une dérive totalitaire. Ces cris du cœur d’une minorité se diffracte toutefois dans la société toute entière, et c’est au quotidien et dans tous les milieux que l’on rencontre des opposants à l’obligation du Pass ou des réticents à la vaccination. Sociologiquement, ce mouvement rassemble des personnes de l’extrême droite et de l’extrême gauche, mais aussi des ruraux, des « gilets jaunes », des adeptes de médecine alternative et de New Age, et bien d’autres encore.
Le slogan principal brandi à travers toute cette agitation est « liberté ! ». C’est également au nom de cette même liberté que des représentants de l’UDC (le parti d’extrême-droite suisse mal nommé « Union démocratique du centre ») comme Kevin Grangier, que l’on entend sur toutes les tribunes, justifient leur opposition à l’imposition du Pass, pourtant en vigueur dans tous les pays avoisinants.
Mais quelle liberté ? Les anti-Pass et autres « antis » ne définissent jamais ce qu’ils entendent par « liberté », pas plus que M. Grangier, et on doute même qu’ils en soient capables. D’où la nécessité, pour le débat public, d’un éclairage.
Il y en gros deux grandes familles de conceptions de la liberté. Dans tous les cas, la liberté ne se définit jamais seule. Elle est toujours modulée par deux autres valeurs qui apparaissent dans la devise de nos cousins Français : l’égalité et la fraternité, ou solidarité. Autrement dit, elle est toujours conditionnée par des obligations sociales, un rapport à autrui et à la société dans son ensemble.
La liberté républicaine, définie notamment par le genevois Jean-Jacques Rousseau, est la plus exigeante : la liberté dépend de la capacité à laisser ses intérêts personnels de côté au profit du bien commun, à savoir de l’égalité de fait et de la solidarité sociale. On ne naît pas libre : on le devient par la participation à la Cité. Nous en sommes loin.
La liberté libérale, elle, se suffit d’une conception juridique de l’égalité, tandis que le principe de solidarité est contenu dans la maxime « la liberté de l’un s’arrête où commence la liberté de l’autre ». Autrement dit, même chez les plus libéraux des libéraux, que l’on regarde du côté du père de libéralisme John Stuart Mill (1806-1873) ou du libertarien Ruwen Ogien (1949-2017), partisan d’une éthique minimaliste qui entend maximiser la liberté individuelle, cette dernière est toujours soumise à l’impératif de ne pas nuire à autrui et de lui porter assistance si nécessaire.
Au vu de ce qui précède, il apparaît que la « liberté » de nos antis participe d’un nouveau genre qui rompt avec plus de deux siècles de politique moderne. C’est une pensée qui revendique un choix individuel non-contraint, qui se soustrait à toute obligation envers autrui, et qui réduit à peau de chagrin toute idée du bien commun sous le prétexte d’une opposition tous azimuts « aux élites ». Plus encore qu’une conception ultralibérale de la liberté, il s’agit d’une conception néolibérale, c’est-à-dire pensée sur le mode strictement économique de la « liberté de choisir ».
En 1980, un des pères du néolibéralisme, l’économiste de l’Université de Chicago Milton Friedman, publiait Freedom to Choose. D’une manière simpliste qui allait lui assurer le succès populaire, Friedman réduisait la liberté politique au libre choix dans l’espace du marché. C’est cette conception qui est derrière le mouvement de dérégulation financière qui a projeté l’activité de trader du statut de hobby à celui de « chemin le plus court pour devenir millionnaire » et qui a légitimé le démantèlement de l’État social ; le même État que l’on doit pourtant ressusciter à chaque grande crise économique, écologique ou sanitaire, puisque le marché est bien mauvais pour réparer les plats qu’il a lui-même cassés, sans parler des autres. C’est encore Friedman qui déclarait que la seule responsabilité sociale des entreprises est de générer des profits.
Ironiquement, c’est au moment même où les économistes sont enfin en train de revenir de cette conception de la liberté, quarante ans après la révolution néolibérale, que s’en empare pour l’élargir encore cette nouvelle mouvance « anti ». Dans leurs discours comme dans ceux de M. Grangier, il est vain d’attendre quelque empathie sincère pour les travailleurs de la santé et des EMS, pour les morts et les endeuillés, pour ceux qui ont des conditions médicales à risque. Vain d’espérer quelque référence à la solidarité sociale ou le bien commun. Cette liberté criée sur les toits est la liberté du consommateur souverain, déliée de toute obligation envers autrui. Il ne subsiste que des « droits ». Celui du libre choix. Sans égalité, et sans solidarité. Un égoïsme décomplexé, en somme.
Voilà ce qui se cache (mal) derrière ces cris d’orfraie dénonçant les « diktats » et autres dédouanements au titre « qu’on ne sait pas ce qu’il y a dedans » (ce qui est faux, d’ailleurs, ces données étant publiques). La chose est d’autant plus troublante en Suisse où le confinement et les mesures sanitaires ont été beaucoup moins strictes que dans les pays avoisinants (il ne faut surtout pas porter atteinte à l’économie !). Ce qui fait dire à certains commentateurs étrangers que la Suisse accorde moins de valeur à la vie humaine qu’ailleurs.
Les chercheurs des sciences sociales qui se sont le plus penchés sur ces phénomènes ont bien montré que, derrière la pluralité des profils des anti-vaxx et des anti-Pass, c’était l’extrême droite qui donnait le tempo et parlait le plus fort. C’est également des franges radicales de ces extrêmes, notamment des complotistes américains, qu’émanent la plupart des désinformations et des arguments qui circulent dans cette mouvance, y compris chez ceux qui n’ont strictement rien à voir avec le complotisme et l’extrême droite, à leur insu. À terme, c’est aussi à ces extrêmes droites qu’elles profitent, des trumpistes aux États-Unis à l’AfD en Allemagne en passant par les Bolsonaro et les Orban au Brésil et en Hongrie, alimentant une atmosphère de méfiance à l’égard de la science, des politiques, des médias, des intellectuels et de pratiquement tout. Ce n’est pas un hasard si le Rassemblement National de Marine Le Pen a choisi un extrait de « La Marseillaise » comme slogan de campagne présidentielle qui résonne particulièrement fort avec ce dont il est question ici : « Liberté, liberté chérie. »
En Suisse, ces discours servent l’UDC et recoupent son propre discours maladivement anti-étatiste. Comme si ce n’était pas l’État plutôt que le sacro-saint marché qui avait su répondre présent durant la pandémie pour garantir la santé et le bien publics. Il n’y a qu’en Suisse d’ailleurs où l’UDC-SVP Schweizer Volkspartei n’est pas reconnue pour ce qu’elle est aux yeux de tous les médias et politistes à l’étranger : une extrême droite xénophobe et écolophobe aux mêmes accents ultra-capitalistes que Bolsonaro et Trump. L’hypocrisie et le cynisme de ces appels à la liberté sont révélés en plein jour quand on entend ces mêmes représentants de l’UDC se prononcer contre le « mariage pour tous » et le droit d’asile. La liberté absolue et sans contrainte, autrement dit, mais seulement pour ceux qui pensent comme eux et sont « comme il faut » : blancs, hétéros et Suisses depuis les lacustres.
Liberté, oui, mais aussi égalité et solidarité.
[1] Une version écourtée de ce texte a été publiée dans le quotidien suisse Le Temps du 22 octobre 2021, p.2.