Avons-nous (vraiment) bien lu Durkheim et bien saisi toute la radicalité de son geste fondateur de la discipline sociologique ? A lire Anne Rawls, et relire avec elle De la division du travail social, rien n’est moins sûr. Peut-être alors le temps est-il venu, cent ans après la mort de Durkheim, de faire revivre ce texte inaugural. Telle est l’invitation du présent ouvrage. Textes à l’appui.
La contribution de la sociologue américaine peut être lue comme une nouvelle préface à l’édition originale de La division du travail social.
A ce titre, Durkheim est lui aussi et tout autant l’auteur du présent livre, en premier lieu par la publication de sa longue introduction, jamais rééditée depuis 1893. Plus encore, tel un palimpseste, cet ouvrage convoque tout un ensemble d’auteurs contemporains pour esquisser, à l’ombre de l’histoire officielle, une histoire en quelque sorte parallèle, clandestine de la sociologie, attentives à la créativité des pratiques sociales et à la morale propre aux interactions.
Pour autant, cette invitation à découvrir un autre Durkheim, jamais lu (ou presque) – à relire cette Division du travail social revisited –, n’intéressera pas seulement les sociologues, mais aussi les philosophes. En effet, un autre texte s’enchâsse dans cette intrigue, la fameuse Théorie de la justice, de John Rawls, le père de l’auteur. Car ce qui est avant tout en jeu dans cette relecture de l’ambition sociologique durkheimienne, c’est aussi et surtout sa dimension politique et toute sa pertinence aujourd’hui, pour penser les formes et les conditions d’une société juste.
Cette audacieuse lecture de l’œuvre de Durkheim ne manquera pas de susciter des réactions contrastées tant elle bouscule bien des interprétations convenues de la sociologie durkheimienne. Voire de la sociologie tout court. Elle invitera par ailleurs les philosophes à nouer un dialogue renouvelée entre science sociale et philosophie morale et politique.
Avec la publication de la longue introduction d’Emile Durkheim, jamais rééditée depuis 1893.
Préface de Philippe Chanial
Editions Le Bord de l’eau
Coll . La Bibliothèque du MAUSS
284 pages
ISBN : 9782356876379
Prix de vente public : 20.00€
Anne W. Rawls
Anne Warfield Rawls (1950) est professeur de sociologie, Université de Bentley (États-Unis). Fille de John Rawls, l’auteur de la fameuse Théorie de la Justice, qui a définitivement renouvelé la philosophie morale et politique contemporaine, elle a publié de nombreux articles (dont plusieurs ont été traduits) et ouvrages dans lesquels elle propose d’articuler la microsociologie d’E. Goffman et H. Garfinkel à l’ambition sociologique de Durkheim et philosophique des théories modernes de la justice.
***
Préface
De Durkheim à Rawls (John), en passant par Garfinkel :
De la division du travail social comme Théorie de la Justice
par Philippe Chanial
Introduction
De la Division du travail social revisited : vers une théorie sociolologique de la justice ?
Par Anne Warfield Rawls
Emile Durkheim, De la Division du travail social
Introduction originale (1893)
Livre III : Les formes anormales
Conclusion
Préface de la seconde édition (1902)
* * *
Par Philippe Chanial
« La tâche des sociétés les plus avancées est donc, peut-on dire, une œuvre de justice […] De même que l’idéal des sociétés inférieures était de créer ou de maintenir une vie commune aussi intense que possible, où l’individu vînt s’absorber, le nôtre est de mettre toujours plus d’équité dans nos rapports sociaux ».
Émile Durkheim, De la division du travail social
Avons-nous (vraiment) bien lu Durkheim et bien saisi toute la radicalité de son geste fondateur de la discipline sociologique ? A lire Anne Rawls, et relire avec elle De la division du travail social, rien n’est moins sûr. Ne nous sommes-nous pas trop longtemps assoupis à la lecture répétée de tant d’interprétations paresseuses, au point de laisser en sommeil toute la puissance de l’ambition durkheimienne et, à travers elle, de la sociologie elle-même ? Et n’est-ce pas d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle celle-ci éprouve tant de difficultés à rendre compte de la singularité de nos sociétés modernes et l’une des causes du statut problématique de la théorie sociale aujourd’hui ? Peut-être alors le temps est-il venu, cent ans après la mort de Durkheim, de faire revivre ce texte inaugural et, à travers la relecture inédite ici proposée, de nous tirer de ce sommeil sociologique. Telle est l’invitation du présent ouvrage. Textes à l’appui.
Les amateurs de mise en abîme et d’intrigues enchâssées connaissent l’histoire du Manuscrit trouvé à Saragosse de l’excentrique comte polonais Jean Potocki. A l’instar du narrateur, le jeune officier Alphonse Van Worden, qui trouva par hasard un étrange manuscrit espagnol lors du siège de Saragosse en 1809, Anne Rawls a en effet bel et bien fait une découverte : l’introduction originale de La division du travail social de 1893 d’Emile Durkheim. Il s’agit d’un texte capital, mais inconnu des lecteurs français contemporains, si ce n’est quelques Nestor Burma de la durkheimologie [1]. En effet, cette longue introduction était devenue inaccessible, puisque dès 1902, lors de la seconde édition de l’ouvrage, les trois-quarts de son contenu furent supprimés – à la demande de Durkheim ou de son éditeur et, semble-t-il, par les coups de ciseaux du neveu de l’oncle lui-même, Marcel Mauss. Ces pages si précieuses sont ici restituées dans leur intégralité.
La contribution de la sociologue américaine peut ainsi être lue comme une nouvelle préface à l’édition originale de La division du travail social. A ce titre, Durkheim est lui aussi et tout autant l’auteur du présent livre, notamment par la publication de cette introduction oubliée mais aussi, à la demande d’Anne Rawls, d’autres extraits, peu ou mal lus et compris, de ce texte fondateur de la sociologie. Mais l’on pourrait encore prolonger la liste des auteurs, tant ont, implicitement, collaboré à ce livre, résolument collectif, tous ceux, morts ou vivants, qui ont contribué ou contribuent aujourd’hui à écrire une autre histoire de la sociologie. Tel un palimpseste, cet ouvrage convoque ainsi tout un ensemble de textes pour esquisser, à l’ombre de l’histoire officielle, une histoire en quelque sorte parallèle, clandestine, cheminant, dans la voie tracée par Durkheim, de Marcel Mauss à Erving Goffman et aux fondateurs de l’ethnométhodologie – Harold Garfinkel puis Harvey Sacks –, en passant par Talcott Parsons et quelques autres [2].
Pour autant, cette invitation à découvrir un autre Durkheim, jamais lu (ou presque) – à relire cette Division du travail social revisited –, n’intéressera pas seulement les sociologues, mais aussi les philosophes. En effet, un autre texte s’enchâsse dans cette intrigue, l’un des premiers articles publié par le père de la fille, le philosophe John Rawls, en 1955, « Two concepts of rules », traduit tout récemment [J.Rawls, 2017], un peu oublié désormais dans le monde anglo-saxon, qu’Anne Rawls mobilise pour étayer sa lecture de Durkheim. Car ce qui est aussi en jeu dans cette relecture de l’ambition sociologique durkheimienne, c’est aussi et surtout sa dimension normative au point, suggère l’auteure, de lire De la division du travail social comme une théorie (sociologique) de la justice… très rawlsienne. De Durkheim à Garfinkel, de la sociologue Anne au philosophe John (Rawls), ces airs de famille méritent quelques clarifications tant ces généalogies sont inédites et fécondes.
Comme le rappelait Mauss dans son introduction à la publication des cours de son oncle consacrés au socialisme (1895-1896), « c’est dès ces années d’Ecole Normale, par vocation, et dans un lieu animé de vouloir politique et moral, d’accord avec Jaurès (…) qu’il se consacra à l’étude de la question sociale ». C’est dans cet esprit qu’il la posa « alors abstraitement et philosophiquement, sous le titre : Rapports de l’individualisme et du socialisme ». Et c’est alors, poursuit Mauss, « qu’il parvint par une analyse progressive de sa pensée et des faits, entre le premier plan de sa Division du travail social (1884) et sa première rédaction (1886), à s’apercevoir que la solution du problème appartenait à une science nouvelle : la sociologie » [Durkheim, 1978, p.18]. C’est donc bien d’abord un questionnement philosophique, et plus encore de philosophie morale et politique, qui conduisit Durkheim en sociologie [3]. Et justement, la première édition, avec son introduction originelle, de La division du travail social porte toutes les traces de ce questionnement et de ce cheminement. On y découvre un Durkheim ferraillant avec virtuosité, implicitement ou textes à l’appui, avec Kant, Hume, Bentham et leurs héritiers, critiquant notamment leur individualisme et leur esprit spéculatif, pour mieux fonder une science empirique de la morale qui permettrait, seule, de porter réponse aux dilemmes de la modernité. Ainsi, de 1893 à 1902, avant que cette introduction ne fut réduite à quelques pages (mais complétée par l’importante préface de 1902, consacrée aux groupements professionnelles, nous y reviendrons), ce texte se présentait d’abord comme un travail de philosophie morale et politique animé par la volonté de donner des preuves empiriques – i.e. sociologiques – de la nécessité fonctionnelle de la justice au sein des sociétés modernes.
Comme le montre ici Anne Rawls, en amputant cette introduction, Durkheim a presque fait disparaître non seulement sa critique minutieuse tant de la philosophie morale moderne (principalement kantienne et utilitariste) et de l’économie politique que sa préoccupation première : montrer que les sociétés modernes, fondé sur la division du travail social, ne peuvent tenir que dans et par la justice, tant celle-ci serait devenue notre principale obligation morale. Ou, pour reprendre sa formule fameuse, que la sociologie ne mérite pas une heure de peine [1991, p.xxxix] si elle n’offrait la possibilité de fonder, d’une façon indissociablement empirique et normative, cette exigence constitutive de justice. Or tel n’est-il pas l’objet même du Livre III de l’ouvrage et de sa conclusion que nous avons appris, en quelque sorte, à ne pas lire, en nous satisfaisant des deux premiers et de la distinction canonique qu’il y établit entre solidarité mécanique et solidarité organique ? Mais n’est-ce pas aussi celui de la fameuse préface à la seconde édition de 1902, où Durkheim faisait des groupements professionnels ces espaces proprement modernes de création de formes nouvelles, égalitaires et spontanées, de solidarité et de justice ? C’est dans cet esprit qu’est composé le présent ouvrage, ouvert par Anne Rawls elle-même qui nous guide dans la lecture de cette introduction oubliée, puis de ce IIIe Livre négligé et de cette seconde préface souvent mal comprise.
Avant de présenter le cœur de la thèse de la sociologue américaine, bien connue pour ses travaux consacrés notamment à Goffman et à l’ethnométhodologie [4], il faut rappeler qu’Anne Rawls avait déjà proposé, dans des travaux antérieurs remarqués [1998, 2004, 2017a, 2017b], une lecture audacieuse de la sociologie de Durkheim, plus précisément de la théorie de la connaissance au cœur de son dernier ouvrage, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Déjà marquait-elle combien nous avions mal lu le sociologue français, ratant en quelque sorte son innovation principale : son hypothèse selon laquelle l’ordre social – mais aussi la morale, la raison, la conscience de soi etc. – est d’abord constitué par des pratiques collectives. Au lieu de nous abandonner à ce qu’Anne Rawls nomme le « mirage des croyances », Durkheim nous aurait au contraire invité à nous émanciper de la thèse dominante selon laquelle que l’ordre social résulterait de celles-ci [2004a, p.71]. Au commencement étaient les pratiques. Contrairement aux interprétations convenues, la sociologie durkheimienne constituerait donc avant tout une praxéologie, une sociologie de la pratique et non de la conscience collective. Et c’est de cette thèse que se déduirait, dans son dernier ouvrage, sa théorie de la connaissance – i.e. sa conception générale des relations entre « pensée » et « réalité ». En effet, c’est à partir de pratiques collectives concrètes, notamment rituelles, et de l’expérience mutuelle qu’elles suscitent, qu’émergent empiriquement, selon Durkheim, nos idées les plus fondamentales, ce qu’il nomme les « catégories de l’entendement » – le temps, l’espace, la causalité, la force, la totalité, les classifications [5]. Enfin, et telle serait sa sociologie de la connaissance, ces catégories universelles, « naturelles », constituent la matière première à partir desquelles les sociétés façonnent, toujours diversement, leurs systèmes de représentations et de croyances propres [A.Rawls, 2017a].
Durkheim aurait ainsi proposé non seulement une voie possible de dépassement de l’opposition entre empirisme et rationalisme, mais aussi de la philosophie classique. Voire, à l’instar de Marx, autre théoricien de la pratique, d’en finir avec toutes les philosophies. Comme le souligne Anne Rawls et tel que le soutient selon elle Durkheim, « si les pratiques créent la raison et des parties essentielles de la logique, il n’est plus possible de les faire dériver de la raison et de la logique » [2017b, p.147]. C’est à ce titre, tirant toute les conséquence de cette primauté du social et des pratiques – qui suppose également, nous y reviendrons, de rompre avec toute forme d’individualisme –, que Durkheim pouvait suggérer, avec une radicalité que nous avions oubliée, que la sociologie n’est autre que la nouvelle forme que la philosophie est appelée à prendre [6].
Or cet argument et cette ambition traverse, selon A.Rawls, toute la sociologie de Durkheim. C’est la raison pour laquelle elle invite à réfuter « l’hypothèse des deux Durkheim », popularisée par Parsons dans les années 30 et largement relayée depuis, ce mythe opposant un « premier » Durkheim, positiviste et empiriste, avocat de l’objectivité du social, des faits sociaux dans leur matérialité et leur force contraignante – celui de La division du travail social, des Règles de la méthode sociologique et du Suicide, – et un « second », résolument idéaliste et psychologiste, voire métaphysique, champion de l’autonomie des idées, des représentations collectives et des systèmes symboliques [7] – celui de ses travaux ultérieurs et notamment des Formes élémentaires [8]. En revanche, s’il n’y a jamais eu deux Durkheim, mais un seul, il n’y a pas plus lieu de lire différemment son premier et son dernier ouvrage. Tout au long de son œuvre, le sociologue n’aurait poursuivi qu’un unique but : reformuler les grandes questions de la philosophie – qu’est-ce que la vérité, la logique, la raison, le sujet, la morale etc. ? – en partant du « fait social » premier : les hommes vivent en groupe, ce que C.Bouglé nommait à la suite de Durkheim le « fait de l’association » [Bouglé, 1929, p.1 ; Durkheim, 1983, p.103], et que ce sont les pratiques communes qui s’y déploient qui constituent les faits sociaux. Bref, selon la formule canonique des Règles de la méthode sociologique [1983, p.xxiii], si « la réalité objective des faits sociaux » est bien « le principe fondamental de la sociologie », il faut alors préciser, comme le suggérait Harold Garfinkel [2007, p.45 ; 2002], que cette objectivité se crée (et se recrée sans cesse) dans, par et pour l’action en commun. La création des faits sociaux, telle qu’elle s’opère par la coopération mutuelle [9], est ce par quoi le fait brut de l’association donne naissance à autant de formes sociales, d’ordres de significations partagés sans lesquels les hommes ne pourraient s’entendre, communiquer, coordonner et justifier leurs actions. A ce titre, pour l’exprimer dans les termes de l’ethnométhodologie, les faits sociaux (et leur objectivité) constituent autant d’accomplissements pratiques, tant ils relèvent de ce travail minutieux que nous ne cessons de réaliser pour constituer, entre nous, un monde commun.
Durkheim, Garfinkel et l’ethnométhodologie
De ces premiers à ces derniers textes, Harold Garfinkel (1917-2011), fondateur de l’ethnométhodologie, n’a cessé de se revendiquer de ce qu’il nomme « l’aphorisme de Durkheim » selon lequel « la réalité objective des faits sociaux est le principe fondamental de la sociologie ». Mais à l’encontre de la sociologie dominante, il s’attache à montrer que cette objectivité n’est pas donnée, mais accomplie, c’est-à-dire constituée dans le cours même de la vie sociale par les activités et les pratiques ordinaires des individus (les « membres »).
Le problème qu’il suggère ainsi d’affronter n’est autre que celui que son maître Parsons [1937] nommait, en référence à Hobbes, le problème de l’ordre. Or dès lors que l’on refuse, comme l’ethnométhodologie, de résoudre ce problème en considérant les acteurs comme des calculateurs utilitaristes ou des judgmental dopes (des idiots dépourvus de jugement), en tablant sur l’existence d’une culture commune, d’un ordre normatif intériorisés par les agents, comment rendre compte du fait que le monde social est ni chaotique ni dépourvu de sens, qu’il présente des propriétés d’ordre, de rationalité, d’intelligibilité, de régularité ? Si la compréhension par les acteurs de leurs actions et de celles d’autrui n’est plus garantie de l’extérieur, comment alors la coordination de l’action et la production de l’ordre peuvent-elles s’opérer de l’intérieur ? L’argument ethnométhodologique peut être ainsi résumé : ces propriétés d’ordre, d’intelligibilité, de régularité sont les produits du travail vivant d’organisation, d’ordonnancement et de mise en sens réalisé par les membres, qui donne aux faits sociaux leur physionomie concrète et les constituent comme réalité objective.
Ce sont ces pratiques, en tant qu’elles s’organisent et s’ordonnent de l’intérieur, qui « constituent » ces « faits sociaux » que Durkheim invitent à considérer comme des « choses ». Ces opérations concrètes [10], normativement régulées et intersubjectivement validées, sont à ce titre « constitutives », au sens où c’est à travers elles que la réalité sociale s’accomplit d’une façon visible, descriptible, intelligible et qu’il est ainsi possible de coordonner nos actions en situation, qu’il s’agisse d’une banale conversation, d’une simple file d’attente, mais aussi du travail scientifique en laboratoire ou de celui d’Agnès, transexuel, pour manifester les apparences d’une « femme normale, naturelle ».
La production de la signification – donc de l’ordre – relève d’un effort conjoint des interactants pour rendre leurs intentions reconnaissables à travers l’usage de pratiques partagées et engage à ce titre une certaine qualité des interactions qui exige diverses obligations : attention et reconnaissance mutuelles et surtout ce que Garfinkel nomme la confiance (trust), sans laquelle aucune compréhension commune ne serait possible. Celle-ci ne consiste donc pas dans l’existence démontrable et mesurable de connaissances partagées (conscientes ou inconscientes) de la structure sociale, mais repose sur l’obligation d’agir en accord avec les attentes de la vie ordinaire en tant qu’exigences morales. Ainsi, à l’instar de Durkheim, Garfinkel identifie l’ordre social à un ordre moral : la réalité sociale nous apparaît et s’impose à nous comme une réalité morale, sous la forme concrète de cours d’action, d’événements considérés comme normaux, c’est à dire à la fois familiers et fondés moralement [11]. Ces « faits massifs de l’existence quotidienne des membres » auxquels nous souscrivons, Garfinkel les nomme les « faits naturels de la vie en société ». Ils fournissent le « socle », le « c’est ainsi », et par là nourrissent nos attentes normatives d’arrière-plan et constituent la base de nos actions et de nos inférences [12].
La question sociologique essentielle est donc celle qui consiste à étudier comment et avec quelles conséquences les faits sociaux sont ainsi créés – ou « constitués », ou « accomplis ». D’où le projet et la question de Durkheim dans De la division du travail social : dans quelle mesure le processus moderne de différenciation sociale, en transformant les formes d’association interhumaine, a-t-elle modifié les façons de créer les faits sociaux pour bâtir, sur de toute autres bases, les ordres sociaux caractéristiques de la modernité ?
Avant revenir sur cette question essentielle, il nous faut rapidement évoquer un autre texte exhumé par Anne Rawls, peu connu du public français, et qui, s’il n’apparait pas dans ce volume, n’en est pas moins présent tant il joue un rôle déterminant dans sa lecture de la thèse de Durkheim. En 1955, John Rawls vient de soutenir sa thèse à Stanford, et bien avant d’avoir rédigé son maître ouvrage, Theory of Justice (1971), publie dans la prestigieuse Philosophical Review un article apparemment assez technique, relevant des débats internes à la doctrine morale qu’il vise non pas (encore) à critiquer ou dépasser mais à défendre en l’amendant : la doctrine utilitariste [J.Rawls, 2017]. En un mot, l’une des difficultés à laquelle est confronté l’utilitarisme, du moins l’utilitarisme mal compris selon J.Rawls, serait de pouvoir justifier moralement des conduites qu’une majorité de personnes considéreraient injustes – même si leurs conséquences sont profitable au regard du critère utilitariste de maximisation du bien-être collectif – notamment punir des innocents ou trahir une promesse « pour le bien de la société ». L’utilitarisme amendé par Rawls propose d’échapper à cette aporie en distinguant, sous l’influence de Wittgenstein et de la philosophie du langage ordinaire, deux types de règles.
Les deux concepts de règles selon John Rawls
Selon le premier type – les « règles récapitulatives » –, une règle n’est rien d’autre qu’un résumé d’actions ou de décisions passées. Si, à partir d’une expérience récurrente, faire B dans la situation A permet d’obtenir le résultat visé, alors la meilleure chose à faire consiste à suivre cette maxime d’action : « A chaque fois que A, faites B ». Si l’on interprète la promesse selon cette conception, alors on considérera que « la règle selon laquelle on doit tenir ses promesses a pu naître parce que l’on a remarqué que dans les cas précédents il était globalement meilleur de le faire » [2017, p.41]. C’est l’expérience passée d’un grand nombre de cas de même type qui permet de dégager la règle et donc de décider et d’agir correctement [13].
L’autre conception des règles, Rawls la nomme « constitutive ». Ici, les règles ne sont pas postérieures mais logiquement antérieures aux actions individuelles qu’elles rendent possibles : la règle consistant à tenir ses promesses, par exemple, ne résulte pas tant d’expériences passées qui en aurait démontré le caractère bénéfique dans des cas semblables, que du simple fait que je ne peux logiquement promettre – prononcer les mots « je promets » – si l’institution (la « pratique » [14] ) de la promesse n’existe pas. La règle selon laquelle il faut tenir ses promesses définit ce qu’est une promesse, comme celle des déplacements des rois, reines, tours, fous et pions le jeu d’échec. Contrevenir à ces règles consiste à s’excepter des règles constitutives de la pratique, donc à ne pas accomplir la pratique en question. Ainsi punir un innocent en connaissance de cause (même si cela conduit à maximiser le bien-être du plus grand nombre), ce n’est pas le punir, au sens légal ; tenir ses promesses pour des raisons utilitaires n’est pas tenir une promesse [15]. Sauf à confondre ces deux types de règle, l’utilitarisme bien compris peut ainsi rejoindre « nos jugements moraux bien pesés ». Lorsqu’une action particulière est subsumée sous une pratique – et elles ne le sont pas toutes –, nous ne pouvons (nous ne sommes pas libres de) décider des cas particuliers pour des raisons utilitaires, sur le modèle des règles récapitulatives. Nous devons simplement « jouer le jeu » [16].
John Searle [1972, 1995] s’est très largement inspiré de cette distinction pour la reformuler, au-delà du débat interne à l’utilitarisme, en opposant les « règles régulatives » – celles qui régulent des activités qui existaient déjà auparavant (le code la route, les recettes de cuisine) – et les « règles constitutives » – celles qui créent la possibilité même des activités (les règles du jeu d’échec, la promesse), en soulignant, à l’instar de John Rawls, que les secondes sont propres à ce qu’il nomme les « faits institutionnels ».
Quel peut être l’intérêt de cette subtile distinction pour la sociologie [17] ? Comme le montre Anne Rawls dans le présent ouvrage, Durkheim l’aurait anticipé dans sa typologie des deux formes de solidarité sociale, chacune reposant sur la primauté de l’un de ces deux types de règles. Ainsi le monde traditionnel de la solidarité mécanique serait régi avant tout par des règles récapitulatives, construites au fil du temps par la tradition et s’imposant aux pratiques dans la mesure où la tradition fait autorité et que ses systèmes de croyances et valeurs participent d’une foi commune. Les sanctions répressives – sous la forme d’un droit principalement religieux – y manifestent cette exigence d’homogénéité et marquent l’obligation morale de respecter, en se conformant à ces règles, la communauté de croyances, le consensus fondateur du groupe. Cela ne signifie pas pour autant que les règles et les pratiques constitutives soient absentes de ces sociétés, comme il l’exposera plus tard, nous l’avons rappelé, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse. Si la société a bel et bien commencé par les pratiques, celles-ci ont néanmoins été ensevelies, recouvertes, sous l’épaisse couche de croyances qu’elles ont contribué à forger. Ainsi, au sein de communautés soudées et peu différenciées, ces systèmes de croyance – la fameuse « conscience collective » – pouvaient constituer une source d’ordre parfaitement adéquate à leur morphologie et, les règles récapitulatives, garantes de « l’autorité de l’éternel hier » – pour reprendre la définition wébérienne de la tradition – pouvaient manifester toute leur efficacité fonctionnelle pour assurer la cohésion sociale [18].
Or, comme le souligne fortement Anne Rawls, contrairement aux interprétations courantes [19], Durkheim n’a cessé de souligner que, dans les société modernes, différenciées, diversifiées, individualisées, bouleversées dans leur morphologie par la division du travail social, la conscience collective ne peut plus – et ne doit plus – jouer ce rôle fonctionnel d’intégration et de régulation et donc reposer sur la primauté de ce premier type de règles. Ce serait en effet faire violence à la morphologie des sociétés à solidarité organique (et aux droits conquis par les individus en leur sein) que de prétendre les retremper dans une foi commune et vouloir à toute force ranimer les valeurs communautaires déchues, si rétives au changement, à l’innovation qui, au contraire, animent le monde moderne. L’exigence de consensus n’est plus une exigence dans la modernité. C’est donc sur de toute autres bases que les sociétés modernes font société. Dès lors que s’y déploient des relations entre des individus de plus en plus différenciés, singularisés, spécialisés dans des fonctions distinctes – voire entre des inconnus, à l’instar de celles nouées dans les grandes villes –, ceux-ci ne peuvent plus s’entendre et agir par le seul partage de significations symboliques communes. Les règles traditionnelles (récapitulatives) ne sauraient y assurer, du moins à elles seules, la fonction de cohésion sociale. Les différences engendrées par la division du travail transforment ainsi les conditions même de constitution des ordres de significations partagés. Elles appellent de nouvelles formes de coopération, donc de création des faits sociaux. L’apport majeur de la thèse durkheimienne consisterait alors, selon Anne Rawls, à tirer toutes les conséquences, à la fois analytiques et normatives, de la transformation du « mode production » du social propre à la modernité, jusqu’à en faire l’objet spécifique de la discipline sociologique.
Comme elle le souligne ici avec force, Durkheim n’aurait eu de cesse de souligner qu’est devenu nécessaire (et souhaitable) une forme de solidarité sociale qui désormais procède d’en bas et non d’institutions surplombantes, qui ne dépend pas de l’autorité de croyances collectives, mais plutôt d’un engagement partagé à l’égard de « pratiques » – au sens de John Rawls –, basées sur des formes d’autorégulation internes, horizontales, bref sur des règles constitutives. Qu’il s’agisse, notamment des mondes scientifiques ou professionnels, de nouvelles formes de coopération sont à l’œuvre d’où émergent de nouveaux ordres constitutifs spontanés, dépourvus de règles formelles et de sanctions légales, comme autant d’associations volontaires basées sur des pratiques autorégulatrices qui engendrent leurs propres règles du jeu. Et, poursuit A. Rawls, « cet engagement exige à son tour un type nouveau de moralité, orienté vers l’égalité dans la participation et la réciprocité dans la coopération, nécessaires pour soutenir la création collaborative de faits sociaux cohérents à travers des pratiques constitutives ». Délestées du poids des croyances et de toute forme de contrainte formelle externe, les pratiques retrouveraient ainsi, avec la modernité, toute leur force créative sui generis en tant que matrice du social. Dès lors, ce sont de nouvelles obligations morales, indépendantes des croyances communes, qui soutiennent les relations interhumaines et assurent la cohésion sociale. Elles ne se marquent plus sous la forme d’un droit répressif – sanctionnant les écarts aux règles (récapitulatives), donc la transgression des normes et croyances collectives – mais avant tout restitutif – visant à restaurer les conditions d’une coopération équitable entre les individus (et les groupes). Bref, au fondement des ordres sociaux modernes, l’exigence de justice se substituerait à l’exigence de consensus.
Il est tentant, pour conclure cette présentation, d’évoquer brièvement combien cette relecture si originale et stimulante de la première grande œuvre de Durkheim suggère d’y découvrir, en partie du moins, l’esquisse d’une théorie (sociologique) de la justice très (ou pré-) rawlsienne. Le plaidoyer pour la justice de Durkheim et de John Rawls suppose en effet que les sociétés à solidarité organique du premier sont tellement marquées par le « fait du pluralisme », caractéristique, selon le second, des sociétés démocratiques modernes, qu’elles doivent faire leur deuil de toute communauté de croyances pour ne plus reposer que sur des règles – des principes de justice – distincts de toute conception englobante du bien, « de ce qui fait la valeur de la vie humaine » [J.Rawls, 1995, p.44]. En ce sens, tant pour le philosophe américain que, près d’un siècle plus tôt, pour le sociologue français, la société moderne ne saurait être autre qu’ « un système équitable (fair) de coopération sociale » [J.Rawls, 1995 ; 2003, section 2].
Cette formule de J.Rawls manifeste cette idée fondamentale selon laquelle les citoyens des démocraties modernes, dans leurs relations publiques, « ne considèrent pas l’ordre social comme fixe et naturel ou comme une hiérarchie institutionnelle justifiée par des valeurs religieuses et politiques » [1995, p.41], mais davantage comme une entreprise de coopération mutuelle avant tout fondée sur « un idéal de réciprocité entre les citoyens » [Ibid., p.42]. Cet idéal suppose un engagement conjoint à respecter, même au prix de son propre intérêt, les conditions équitables de la coopération sociale, telles qu’elles sont formulées à travers les deux fameux principes de justice (ainsi que le principe de différence). Si, comme y invite Anne Rawls, on rapproche ces thèses du dernier Rawls de celles du premier, les principes de justice ne constituent rien d’autres que les règles constitutives du jeu social que se donnent – et s’engagent à respecter, sur le modèle de la promesse ou du devoir de fair-play [20] – les individus au sein des différents ordres de la pratique. Pas de justice sans égalité et liberté dans la participation aux pratiques communes et sans réciprocité dans les formes de coopération mise en œuvre. Anne Rawls généralise ainsi à l’ordre relationnel ce que John Rawls limitait à l’ordre institutionnel – à la « structure de base » de la société – pour mieux souligner, avec Durkheim mais aussi avec Garfinkel et Goffman, que les sources de la moralité et de la cohésion sociale se logent désormais « en bas », dans l’infrastructure interactionnelle de la société où se fabriquent, dans les formes de coopération les plus diverses, les faits sociaux.
Or, si tel est le cas, c’est parce que les formes de civilités publiques de la société moderne décrites par Durkheim manifesteraient concrètement – et non sous la forme d’une expérience de pensée – les conditions de la fameuse « position originelle » de la Théorie de la Justice. Selon Anne Rawls, dans ce « monde d’étrangers (…) marqué depuis l’époque de Durkheim, par une diversité culturelle et ethnique sans cesse croissante » [Introduction, p.64-65], où les conditions et les systèmes de valeurs de chacun sont de plus en plus différenciées, les individus n’ont d’autres choix que de se placer sous un « voile d’ignorance », bref de mettre entre parenthèse, ce qui les définit en propre – ce qui les différencie et, potentiellement, les séparent les uns des autres – afin de s’unir, de s’entendre, de faire lien. En outre, dans des sociétés où les positions de chacun ne sont plus assignées de façon pérenne, les participants aux différentes pratiques ont intérêt, souligne Anne Rawls » « à protéger l’ensemble des positions et des identités, parce qu’elles pourraient devenir les leurs », bref à faire comme si « toutes les positions étaient interchangeables » [Ibid., p.109]. D’où l’importance des règles et pratiques constitutives dans la mesure où elles sont ouvertes à tous, sans considération de personne, et s’établissement indépendamment des croyances et des positions de chacun. Ainsi, placé dans une telle « position » empirique, « on n’a pas besoin d’en savoir davantage sur les individus — d’où ils viennent, qui ils sont, ce qu’ils croient — pour produire avec eux les ordres impliqués dans les pratiques constitutives, qu’il s’agisse d’un jeu ou d’une activité de travail. Les pratiques constitutives sont donc neutres à l’égard des personnes qui y participent » [Ibid. p.64]. C’est donc sur cette « neutralité en valeur » – la neutralité du libéralisme politique défendu par John Rawls – que peuvent (et doivent) s’établir de nouvelles formes de coopération afin de réaliser ce qu’il nomme une « société bien ordonnée ». Et si celle-ci ne peut plus être ordonnées par des valeurs ou des croyances, elle le sera au regard de la qualité des formes de coopération – libres, égales, réciprocitaires – qui s’y déploient [21].
Ce « formalisme », même s’il ne suppose qu’un « minimum de ressemblance » [Ibid., p.97), un minimal « consensus par recoupement », selon le terme de J.Rawls [1988], n’en est pas moins exigeant. Si la justice, en tant que source principale d’obligation morale, constitue désormais une condition de félicité de l’action, du lien et de l’ordre social, elle n’en suppose pas moins que la structure de base de la société soit réformée de façon à assurer sa pleine mise en œuvre. Tel est justement, selon Anne Rawls, l’enjeu normatif et sociologique du Livre III de La division du travail social qu’elle nous invite à relire à nouveaux frais. En effet, ce que déplore Durkheim, ce n’est pas l’anomie en général – l’absence de régulation collective – mais le fait que certaines formes de division du travail restent encore marquées par des règles traditionnelles qui s’opposent à l’exigence d’égalité et d’équité intrinsèque aux pratiques constitutives. L’inégalité est à ce titre une forme de contrainte externe qui, en faussant le jeu de la coopération, contredit les exigences propres à la solidarité organique [22]. D’où, souligne Anne Rawls, « les formes d’anomie qui se développent, en particulier, avec l’institution de l’héritage, pilier du système libéral contemporain, qui perpétue l’inégalité et constitue, par conséquent, une contradiction au regard des conditions nécessaires à la division du travail » [Ibid., p.79]. Bref, si les sociétés modernes se présentent sous une forme anormale, c’est parce qu’elles ne réalisent pas (pas encore, pas suffisamment) leurs propres conditions morales d’existence. Ou, pour l’exprimer dans les termes de John Rawls, parce qu’elles contredisent certaines « intuitions fondamentales latentes au sein de la culture publique d’une société démocratique » – notamment celle d’une société politique conçue comme « juste système de coopération sociale entre des citoyens qui sont considérés comme des personnes libres et égales » [J.Rawls, 1988, p.10-11].
D’où la nécessité pour l’un comme l’autre d’assurer, dans le prolongement de ces intimations, la justice au sein des institutions de base de la société, notamment l’égalité des chances – que Durkheim nomme « l’égalité dans les conditions de la lutte » [23] – et la justice contractuelle [24]. Ainsi, si pour Durkheim, gouvernements et systèmes juridiques sont nécessaires, c’est avant tout pour protéger les droits individuels et la justice, qui constituent les conditions d’arrière-plan des ordres constitutifs. Et ils ne le feront que dans la mesure où les institutions politiques et juridiques se limiteront à « traduire » les ordres constitutifs qui se sont développés en dessous d’elles [25]. Comme si l’ordre de l’institution était appelé à soutenir, en les généralisant et en les formalisant, ces formes de réciprocités qui se nouent déjà dans nos relations et nos pratiques communes les plus ordinaires, ces obligations morales toute ordinaires qui relèvent de l’ordre de l’interaction. Comme si, serions-nous tenté de suggérer, la capacité des sociétés modernes à faire société supposait d’ouvrir la morale du don – ou de l’interaction [26] –, telle qu’elle se manifeste dans les différents ordres particuliers de la pratique, à une politique du don fixant les conditions générales d’une société conçue comme système équitable de coopération sociale [27].
***
Cette audacieuse lecture rawlsienne (et garfinkelienne) de l’œuvre de Durkheim ne manquera pas de susciter des réactions contrastées tant elle bouscule bien des interprétations convenues de la sociologie durkheimienne. Voire de la sociologie tout court. Même si elle appelle des réserves [28], elle apporte une contribution précieuse à ce qui se cherche aujourd’hui dans le champ éclaté des sciences sociales : un paradigme unifiant et un horizon normatif. Il est ici, comme dans nombre de paradigmes émergents [Chanial, 2018], celui d’une science de la pratique et de la relation interhumaine résolument anti-utilitariste, rompant avec le « mirage des croyances » et l’hypostase des structures, indissociable d’une perspective normative, qui invite à un dialogue renouvelé entre science sociale et philosophie morale et politique : approfondir « l’œuvre de justice » (Durkheim) en faisant droit à la puissance instituante de la qualité réciprocitaire des rapports sociaux – celle que le neveu de l’oncle Durkheim et militant socialiste Marcel Mauss [Chanial, 2009] désignait sous le concept de don.
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[1] On trouve en effet les seules feuilles manquantes, sans le début et la fin du texte, dans le second volume des Textes de Durkheim sous le titre « Définition du fait moral » [1975, p.257-288]. Ce qui rend l’ensemble du texte peu compréhensible, tant il ne prend tout son sens que dans sa version intégrale ici reproduite et surtout comme présentation de l’ouvrage, et non comme une contribution autonome à l’approche sociologique de la morale.
[2] Voir le texte précieux de l’auteure où elle restitue brièvement cette « autre histoire » de la sociologie, du moins américaine [A.Rawls, 2018].
[3] Il faut ici rappeler que la « seconde thèse » de Durkheim, sa thèse latine de 1892 était consacrée à l’étude comparée des philosophies morales et politiques de Montesquieu et Rousseau à partir desquelles il proposait de dégager un éthique empiriquement valide, bref une morale sociologique [Durkheim, 1966].
[4] Voir notamment, en français, son article sur Goffman [A.Rawls, 2002] et pour une synthèse sur Garfinkel [2000].
[5] Nous ne pouvons reprendre ici l’analyse détaillée des Formes élémentaires et sa lecture rawlsienne. A titre d’exemple, pour dégager les sources (sociales) du concept (universel) de causalité, Durkheim montre en quoi l’accomplissement collectif des « rites mimétiques » où chacun « imite » son animal totémique crée des « forces morales » qui suscitent un fort sentiment d’unité (et de bien-être) chez les membres du groupe identifié au totem. L’efficacité causale du rituel est ainsi perçue directement à travers le sentiment moral qu’il suscite pratiquement, tel qu’il est éprouvé par tous à cette occasion. Le concept de causalité – la relation causale entre le rite et son effet moral – peut alors émerger en tant qu’il permet de rendre intelligible ce sentiment et cette expérience partagés qui résultent de la mise en scène de leur parenté totémique.
[6] « Comme Wittgenstein et Husserl après lui, Durkheim pensait qu’une fois les questions éthiques et épistémologiques retraduites en termes sociologiques, la philosophie en serait définitivement transformée et que la sociologie deviendrait le lieu où les questions philosophiques seraient désormais débattues (…) La philosophie devait être remplacée par la sociologie et toutes les questions philosophiques classiques devaient être reformulées à partir du nouveau cadre qu’elle avait défini. Au lieu de cela, c’est maintenant la philosophie qui définit les critères en fonction desquels la sociologie et ses arguments sont évalués. Une telle situation serait impossible si la tradition sociologique avait été prise au sérieux » [2004a, p.78].
[7] Et alors que le premier fut le héros de la sociologie américaine, notamment à son âge d’or fonctionnaliste (et d’une partie de son anthropologie), c’est le second qui aurait dominé en France, de Lévy-Bruhl à Lévi-Strauss, pour ensuite contribuer à nourrir le postmodernisme et le constructivisme contemporains outre-Atlantique.
[8] Comme si, soulignait Parsons, Durkheim avait « en cherchant à éviter les affres du positivisme raté la cible et complètement sombré dans l’idéalisme [1937, p.445].
[9] Notamment, comme le note Anne Rawls à plusieurs reprises, sous la forme des liens noués dans les relations de don étudiées par le neveu de l’oncle, Marcel Mauss.
[10] Ce que Garfinkel nomme les « méthodes » mises en œuvre par les membres, soit les « ethno-méthodes » [2007].
[11] En ce sens, l’ethnométhodologie ne saurait être appréhendée comme une forme de constructivisme ou de déconstructionisme [Chanial, 2001].
[12] Dans certains textes plus récents [2001a, 2001b, 2002], Garfinkel respécifiera sa démarche dans des termes plus durkheimiens encore et selon son style inimitable, définissant l’ethnométhodologie comme l’analyse des « grandes récurrences, de l’immortalité des choses, qui constituent de fait l’ordinarité, la familiarité miraculeuse de la société ordinaire, et de sa reproduction ».
[13] Bien que face à des cas extraordinaires il n’y ait aucune certitude que cette généralisation soit valable, ce qui justifie que de tels cas puissent être considérés indépendamment de la règle. Ainsi, si la règle exigeant de tenir ses promesses est considérée (à tort) comme une règle récapitulative, rien n’interdit dans des circonstances particulières de la transgresser.
[14] Le jeune Rawls nomme « pratiques » des formes d’activités spécifiée par des systèmes de règles, notamment, selon les deux exemples qu’il développe dans ce texte, l’institution pénale ou la promesse.
[15] De même que marquer des buts au pied en jouant à la balle au prisonnier n’est pas jouer à la balle au prisonnier (et pas davantage au football). Voir l’excellente présentation de ce texte de J.Rawls par Vincent Boyer [2017, p.3-11], largement reprise ici ainsi que Bloor [1997], Morin [2009] et Descombes [2007] sur le concept même de règle constitutive depuis Rawls.
[16] La justification utilitariste ne s’applique donc pas ici directement à l’action mais aux règles constitutives de la pratique qui la définit. Ainsi l’utilitarisme amendé par J.Rawls permet, paradoxalement, de donner une justification utilitariste à des règles (car il y a bien un « intérêt », une utilité, au sens utilitariste du terme, d’avoir et d’entretenir la pratique de la promesse comme l’institution pénale) dont le contenu (toujours tenir, sans calcul, ses promesses, même dans les cas où cela ne conduit pas au bien-être maximal) est radicalement anti-utilitariste [Boyer, 2017, p.9]. Cet impératif de fair-play – « jouer le jeu » en tenant ses engagements – viendra définir dans ses textes ultérieurs [J.Rawls, 1987a)] sa définition de la justice comme équité, en tant qu’elle suppose « d’accepter les contraintes qui résultent du fait d’avoir une morale » et de s’y tenir, même contre son propre intérêt.
[17] Cf. le numéro spécial, coordonné par Anne Rawls, consacré à « Two Concepts of Rules » du Journal of Classical Sociology [A.Rawls, 2009a, 2009b].
[18] Plus généralement, ce modèle des règles récapitulatives n’est-il pas, implicitement, au cœur des sociologies dominantes, tant « holistes » qu’ « individualistes » ? Dans les deux cas en effet, les pratiques sociales sont le produit de règles, à partir desquels s’orientent les individus, soit parce qu’ils les ont intériorisés, soit parce qu’ils y trouvent, tout compte fait, leur intérêt. Ainsi agir consisterait bien à « suivre des règles », conscientes ou inconscientes ; l’ordre social résultant alors soit de calculs intéressés, sur le modèle du marché, soit des effets de processus de socialisation (ou de domination) inscrivant chacun dans des rôles sociaux préétablis qui conditionnent leurs conduites (sur le modèle de l’ « idiot culturel » dénoncé par Garfinkel [2007]).
[19] Surtout celles qui prétendent lire sous la plume de Durkheim une nostalgie du monde traditionnel pour le considérer comme un auteur conservateur, ce qui constitue, comme le rappelle A.Rawls un parfait contresens. Voir également A.Rawls [2012].
[20] Dans la Théorie de la Justice, reprenant la métaphore du jeu, J.Rawls explique que ce qui caractérise cette structure de coopération, c’est d’abord le désir commun de tous les joueurs de bien jouer. Et cette fin commune ne peut être atteinte que si le jeu s’opère selon les règles (fairly), mais aussi à condition que les deux équipes ou joueurs soient à peu près de même force et qu’ils sentent tous qu’ils jouent bien. « Bien jouer, conclut Rawls, est pour ainsi dire une réalisation collective qui requiert la coopération de tous » [1987b, p.568]. Au même titre que la science, l’art, la famille ou le cercle d’amitié, le jeu constitue une activité commune valorisée pour elle-même et non, avant tout, pour les bénéfices qu’elle procure.
[21] Cette dimension performative et instituante de l’impératif de justice mérite qu’en soit mesurée toute la radicalité. Elle suppose en effet l’ordre social ne saurait désormais reposer sur aucune forme d’autorité ou de croyances partagées, mais sur la justice et l’égalité seules, en tant qu’exigences internes des pratiques et des relations sociales. A l’inverse, Durkheim souligne que « la contrainte ne commence que quand la réglementation, ne correspondant plus à la nature vraie des choses, et, par suite, n’ayant plus de base dans les mœurs, ne se soutient que par la force » [1991, p.370], bref que toute velléité d’ordonner les sociétés sous une forme quelconque de consensus moral englobant serait fondamentalement anti-démocratique et autoritaire. J.Rawls ne dit rien d’autre : « Un accord social fondé sur une seule conception générale et exhaustive [du bien] ne pourrait être maintenu que par l’usage tyrannique du pouvoir de l’Etat » [1988, p.7 n.7 ; 1995, p.90-91).
[22] « La division du travail ne produit la solidarité que si elle est spontanée et dans la mesure où elle est spontanée […] Elle suppose, non seulement que les individus ne sont pas relégués par la force dans des fonctions déterminées, mais encore qu’aucun obstacle, de nature quelconque ne les empêchent d’occuper dans les cadres sociaux la place qui est en rapport avec leurs facultés. En un mot, le travail ne se divise spontanément que si la société est constituée de manière à ce que les inégalités sociales expriment exactement les inégalités naturelles » [1991, p.370). J.Rawls, en défendant le principe de différence, dépasse ici la méritocratie républicaine que défend Durkheim, en partie du moins [Chanial, 2011, chap.3].
[23] « La spontanéité parfaite n’est qu’une conséquence et une autre forme de cet état de fait : l’absolue égalité dans les conditions extérieures de la lutte ». A l’inverse, « la transmission héréditaire de la richesse suffit à rendre très inégales les conditions extérieures dans lesquelles la lutte s’engage » [1991, p.372-373]. Sur la question de l’héritage chez J.Rawls, voir [1987, §43 ; 2003, section 49].
[24] « Le contrat n’est pleinement consenti que si les services échangés ont une valeur sociale équivalente. […] La condition nécessaire est suffisante pour que cette équivalence soit la règle des contrats, c’est que les contractants soient placées dans des conditions extérieures égales » [Durkheim, 1991, p.376-377].
[25] [p.61 ; 65]. Voir le modèle de la séquence en quatre étapes pour l’application des principes de justice aux institutions de la structure base dans la seconde partie de la Théorie de la Justice [1987b].
[26] Voir A.Rawls [2001], où l’auteure démontre magistralement, dans des termes profondément maussiens, en quoi l’ordre sui generis de l’interaction chez Goffman doit être défini comme « un ordre moral basé sur un engagement envers des idéaux de réciprocité généralisé ». A ce titre, « l’interaction la plus minime, loin d’être cette force conservatrice que l’on présente traditionnellement comme résistante au changement, représente en réalité une revendication continue d’égalité face à la structure sociale et offre ainsi des ressources pour une critique anti-utilitariste (interest-free) de la moralité des arrangements sociaux existants » [Ibid, p. 131-132]. Elle conclut ainsi, identifiant explicitement l’ordre de l’interaction à la position originelle de John Rawls : « Finalement, la morale d’une forme de vie structurelle particulière doit toujours rendre des comptes aux valeurs de pure réciprocité sous-jacentes à l’ordre de l’interaction. La tension essentielle de l’histoire humaine est celle de la confrontation permanente entre l’égalitarisme pur de la position originelle (présent comme principe sous-jacent de l’ordre sui generis de l’interaction) et la réalité des inégalités sociales » [Ibid., p.148, nous soulignons].
[27] L’exigence, toute maussienne, de réciprocité justifie à elle seule, pour John Rawls, ses principes de la justice redistributive, à la fois l’égalité des chances et le principe de différence. Au sujet du second, il écrit : « les plus défavorisés [sont ceux] à qui la réciprocité est due entre ceux qui sont des citoyens libres et égaux comme les autres » [2003, p.192-193] ; « il est crucial que le principe de différence inclue une idée de réciprocité ; les plus doués (qui ont une place plus fortunée dans la distribution des dons innés qu’ils ne méritent pas moralement) sont encouragés à acquérir des bénéfices supplémentaires – ils bénéficient déjà de leur place fortunée dans cette distribution – à la condition qu’ils cultivent leurs dons innés et qu’ils les utilisent de manière à contribuer au bien-être des moins doués (qui ne méritent pas non plus leur place moins fortunée dans la distribution) » [Ibid., p.112]. Mais la mise en œuvre du principe de différence est aussi un outil de réalisation de la réciprocité dans la coopération, en reconnaissant les plus défavorisés comme des membres pleinement coopérants. D’où sa critique du « capitalisme de l’Etat-Providence » et de certaines de ses formes d’assistance sociale, et sa préférence pour une « démocratie des propriétaires » (ou un « régime socialiste libéral ») qui, en plaçant dans les mains de tous, et non pas de quelques-uns, des moyens productifs suffisants – tant en capital réel (ressources, revenus – dont un revenu minimum –, propriétés) qu’humain (éducation, santé etc.) –, offre à chacun la capacité de donner et de coopérer à la société sur une base d’égalité.
[28] Pour une réponse à un certains nombres de critiques, voir Rawls [2017b]. Pour notre part, outre des questions d’exégèse de l’œuvre durkheimienne, l’analyse proposée par l’auteure gagnerait à articuler plus dialectiquement les ordres constitutifs de la relation à ceux de l’institution et du symbolique, au sens de Mauss. En outre afin d’élargir d’un point de vue théorique – point de vue que refusent d’adopter bon nombre d’ethnométhodologues au nom d’un descriptivisme exclusif – l’alternative radicale qu’elle trace, certains apports de la théorie sociale et de l’anthropologie philosophique contemporaine (théorie de la reconnaissance, du care, de l’agir communicationnel, paradigme du don) mériteraient d’être intégrés dans une synthèse plus vaste, tant ils proposent également de saisir, à travers l’analyse empirique des pratiques, la normativité interne aux relations interhumaines comme matrice de la « délicate essence du social » [Chanial, 2011, 2018 ; Caillé, Vandenberghe, 2016].