Note critique de :
Yassine Temlali, La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962), Éditions La Découverte, Paris, 2016.
Par Mohamed-Amokrane Zoreli, Enseignant-chercheur en économie sociale et solidaire, Université de Bejaia.
En chercheur en histoire, Yassine Temlali ambitionne par son ouvrage de détruire le « mythe kabyle » en portant un regard critique sur ses récits. Parce que ce « mythe kabyle » est, pour nous, le mythe fondamental, voire-même fondateur, du peuple kabyle qui est, pour reprendre l’expression de Godbout, parmi ces « peuples [qui] ne respirent pas de l’air, ils respirent des mythes » (Rousseau, 1988 : 36), nous ambitionnons, pour notre part, de réaliser ici une analyse critique de cet ouvrage. Par cette analyse, nous visons moins l’objectif de sauver le mythe que celui de voir quel est le niveau de scientificité de la démarche adoptée et de solidité des arguments mobilisés dans cette thèse originale, qui, implicitement, remet en cause beaucoup de travaux d’ethnologie, de sociologie, d’anthropologie, de linguistique, d’historique, de socio-économie et même des œuvre artistiques, jusque-là valorisés, pouvant permettre à un peuple de penser soi-même dans le monde à partir de soi-même et, partant, de s’inscrire efficacement dans le pluriversalisme au sens d’Alain Caillé (2011 : 92).
Depuis les premières années de l’Algérie indépendante, la période coloniale n’a pas cessé de susciter des débats, de plus en plus intenses et de plus en plus tendus durant ces trente dernières années, sur le rôle de la Kabylie durant et les positions de l’élite kabyle par rapport à la libération du pays des mains du colonialisme français. Ces débats, nourris par des récits sur le « mythe kabyle », ont toujours été ravivés par des mouvements sociaux de résistance à l’oppression du modèle hégémonique : la révolte de Kabylie de 1963, le printemps berbère d’avril 1980, la grève du cartable en Kabylie de 1994, la révolte de Kabylie après l’assassinat de Lounes Matoub en 1998 et le printemps noir de 2001. Ils ont également toujours ravivé la résilience communautaire permettant des transformations sociales : performances sportives de la Jeunesse Sportive de Kabylie du milieu des années 1970 jusqu’au début des années 2000, modernisation et internationalisation réussies de la chanson kabyle à partir du début des années 1970, performance scolaire de la Kabylie (première dans les classements nationaux établis depuis une dizaine d’années), organisation du plus grand nombre de fêtes et festivals autonomes depuis le début des années 1990, réalisation dans les villages de Kabylie, par les moyens des villageois, de systèmes de tri et de valorisation des déchets, expérience unique dans le monde, depuis 2009, etc. Sur le plan politique, de partis se définissant nationalistes et d’envergure nationale, la Kabylie a évolué vers la constitution d’un mouvement pour l’autonomie de la Kabylie au début des années 2000, puis d’un mouvement revendiquant l’indépendance de la Kabylie au début des années 2010. En somme, l’ouvrage de Temlali est né dans ce fracas de la lutte de deux modèles antinomiques en confrontation : le modèle de l’État-nation hégémonique avec l’arabité-islamité comme référent identitaire contre le « contre modèle hégémonique » avec les cultures locales comme vecteur de développement communautaire.
Publié avec le soutien de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, préfacé par Malika Rahal et postfacé par Gilbert Meynier, deux historiens spécialistes de l’histoire contemporaine de l’Algérie, l’ouvrage de Yassine Temlali, journaliste, ancien « sympathisant du Mouvement Culturel Berbère », militant d’un parti d’extrême gauche (Parti Socialiste des Travailleurs) et chercheur en histoire et en linguistique, s’impose comme une des lectures sur l’histoire contemporaine de l’Algérie les plus passionnantes, qui, par sa perspective critique vis-vis de ce qui y est considéré comme des formes d’essentialisation de l’histoire de la Kabylie contemporaine, a déjà suscité beaucoup de débats et controverses, faisant qu’après avoir été pendant longtemps un enjeu de lutte [1] politique, la vérité sur le « mythe kabyle » devienne un enjeu de lutte scientifique.
Par ce travail de recherche, l’auteur vise à faire (re)visiter aux lecteurs la période historique 1830-1962 de l’Algérie, durant laquelle est « née une conscience culturelle et politique berbère (kabyle) » (p. 28), en vue de leur faire découvrir la véritable conception que cette conscience se faisait de la Kabylie dans l’Algérie et de l’Algérie dans le monde. Plus exactement, l’auteur veut, par son travail, contribuer « à la déconstruction des récits identitaires algériens modernes » (p. 29). Pour l’auteur, déconstruire le « mythe kabyle » est nécessaire pour que les particularistes vainquent les démons du passé qui les font prisonniers d’« obsessions ethniques » et puissent ainsi participer à la construction de la vision d’une « Algérie unitaire » tournée vers un avenir commun sans exclusive. Il part du postulat qu’il y a eu en Algérie, dès le début de la colonisation française, une « « politique berbère (Kabylie) de la France », ayant consisté à construire et diffuser la thèse, qui serait infondée et indéfendable, de l’existence de différences raciales entre les Kabyles et les Arabes, qui feraient que les Kabyles soient prédisposés « à l’acculturation et, partant, à accepter la domination française » (p. 99) et que donc, nous donne à comprendre implicitement l’auteur, les Arabes auraient été rétifs à la domination française et à l’acculturation.
A cette fin, l’auteur prend le parti de s’inscrire en faux contre cette « essentialisation des identités culturelles » (p. 28) et, pour ce faire, opte méthodologiquement pour « la déconstruction des récits identitaires » (p. 29) kabyles, en essayant de saisir deux mouvements historiques parallèles dans leur rapport dialectique : le mouvement de construction de la « nation algérienne » et celui ayant permis la construction de la conception de la Kabylie en tant qu’entité territoriale spécifique (p. 28).
D’entrée de jeu, dans son préambule, l’auteur commence par déconstruire le nouveau mythe du « mythe kabyle », Matoub Lounès, lui reprochant d’avoir nommé ce gendarme qui, le 8 octobre 1988, l’a criblé de balles, dans une de ses chansons, devenue célèbre, d’« Arabe fourbe » » (p. 23). Pour Y. Temlali, il s’agit là d’un exemple type « [d]’ethnicisation d’un acte criminel » (p. 23). Remarquons que s’il s’agit « d’un acte criminel », il s’agit aussi et surtout d’un faux héroïsme, et s’il s’agit d’un faux héroïsme, c’est que la société qui idolâtre l’artiste est agie par une conscience sombre et fallacieuse. Par la suite, l’auteur évoque le « bel hymne à un chef « arabe » du FLN historique, Mohamed Boudiaf » (p. 23), par lequel Matoub Lounes allait se racheter à ses yeux ainsi que « l’intifada qui a suivi son assassinat en 1998 » (p. 24). Cette entrée provocatrice, par la transformation du symbole le plus présent dans la société kabyle (Zoreli, 2018) en ethnicisateur d’un acte criminel et de la révolte qui a suivi son assassinat en intifada, l’ouvrage annonce la démarche qui sera suivie tout au long de l’ouvrage : porter aux récits une contradiction en se référant à des déclarations, témoignages et écrits relatifs à chacun d’eux, c’est-à-dire construire pour chaque récit un contre-récit.
Dans les développements, l’auteur commence, dans un premier temps, par montrer que l’autonomie de la Kabylie durant la période turque de l’Algérie est loin d’être explicable par une spécificité culturelle de la Kabylie. Pour lui, il y a deux facteurs principaux qui ont permis à la Kabylie de garder, durant la période turque, son autonomie par rapport au pouvoir d’Alger. Le premier est de nature militaire : les moyens militaires mobilisés par les deys d’Alger pour soumettre la Kabylie auraient été inférieurs à ceux mobilisés pour soumettre les autres régions. A titre illustratif, l’auteur compare à une même période les Aurès à la Kabylie : « Les moyens de pression dont disposait Ahmed Bey sur les Aurès étaient plus importants que ceux employés par le dey d’Alger pour soumettre la Kabylie montagneuse », écrit-il. Le deuxième facteur, le plus important, est d’ordre économique. Pour l’auteur, si les Auréssiens n’ont pas fait, comme les Kabyles, de leur montagne une citadelle imprenable pour se réfugier et une base arrière pour attaquer et se replier facilement, c’est seulement parce que « le finage de leurs principales tribus qui s’étendait jusqu’aux piémonts sud et nord, rendait toute insubordination difficile et éphémère » (p. 53). En somme, pour lui, l’insoumission était plus facile en Kabylie qu’aux Aurès où l’insoumission entraînerait fatalement la perte de terres fertiles que les tribus « cultivaient dans les plaines » (p. 53). Par ailleurs, ajoute l’auteur, durant la période turque, les montagnes de Kabylie étaient cernés de tous les côtés de bordjs turcs et de tribus affiliées, « dont certaines étaient kabyles » (p. 52). Tout cela montre, selon l’auteur, que l’autonomie politique de la Kabylie montagneuse avant l’occupation française « n’indique pas nécessairement une quelconque singularité nationalitaire » (p. 51). L’auteur cite également le récit sur l’émir Abdelkader qui a été éconduit par les Kabyles auxquels, en 1838-1839, il a demandé de participer sous son commandement à une guerre contre les mécréants (colons français), en nourrissant secrètement un désir d’annexer les territoires kabyles à son futur émirat – fait historique très souvent cité par les particularistes. Pour l’auteur, loin d’exprimer la naissance d’une « conscience ethnoculturelle », cela signifie seulement que les Kabyles « tenaient à leur autonomie non pas uniquement à l’égard des Turcs mais à l’égard de tout pouvoir non local » (p. 51). Et même ce désir d’autonomie est, d’après lui, à relativiser : les Kabyles ont tout simplement exprimé un refus d’être assujettis fiscalement par Abdelkader comme par le passé ils ont refusé leur assujettissement fiscal par les Turcs. Autrement dit, ils ont manifesté, par un calcul économique, leur désir et leur détermination à garder pour eux leurs ressources déjà insuffisantes pour leurs propres besoins.
Dans un deuxième temps, l’auteur essaye de mettre en exergue le fait que partout les dépossessions puis les lois organisant le passage de la propriété collective à la propriété individuelle ayant provoqué « l’affaiblissement des solidarités inhérentes à l’organisation sociopolitique précoloniale (tribales, etc.) » (p. 63) et les brutalités et le code de l’indigénat ayant produit la haine du colon, c’est le « sentiment d’appartenance à une entité plus grande que l’entité tribale ou ethnique (kabyle, arabe, chaouie...) – celle islamique en l’occurrence » (p. 69) qui a fédéré les combats menés par les tributs pour la préservation de « leurs moyens de subsistance » (p. 66) et, plus tard, pour se libérer du joug colonial. Au niveau de la Kabylie, d’après l’auteur, l’expropriation et la répression auraient permis, pour la première fois, la « construction identitaire » dans l’union des deux Kabylies, l’occidentale et l’orientale. Les colons, pour leur part, à la fois pour casser les facteurs d’unité nationale des « indigènes » et pour tenter l’expérience de francisation de la Kabylie, auraient choisi de fragiliser l’arabe et l’islam et de construire le « mythe kabyle » à opposer au reste du pays, particulièrement à l’Arabe. Pour donner une existence réelle à cette construction du « mythe kabyle » par des ethnologues « faussement kabylophiles », les colons auraient favorisé la Kabylie par rapport aux autres groupes sociaux dans les politiques d’instruction et de gestion de l’émigration vers la métropole. Paradoxalement, ces mouvements d’émigration et cette politique d’instruction des « indigènes » kabyles auraient par la suite permis la naissance d’une conscience du destin commun de tous les Algériens exploités de la même façon par les colons. Ce processus d’instruction des Kabyles est dû à un volontarisme étatique et également à un « volontarisme familial » (p. 100). Ce volontarisme familial des Kabyles pour l’instruction, qui serait explicable par des facteurs économiques, la crise économique aurait incité les Kabyles à placer leurs espoirs dans l’instruction pour acquérir un capital économique et un capital symbolique, et des facteurs cultuels, la Kabylie avait déjà beaucoup de zaouïas qui donnaient des formations permettant d’acquérir des titres religieux (p. 96), aurait permis, concomitamment, le développement de la conscience nationale et le développement de la « conscience berbère ». Cette conscience berbère, qui serait également provoquée par la référence exclusive à l’identité arabe et islamique dans le mouvement national, allait alors toujours s’inscrire majoritairement dans le projet d’indépendance de l’Algérie, en militant dans les partis nationalistes algériens pour « la reconnaissance du fait berbère [et la redéfinition de] la place de l’Algérie au sein des ensembles arabe et musulman » (p. 100).
Dans un troisième temps, l’auteur déconstruit la thèse d’existence, dans le mouvement national d’abord, dans le FLN-ALN [2] ensuite, d’une guerre entre deux clans ennemis : le clan des élites kabyles, francophones, luttant pour une Algérie algérienne, multiculturelle et moderne, et le clan des autres, majoritairement arabophones, luttant pour une Algérie appartenant au monde arabe et islamique. Pour l’auteur, cette thèse est contredite par plusieurs faits importants. Il y a d’abord le fait que dans le mouvement national, de l’étoile Nord Africaine au PPA-MTLD, et dans le Front de Libération Nationale, « la Kabylie avait aussi des élites arabisantes qui ne se réduisaient pas aux marabouts et aux cheikhs soufis » (p. 113). Parmi cette élite arabophone, deuxième fait, il y aurait même ceux qui étaient « sympathisants des Oulémas » avant de rejoindre le FLN-ALN pour jouer un rôle prépondérant dans la guerre d’indépendance, comme « le colonel Amirouche, chef de la Wilaya 3 (région kabyle), réputé pour son intraitable rigorisme religieux » (p. 114). Ces Oulémas, troisième fait, n’ont, de plus, jamais eu la visée d’arabiser les populations berbères, l’arabe étant pour eux « la langue de culture commune à tous les Algériens non européens, abstraction faite de la diversité de leurs langues maternelle » (p. 114).
Dans un quatrième temps, l’auteur a jugé important d’ouvrir le chapitre des premières vagues d’émigration d’algériens autochtones vers la France, car pour lui, « le mythe kabyle » ne peut pas être totalement « étranger au caractère majoritairement kabyle de cette émigration » (p. 126). Plus affirmatif, l’auteur soutient que les conditions économiques intenables des Kabyles, décrites par Albert Camus (2005 [1938-1939]), sont certainement pour quelque chose dans le fait que ces premières vagues d’émigration aient porté essentiellement des Kabyles, mais ce fait s’explique surtout par une « action délibérée de l’administration » (p. 125) voulant donner une manifestation concrète au mythe d’un peuple kabyle travailleur, qui n’hésite pas à faire des déplacements très lointains pour subvenir aux besoins économiques des siens. Il est signalé ici que, par ce phénomène d’émigration, les pays d’accueil, notamment la France, ont fait le terreau où, par l’échange entre groupes de travailleurs, d’appartenance géographique et ethnique différentes, sur les méfaits du colonialisme subis par eux de la même façon « a progressivement éclos un nouveau sentiment inter-communautaire, le sentiment patriotique et nationaliste algérien » (p. 123). C’est cette conscience qui aurait permis à ces émigrés d’aller au-delà de la solidarité mécanique, tribale, pour « se revendiquer d’une entité plus grande, l’Algérie » (p. 127), et c’est elle également qui aurait fait que l’Étoile Nord Africaine, fondée par des Kabyles et animée essentiellement par des Kabyles, ait revendiqué, pour tous les Algériens d’origine non-européenne, « une instruction obligatoire en arabe » (p. 128). Reprenant ici l’écrit de celui qui est parfois considéré comme le pionnier du berbérisme ou du kabylisme, Amar Imache, faisant l’apologie des institutions kabyles les qualifiant d’institutions des plus démocratiques et des plus républicaines, ayant même précédé les institutions démocratiques et républicaines occidentales, l’auteur considère que A. Imache, loin d’exalter ici un génie kabyle, fait voir au monde une forme de réalisation du « génie national algérien que le système colonial œuvrait à étouffer sous sa propagande raciste infériorisante » (p. 135). Cette lecture, l’auteur la justifie par le fait que dans ce même écrit, A. Imache invite les Algériens à regarder vers l’Orient d’où peut venir le véritable salut et cite Okba [3] comme repère pour les nationalistes.
Dans un cinquième moment, c’est la question sensible de ce qui est désigné de crise berbériste (Ali Yahia, 2014) qui est abordée. Le titre donné à ce chapitre, « Crise berbériste sans berbéristes » est révélateur de la position de l’auteur : en faisant une recherche sur les acteurs de cette crise, on ne trouve, selon l’auteur, nulle part de berbéristes. Ceux qui ont été désignés, faussement, comme berbéristes par leurs adversaires politiques sont tous des nationalistes qui n’étaient ni contre l’arabe ni contre l’islam et qui, par-dessus tout, plaçaient la question de l’unité nationale au-dessus de tout. De plus, ces dits berbéristes ont été tous éliminés physiquement par des responsables kabyles du FLN.
Dans un septième moment, l’auteur aborde l’épisode de la guerre d’Algérie où il y a eu une malveillance, parfois une agressivité, des Chaouis envers les Kabyles. Pour lui, cette hostilité des Chaouis envers les Kabyles n’était pas une hostilité envers « le Kabyle », mais l’expression de la contestation de l’exclusion des Chaouis des principales instances de décision du FLN-ALN et de la désignation de Kabyles aux postes de responsabilité même en pays des Chaouias. En effet, ayant été désigné en 1957 pour rétablir l’ordre dans la Wilaya 1 des Chaouias, déchirée alors par des luttes intestines violentes, le colonel Amirouche aurait « mal apprécié le risque que le remplacement d’officiers natifs de la Wilaya 1 par d’autres, originaires de Kabylie, soit mal accepté » par les Chaouis (p. 207). Cette démarche, selon l’auteur, a produit l’effet inverse, en ce sens qu’elle a aggravé les luttes intestines en engendrant la haine envers les Kabyles.
Dans un huitième temps, l’auteur déconstruit le récit d’existence pendant la guerre d’indépendance d’un camp des Arabes qui se serait opposé aux élites kabyles. Si, dit-il, il y avait réellement une guerre de leadership entre les Arabes et les Kabyles qui s’opposaient au nom de l’arabité pour les uns et de la Kabylité pour les autres, comment alors, écrit-il, expliquer qu’au moment de la décantation, en 1962, des Kabyles influents, « Amar Ouamrane, Saïd Mohammedi, Saïd Yazourane et Ahmed Boumendjel », aient choisi de rejoindre le camp des leaders arabes, l’État-major général (EMG), et l’Arabe des plus arabistes, Ahmed Ben Bella, contre le plus charismatique et le plus légitime des dirigeants kabyles, Belkacem Krim ? (p. 216).
Dans sa conclusion, l’auteur confirme son hypothèse de départ, que la Kabylie a constitué un terrain exclusif de mise en œuvre d’une politique coloniale « prétendument berbérophile » (p. 243). Cette politique, selon l’auteur, s’est matérialisée sous forme d’efforts d’instruction concentrés essentiellement au niveau de la Kabylie et par la « préférence » qui aurait été donnée aux Kabyles dans le recrutement des immigrés en métropole (p. 244). Il souligne par la suite que la « politique kabyle » de la France coloniale a produit exactement le contraire de ce qu’attendaient les promoteurs de cette politique, en ce sens que l’instruction et l’émigration des Kabyles ont été les principaux facteurs de formation de l’esprit nationaliste indépendantiste algérien. Retenant également cet élément nouveau introduit en conclusion, que s’il y avait une politique régionaliste durant la guerre de libération, c’était seulement celle-là du Kabyle « Belkacem Krim qui ne cachait pas sa préférence, dans le choix de ses collaborateurs et dans les nominations qu’il ordonnait, pour les cadres kabyles » (p. 247) et qui, à l’approche de l’indépendance, aurait esquissé un plan de son gouvernement postcoloniale où la part trop belle aurait été réservée aux Kabyles.
Cet ouvrage devrait, par le style clair et concis, les exemples variés et précis et l’ambition de déconstruire le « mythe kabyle », prendre place parmi les études algériennes, très rares, qui sont incontournables pour toute lecture et écriture sérieuses sur l’histoire coloniale de la Kabylie. Il faut souligner également le mérite de l’ouvrage d’avoir abordé des questions que beaucoup tentaient de cacher ou d’esquiver, notamment le fait que Belkacem Krim était, in praxi, berbériste voire-même kabyliste plus que tous les dits « berbéristes » et le fait que, en 1962, ce même Belkacem Krim n’a pas échoué, mais il a été trahi.
Finalement par plusieurs côtés, précisément tous ces côtés qui font qu’un travail de recherche scientifique soit effectivement scientifique, cet ouvrage ne se démarque pas fondamentalement de tous ces discours polémiques, il y en a une foultitude, soutenant la thèse de la fabrication de toutes pièces du « mythe kabyle » par la France coloniale.
La première forme d’insuffisance est d’ordre méthodologique et conceptuel. Nous pensons que le travail aurait beaucoup gagné en précision en ayant un volet consacré à la l’explicitation des concepts importants que l’auteur mobilise, en indiquant aux lecteurs le sens qu’il leur donne. Et même en l’absence de ce volet, quelques réserves importantes nous paraissent devoir être faites. D’abord concernant le concept de mythe, même si l’auteur l’utilise ici sans prendre la précaution de préciser aux lecteurs ce qu’il en entend dire, nous comprenons implicitement, d’après l’usage qu’il en fait, que ce « mythe kabyle » est, pour lui, sans aucun rapport avec la réalité et qu’il a été construit de toutes pièces par des ethnologues de la période coloniale, construit non pas pour répondre aux besoins de la société mais pour servir des desseins inavoués de la France coloniale. Il s’agit là de la conception tautologique pour laquelle « le terme de mythe implique quelque récit irréel, fantaisiste » (Van Riet, 1960 : 23) doublée de la conception allégorique de type historique pour laquelle le mythe contient un sens faux qui est apparent et un sens vrai qui est caché, et « il y a toujours un décalage entre le sens apparent est le sens caché » (Van Riet, 1960 : 31). Selon ces deux conceptions, « ce qui nous délivre du mythe, c’est la science historique » (Van Riet, 1960 : 23), et elle le fait en révélant la vérité cachée ou voilée par le merveilleux fallacieux. Cette conception nous autorise à nous poser ces questions : comment un mythe, qui est supposé être collectif et interne à la société, peut-il lui être imposé de l’extérieur et par un petit groupe, alors que, dit Marcel Mauss, les mythes ne sont des mythes que parce qu’ils sont « étroitement solidaires de toutes les institutions sociales, de toutes les structures sociales » (Mauss, 1908 : 24) qui font leur cadre naturel dans lesquels et par lesquels il devient possible de les comprendre et de les construire ? Comment expliquer qu’un mythe étranger à la société et à ses réalités arrive tout de même à gagner l’adhésion de la société qu’il entraîne, mobilise et agit, alors que, écrit Marcel Mauss, « il n’y a mythe que s’il y a une sorte de nécessité à s’accorder et sur les thèmes qui en sont la matière et sur la façon dont ces thèmes sont agencés […][, et] cette nécessité ne peut s’expliquer que si elle vient du groupe, si c’est la société qui entraîne ses membres à croire » (Mauss, 1908 : 15) ? Par ailleurs, si le « mythe kabyle » a été construit par des ethnologues de la période coloniale, il est nécessairement étayé sur des arguments ethnologiques, sociologiques et anthropologiques. Or ces études, qui sont ici remises en cause, l’auteur ne les discute pas, se contentant de fonder sa critique sur de simples références à des documents historiques, parfois tirés d’ouvrages d’histoire rédigés par des auteurs dont la neutralité idéologique et la distanciation par rapport aux faits sont pour le moins discutables : à titre d’exemple, Mohamed Harbi est un historien spécialisé dans la période coloniale de l’Algérie, alors que lui-même a vécu cette guerre en tant qu’acteur et a même rejoint le clan des auteurs du premier coup d’État de l’Algérie postcoloniale en 1962 [4].
Ensuite, l’approche constructiviste adoptée, en soutenant que tout ce qui paraît être une spécificité kabyle est sans rapport avec le fond culturel de la Kabylie, une construction conjoncturelle par des hommes en action, placés dans des situations économiques, militaires ou politiques précises, l’auteur considère que des faits sociaux peuvent être une simple construction des hommes selon leur volonté, guidés et motivés par les stratégies de positionnement. Or, Pierre Bourdieu a montré, précisément à partir du contexte de la Kabylie, que les faits sociaux sont une affaire de construction dans le cadre de « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principe de génération et de structuration de pratiques et de représentations » ((2000/1972 : 256). Par ailleurs, appliquer une approche constructiviste dans le contexte de la Kabylie de la période coloniale sans se référer aux travaux de Pierre Bourdieu ayant porté sur le même contexte de la même période de temps analysée, repérant un « modèle des relations d’homme à homme aussi accompli que celui de la compétition d’honneur » (2000/1972 : 15), c’est pour le moins incongru, car c’est remettre en cause une théorie universellement connue et reconnue sans tenter de la discuter ni même la citer. Étonnamment, même dans l’explication des transformations sociales par le phénomène d’introduction dans la société kabyle par le colonialisme de principes de la logique du libéralisme, l’auteur n’a pas jugé utile, voire éthiquement nécessaire, de se référer à Pierre Bourdieu qui est le premier à avoir établi ce lien de cause à effet entre les transformations sociales ayant marqué la société algérienne et particulièrement la société kabyle, et l’introduction par les colons dans les structures sociales « indigènes » de principes des sociétés capitalistes, comme l’individualisme, le machinisme, le salariat, l’échange monétaire et le droit social (2016/1958 : 150-175 ; 1994 : 193-196) [5], après Albert Camus qui a brièvement parlé dans Misère de Kabylie de l’impact de la concurrence de produits fabriqués à la machine sur l’artisanat et de l’usure sur l’agriculture, la propriété puis l’organisation sociale rurales en Kabylie (2005[1938-1939] : 82-86). Ce qui est intolérable sur ce plan est le fait que l’auteur recourt en plusieurs endroits à une approche comparative entre le contexte de Kabylie et le celui des Chaouias, sans citer Bourdieu qui, en 1958, a publié « Sociologie de l’Algérie » où il expose une synthèse des particularismes de chacun des principaux groupes ethniques, « qui ne peuvent se comprendre que l’un par l’autre » (Bourdieu, 2016/1958 : 10), écrit-il, avant de présenter vers la fin l’essentiel de leur fond commun. Et, au passage, quelques idées contenues par le travail de Yacine Temlali se retrouvent dans ce livre de Pierre Bourdieu : à titre d’exemple, cette idée « [qu’]entre des groupes de travailleurs de provenances géographiques et de langues différentes, l’identité du passé récent, fait de massacres, d’expropriations, de séquestres et de famines, et celle du présent, fait de soumission économique et politique aux conquérants, a été le terreau sur lequel a progressivement éclos un nouveau […] sentiment patriotique et nationaliste algérien » (Temlali, 2015 : 122-123) est une reformulation de celle-là : « la situation coloniale et la guerre ont contribué à effacer les particularismes et ont favorisé la formation de la conscience nationale » (Bourdieu, 2016/1958 : 119).
Sur le plan de la période d’étude, l’auteur a choisi de l’arrêter à la fin de la colonisation. Or, l’approche déconstructiviste voudrait que soit incluse la période postindépendance, car pour vérifier l’hypothèse d’une « politique berbère (Kabylie) de la France » consistant à construire de toutes pièces le « mythe kabyle » pour mieux opposer les Kabyles au Arabes, mieux les diviser et mieux les dominer, quelques déclarations d’individus ou d’« historiens » sont loin d’être suffisantes. Inclure la période postindépendance en maintenant la comparaison entre la Kabylie et les Chaouias aurait permis de voir comment les faits étudiés ont évolué sans le facteur supposé déterminant, le colonialisme français. Cela aurait au moins permis à l’auteur d’être moins affirmatif, en sachant, par exemple, que durant cette période post indépendance, « tous les mouvements luttant pour la promotion de la langue et la culture amazighes sont principalement des représentants de la région de Kabylie. Ces mouvements ont très rarement été soutenus par les Aurès. Les Aurésiens par une attitude inerte semblent ne pas être concernés par ces revendications identitaires » (Hadjarab, 2016 : 34).
Enfin concernant la démarche critique de l’auteur, elle a consisté en la présentation dès le départ d’une vérité sur le « mythe kabyle », vérité qu’il y a eu une « politique de la France en Kabylie » consistant en la construction du « mythe kabyle », posée comme énoncé de départ. Et à partir de là, il a remis en cause tous les récits qui expriment ce mythe par la société en leur opposant des contre-récits, détruisant sur son passage même les récits sur « Lounès Matoub ». Cette démarche est celle de « l’homme [qui] s’y révèle sûr de lui, propriétaire de la vérité, intolérant, imposant sa vérité aux autres, disputeur et fauteur de guerres (Van Riet, 1960 : 35-36). Par delà cette attitude critique de la conception du mythe comme simple produit de la fantaisie, il y a des théories récentes qui considèrent que le mythe « traduit une réalité existante, […] il commande l’expérience elle-même, il l’informe, […] de lui procèdent la morale, les rites, l’économie elle-même » (Mauss, 1908 : 15). Avec cette conception du mythe, « la véritable attitude critique […] signifie que l’on va s’efforcer de comprendre le mythe sans le condamner d’avance, sans le juger au non d’une vérité que l’on possédait déjà […], on voudra au contraire considérer le mythe comme autonome, valable en son ordre et à sa manière » (Van Riet, 1960 : 36).
La deuxième forme d’insuffisance consiste en un ensemble de contre-vérités relatives à des faits historiques importants, pourtant très connus et reconnus. Pour ne pas encombrer ce texte, nous nous contentons de commenter ici huit d’entre elles qui sautent aux yeux. La première est que si « la lutte contre la diffusion de l’Arabe classique en Kabylie a été une constante des projets coloniaux » ( p. 94), comment alors expliquer le fait que, durant toute la période coloniale, les noms des lieux de Kabylie sont arabisés administrativement et même dans la quasi-totalité des livres des ethnologues français de la période coloniales (le Aït est remplacé par le Béni), alors que dans le parler courant des Kabyles, ils sont, maintenant encore, maintenus dans leur état d’origine malgré tous les efforts de l’administration de la période postcoloniale pour les arabiser ? Comment également expliquer que les colons aient opté pour l’installation officielle en Kabylie, pendant plusieurs décennies, de bureaux arabes et de justice arabe (Cadis) ? La deuxième est liée à l’affirmation de l’auteur que « la désarabisation a été, d’un certain point de vue, nuisible au Kabyle. Langue écrite non utilisée dans les échanges courants, explique-t-il, l’arabe classique ne faisait pas concurrence à ce parler berbère » (p. 95). Or dans l’un des tout premiers ouvrages sur la grammaire Kabyle rédigé par Belkacem Ben Sedira, que l’auteur pourtant mobilise comme référence contre les partisans du « mythe kabyle », il est explicitement écrit que les poètes kabyles, de la période qu’il a analysée
, croyaient « faire preuve d’érudition et rehausser le mérite de leur œuvre, en les saturant d’expressions arabes » (1887 : 378). De plus, affirmer que la langue Arabe classique durant la période coloniale ne pouvait pas être nuisible au Kabyle c’est nier un fait avéré, signalé par plusieurs auteurs, que l’une des particularités du pays des Chaouias, relevée durant les premières années de la colonisation déjà, est la prépondérance de mots arabes dans le parler des Chaouis ; d’ailleurs dans un article au titre révélateur, « Autodénigrement et résignation : le Chaoui, une langue aujourd’hui menacée », il est écrit : « Une enquête par entretien a mis en évidence le peu de considération qu’ont les Chaouias pour leur propre langue qu’ils ont substituée dans la majorité des usages langagiers par l’arabe dialectale » ( Hadjarab, 2016 : 29), rejoignant par cela les dires de l’auteur lui-même : « La berbérophonie était ainsi, pour nous, une réalité vivante, non sans être quelquefois considérée, de manière négative, comme une survivance de temps reculés vouée à la disparition » (p. 21). La troisième est l’affirmation que le Colonel Amirouche, chef de la Wilaya 3 (région kabyle) aurait été sympathisant des Oulémas avant de rejoindre « le camp indépendantiste » (p. 114) et que pendant son commandement de la « wilaya 3 » (Kabylie), il aurait été « réputé pour son intraitable rigorisme religieux » (p. 114). Les mémoires rédigés par ses proches collaborateurs et des ouvrages d’histoire, ayant porté exclusivement sur lui, (Attoumi, 2004 ; Hamou, 2009, Sadi, 2011) n’ont nulle part signalé ses sympathies pour les Oulémas et ont démenti la propagande selon laquelle il veillait à l’application rigoureuse des percepts de l’Islam. La quatrième est l’assertion que la pratique de l’islam traditionnel en Kabylie (zaouïas) a été réduite, durant la période coloniale, à sa plus simple expression seulement par « l’obsession de certains administrateurs, à l’image de Camille Sabatier, d’éradiquer les confréries religieuses » (p. 96). Soutenir cela, c’est ignorer ou vouloir faire passer sous silence le fait que les Oulémas, qui ne voulaient pas moins l’éradication de ces confréries qui les gênaient dans leur travail de pénétration dans les villages de Kabylie, se sont fixés comme objectif la lutte contre les « pratiques liées au culte des saints, le maraboutisme » (Courraye, 2016 : 10). La cinquième est liée à l’affirmation de l’auteur que « la lutte du courant réformateur [Oulémas] pour le libre enseignement de l’arabe n’a jamais eu pour but, dans les régions berbérophones, de les arabiser » (p. 114). La vérité est qu’avec leur « conception de l’identité algérienne comme arabe et musulmane » (Courraye, 2016 : 11), les Oulémas ne voulaient pas seulement arabiser les berbères, mais, bien plus, ils voulaient dissoudre intégralement leur identité dans l’identité arabe. La meilleure preuve en est que, jusqu’au début des années 1940 au moins, alors que « les pleines [des Chaouias étaient déjà] arabophones » (Tillion, 1957 : 394), dans leurs campagnes, témoigne Germaine Tillion, « le voile n’existe pas » (Audio, 1997 : en ligne), alors qu’aujourd’hui c’est presque l’inverse qui s’observe dans ces campagnes, c’est-à-dire que c’est la femme sans voile qui n’y existe pas. Pour expliquer ce bouleversement, ce qu’elle désigne de « clochardisation de la société » des Chaouias, Germaine Tillion précise que « la société berbère […] s’est beaucoup abimée lorsqu’elle est passé de la campagne à la ville » (Audio, 1997 : en ligne) où dominent la culture et la langue arabes, puis, après l’indépendance lorsque les valeurs arabes et islamiques sont passées à la campagne où, toujours d’après Germaine Tillion, « il y avait une grande dignité de vie dans les familles : La femme […] circulait dans la tribu et elle était très respectée » (Audio, 1997 : en ligne). Dans ce travail d’islamisation et d’arabisation de l’Algérie après l’indépendance, les anciens Oulémas ont joué un rôle moteur puisque, au plan objectifs, « l’enjeu majeur pour les anciens membres de l’AOMA [Association des Oulémas Musulmans Algériens] après 1962 restera la définition de l’Algérie comme Arabe et musulmane », et au plan pratique, « les Oulémas prirent part à l’alphabétisation massive qui suivit l’indépendance et devait permettre l’arabisation de l’Algérie » (Courreye, 2016 : 788). La sixième est liée à l’explication de la réussite relative de l’instruction en Kabylie pendant la période coloniale par un facteur économique (crise économique) et un facteur politique (politique kabyle de la France). Qualitativement et quantitativement, l’instruction en Kabylie a donné des résultats positifs durant la période coloniale grâce surtout aux Pères blancs et Sœurs blanches, qui ont voulu faire sortir les Kabyles de la pauvreté par le moyen de l’instruction, et grâce à des instituteurs, communistes dans leur majorité, qui ont voulu faire de l’instruction un outil d’émancipation et de désaliénation des autochtones. Souvent, ces instituteurs, communistes ou humanistes, ces Pères blancs et ces Sœurs blanches ont fait leur travail d’instruction en agissant contre les directives officielles et en mettant de leurs propres moyens [6]. La septième est relative au fait que l’auteur considère que la société algérienne a évolué, suite à « des œuvres d’homogénéisation », vers une dichotomie entre des groupes monolithiques, – le groupe « des Européens », ou de « la France coloniale », ou encore de « l’occupation française » d’une part, qui serait pour la colonisation, et le groupe des Algériens autochtones d’autre part, qui contient des nationalistes favorables à l’indépendance, – alors que, tranche Franz Fanon, « la minorité européenne d’Algérie est loin d’être le bloc monolithique qu’on imagine » ( 1972 : 120). En effet, à plusieurs moment de l’histoire du mouvement national et de la guerre d’Algérie, des algériens d’origine européenne ont fait mieux et plus que les algériens d’origine autochtone pour l’indépendance de l’Algérie : durant les années 1950, par exemple, il y a eu plusieurs rencontres ayant regroupé de jeunes démocrates et anticolonialistes algériens, d’origine européens et d’origine autochtones, pour discuter de la situation globale du pays, son présent et son avenir, et « ce sont des Européens qui, après un exposé complet de la situation coloniale, s’étonnent que l’Algérie n’ait pas encore tiré les conclusions des échecs politiques » (Fanon, 1972[1959] : 121). Plus que cela, « très souvent ces Européens débouchent sur la nécessité d’une action armée, seule capable de sortir l’Algérie de sa situation désespérée » (Fanon, 1972[1959] : 121). La huitième est exprimée par l’affirmation de l’auteur que « le mythe kabyle n’a-t-il probablement pas été étranger au caractère majoritairement kabyle de cette émigration ». Cette affirmation devient non surprenante lorsqu’on voit que l’auteur a osé ici contourné même l’incontournable Abdelmalek Sayad qui, dans « La double absence », explique que derrière cette émigration massive des Kabyles, il y a « tout un processus qui, d’abandon en abandon, fait prendre conscience de la vanité de vouloir perpétuer l’agriculture en sa forme ancienne ; […] et, de défi en défi, amène à envisager l’émigration comme le seul recours, la solution ultime permettant de rompre le cercle infernal de la prolétarisation des ruraux, et aussi, comme l’acte d’« émancipation » par excellence » (1999 : 22-23). D’ailleurs, dans le travail qui figure dans les références de l’auteur, Germaine Tillion explique d’une façon assez convaincante que dans les Aurès, c’est valable même ailleurs en Algérie, la lutte des médecins et infirmiers, ainsi que des pères blancs et sœurs blanches, menée durant la période coloniale contre les maladies qui causaient des décès et des avortements, a permis naturellement un surplus d’hommes et, en l’absence d’améliorations des moyens de production des autochtones, ce « surplus des hommes a provoqué un grand mouvement giratoire d’émigration » (1957 : 397). Le tout est donc de comprendre « [qu’] entre le pire et le mieux intervient ainsi une pure question de dosage » (Tillion, 1957 : 401), dosage des moyens utilisés par la France coloniale et dosage aussi des moyens matériels et immatériels dont disposaient les groupes humains locaux : l’émigration a été majoritairement kabyle parce que le capital organisationnel était là qui a été utilisé à fond [7], avec, entre autres, la reproduction des structures de solidarité communautaire dans les pays d’accueil (Bourdieu, 1957 : 22) et la division du travail entre les hommes de chaque famille : la plupart partent à l’étranger pour acquérir le capital monétaire et les autres restent au pays pour utiliser ce capital monétaire en vue d’augmenter les capitaux économique, social et symbolique de la famille (Sayad, 1999 : 24).
Trois points nous paraissent importants pour conclure. Premièrement, si l’auteur montre avec des preuves suffisantes et convaincantes qu’incontestablement l’élite politique et militaire kabyle ayant joué un rôle dans le mouvement national, depuis l’Etoile Nord Africaine jusqu’à la Guerre d’Algérie, revendiquant parfois la référence à une Algérie algérienne dans les documents et discours officiels, n’a pas manifesté une quelconque hostilité envers l’islam et la langue arabe, qu’elle les a même défendus, parfois ardemment, il n’a par contre montré aucune preuve de défense de la langue berbère par l’élite arabe. Deuxièmement, si les courants de l’idéologie arabo-islamiste, qui ont gouverné l’Algérie postcoloniale, ont opté pour l’exclusivisme linguistique, culturel, religieux et politique, c’est, peut-être, qu’il y avait dans le mouvement national et dans le FLN-ALN un anti-berbérisme camouflé. Troisièmement, si « le frais accueil qu’a réservé la Grande-Kabylie montagneuse à l’Émir Abdelkader qui, en 1838-1839, nourrissait l’espoir de l’intégrer à son État, révèle que ses tribus tenaient à leur autonomie non pas uniquement à l’égard des Turcs mais à l’égard de tout pouvoir non local » (p. 51), c’est que, quel que soit son origine, « le mythe kabyle » est possiblement celui de la lutte de « la société contre l’État » (Clastres, 1974) qui d’ailleurs, d’après Pierre Clastres, n’est qu’un autre mythe.
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[1] Nous transformons ici pour nos besoins la très belle idée de P. Bourdieu que, « s’il y a une vérité, c’est que la vérité est un enjeu de lutte » (1994 : 91)
[2] Front de Libération National et Armée de Libération National.
[3] Chef arabe qui mena la conquête de l’Afrique du Nord entre 670 et 683.
[4] En 1962, le Front de Libération Nationale avait un Gouvernement Provisoire de la République Algérienne élu démocratiquement par les membres de ce front, qui devait légitiment gérer la période de transition jusqu’à l’élection démocratique d’un nouveau gouvernement puis du premier président de l’Algérie indépendante. L’armée des frontière devenue Armée Populaire Nationale, ralliée par quelques politiques, de coup de force en coup de force à partir de mai 1962, va s’emparer du pouvoir pour ne plus le lâcher jusqu’à aujourd’hui, formant, selon Rachid Ouaissa, une véritable « Classe-Etat algérienne » (2010).
[5] L’auteur aurait dû d’ailleurs faire une comparaison avec les Chaouias en mobilisant le travail de la célèbre Germaine Tillion qui a fait le même travail pour les Aurès, publié à la fin de la-même année (1957). Elle utilise ici une parabole saisissante : « Il fallait étudier attentivement coutumes et opinions des montagnards pour reconnaitre le tracé d’une fêlure, encore imperceptible, – celle qui marque le pot de la terre après sa première et brève rencontre avec le pot de fer. Quinze ans plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, le pot de terre est en miettes » (1957 : 394).
[6] Voilà ce qu’a exactement écrit Mouloud Feraoun sur ce sujet : « Les premiers maîtres furent des apôtres. Tout le monde le sait […] Il fallait vaincre l’hostilité des gens et surmonter d’innombrables difficultés matérielles […] Les premiers instituteurs fabriquèrent de la bonne terre dans leur jardin et, dans leurs classes, ils cultivèrent les petits esprits éveillés mais absolument sauvages. Entre ces deux tâches essentielles, il y en eut d’accessoires qui se multiplièrent à l’infini. Il fallut soigner les malades, écrire et lire des lettres, dresser des actes, donner des conseils, arbitrer des conflits, intervenir, aider, secourir » (2016 [1957] : 133).
[7] Il est scientifiquement inacceptable que l’auteur n’ait pas tenu compte, dans son ouvrage critique, de cette explication donnée en 1957 par le père de la sociologie critique : « Si les émigrants sont […] surtout des Kabyles, c’est que la forte cohésion et la solidarité du groupe agnatique procurent à l’émigré l’assurance que sa famille, demeurée sur le patrimoine indivis où chacun peut trouver subsistance, bénéficie, en son absence, de la protection de ses parents masculins demeurés au pays » (Bourdieu, 1957 : 22).