Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Baptiste Rappin

La philosophie du système
Libres réflexions sur la nature et le rôle de la philosophie dans la société industrielle avancée inspirées par la lecture de l’œuvre de Michel Freitag

Texte publié le 10 octobre 2020

Baptiste Rappin est Maître de Conférences HDR à l’IAE Metz School of Management (Université de Lorraine) et chercheur à l’Institut d’Histoire de Philosophie (EA 3276) d’Aix-Marseille Université.

Ma réflexion prend appui sur la lecture de l’œuvre d’un sociologue discret et marginal, voire méconnu ou ignoré : il s’agit de Michel Freitag, l’un des rares intellectuels francophones à n’avoir pas succombé à la pulvérisation méthodologique des savoirs et, par conséquent, à n’avoir pas renoncé à l’entreprise d’une théorisation générale de la société. C’est précisément dans ce cadre qu’il en vient à distinguer trois modes formels de reproduction : le « culturel-symbolique », le « politico-institutionnel » et le « décisionnel-opérationnel ». Plus particulièrement, les sciences humaines jouent un rôle essentiel dans les deux derniers modes de reproduction : dans le cadre de la modernité, elles endossent le costume d’une instance critique et réflexive qui instaure une capacité d’institutionnalisation, c’est-à-dire qu’elles participent de l’élaboration rationnelle mais conflictuelle du pouvoir qui assure l’unité de la société. Le passage à la postmodernité, quant à lui, représente une autonomisation des sciences humaines qui, plutôt que d’inscrire l’homme dans une totalité signifiante, travaillent à son adaptation au mouvement technoéconomique général : elles sont devenues, ni plus ni moins, des techniques de contrôle et de gestion du social. C’est dans ce cadre général que j’aimerais cerner et discerner la nature et la place de la philosophie au sein du management et des sciences de l’organisation ; réflexion d’autant plus urgente qu’elle met aux prises d’une part la philosophie, canon de la libre rationalité, et la théorie des organisations, fer de lance de la mise en systèmes du globe terrestre.
J’adresse tous mes remerciements à François L’Italien qui a accepté de relire une première version de cet article et dont les judicieux commentaires m’ont permis de compléter mes propos.

Introduction : la philosophie à l’époque de la recherche

Par cette expression de « philosophie du système », nous n’entendons pas exposer et développer, selon un sens qui serait dérivé d’une interprétation basée sur un génitif objectif, un ensemble d’idées et de concepts qui prendraient pour objet le « système », ou l’« approche systémique », voire encore la « complexité ». C’est, tout à rebours, selon le génitif subjectif qu’il convient d’entendre le titre du présent texte, ainsi que l’orientation générale de notre réflexion. Parce que le monde s’est fait « système », c’est-à-dire « réseau d’organisations régulé dans son ensemble de manière systémique » (Freitag, 2011b, p. 126), parce que le mode de reproduction de la société suit désormais la seule logique décisionnelle-opérationnelle dont le fond n’est plus politique mais intégralement technique, il s’avère tout aussi nécessaire qu’urgent de se livrer à une réflexion sur la nature et le rôle de la philosophie dans ce nouveau contexte social que d’aucuns nomment « postmoderne » et d’autres « postindustriel ». Et une telle réflexion devrait être en mesure à la fois de mettre le doigt sur les courants philosophiques, comme le pragmatisme ou la french theory ainsi que nous le justifierons plus bas, qui soit légitiment soit s’accordent au primat dudit système, et de mettre en exergue le rôle sociologique voire anthropologique que joue la philosophie dans une telle configuration époquale. Il nous semble que ce détour ne saurait être une option pour qui souhaite saisir les liens ambigus du management et de la philosophie.

Nous nous appuierons, pour mener à bien cette réflexion, sur la pensée d’un sociologue québécois : Michel Freitag, qui, décédé en 2011, laisse derrière lui une œuvre monumentale dont l’ambition est de formuler une théorie générale du symbolique – car, « en un mot, c’est le symbolique sous toutes ses formes qui institue le propre de la vie humaine » (Freitag, 2011c, p. 153) –, instance de la représentation et du sens dont il analyse les modalités et les manifestations à travers les âges et les lieux : les trois volumes de Dialectique et Société (2011b, 2011c, 2013) ainsi les deux volumes posthumes de Formes de la société (2016, 2018) servent justement ce projet. Et Freitag d’insister, dans ce cadre général, sur le rôle de l’université et de la philosophie dans la formation de la modernité européenne, et d’observer leur devenir à l’heure du triomphe des processus opératoires et de la transformation du savoir en « recherche », « mot éponge le plus absorbant, […] Pampers universel […] en train d’absorber la science elle-même » (Freitag, 1995, p. 45). Telle est la raison pour laquelle nous choisîmes, pour étudier les rapports du management et de la philosophie, d’inscrire nos pas dans ceux du sociologue et de nous pencher, plus particulièrement, sur l’ouvrage Le naufrage de l’Université qui livre une réflexion historique et anthropologique sur la fonction des humanités, de la philosophie puis des sciences humaines et sociales dans les modalités de reproduction de la société.

Clôturons cette introduction par une brève remarque et une prévention de forme : nous appuyant présentement sur la pensée de Freitag, nous fîmes le choix de largement citer les textes de l’auteur. Notre article comporte, par voie de conséquence, un nombre important d’extraits de ses ouvrages, d’autant plus longs que le style de l’auteur le poussait à privilégier les phrases amples, parfois interminables, à la structure complexe, aux tournures parfois alambiquées, au vocabulaire souvent technique, tout du moins idiosyncratique. Que le lecteur ne s’en effraie pas !

La porte d’entrée du symbolique

Michel Freitag l’énonce très clairement : si la vie humaine prend racine dans la vie animale, s’il n’est d’identité humaine qu’ancrée dans la sensibilité, si l’animalité forme donc le soubassement de l’humanité, il n’est reste pas moins que l’être humain possède cette faculté inouïe de créer un univers autonome, tissé de représentations, d’idées et de concepts, dont la logique interne s’émancipe du corps et des instincts. Comme il le formule lui-même, « l’enracinement dans le temps et l’espace est le fait de la sensibilité affective et des actes perceptif et moteurs concrets à travers lesquels se déploie la vie organique ou animale, alors que, par contraste, la représentation symbolique acquiert un caractère virtuellement ubiquitaire et intemporel, c’est-à-dire abstrait et inactuel » (Freitag, 2011c, p. 19). Ce qui caractérise l’homme, c’est bien ce pouvoir d’abstraction qui le rend indépendant de la présence physique des choses et des objets, qui l’inscrit de fait dans l’histoire par l’évocation de souvenirs – la présentification du passé – et la formulation de projets – la projection dans l’avenir.

Cette thèse anthropologique a pour corollaire la définition de la sociologie comme étude des pratiques significatives, c’est-à-dire de l’inscription de la vie sociale dans l’univers symbolique, car « c’est toujours déjà formé et institué hors de lui que l’être humain découvre l’univers symbolique en s’y engageant et en l’assumant comme forme et condition concrète d’être humain, en tant qu’être social et être de raison » (2008, p. 304). Pour le dire encore autrement, « toute pratique sociale tient sa condition d’existence en tant que pratique significative pour le sujet et pour autrui de son inclusion dans la structure signifiante propre à sa société ; c’est par là qu’elle s’inscrit dans le monde commun en même temps qu’elle participe à sa reproduction et à sa transformation » (2011a, p. 78). Une telle approche de la sociologie inscrit indéniablement cette science dans une tradition herméneutique, elle entend le métier de sociologue comme celui d’un chasseur de sens qui ne saurait arrêter son effort au fonctionnement (qui repose sur une métaphore généralement organiciste), ni à la structure (dont la logique pèche par défaut d’incarnation), ni encore aux contextes particuliers (qui n’offrent aucune possibilité de théorisation générale de la Société). Toutes les dimensions citées, fonctionnement, structure et contextes, pour pertinentes qu’elles soient, demandent à être subsumées sous la catégorie générale de la pratique significative qui se trouve au principe de l’action sociale.

Néanmoins, il convient d’insister sur le point suivant : la pratique significative participe d’une structure signifiante globale, celle de la société dont l’« existence en tant que totalité réelle-concrète coïncide avec l’existence symbolique de l’humanité et c’est en elle, comme dans le langage, que peut être identifiée la différence spécifique du genre humain » (1995, p. 171). Dès lors, les rapports sociaux ne se reproduisent qu’au sein de ce mode général de régulation et de reproduction qui relie les actions particulières à cette totalité signifiante qu’est la société. Reproduction, c’est-à-dire récurrence de rapports déterminés entre pratiques ; régulation, c’est-à-dire principes généraux et objectifs de la reproduction. Freitag conçoit par conséquent la vie sociale comme la production continue de régulation par les pratiques, et de pratiques par la régulation : « D’un côté, l’orientation significative des pratiques singulières ne peut pas prendre appui sur elle-même et doit faire appel à un ordre d’ensemble, à une totalité synthétique dont la langage est le prototype ; de l’autre, les régulations associés à cette totalité ne restent elles-mêmes vivantes pour les acteurs que dans la mesure où ils les actualisent effectivement dans leurs pratiques […] et ce faisant les confirment, les reproduisent, mais aussi les transforment », résume parfaitement Yves Bonny dans la présentation de La société oubliée (2002, p. 24-25).

Cette thèse dégage alors deux pistes d’étude, toutes deux explorées et approfondies par Freitag, mais dont nous ne suivrons dans le présent article que la seconde : l’étude historique des modes de reproduction qui tient compte de la contingence et de la particularité de chaque civilisation d’une part, la formulation d’idéaux-types des grands modes de reproduction qui ont marqué l’histoire de l’humanité d’autre part. Examinons alors à présent les trois modes de reproduction formels des rapports sociaux.

Les trois modes de régulation et de reproduction formels des rapports sociaux

Freitag dresse trois idéaux-types des modes de régulation et de reproduction de la société : le « culturel-symbolique », le « politico-institutionnel » et le « décisionnel-opérationnel ». Mais avant de décrire chacun d’entre eux (en ne retenant ici que les développements nécessaires à la bonne saisie de notre objet de réflexion : « la philosophie du système »), précisons ce que le sociologue québécois entend par « idéal-type », précision indispensable dans la mesure où sa conception se démarque de celle, classique et fondatrice, de Max Weber avec lequel, d’ailleurs, Freitag entretient un dialogue constant. Pour Weber, imprégné de néo-kantisme, l’idéal-type est une construction intellectuelle ne possédant aucune consistance réelle mais permettant néanmoins d’appréhender les phénomènes à travers son filtre ; à rebours, l’entreprise de Freitag consiste à extraire de la réalité historique, autrement dit de la diversité des sociétés humaines, des formes qui, si elles ne désignent pas une réalité particulière et empirique, n’en possèdent pas moins une teneur ontologique. Weber est nominaliste, ce que Freitag le réaliste ne laissera pas de critiquer.

Venons-en alors à la description des trois modes de régulation et de reproduction formels des rapports sociaux, et commençons par celui que Freitag nomme « culturel-symbolique » : « Par ’mode de reproduction’ culturel-symbolique, je désigne une forme de socialité dans laquelle les pratiques concrètes et singulières sont régies directement par la signification qui leur est attribuée socialement et que les acteurs sociaux intériorisent » (Freitag, 2011b, p. 112). Se trouvent ici concernées les sociétés primitives dans lesquelles le mythe est le récit qui met en scène l’origine fictive de la communauté ainsi que la normativité qui régit les rapports de pratiques qui s’y déroulent. Dans ce cadre, aucun écart ne sépare l’action du sens, la signification colle à la pratique, et, plus encore, « la réalisation de la signification par la pratique (l’usage) fixe le système sémantique, elle l’empêche de partir à la dérive ou de se déformer en amarrant chacun de ses termes au plus intime du concret et du vécu social, du faire social, de l’expérience pratique socialement structurée » (Freitag, 2013, p. 123). On comprend alors que le mode de reproduction culturel-symbolique se caractérise par la quasi-absence de changement, lequel ne saurait prendre qu’une forme graduelle, incrémentale, tissée des déplacements microscopiques qui s’opèrent dans les pratiques quotidiennes. Toute perturbation, tout dysfonctionnement et tout conflit s’éprouvent comme relevant du non-sens et se trouvent repoussés en dehors de la société, extériorisés sous la forme de la démesure, de l’hybris. Disons encore un mot de ce mode de reproduction culturel-symbolique : l’empire du sens, loin de se limiter aux activités sociales, s’étend à l’ensemble du monde dont chaque élément se trouve doté de signification et de valeur – il occupe la place qui est la sienne dans l’ordonnancement général de l’univers – et même de parole – les esprits et les puissances se manifestent à travers les choses, les animaux, les végétaux, etc. Comme le dit Freitag, « dans la condition archaïque ou mythique de la société, l’homme prête en effet sa parole au monde et il dialogue avec tous les êtres qui cohabitent avec lui. Aucun existant n’est entièrement fermé sur lui-même, totalement muet et inanimé, et toute connaissance est donc un dialogue exigeant interprétation » (Freitag, 2011b, p. 66).

La modernité rompt avec ce « régime cosmique » des sociétés primitives : la science de Galilée et de Newton rend le monde muet, en tout cas ses différents éléments, car seuls pourront se lire, dans le livre de la Nature, les rapports mathématiques qui déterminent son cours. Quant au développement du mode de reproduction politico-institutionnel, il aboutit à l’intériorisation des crises sous la forme de conflits sociaux qui formeront, dès lors, le moteur de l’histoire au sein des sociétés modernes et capitalistes.

Examinons alors à présent, en toute logique, le mode de reproduction politico-institutionnel : « dans le mode de reproduction politico-institutionnel, présenté ici comme le mode de régulation et de socialité idéal-typique de la société moderne (la Gesellschaft), définie par opposition aux sociétés traditionnelles (la Gemeinschaft), les pratiques sociales sont en dernière instance régies par des règles universalistes abstraites, formelles et explicites. Ce caractère universaliste des règles institutionnelles résulte du fait - en même temps formel et historique - qu’elles sont elles-mêmes explicitement les produits des pratiques politiques d’institutionnalisation, qui se présentent alors comme des pratiques de second degré puisqu’elles ont spécifiquement pour objet de l’établissement et la sanction, par un pouvoir formel, des règles explicites et donc extériorisées qui régissent les pratiques de premier degré. Par ce détour politique, il se produit donc dans la société une objectivation de l’ordre social en tant qu’ordre socialement produit, fût-ce en conformité avec des principes de légitimation transcendantaux qui prennent en eux-mêmes une forme abstraite et universaliste. Ces principes, à la différence de la référence faites aux divinités dans les sociétés traditionnelles, sont eux-mêmes issus d’une réflexion philosophique à caractère critique et ils peuvent comme tels être directement intériorisés par les individus, pour servir de fondement transcendantal à leurs jugements et de justification transcendantale à leurs actions » (Freitag, 2011b, p. 115).

Commentons cette longue citation de Freitag en fournissant, en premier lieu, cette indication historique : si le mode de reproduction politico-institutionnel entama son développement dans les sociétés traditionnelles, et plus particulièrement dans les royautés, c’est bien la modernité qui en représente l’incarnation à l’état pur, raison pour laquelle nous centrons les propos suivants sur cette période. L’apriori qui régule la société moderne ne relève plus du mythe, c’est-à-dire d’un récit symbolique qui narre la fiction des origines, mais procède d’une réflexion rationnelle dans laquelle s’enracine l’institution juridico-politique, de telle sorte qu’il convient, de ce point de vue, de distinguer deux types de pratiques sociales au sein des sociétés modernes : d’une part, celles du quotidien dans lesquelles s’accomplit, à travers les multiples interactions, l’expérience concrète et vécue de la vie sociale, principalement celle de la reconnaissance ; d’autre part, celles de l’institutionnalisation des règles de fonctionnement de la société qui fixent le cadre dans lequel les pratiques de premier degré prennent place. Mais si le pouvoir est le fruit de la raison humaine et collective, alors cela ouvre, pour les peuples (entendus comme nations), la possibilité de la prise en main de leur propre histoire, projet inenvisageable tant que l’instance transcendantale de la société restait assimilée à une extériorité spirituelle ou divine qui détenait les clefs de l’histoire de l’homme et du monde, de ses débuts à sa fin, de la Création au Jugement Dernier.

Nulle ne marque mieux cette capacité à faire l’histoire que l’activité législative qui constitue, pour Michel Freitag, le cœur de l’État moderne et du mode de reproduction politico-institutionnel. Les sociétés traditionnelles qui, à travers la royauté, offraient une première objectivation historique du pouvoir, reposaient sur l’activité juridictionnelle, c’est-à-dire sur l’aptitude du monarque à apprécier la conformité d’un acte à un cosmos dont les normes sont un effet de Dieu ou de la nature ; à cet égard, la justice n’est autre que le rétablissement d’un équilibre malmené, un retour à l’ordre qu’un geste démesuré a menacé en son harmonie cosmique. Les sociétés modernes, loin de se contenter de reproduire ou de se conformer à un ordonnancement naturel préexistant, créent les règles, abstraites, universelles et formelles, qui encadrent les pratiques sociales : l’activité législative remplace l’activité juridictionnelle, et Freitag (2016, p. 97) n’hésite pas à affirmer que « la formation du pouvoir législatif correspond à la formation du pouvoir d’État proprement dit ».

À ce stade de notre présentation, il convient d’observer que, malgré leurs nettes divergences, les modes de reproduction culturel-symbolique et politico-institutionnel possèdent néanmoins ce point de commun de faire peser l’unité de la société sur un a priori, c’est-à-dire sur une structure transcendantale qui définit en quelque sorte les conditions de possibilité de la vie sociale ou, dit autrement, l’espace vectoriel, donc normé, de son déploiement. Michel Freitag l’énonce de la façon suivante : « Ce qui caractérise toutefois les deux modes de reproduction culturel-symbolique et politico-institutionnel qui recouvrent, en s’y chevauchant largement, la totalité de l’histoire humaine à l’exception des développements contemporains, c’est la transcendantalisation grâce à laquelle cet ordre culturel ou institutionnel est représenté pour lui-même (et devant ses membres) en son unité, étant ainsi mis à distance ou en surplomb ontologique par rapport aux pratiques dans lesquelles il s’accomplit empiriquement […] » (Freitag, 2011b, p. 128). C’est précisément avec ce type de structure transcendantale que rompt radicalement le dernier mode de reproduction identifié par Freitag, régime de société qu’il nomme « décisionnel-opérationnel ». Ce troisième idéal-type a plus précisément pour finalité de rendre compte de la transition que nous sommes en train de vivre et que l’on présente, de façon générale, comme le passage de la modernité à la postmodernité ; et bien loin de considérer la seconde comme une poursuite ou un accomplissement de la première, le sociologue la considère tout au contraire comme relevant de l’avènement et de l’hégémonie d’un type inédit de régulation et reproduction : « mais nous sommes dans une réalité sociale particulière, et à vrai dire unique dans l’histoire, où il ne nous est plus demandé de prendre place dans un ordre symbolique déjà établi, d’être fidèles à des valeurs substantiellement définies, ni même de tendre vers la réalisation d’un idéal, mais seulement de participer au mouvement général et de nous adapter au changement qui vient sur nous de lui-même, mécaniquement, comme une fatalité toute impersonnelle, indépendamment de toute finalité qui pourrait être assignée à notre existence individuelle et collective. L’intégration d’ensemble s’opère dans cette optique par adaptation latérale, réactionnelle, prévisionnelle, programmatique de tous les procès de changement les uns aux autres, selon un modèle systémique ou cybernétique » (Freitag, 1995, p. 9). En d’autres termes, l’unité sociale n’est réalisée qu’après-coup, a posteriori, grâce au jeu des multiples adaptations à l’environnement mouvant qui toutes reposent sur un traitement de l’information adéquat. Cela signifie encore que toutes les structures transcendantales de la modernité se trouvent ébranlées par l’extension de la logique cybernétique : observons alors de façon plus précise quelles places occupent et quels rôles jouent l’université et la philosophie au sein de cette mutation.

L’université au cœur du projet moderne

Née dans le creuset médiéval de la Chrétienté, l’Université est avant tout une structure juridique, statut de droit dont n’étaient guère dotées les écoles et les académies de l’Antiquité. Elle est un corps, une corporation voire une confrérie, en tout cas une communauté, qui réunit enseignants et enseignés partageant le même goût de la réflexion rationnelle et universelle dont les savoirs locaux et disciplinaires se répartissent dans les différentes Facultés correspondantes. La Faculté des Arts, dite inférieure, dispensait l’enseignement des sept arts libéraux qui constituent la propédeutique à la vie intellectuelle, c’est-à-dire les rudiments de lettres et de sciences indispensables au déploiement de l’esprit. Quant aux Facultés dites supérieures, celles de droit, de médecine et de théologie, elles ont pour vocation de former l’étudiant à une spécialisation professionnelle : celui-ci, devenu pleinement humain à la suite de l’initiation aux arts libéraux, peut en effet se consacrer à l’apprentissage technique et utilitaire. Freitag reconnaît justement cette articulation de la culture générale et de la formation professionnelle qui caractérise le système universitaire médiéval : « Parallèlement à cette exigence de synthèse critique des connaissances, qui est associée au développent d’une civilisation dans laquelle le savoir théorique, la libre recherche de la vérité te la référence à une autonomie transcendantale du monde de l’esprit et de la culture acquièrent une valeur fondatrice de légitimation, l’université a toujours également assumé des tâches plus particulières de formation de type fonctionnel et professionnel » (Freitag, 1995, p. 35). Mais le sociologue remarque également que l’enseignement professionnel, dont la vocation est essentiellement technique et pragmatique, a en très grande partie poursuivi son développement en dehors de l’Université, dans le cadre d’écoles spécialisés, publiques ou privées d’ailleurs : « Ce développement, hors de l’enceinte universitaire, de la formation professionnelle de type moderne, à caractère technique et instrumental, s’est ensuite poursuivi dans la création de toutes sortes d’autres écoles spécialisées, comme les écoles de commerce, les Realschulen en Allemagne, etc., chaque pays développant d’ailleurs une pratique plus ou moins spécifique » (Freitag, 1995, p. 36).

Ce qui caractérise ainsi l’Université médiévale, c’est en premier lieu son indépendance vis-à-vis des pourvoir temporels, c’est-à-dire des normes de l’action sociale : « Il importe au surplus de souligner le caractère non national de l’institution. Créée, ou consacrée, par une bulle pontificale, elle jouit d’ordinaire de la protection des pouvoirs publics, mais elle en est d’autant mieux respectée qu’elle n’en dépend pas. Sa compétence n’est pas territoriale ; elle est l’expression du cosmopolitisme chrétien », affirme ainsi Georges Gusdorf (1964, p. 21). Le droit souverain de l’esprit reconnu dans les statuts de l’Université la dote d’un privilège qu’elle n’a plus connu depuis, et que même la théologie n’entama guère, en tout cas tant que la scolastique se concevait comme enquête et recherche d’arguments et de preuves. Aussi Freitag rejoint-il les analyses de Gusdorf lorsqu’il écrit que « les universités ont su construire et conserver, à l’intérieur de ce champ d’autonomie institutionnelle et relativement aux différents systèmes d’États nationaux ou impériaux, une vocation civilisationnelle (culturelle, idéologique et scientifique) globale, à caractère supranational, dans laquelle se prolongeait et se développait le cosmopolitisme de la civilisation médiévale » (Freitag, 1995, p. 34), ce qui amène le sociologue à conclure que « dans ce sens, la vocation de l’université est inséparable de l’idée d’une certaine transcendance du monde de l’esprit, de la science et de la culture, et de l’exigence d’unité réfléchie qui lui est propre. C’est pourquoi l’université classique s’est développée sous l’égide d’une discipline maîtresse, la philosophie, dans laquelle cette synthèse devait être réalisée de manière toujours renouvelée » (Freitag, 1995, p. 34).

Royaume de la raison et de la connaissance, l’Université s’est construite en dehors des rythmes sociaux et économiques : l’histoire des idées n’épouse guère, en effet, la temporalité de la vie de la cité, elle ne saurait en tout cas se régler sur l’organicité cyclique des besoins qui régit le monde du travail ainsi que le rappelle Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne. Est donc absolument remarquable, par contraste avec la situation contemporaine, l’absence d’implication de l’université dans le développement économique des sociétés occidentales : cela signifie, en d’autres termes, que l’institution du savoir en Europe est bel et bien restée étrangère à l’avènement du capitalisme et de la société industrielle : « Il convient également de relever qu’en Europe, la fonction institutionnelle des universités ne s’est trouvée rattachée qu’indirectement et, en quelque sorte, de manière secondaire, aux formes de développement économique caractéristiques de la société civile moderne. Les universités ont été associées beaucoup plus à la formation des élites politiques et administratives de l’État ainsi qu’à la constitution synthétique et à la transmission critique de la culture commune, « bourgeoise » et « humaniste », propre à la modernité, qu’à la formation spécialisée des nouvelles catégories socioprofessionnelles (entrepreneurs, comptables, ingénieurs, techniciens, managers) directement engagés dans le développement de l’économie capitaliste » (Freitag, 1995, p. 35).

Produit de la chrétienté médiévale, l’université n’en fut pas moins le fer de lance de la modernité : « L’université a d’abord été le lieu où ce modèle s’est institutionnellement déplacé, hors de l’Église, lorsqu’on est passé de la tradition à la modernité, de l’autorité dogmatique à la réflexion critique, de la permanence des connaissances, normes et formes expressives fondatrices à la dynamique de leur élaboration et de leur transmission critique ou réfléchie » (Freitag, 1995, p. 28). Cela tient très exactement au fait que la culture de la rationalité qui y trouva un abri sûr et un fertile terreau correspond à la mécanique intime du mode de reproduction politico-institutionnel qui porta l’émergence de l’État : car c’est bien par la réflexivité, c’est-à-dire le retour sur soi opéré par la raison, que la capacité législative peut se déployer, aussi bien durant le processus d’élaboration des lois à venir que dans la phase d’évaluation des lois en vigueur. Non seulement l’Université, par l’autonomie de la raison qu’elle promeut, fait-elle figure de symbole de la modernité, mais en outre assure-t-telle, par l’entraînement au maniement de la raison, la formation des hommes capables de construire la transcendance sous l’autorité de laquelle ils acceptent de vivre.

Des humanités et de la philosophie à la sociologie et aux sciences humaines

L’université médiévale entra en crise, certainement en raison d’une scolastique vieillissante et sclérosée, de plus en plus enfermée dans l’abstraction et soucieuse du respect des formes et des procédures au détriment de la finalité – la Vérité – qu’elle prétend desservir. Toutefois, le projet de la raison moderne lui survécut et trouva à s’incarner dans l’humanisme de la Renaissance ; ainsi que l’écrit Freitag (2011, p. 206), « c’est alors dans cet humanisme issu de la Renaissance, et à travers son transfert à un système d’éducation générale qui, au moins idéalement, conserve pour base le postulat de l’unité synthétique de l’être humain associée à une intégration signifiante de la société, que se maintiendra l’exigence d’une synthèse qui ne se pense pas elle-même sous le mode d’un mouvement linéaire, mais sous celui d’une recherche de perfection qui ne fait virtuellement que s’accumuler indéfiniment sur elle-même, par accroissement de volume plutôt que dans le parcours d’une distance et par une accélération du mouvement. Mais du même coup cette exigence se maintiendra aussi un peu à l’écart du mouvement qui pousse toutes les sociétés vers une différenciation fonctionnelle de plus en plus nette des divers champs de la vie sociale ainsi que vers une forme linéaire et cumulative de développement, qu’intégrera l’idée du Progrès ». Notons derechef, avant de nous pencher sur l’humanisme, que celui-ci poursuit la trajectoire de l’université : trajectoire parallèle à celle de l’économie et la vie sociale caractérisée par une différenciation fonctionnelle qui ne cesse de s’amplifier avec la croissance et le développement. Si bien que la formation de l’être humain demeure, ici encore, relativement indépendante du contexte, comme si « la recherche de perfection » qu’elle vise devait rester étrangère aux rythmes de la vie. Pourtant, ce sont bien elles « qui ont occupé le cœur de tout le nouveau système d’éducation à vocation universelle qui s’est imposé en Occident à partir des seizième et dix-septième siècles, à la suite du déclin des universités médiévales attachées à la scolastique et de l’ensemble des écoles conventuelles et canoniques traditionnelles » (Freitag, 2011, p. 207), de telle sorte, d’ailleurs, que « d’une manière générale, cet humanisme intégrateur a donc servi de contrepoids aux tendances modernes vers le formalisme et l’universalisme abstraits ainsi que vers un individualisme essentiellement utilitariste, socialement et affectivement désincarné […] » (Freitag, 2011, p. 212).

La philosophie fut assurément la première des sciences humaines, ou morales, à assumer la tâche d’une critique radicale de la tradition, de la religion et des préjugés, si bien qu’elle joua un rôle crucial dans le passage d’un mode de reproduction culturel-symbolique à un mode de reproduction politico-institutionnel. Qu’elle se pratique dans les murs de l’université médiévale ou dans l’enceinte des académies renaissantes ne change rien, au fond, à sa nature : l’insurrection de la raison contre un a priori sur lequel elle ne peut exercer son analyse et son jugement. Néanmoins, bien loin de se cantonner à la seule philosophie, une telle volte de la rationalité concerne en réalité l’ensemble des sciences humaines dont la fonction première consista à ériger un discours de légitimation de la modernité car, comme l’écrit Freitag (1995, p. 16), « ce sont, dans la modernité, les sciences humaines qui, en succédant à la philosophie et aux humanités, ont pris cette place et assumé cette fonction de la réflexion de la société sur elle-même […], avant d’être elles-mêmes rebaptisées plus tard, devenant avant tout techniciennes et opératrices, ’sciences sociales’ ».

Ayant saisi le rôle constitutif des sciences humaines dans l’émergence du mode de reproduction politico-institutionnel, on peut alors suivre le sociologue dans sa judicieuse généalogie des différentes disciplines concernées qui, chacune, offre une réponse adaptée et circonstantielle aux soubresauts engendrés par la dynamique du développement capitaliste et industriel. Nous pourrions prendre une image pour expliciter la démarche de Freitag : sciences humaines et système capitaliste forment les deux plateaux de la balance moderne, et il revient en réalité aux premières d’assurer l’équilibre que le mouvement permanent du second ne laisse pas de menacer.

Première étape : la doctrine politique. La révolution de la propriété, qui est un élément central des analyses de Freitag, a déstructuré les communautés traditionnelles : tandis que la possession était régulée par l’usage et les coutumes, le droit de propriété, qui sous le droit romain était une exception mais fut progressivement généralisé, introduit la mainmise totale du propriétaire sur l’objet, c’est-à-dire la libre utilisation de ce dernier, en dehors de toute considération sociale, historique et culturelle. Le droit de propriété s’avère ainsi être, avec la Réforme, le fer de lance de l’individualisme utilitariste moderne. S’il prend son essor dans les cités bourgeoises, ce mouvement poursuivit son développement dans le cadre des monarchies de droit divin qui procédèrent à la consolidation des États nationaux. « C’est dans ce nouveau contexte que les problèmes de la normativité et de la légitimité propres à la modernité vont se poser expressément comme des problèmes politiques, face au ’despotisme’ de la royauté absolue, alors que celle-ci ouvre cependant au profit des individus un espace d’autonomie abstraite que la mobilisation culturelle et politique viendra structurer progressivement en ’espace public’. C’est ainsi que la première théorie moderne de la société est formulée sous la forme des nouvelles doctrines éthicopolitiques et politicojuridiques du droit naturel et du contrat social ainsi que dans les débats portant sur la légitimité de la résistance à la tyrannie » (Freitag, 1995, p. 99).

Deuxième étape : l’économie politique. La constitution de l’État, du fait de la place centrale accordée au droit de propriété dans les doctrines politiques, conduit paradoxalement à l’émergence de la société civile, et c’est désormais dans le giron de cette dernière que se jouent les questions relatives à la normativité et à la légitimité. Un tel déplacement, qui correspond au fond à un décentrement du lieu de régulation des pratiques sociales, a pour corollaire de faire de l’économie de marché, qui repose justement sur la propriété privée, le point de référence de traitement et de résolution des problématiques normatives. Et voici donc que l’économie politique entre en scène, comme corpus théorique de légitimation de la société civile envisagée sous l’angle de l’économie de marché : « C’est donc à la légitimation directe de l’économie de marché, et à l’apologie d’une forme de société, qui serait virtuellement entièrement fondée ou centrée sur elle, que va se consacrer la deuxième-née des sciences sociales, l’économie politique » (Freitag, 1995, p. 103). Ce qui signifie qu’il revient à cette dernière de prendre en charge la formulation de l’unité sociale, de mettre en mots la société comme totalité, mais elle le fera sous une forme individualiste, pragmatiste et utilitariste qui assure un fondement à l’expansion du capitalisme ainsi qu’à cette mutation anthropologique que constitue la révolution industrielle.

Troisième étape : la sociologie, qui apparaît comme une réaction à la révolution industrielle. Cette dernière, en raison de l’exode rural et de l’urbanisation, de la captation du travail par la machine et de l’effondrement des repères traditionnels, opère comme un acide : elle dissout la société, elle l’atomise et réduit le tout à ses parties, les individus anonymes des grandes cités industrielles. N’hésitons pas à affirmer que Freitag répète la thèse que Robert Nisbet avait défendue dans son classique La tradition de la sociologie : la dissolution de la communauté, la perte du sacré, le retrait de l’autorité, la disparition des statuts et des ordres, la fin de la maîtrise du processus et du contenu du travail, sont tous compensés par la prise de conscience qu’une nouvelle unité sociale demeure possible ; et la sociologie est justement la science qui propose ce nouveau projet, non plus de manière « réactionnaire », à l’image des conservateurs voire des contre-révolutionnaires (comme Louis de Bonald ou Edmund Burke), mais de façon progressiste dans une visée d’émancipation héritée des Lumières. Ainsi que le résume Freitag (1995, p. 105), « la sociologie va naître, vers le milieu du XIXe siècle, en héritant en tant qu’objet des conséquences du développement autonomisé de la logique économique et de sa généralisation ans le capitalisme ; elle se donne alors pour tâche, soit d’établir théoriquement-normativement les conditions du maintien de l’intégration sociale face aux forces dissolvantes qui sont libérées par la subordination de la société à la logique économique individualiste, soit de fournir une expression scientifique et systématique à la contestation croissante dont fait l’objet la légitimité d’un ordre sociétal fondé idéologiquement et pratiquement sur le libre jeu des lois du marché ».

Enfin, le rôle de l’histoire. Car si la sociologie poursuit une visée d’émancipation, c’est-à-dire d’autonomie par rapport à la tradition, il n’en reste pas moins que toute société, pour se maintenir en tant que telle, doit créer les récits de ses origines et de son évolution. Tel était le rôle des mythes, tel fut celui de la tradition, tel est à présent celui de la science historique qui, contrairement à ses prédécesseurs, aménage un rapport objectif au passé, mettant celui-ci à distance, ne le prenant pas pour donné et intangible mais le soumettant, tout au contraire, au crible de la méthodologie scientifique. L’historiographie occupe par conséquent une place tout à fait atypique dans le champ des sciences sociales : tandis que la quasi-totalité de celles-ci aspirent à libérer l’homme des chaînes du passé (émancipation pour la sociologie, lutte contre les préjugés pour la psychologie, amélioration des conditions de travail pour l’ergonomie, etc.), la science historique, quant à elle, veille sur la continuité des sociétés et assure ainsi le maintien de leur identité dans le temps.

Condition de l’université postmoderne

Pour résumer les propos précédents, nous dirons que l’université, la philosophie et l’humanisme furent essentiellement liés au projet de la modernité en tant que celui-ci, se caractérisant par le mode de reproduction politico-institutionnel, requiert comme sa condition de possibilité la construction rationnelle et réflexive de la cité par l’activité législative. Or, force est de constater, que l’on s’en félicite ou qu’on le regrette, que cette époque est révolue : des deux plateaux de la balance moderne, l’un, le capitalisme, a pris le dessus sur l’autre, l’humanisme intégrateur, de telle sorte que la phase postmoderne que nous vivons et que Freitag nomme, ainsi que nous le vîmes plus haut, « mode de reproduction décisionnel-opérationnel », advient comme le retrait de la mesure qui bornait l’économie et sa logique spéculative. Il s’ensuit une transformation de la nature même de l’université qui, si elle a en surface conservé son nom, n’entretient plus le même rapport au savoir et ne poursuit plus les mêmes finalités ; cette mutation entraîne la relégation de l’humanisme et des disciplines associées à l’arrière-plan de la dignité académique : « c’est cependant dans le contexte contemporain de la mutation postmoderne et de la globalisation systémique que cette réduction du système d’éducation à des finalités instrumentales fait désormais l’objet d’une stratégie explicite, concertée et systématique, liquidant du même coup consciemment l’héritage humaniste moderne et ne conservant des humanités qu’une simple spécialisation universitaire. Cet assujettissement de la formation des êtres humains aux exigences fonctionnelles des systèmes économiques et technologiques représente sans doute un déni majeur de leur liberté » (Freitag, 2011, p. 214-215).

L’université postmoderne, en premier lieu, n’est plus un lieu de transmission de la réflexion rationnelle et critique ; elle n’a plus pour vocation la conservation, l’entretien et l’actualisation d’un patrimoine culturel, celui des œuvres qui forme la civilisation, mais la formation de mains et de cerveaux d’œuvre, c’est-à-dire le développement de compétences techniques et comportementales destinées à apporter leur pierre à l’édifice de l’utilité sur le marché du travail. En d’autres termes, la finalité de l’enseignement ne réside plus dans l’accès et la participation à l’universel, mais se loge dans la préparation à l’adaptation permanente qu’exige la galaxie des organisations. Comme le note Freitag (1995, p. 61), « à partir des années soixante, on assiste à une explosion de l’enseignement universitaire ou post-secondaire, à mesure qu’il se professionnalise et se spécialise de manière exponentielle en s’orientant vers la formation fonctionnelle de masse de toutes les nouvelles catégories de ’cols blancs’ qui forment l’essentiel de la ’main-d’œuvre’ que requiert une société de gestion, aussi qualifiée de ’postindustrielle’ ». Témoignent, en France, de cette managérialisation de l’université les nouveaux critères qui président à l’ouverture des diplômes : rédaction des maquettes sous forme de compétences attendues, mesure de la réussite sous la forme de taux d’insertion, nécessité d’inscrire une formation dans des réseaux socio-économiques, professionnalisation accrue sous la forme de stages voire d’alternances, intégration des dimensions sociales et écologiques, etc.

Toutefois, le véritable nom de la conversion de l’université au mode de reproduction décisionnel-opérationnel se nomme « recherche », laquelle, pour Freitag, qui suit ici le chemin frayé par Dominique Janicaud (1985), se situe à l’origine même de la dénaturation des institutions modernes en général, et de l’université en particulier : « Je défendrai au contraire la thèse que le développement de la recherche dans l’université peut aussi conduire à la destruction de l’université, entendue selon sa tâche traditionnelle d’enseignement et de développement synthétique du savoir. Je soutiendrai que le souci du développement de la recherche universitaire tend aussi, actuellement, à induire une mutation fondamentale dans la nature de l’université, qui la fait passer du statut sociétal (et sociologique) d’institution de formation à celui d’organisation (ou de réseau organisationnel) de production et de contrôle, et que cette mutation est pernicieuse non seulement pour l’université, mais pour l’ensemble de la société, qui y perd son dernier lieu institutionnel de synthèse et d’orientation critique » (Freitag, 1995, p. 29). Pour le sociologue, la postmodernité procède à la transformation des institutions en organisations, processus que nous avons nous-même identifié sous l’expression de « mouvement panorgansiationnel » (Rappin, 2014) visant à traduire le nouveau régime ontologique sous lequel nous vivons et qui peut être caractérisé comme la prolifération de multiples boucles de rétroaction sociotechniques formant un maillage systématique et planétaire. La recherche serait par conséquent ce qui serait reste de l’université à l’âge organisationnel, ou encore, très certainement mieux formulé, la nouvelle forme du savoir à l’époque postmoderne. Pourquoi ? Et que cela signifie-t-il ?

Qu’est-ce que la recherche, au fond ? Freitag (1995, p. 29) répond : « Car la vraie, l’unique recherche, reconnue, valorisée, encouragée et promue institutionnellement de quelque façon que ce soit, la seule en fait à laquelle on pense quand on prononce le mot, est la recherche institutionnelle, subventionnée, et ceci quoi qu’on pense et qu’on dise des politiques suivies par les organismes subventionnaires. […] il n’a plus grand-chose à voir avec la libre activité intellectuelle orientée vers la recherche critique de la vérité et vers le développement de la synthèse rationnelle […] ». Nul besoin, en effet, d’être prophète ou visionnaire pour constater que la principale activité des laboratoires de recherche est la course au financement ; cela signifie, en d’autres termes, qu’une grande partie du temps de travail au sein de ces structures est dédiée à la rédaction de dossiers qui sont autant de réponses à des appels d’offre, de contributions à des appels à projet, de demandes de subventions, de recherches de partenaires. La recherche consiste donc tout d’abord à insérer les chercheurs dans le tissu socio-économique, intégration qui repose – seconde propriété de ladite recherche – sur la mutation du savoir postmoderne, non plus préoccupé de vérité, mais entièrement orienté vers l’efficacité. C’est la raison pour laquelle Freitag (2008, p. 2002) mentionne très justement « […] la mutation du concept même de la connaissance scientifique, avec sa réduction au savoir-faire technologique […] » : ce que les commanditaires attendent d’un laboratoire de recherche, c’est bien un « livrable » qui prend la forme de préconisations ou, mieux encore, d’un plan d’actions, c’est-à-dire un ensemble de connaissances actionnables participant à la résolution d’un problème. Résumons, toujours avec Freitag (1995, p. 46-47) : « Ainsi, la théologie, la philosophie et la science, avant de différer par la conception qu’elles ont de la nature de la réalité, et donc aussi dans les présupposés méthodiques de leurs démarches, ont en commun d’avoir pour fin la connaissance de la réalité, c’est-à-dire la vérité. Et si toutes les trois ont aussi revendiqué des utilités […], celles-ci ne leur étaient pas essentielles. Or, la recherche dont il est question maintenant ne se rapporte plus à la vérité d’aucune manière qui lui soit encore essentiellement voire encore minimalement significative. La recherche que nous connaissons, celle dont le concept, si l’on ose dire, correspond aux pratiques dominantes dans l’université et dans la société, n’appartient plus à l’âge idéaliste de la Science et des Lumières, mais à un « nouvel âge » (postmoderne ?) à caractère technologique et technocratique, où ce qui compte avant tout est l’efficacité, jugée selon une fin posée a priori ayant une valeur en elle-même et pour elle-même, mais en fonction de la seule capacité des projets humains quelconques d’assurer leur emprise sur un espace objectif (social ou naturel), pour y inscrire, en tant qu’objectifs, leur propre objectivité, c’est-à-dire leur réalité ».

Freitag (1995, p. 54-55) distingue deux tendances dans la métamorphose de l’université, dont le modèle accompli, celui qui sert ainsi de référence, est l’université américaine. L’université joue tout d’abord un rôle fonctionnel : elle a pour mission de répondre aux besoins de la société par la génération d’un savoir utile qui concourt à l’adaptation. Mais elle assume également une fonction opérationnelle : l’université fabrique le social par l’intervention gestionnaire de la recherche. Nous devons à présent examiner la mutation des sciences sociales afin de mieux comprendre ce second point.

La mutation des sciences sociales

Assurément, comme nous allons le décrire et l’expliquer dans les lignes qui suivent, les sciences humaines ont connu une véritable mutation qui, loin de suivre le mouvement général de la postmodernité, en constitue bien plutôt un puissant moteur. Mais cette transformation ne serait certainement pas advenue si les sciences humaines n’avaient comporté en leur sein, dès leur origine, une ambivalence structurelle qui allait faciliter voire encourager leur tournant pragmatiste et pragmatique. Freitag énonce ainsi cette ambiguïté native : « c’est que les sciences sociales, tout en assumant l’idéologie de légitimation, les enjeux normatifs et les finalités à priori propres à la modernité, ont néanmoins toujours prétendu pouvoir s’identifier au modèle de scientificité positive propre aux sciences de la nature, qui appréhendaient celle-ci de manière instrumentale. Or, si ce double jeu […] pouvait bien, durant l’essor de la modernité, servir en quelque sorte de redoublement à leur engagement idéologique effectif, il entre maintenant directement en contradiction avec la tâche qui leur échoit de s’engager explicitement dans la recherche d’un fondement normatif qui puisse orienter l’action, privée et publique, dans la postmodernité où nous entrons et qui est précisément caractérisée par la perte non seulement de toute la normativité traditionnelle, mais aussi de toutes les finalités abstraites et formelles que la modernité avait assignées à l’action (Freitag, 1995, p. 115-116). D’un côté, les sciences humaines, nous avons déjà relevé cet aspect-là ci-dessus, ont assumé la mission autrefois dévolue à la philosophie et jouent, de ce point de vue, un rôle central dans le développement du projet moderne et du mode de reproduction politico-institutionnel ; de l’autre, leur principale orientation épistémologique ne s’enracine pas dans la nature symbolique de l’animal humain, mais prend pour exemple à suivre le modèle objectivant et nomothétique des sciences de la nature, à tel point que cette velléité de mettre à jour les lois de la société conduisit d’emblée au primat du paradigme fonctionnaliste préparant le terrain à l’hégémonie de la recherche strictement utilitariste : « La lecture des classiques de la sociologie et, plus encore, celle des sociologues contemporains m’ont convaincu que ces bases sont le plus souvent restées défaillantes dans les sciences sociales, d’abord en raison de la référence qui y était faite modèle de scientificité établi par les sciences positives de nature puis, plus récemment, en raison des engagements directement pragmatiques auxquels se consacraient des recherches en plus en plus fragmentaires et instrumentales » (Freitag, 2001b, p. 28).

Il s’ensuit un déchirement et une vacuité, une tension qui devait appeler une résolution. Un déchirement car les sciences humaines se trouvaient écartelées entre deux pôles : d’une part, celui symbolique, idéel et normatif de la signification de l’action sociale ; d’autre part, celui positif du fonctionnement social. Une vacuité car le paradigme des sciences de la nature s’avère tout à fait incapable d’intégrer ces deux dimensions, incapacité qui se trouva, d’ailleurs, à l’origine de la Methodenstreit qui marqua la fin du XIXe siècle allemand. La tension fut résolue, et même assumée, par ce que nous pourrions appeler le tournant opératoire des sciences humaines : « […] les sciences sociales s’étaient fixées pour tâche de faire une théorie positive de la pratique, tâche impossible en son principe tant que la pratique devait se faire reconnaître un caractère idéel, significatif, caractère qu’il ne suffisait pas de refouler épistémologiquement à titre d’idéologie, mais dont il fallait bien s’occuper sur le plan phénoménal, et par conséquent, méthodologique : comment peut-on décrire formellement la réalité idéelle de l’idéologie ? Un problème pour la solution duquel les sciences de la nature ne montraient pas le chemin ! La solution logique était évidemment de produire directement cette réalité idéelle - à l’image des mathématiques - de telle façon qu’elle serait parfaitement connue par les opérations même de sa construction, auquel on aurait concédé encore un caractère réflexif-cognitif. Or, cela supposait que l’on substitue la science à la société et la technologie à la science, ou encore que la société se technologise et s’opérationnalise elle-même en toutes ses pratiques […] » (Freitag, 2011b, p. 106).

C’est ainsi que la sociologie, et les sciences humaines de façon plus générale, sont devenues des modalités techniques d’intervention et de gestion du social : elles se trouvent alors au cœur de la fabrique de la réalité postmoderne, contribuant à la production des rapports sociaux ainsi qu’à la conversion de la société en un gigantesque réseau d’organisations : « Pour une large part de leurs activités d’enseignement, de recherche, de formation et d’autopromotion sociale, les sciences sociales se sont maintenant directement intégrées dans l’ensemble des mécanismes organisationnels et technobureaucratiques qui ont pris en charge la gestion directe du social et sur lesquels repose désormais le procès de production d’ensemble des rapports sociaux et donc, l’existence même de la société ». (Freitag, 1995, p. 75). Ainsi se trouvent justifiés les subventions que reçoivent les laboratoires de sciences humaines et la recherche en sociologie, ainsi que l’enseignement en « intervention sociale » qui se trouve dispensé dans les diplômes associés. Mais ce qui demeure largement inaperçu mais nous paraît pourtant tout à fait essentiel, c’est qu’une science humaine en particulier a pris de plus en plus d’importance au fur et à mesure du développement du mode de reproduction décisionnel-opérationnel, au point de devenir une référence pour les autres : le management, dont les cursus dans l’enseignement supérieur attirent environ un étudiant sur cinq dans le monde occidental. Freitag (1995, p. 76) note justement que la mutation des sciences humaines est d’abord due à l’extraordinaire expansion des sciences de gestion, allant jusqu’à écrire que « la sociologie s’efface dans les sciences de gestion en s’y sabordant » (Freitag, 2011b, p. 131). On peut saisir sur le vif cette managérialisation des sciences sociales en y observant l’omniprésence des catégories de la cybernétique et de la systémique (« contrôle », « environnement », « régulation », « finalité », « information », etc.), de telle sorte que l’on peut à présent proposer la définition synthétique suivante : « En tant que mode opératoire autorégulé de la pratique dans le mode d’être technocratique de la société, les sciences humaines fournissent désormais le modèle d’une nouvelle forme historique de la pratique comprise comme pragmatique méthodique dans laquelle la connaissance de l’objet se confond directement avec le contrôle exercé sur lui, c’est-à-dire, en fin de compte, avec sa production, qui est réalisée sous la forme de l’autorégulation systémique de la pratique productive » (Freitag, 2011b, p. 53).

Cette mutation des sciences sociales a pour corollaire l’abandon de l’ambition de penser la société comme Totalité, et plus particulièrement comme totalité signifiante : tous les projets de recherche sont en effet orientés vers des problématiques locales et sont sommés d’apporter des réponses opérationnelles et adaptées aux dysfonctionnements observés. C’est à ce titre que Freitag se permet d’avancer une thèse osée : parce qu’elles ont fait le deuil de la société, ainsi que le reconnaît explicitement Alain Touraine en intitulant significativement l’un de ses ouvrages La fin de la société, les sciences humaines contribuent activement à sa dissolution ; parce qu’elles ont renoncé à proposer et à formuler une théorie générale, elles enferment le questionnement dans des perspectives strictement organisationnelles qui relèvent du seul mode de reproduction décisionnel-organisationnel. Comme le résume Freitag (1995, p. 94), les sciences sociales ont procédé elles-mêmes « à la dissolution de l’objet qu’elles s’étaient donné sous ce nom et ceci, non seulement sur le plan théorique, mais d’abord sur le plan pratique, puisqu’elles vont finir par substituer à la société, à la socialité et à l’historicité leur propre gestion ’technocratique’ du ’système social’ ».

Or, il convient de le noter et d’y insister : ce tournant de la sociologie provient en grande partie des États-Unis dont les chercheurs, très influents, ont importé le pragmatisme dans les sciences sociales. Que l’on songe à Garfinkel, à Berger et Luckmann, au succès que rencontre aujourd’hui Dewey voire Peirce en sciences de gestion, force est en effet de constater l’intérêt croissant pour le pragmatisme duquel l’on ne cesse de louer les qualités de contextualisation, de relativisme et d’opérationnalité. En d’autres termes, c’est bien parce qu’il renonce à une saisie générale de la société que le pragmatisme américain se trouve loué : « C’est essentiellement sous l’inspiration de la sociologie américaine et de son pragmatisme que cette appartenance culturelle à portée aussi bien normative qu’épistémologique est devenue directement fonctionnelle et opérationnelle conduisant à l’abandon de toute distance critique et au renoncement à toute visée idéale » (Freitag, 2011b, p. 11). Ce soubassement épistémologique des sciences sociales postmodernes, qui sous-tend par conséquent le mode de reproduction décisionnel-opérationnel, nous permet d’aborder notre transition vers la situation contemporaine de la philosophie, que nous aborderons armés d’un double questionnement, d’une part fonctionnel, d’autre part idéel : quels rôles joue-t-elle dans le maillage systématique et organisationnel de la planète ? Et quels sont les contenues ou les idées qui légitiment ce mode de reproduction ?

La philosophie du système

Le mode de reproduction décisionnel-opérationnel, contrairement aux modes de reproduction culturel-symbolique et politico-institutionnel, ne régule plus les rapports sociaux en fonction d’un a priori posé comme Référence, donnée ou construite, de la Société ; il ne réalise l’unité qu’après-coup, qu’a posteriori, car l’adaptation permanente à la logique systématique globale est toujours un ajustement qui intervient après une perturbation. De ce point de vue, il apparaît comme cohérent que les philosophies qui soutiennent et légitiment le fonctionnement général du monde organisationnel fassent de la critique de la métaphysique leur cheval de bataille et leur cri de ralliement. Que cela concerne l’épistémologie ou la philosophie politique, les idéologies contemporaines ne promeuvent plus aucun contenu substantiel et se refusent à manier les grandes catégories de la métaphysique classique : Vérité, sujet, objet, Bien, fondement, etc. Comme l’écrit Freitag (1995, p. 228), « l’essentiel de la philosophie politique contemporaine – particulièrement en France et aux États-Unis – ne se contente pas d’ignorer cette dimension [l’auteur fait ici référence à « une nouvelle modalité de justification transcendantale des actions collectives et individuelles »], mais fait de son éradication le critère même de la « logique individualiste et démocratique », à laquelle elle adhère inconditionnellement, toute référence à quelque forme que ce soit d’adhésion collective à des valeurs substantielles (c’est-à-dire autres que formelles et procédurales) étant dénoncée comme ’totalitaire’ ». Nous pouvons ici mentionner, pour illustrer le propos de Freitag, les théories de John Rawls et de Jürgen Habermas qui, chacune à leur manière, procèdent à la substitution d’une procédure, de raisonnement ou de communication, à un contenu normatif.

Le virage anti-normatif et anti-substantiel de la philosophie concerne tout autant l’épistémologie ; dans ce cadre-là, le sociologue québécois accorde une importance toute particulière à l’œuvre de Thomas Kuhn en laquelle il voit un puissant vecteur de naturalisation et de banalisation de la science. En effet, « c’est l’œuvre majeure de Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, qui catalysera ce procès de dissolution à travers lequel la recherche scientifique devient simplement une pratique sociale positive comme toutes les autres, dégagée de la visée transcendantale de connaissances qui avait régi jusqu’alors le développement de la science moderne. Je relève encore, sociologiquement, que la recherche scientifique, qui se confond de plus en plus directement avec l’ensemble des développements technologiques, vient se fondre ainsi d’elle-même dans la mutation organisationnelle et systémique qui touche l’ensemble de la société, et dans laquelle s’abolit la spécificité normative de toutes les institutions, qu’il s’agisse du droit, du politique ou de l’art » (Freitag, 2011b, p. 215). Fondre l’épistémologie, c’est-à-dire le champ de réflexions portant sur la connaissance vraie, dans l’histoire et la sociologie de la science revient à envisager la science comme une pratique sociale commune, ordinaire, banale, de telle sorte que le lien qu’entretient la science à la Vérité disparaît au profit de la mise en évidence de mécanismes sociaux qui n’entretiennent aucun lien direct avec le contenu des théories ou des hypothèses formulées. Freitag franchit encore un pas en voyant dans la révolution kuhnienne un analogon de la révolution managériale : « la ’révolution kuhnienne’ n’exprimerait alors rien d’autre qu’un équivalent de la révolution managériale dans le domaine de la connaissance et de la recherche scientifique, ou encore du passage d’une majorité des travailleurs du statut de cols bleus à celui de cols blancs » (Freitag, 2011b, p. 216). En d’autres termes, on pourrait dire de La structure de la révolution scientifique qu’elle est le visage que prend l’épistémologie à l’heure postindustrielle, quand les scientifiques ne dont plus des producteurs directs de connaissances, mais des organisateurs d’activité scientifique.

On comprend alors que la vision promue par Kuhn soit pleinement compatible avec le pragmatisme : leur raisonnement commun consiste à voir dans la science une activité de résolution de problèmes, conception qui suppose que l’efficacité et l’utilité, plus que la vérité, constituent l’horizon de cette activité sociale nommée « science ». Mais soyons encore plus précis, car le pragmatisme paraît bien être, aux yeux de Freitag, la doctrine officielle du mode de production décisionnel-opérationnel : « on comprend mieux alors l’affinité congénitale que le pragmatisme possède également avec l’opérationnalisme puisque celui-ci n’est qu’une de ses expressions dans laquelle l’identification de la théorie de la pratique se réalise en quelque sorte immédiatement, de manière technique, c’est-à-dire en même temps formelle et pratique » (Freitag, 2011b, p. 245). En estompant la frontière entre fait et théorie, entre être et devoir-être, le pragmatisme érige le succès en principe de sélection des théories concurrentes, introduisant en quelque sorte le darwinisme dans le monde des idées. Ce qui compte alors n’est plus de comprendre la réalité, mais de la transformer, sans que la question de la finalité de cette intervention soit posée. Au final, puisque les catégories traditionnelles de l’épistémologie ont volé en éclat, alors on peut bien affirmer que « le pragmatisme ne représente donc plus une épistémologie, mais bien une vision du monde, et c’est la vision du monde qui est devenue dominante en Amérique » (Freitag, 2011b, p. 259).

C’est très certainement la raison pour laquelle les courants de la déconstruction, regroupés sous l’expression de french theory, rencontrèrent un succès aussi vif aux États-Unis : leur visée rejoint celle du pragmatisme – et de la tradition nominaliste de façon plus générale – dans le souci affiché de se débarrasser du legs métaphysique, grec, chrétien et moderne : « J’ouvre une parenthèse : cette mutation s’est vue elle aussi offrir une légitimation dans la philosophie contemporaine - dans celle de Wittgenstein ou de Derrida par exemple, et pas seulement dans l’épistémologie kuhnienne et postkuhnienne - ; par contre, elle n’est pas parvenue à y dévoiler son sens, car il aurait fallu encore qu’elle parvienne à le rencontrer. Or, c’est justement la possibilité même d’une telle rencontre, impliquant la fois dans l’existence de l’altérité, qu’il s’agisse de l’altérité du monde ou bien celle d’autrui, de celle de la société ou de celle de l’histoire, qui s’y trouvaient niée, à la racine si l’on peut dire, radicalement, puisque le principe de réalité préside aussi bien à la rencontre de la réalité objective sensible que la reconnaissance de l’altérité subjective » (Freitag, 2011b, p. 136). Le sociologue note à de multiples reprises la connivence entre la théorie rhizomatique de Gilles Deleuze et Félix Guattari et le réseau organisationnel qui se déploie sur la planète à l’époque du mode de reproduction décisionnel-opérationnel. De façon encore plus générale, Freitag note que la déconstruction, si on prend le temps de la considérer du point de vue du temps long, s’inscrit dans le mouvement historique du libéralisme : « Telle est la tendance dont les idéologues du nouveau monde postmoderne et postnational font l’apologie, qu’ils s’affirment de gauche comme de droite. Tel est le cas par exemple d’auteurs comme Deleuze, Agamben, Virilio, Attali, Hart et Negri, Vatimo, etc., tous déjà cités. Cette pensée qui s’est souvent présentée dans le champ de la « gauche radicale », de tendance anarchiste, avait déjà intégré à sa base l’aplatissement libéral de l’idéal « cosmopolite des Lumières et, nonobstant son appropriation littéraire et rhétorique de l’engagement social de Marx, la critique non dialectique du pouvoir qu’elle substantialisait radicalement, comme l’a fait Foucault, l’avait déjà rapprochée de la critique lockéenne de toute identité collective et de toute solidarité sociale-historique politiquement et institutionnellement incarnée et objectivée » (Freitag, 2008, p. 264-265).

Si la théorie kuhnienne, le pragmatisme et la déconstruction forment l’idéologie philosophique du mode de reproduction décisionnel-opérationnel, il nous reste désormais à observer comment la philosophie se manifeste en pleine postmodernité ou, mieux dit, à décrire le régime postmoderne de la philosophie. Ce que nous avons plus précisément à mettre en exergue est le fait suivant : la philosophie cesse progressivement d’être un savoir universitaire et un enseignement académique, et est en passe de devenir une activité sociale, c’est-à-dire organisationnelle.

On observe tout d’abord cette mutation à l’utilisation de la philosophie comme méthode de résolution de problème (problem solving) : la consultation philosophique, telle qu’elle est théorisée et pratiquée par Lou Marinoff ou encore Oscar Brenifier, procède précisément de cette approche générale. Se revendiquant de Socrate et de sa maïeutique, cette pratique vise à orienter le questionnement de façon à engendrer une pensée et une action adaptées à la problématique soulevée. Que les difficultés rencontrées soient personnelles ou professionnelles, le philosophe consultant use de la philosophie comme d’une ressource de développement et de créativité centrée sur la subjectivité : l’horizon du dialogue mené par le philosophe est par conséquent moins l’horizon d’une référence transcendante, comme le Bien ou encore le Vrai, qu’une difficulté existentielle, locale et contingente.

La socialisation de la philosophie se mesure également à la prolifération des ateliers philosophiques. Se déroulant aussi bien dans les écoles maternelles que dans les entreprises, ayant lieu aussi bien dans les prisons que dans les associations, ces ateliers se définissent comme des lieux d’éducation citoyenne où la connaissance philosophique est mise à portée d’un public d’amateurs à partir du commentaire d’un texte ou d’un exposé généralement prononcé par un professeur de philosophie. Même les Universités considèrent désormais cette pratique comme un débouché naturel des étudiants de philosophie, ainsi qu’en témoigne la récente création du Diplôme d’Université « Pro-Philia – Diffusion des pratiques philosophiques » à l’Université de Nice Sophia Antipolis. Et l’on remarque bien ici que le mouvement centripète d’infusion philosophique, c’est-à-dire d’intériorisation de la raison qui procède du mode de reproduction politico-institutionnel, cède la place aux pratiques centrifuges de la diffusion philosophique, c’est-à-dire à la dissémination réticulaire qui relève, quant à elle, du mode de reproduction décisionnel-opérationnel.

De façon encore plus générale, la philosophie semble bien être mise aujourd’hui au service de l’efficacité ; ce que nous pouvons encore traduire de la façon suivante : on assiste présentement à une reconversion utilitariste de l’histoire de la philosophie, ce qui signifie que les éléments potentiellement employables de l’histoire de la philosophie se trouvent happés et recyclés par le management en vue de participer à la résolution des problèmes organisationnels. À cet égard, la « cognition philosophique », ou encore le « potentiel cérébral » du philosophe, ne sont pas appréciés pour leur contenu, pour les thèses défendues, mais désirés pour leur capacité à engager une démarche rationnelle, à dresser des ponts entre des idées a priori séparées, à faire montre de créativité. C’est donc bien l’apport de la philosophie à la création de valeur qui se trouve ici ciblé, ce dont témoigne cet extrait de la quatrième de couverture de l’ouvrage d’Eugène Vegleris, Manager avec la philo : « Parce que philosophie et efficacité vont de pair, ce livre fourmille d’éclairages et de pistes faciles à mettre en œuvre au quotidien pour améliorer votre style de management ».Voilà pourquoi certaines entreprises se prennent à embaucher des philosophes d’organisation – ce fut le cas du Groupe Hervé avec Thibaut Brière [1] –, voilà également pourquoi les cabinets de conseil philosophique, offrant accompagnement, formations et conférences, ne cessent d’ouvrir leur porte, avec un certain succès d’ailleurs.

La philosophie offre l’avantage, outre de proposer son aide à la prise de décision et à la résolution de problème, de légitimer l’action managériale par le recours à la notion de « valeur » dans laquelle les champs économiques et moraux convergent naturellement ; car, en effet, la valeur désigne à la fois la richesse et les principes axiologiques qui peuvent justifier et/ou dissimuler cette finalité. Et alors, de même que les chercheurs en sciences de gestion recourent au pragmatisme pour asseoir leur démarche, de même les dirigeants d’entreprise font appel aux philosophes pour « donner du sens » à leur politique générale, intervention qui donne lieu ou suit l’établissement d’une charte managériale composée de valeurs présentées comme l’ADN de l’organisation. Dans ces circonstances, comme le note Freitag (1995, p. 221), les experts « ne peuvent alors que se référer, de manière purement empirique, à tous les résidus de valeurs transcendantales » qui composaient la modernité mais que le mouvement panorganisationnel a balayées sur son passage. Ce statut résiduel des valeurs explique en grande partie la pauvreté de la plupart des analyses philosophiques du management, ainsi que leur caractère largement incantatoire, c’est-à-dire déconnecté des caractéristiques formelles et historiques du mode de reproduction décisionnel-opérationnel.

Reste alors à interroger le rôle des sociétés savantes, ou de sections de sociétés savantes, dont l’objet déclaré est d’offrir un espace de discussion philosophique du management et des sciences de l’organisation. Tel est bien sûr le cas, en France et dans la sphère francophone de façon plus générale, de la Société Philosophique des Sciences de Gestion qui abrite chaque année un Congrès « Philosophie(s) du Management ». Née en 2011 d’une certaine frustration devant les insuffisances de la réflexion épistémologique des sciences de gestion, la SPSG entendait interroger, de façon plurielle, les fondements de la discipline. Le fait-elle réellement et, surtout, radicalement ? Ou ne contribue-t-elle pas, elle aussi et sans le déclarer explicitement, à l’actuelle entreprise de conversion de la tradition philosophique en savoir utile et actionnable ? Ne participe-t-elle pas elle aussi, à sa manière, à la décomposition de la pensée philosophique en une multiplicité d’études techniques soumises au format utilitariste de l’article ? Ces questions sont d’autant plus légitimes que les recherches contemporaines en sciences des organisations qui s’affirment « alternatives » ne laissent pas de s’abreuver aux sources philosophiques du mode de reproduction décisionnel-opérationnel : elles s’en réfèrent à Dewey et à sa théorie de l’enquête, elles mettent en exergue la notion de processus en se réclamant de Bergson, Whitehead et Deleuze, elles déconstruisent les catégories par trop fixistes de la métaphysique en ayant recours à la théorie critique issue de l’école de Francfort ou alors à la déconstruction. En somme, les associations savantes, loin d’incarner un lieu de respiration intellectuelle échappant aux impératifs de la société postindustrielle, semblent constituer, tout au contraire, un vecteur privilégié de son idéologie.

Concluons alors cette partie avec une interrogation radicale qui vient en quelque sorte couronner les développements locaux précédents. En effet, si le mode de reproduction décisionnel-opérationnel se détache de toute exigence de légitimation, quête qui formait le fond des enjeux de la réflexivité et du cheminement philosophiques pendant la période moderne, alors on peut en toute logique en venir à poser la question suivante : la postmodernité n’a-t-elle pas aboli jusqu’aux conditions de possibilité de la philosophie ? Quand la distinction entre le fait et le droit se trouve abolie ou, formulé autrement, quand le fait endosse automatiquement le statut du droit, alors le hiatus entre l’être et le devoir-être, entre le sensible et l’intelligible, ce que Platon nommait précisément le chorismos, disparaît, en même temps que toute possibilité, pour la raison, contester un ordre des faits qui en vient à imposer la tyrannie de son évidence. La philosophie n’a alors plus d’autre fonction que d’apporter crédit au monde tel qu’il est et qu’il va, elle est la « philosophie du système ».

Conclusion : les impasses du naturalisme

Nous avons emprunté un long détour afin de saisir, en bout de course, l’idéologie et la fonction de la philosophie du système ; ce n’est en effet que dans le cadre de la typologie et de l’histoire des modes de reproduction des rapports sociaux que celle-ci peut être comprise, tant dans son versant théorique qui allie la tradition utilitariste anglo-saxonne au courant de la déconstruction, que dans son rôle de méthodologie de résolution de problème qui épouse parfaitement les normes du mode de reproduction décisionnel-opérationnel.

Il convient néanmoins de garder à l’esprit que la porte d’entrée ici choisie s’avère tout à fait compatible avec une approche plus classique d’histoire des idées ; et nous pouvons d’ailleurs noter que Freitag se risque également à une telle généalogie : « […] le nominalisme médiéval, […] apparaît ainsi comme le véritable ancêtre du positivisme logique contemporain. […] cette immédiateté est, comme on le verra plus loin, tout à fait illusoire, mais elle aussi n’est que la reprise d’un dogme déjà présent dans le nominalisme médiéval et transmis sans discontinuité à toute la tradition empiriste, qui possède à cet égard une remarquable unité, une unité et une continuité sur lesquelles aucune critique ne semble avoir eu de prise » (Freitag, 2011b, p. 184). Après bien d’autres penseurs, le sociologue identifie le nominalisme médiéval comme le creuset de la modernité, comme le terreau où libéralisme, empirisme et positivisme viendront plonger leurs racines. En excluant Dieu du monde et en faisant en quelque sorte de chaque chose une singularité absolue qu’il n’est plus possible de subsumer sous une essence plus générale, le nominalisme prépare en effet le terrain à l’atomisme social et politique le plus radical, mais également à l’hégémonie du naturalisme, c’est-à-dire d’une pensée moniste qui pose une équivalence entre le monde physique et la sphère mentale, au détriment, donc, de toute la vie symbolique propre à l’espèce humaine. Comme l’écrit encore Freitag (1995, p. 90), « divers courants de pensée dans les sciences humaines (libéralisme, marxisme, psychanalyse, psychologie behavioriste, pragmatisme) ont pu contribuer à cette réduction naturaliste du problème de la normativité […] », et ont promu une anthropologie réductionniste à laquelle s’oppose, précisément, l’entreprise du sociologue québécois.

Si la philosophie du système plonge ses racines dans le nominalisme médiéval, si donc l’on peut poser le doigt sur son origine intellectuelle (quoiqu’il soit toujours possible de remonter plus loin dans le temps quand on se lance dans une telle démarche généalogique), elle trouve son accomplissement, à l’autre extrémité de la flèche du temps, dans le paradigme général de l’adaptation qui nous paraît rendre compte du projet anthropologique du mode de reproduction décisionnel-opérationnel. « Cela se traduit, note Freitag (2011a, p. 16), par la réduction de l’action humaine en comportement adaptatif de type réactif ou behavioriste, ainsi que par la dégradation de la conscience sensible et symbolique en une forme de participation réflexualisée aux divers champs, réseaux et systèmes de communication d’informations, à caractère immédiatement opérationnel ». Le réflexe se substitue à la réflexion, ce qui signifie que la raison se déploie sans réflexivité, sans retour sur elle-même et sur ses propres constructions, de manière exclusivement instrumentale, avec comme seule visée l’optimisation des moyens en vue de parvenir à une fin. À cet égard, la philosophie du système participe de cet effort permanent d’adaptation, à la fois dans les contenus qu’elle promeut – l’utilitarisme comme doctrine politique et éthique et le pragmatisme comme épistémologie – et dans les différentes mobilisations auxquelles elle se prête et que nous avons décrites ci-dessus.

Mais ce régime postmoderne de la philosophie apparaît comme éminemment paradoxal, dans la mesure même où sa nature et son rôle conduisent à ce que Freitag (2011a, p. 53) nomme une « déconceptualisation » : « L’objet spécifique de la représentation symbolique (le signifié) n’est pas la chose, telle que sa présence se donne à la sensibilité, et encore moins la sensation que le sujet sensible éprouve à) son contact : c’est l’idée ou le concept de la chose que cette idée permet de désigner en sa spécificité selon sa pure virtualité décontextualisée, ou encore in absentia. […] L’insistance que les sociologies phénoménologiques américaines (ethnométhodologie, interactionnisme symbolique, etc.), qui ont maintenant tant de succès en France, mettent sur la contextualisation pragmatique de l’expérience subjective renvoie, en fin de compte, à une déconceptualisation, à une « désidéation » du comportement humain, ce qui est conforme au mode de participation réactif des individus à un environnement systémique ». Là où la philosophie, puis la sociologie dans le mode de reproduction politico-institutionnel, étaient en prise avec le Tout et l’Unité, que ces derniers prennent la forme du monde et de l’être (la cosmologie et l’ontologie), de la cité (la philosophie politique) ou de l’âme humaine (l’éthique et l’anthropologie philosophique – au sens large), elles se dispersent et se disséminent désormais dans des espaces locaux à la recherche de solutions adaptées : il s’agit au fond d’une nouvelle forme de nominalisme, de facture non plus théologique mais technoscientifique, qui fait valoir une ipséité radicale contre toute tentative de ressaisie par l’essence, de telle sorte que la philosophie du système concourt, par ce mouvement même de « déconceptualisation », à la perte de la philosophie.

Références 

Georges Gusdorf, L’université en question, Paris, Les Éditions Payot, « Études et documents », 1964.

Michel Freitag, Le naufrage de l’Université et autres essais d’épistémologie politique, Paris, Éditions la Découverte / MAUSS, 1995.

Michel Freitag, L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Laval (Québec), Les Presses Universitaires de Laval, 2002.

Michel Freitag, L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme, Montréal, Les Éditions Écosociété, 2008.

Michel Freitag, L’abîme de la liberté. Critique du libéralisme, Montréal, Liber, 2011a.

Michel Freitag, La connaissance sociologique. Dialectique et société, volume 1, Montréal, Liber, 2011b.

Michel Freitag, Introduction à une théorie générale du symbolique. Dialectique et société, volume 2, Montréal, Liber, 2011c.

Michel Freitag, Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de reproduction formels de la société. Dialectique et société, volume 3, Montréal, Liber, 2013.

Michel Freitag, Formes de la société. Volume 1 : Genèse du politique, Montréal, Liber, 2016.

Michel Freitag, Formes de la société. Volume 2 : Nation, ville architecture, Montréal, Liber, 2018.

Dominique Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1985.

Robert Nisbet, La tradition de la sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2011.

Baptiste Rappin, Au fondement du Management. Théologie de l’Organisation, Volume 1, Nice, Édition Ovadia, « Chemins de pensée », 2014.

Alain Touraine, La fin des sociétés, Paris, Éditions du Seuil, « La couleur des idées », 2013.

Eugène Vegleris, Manager avec la philo, Paris, Éditions d’Organisation, 2006.

NOTES

[1Dont on peut consulter le site à l’adresse suivante : https://sites.google.com/site/thibaudbriere0/home.