Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Marcel Hénaff

Lien social, lien politique : alliance, violence, reconnaissance

Texte publié le 28 août 2018

Publié en allemand in Das soziale Band, Th. Bedord, S. Hermann Eds., Campus Verlag, Frankfurt-New-York, 2016 (www.ciando.com/img/books/extract/359343542X_lp.pdf)

Le lien social n’est pas le lien politique. Quelle est la différence ? En quoi peut-il être important de la comprendre ? Pour tenter de répondre à ces questions je propose de commencer par une réflexion sur le fait que depuis une quarantaine d’années (peut-être plus), ce qui se désigne comme philosophie sociale tend à supplanter et parfois à délégitimer la philosophie politique. Certes les grandes philosophies du 20e siècle portant sur la justice, les luttes pour l’émancipation, les formes de domination sont considérées dans une large mesure comme des œuvres de philosophie politique ; ainsi en est-il dans des styles très différent des travaux de Habermas, Rawls, Foucault, Walzer, Honneth et d’autres. Pourtant aucun de ces auteurs n’a, à proprement parler, développé une théorie de l’ordre politique au sens classique du terme comme ont pu le faire dans le passé des auteurs comme Hobbes, Spinoza, Rousseau, Hegel et plus récemment Leo Strauss, Carl Schmitt, Claude Lefort. Cela ne veut pas dire que la réflexion sur les institutions et les régimes politiques est abandonnée : elle est devenue en quelque sorte l’objet propre des départements de science politique qui inscrivent dans leur programme l’analyse des institutions et des types de régime. La philosophie politique elle-même se veut désormais plus soucieuse d’expliquer plutôt les formes indirectes de domination que la bureaucratie, les pratiques d’autorité plutôt que la souveraineté, les arts de gouverner plutôt que le rôle de l’Etat. Foucault, par exemple, ne s’intéresse pas directement à la question de l’Etat, ni même à celle de la démocratie, mais aux institutions et pratiques qui se donnent comme objet la gestion des populations.

Foucault est emblématique d’une importante différence entre la tradition française et la tradition allemande sur ces questions. Il ne vise pas en effet à développer une philosophie sociale au sens de Habermas et de Honneth. Il cherche à décrire des configurations historiques, à mettre en évidence de grandes formations discursives. Tandis que les deux autres s’efforcent de définir ce qu’il en est de la relation normative entre sujets sociaux. Leur projet est d’éclairer les conditions de ces relations de manière à rendre possible pour les sujets une émancipation en vue d’une existence réussie. La philosophie sociale est d’abord un effort pour fournir des outils d’analyse des forces en conflit dans la société et indiquer des choix éthiques pour réduire les ’pathologies sociales’. La philosophie sociale est une philosophie ’pratique’ au sens kantien. Ce projet théorique se situe implicitement dans le cadre des démocraties libérales occidentales, de leurs systèmes institutionnels fondés sur le droit, de leurs activités économiques au sein d’un marché ouvert, avec des systèmes de protection sociale, d’éducation publique et d’accès aux biens culturels. On ne pose plus la question de la genèse de l’Etat ni de la légitimité de la démocratie. Ces choses sont considérées comme acquises ; les questions à leur sujet portent sur leur réforme périodique, non sur leurs raisons d’être. Il y a une légitimité admise des institutions politiques qui rend oiseuse la question de leurs origines. Le problème est désormais celui des échecs dans les relations entre les individus et les groupes : les situations d’injustice, d’humiliation, d’agressivité, d’indifférence. Bref cette approche normative fait apparaître des ’pathologies sociales’ qu’il importe d’analyser, de refuser et de réduire.

A ce point on est en droit de se demander : pourquoi tout d’abord donc il y a-t-il de l’injustice, de l’agressivité, de la domination ? On peut répondre qu’en chercher la raison générale n’aide en rien à corriger les situations négatives que nous affrontons. D’un point de vue pragmatique, cela est incontestable. Un doute cependant devrait nous saisir. Peut-on se contenter de parler de ’pathologies sociales’ et de ’vies non réussies’ ? Est-ce là un diagnostic suffisant lorsqu’il s’agit de rendre compte de situations de misères sociales graves, d’inégalités démesurées dans les revenus, d’injustice dans les relations économiques entre pays nantis et pays pauvres ; entre pays en paix et pays dévastés par les guerres, les exactions, la déportation, la torture et les massacres. Aucune des philosophies sociales mentionnées plus haut n’aborde directement la question de la violence, encore moins celle de l’extrême violence. On ne saurait devant l’ampleur de ces phénomènes que les périodes de terrorisme rendent traumatisants, esquiver la question : pourquoi une telle violence ne cesse de revenir dans nos sociétés, et plus généralement dans l’espèce humaine ?

Hors de tout pathos du tragique, il nous faut admettre mais surtout comprendre qu’il s’agit sans doute là de la question majeure de notre vivre ensemble. Car il se pourrait que ce soit en raison de cette violence qui ravage ou, en tout cas se tient à l’horizon de notre espèce, que peut s’éclairer la raison de la formation des institutions politiques, du fait même que nous sommes proprement ’l’animal politique’. Or cette raison, même oubliée, est toujours actuelle. Elle est à la fois historique et transhistorique. Il est devenu nécessaire pour la philosophie de penser la question politique (comme ordre institutionnel, souveraineté, règne de la loi) dans le cadre de la formation de notre espèce et de ses transformations. Car il se pourrait que ce soit le processus même de reconnaissance qui se trouve au cœur de la formation du lien politique et des institutions qui le stabilisent. Pour cela même ce lien institutionnel de reconnaissance publique est au cœur des relations sociales et des comportements qui les traduisent. Le lien social se constitue dans un ethos où s’entrelacent affects, formes de vie, traditions, symboles et valeurs qui font la chair de la reconnaissance dans le groupe. Mais pour que cela soit possible une confiance venue de plus loin est nécessaire. C’est celle qu’apporte un accord implicite autour d’un élément tiers qui arbitre et transcende les affects négatifs et les conflits potentiellement mortels. Tel est normativement l’ordre politique.

C’est une telle articulation du politique et du social que je me propose de problématiser dans cet exposé. Je le ferai – comme souvent – en croisant des données de l’anthropologie sociale avec des questions et des traditions proprement philosophiques. Plus encore je n’hésiterai pas à solliciter les données de l’éthologie animale et donc de l’évolution sans céder pour autant à une réduction naturaliste. Je mets mon exposé sous le signe de cette remarque de Canguilhem « Pour la philosophie toute matière étrangère est bonne ; et toute bonne matière est étrangère’

Aristote : Animal social, animal politique

Pour mettre en place cette problématique, pour préciser certains doutes, et reformuler certaines questions négligées je propose une –brève– relecture d’un texte très connu et peut-être mal connu : le premier chapitre de La Politique d’Aristote. Je m’en tiendrai à l’essentiel. Nous connaissons bien le début de ce texte ce sont les pages où l’être humain est défini comme « animal politique » [zoon politikon]. Il faut d’emblée rappeler que cela veut d’abord dire qu’il est membre d’une polis, ce qui signifie membre d’une communauté gouvernée par des lois. Tel est le cas en Grèce, mais non chez les ’Barbares’.

A partir de cette certitude – qui est aussi une exclusion– , Aristote se demande : de quelle nécessité procède l’existence même de la polis ? Pourquoi est-elle apparue ? A cette question il offre une réponse qui se présente comme une genèse : famille, village, cité ; à cela s’ajoutent des remarques sur le langage et la justice. Je crois que ces remarques dessinent en fait une 2nde genèse plus essentielle. La première présente la polis comme le résultat d’un processus naturel : au départ il y a le couple homme/femme sans qui la reproduction (qui en est le telos) n’aurait pas lieu ; on a donc d’abord la famille ; les familles s’unissent pour s’entraider (2e telos) et forment des villages ; finalement les villages forment des cités qui par la complémentarité des activités parviennent à l’autosuffisance : autarkeia. Ce terme est décisif, car c’est avec cette autarcie que la cité devient un être achevé, une plénitude ; elle est l’excellence [arété] de la vie collective : elle en accomplit le telos. En cela elle est le tout dont les éléments précédents n’étaient que des parties.

Les remarques qu’Aristote fait ensuite et qui sont généralement considérées comme des précisions à cette description, proposent en fait une 2nde genèse. Aristote est conscient que ce qu’il a défini c’est d’abord l’animal social – zoon koinonikon – formule qui n’apparaît pas ici (on la trouve in l’Eth. Eud. VII, 10 ; 1242a), mais c’est bien ce qu’il veut dire en rappelant que l’homme ne fait pas des sociétés comme les abeilles ou tout autre animal vivant en groupe. La raison en est qu’il est doté du langage [logos] articulé. A ce point quelque chose doit nous surprendre : qu’Aristote ne souligne en rien la puissance cognitive du langage humain ; celui-ci est présenté exclusivement comme un outil de nomination du juste et de l’injuste et par là à un moyen de partager de telles évaluations avec les autres ; d’où cette conclusion capitale : « c’est la communauté de ces sentiments (moraux) qui engendre la famille et la cité ». Aristote cependant ne s’arrête pas là : si cette évaluation partagée sur le juste et l’injuste engendre la communauté, c’est que l’injustice menace constamment en raison d’une violence particulière, inhérente à l’animal humain. L’homme, dit-il, est « le plus excellent des animaux, mais sans la loi et la justice il est le pire » ... « il est le plus impie et sauvage des animaux quand il est sans vertu » (I,2-2 ; 1253a) ; Aristote conclut : « La vertu de justice constitue l’essence du politique ; l’exercice de la justice est l’ordre même [taxis] de la communauté politique ». [Idem].

En somme la 1re généalogie était fonctionnelle ; la 2nde est normative. La 1re définit une nécessité naturelle de former une cité ; la 2nde révèle l’exigence éthique de le faire ; c’est la plus importante, car elle concerne la justice, c’est-à-dire la loi. Or ce qui impose ce passage au niveau éthique c’est une violence qui menace la vie commune. Sans cette menace, sans cette pression à affronter l’injustice, la cité ne connaîtrait pas l’exigence de la loi ; ne serait pas une communauté proprement politique. La polis selon Aristote est un opérateur de conversion de la violence en institution. Le rôle de cette violence initiale chez Aristote est généralement ignoré ; on verra qu’il est décisif. C’est à cette jointure que peuvent s’articuler, je crois, les sphères du politique et du social.

L’alliance exogamique : genèse de l’ordre institutionnel

Mais pour cela il nous faut d’abord nous interroger sur la première généalogie proposée par Aristote : celle qui va de la famille, au groupe social et à la cité ; i.e. à l’Etat. Elle a été adoptée comme évidente par toute la tradition philosophique, Hegel inclus. On la reprend encore volontiers aujourd’hui. Mais ce faisant on ne mesure sans doute pas très bien deux problèmes : 1/que l’on confond la notion de famille avec celle de système de parenté et 2/ que l’on identifie société politique et société à organisation étatique. Aujourd’hui aucun anthropologue sérieux ne peut accepter ces confusions. Commençons par la seconde, cela permettra de dissiper la première. Personne aujourd’hui ne peut soutenir sérieusement que les sociétés proprement politiques ne commencent qu’avec la forme État. Cela voudrait dire que les sociétés sans autorité centrale comme celles des chasseurs-cueilleurs seraient par définition des sociétés non politiques, des sociétés sans loi, et de ce fait minées par une violence endémique. Je crois qu’il faut récuser tout à fait ce genre de vue et affirmer ceci : toute société humaine commence d’emblée comme société politique, c’est-à-dire comme ordre public réglé par des lois même implicites et cela dans l’acte qui la constitue comme société humaine, celui de l’alliance exogamique. Les deux termes ici sont importants.

La règle la plus universelle qui marque la spécificité des sociétés humaines est celle qui oblige les couples à se former hors de leur groupe de consanguins (parents/ enfants ; frères/sœurs ou assimilés). C’est une règle d’exogamie (i.e. mariage à l’extérieur) qui s’observe partout dans les sociétés traditionnelles. Cette règle a aussi un autre nom : la prohibition de l’inceste. Comme Lévi-Strauss l’a démontré de manière désormais considérée comme acquise [1], cette prohibition n’est en rien un interdit d’ordre moral ni même d’ordre biologique (mais cela a pu le devenir ensuite). Il s’agit à la fois d’une obligation d’alliance (celle de s’unir à un autre groupe) et d’une obligation de réciprocité (pour toute épouse reçue il doit y avoir une épouse rendue). Dire que c’est une règle d’alliance cela veut dire que le groupe de consanguins renonce à s’enfermer sur soi, qu’il accepte que la reproduction de la vie chez lui passe par un groupe différent. Une société humaine n’est possible que comme l’union de Nous et d’Eux, du Même et de l’Autre. S’allier c’est unir la familiarité du chez soi avec l’étrangeté du chez eux. Il faut recevoir d’autrui ce que l’on attend le plus pour soi, à savoir la continuation de la vie. Toute société humaine commence par ce geste de sortie de soi, par l’acception de ce qui n’est pas soi. S’allier cela veut dire surmonter la séparation et maintenir ensemble ce qui est différent. Une société humaine n’est possible que sous cette condition d’altérité. La vie à l’intérieur du groupe recommence constamment par une alliance avec ceux qui sont hors du groupe. Ainsi la famille elle-même n’est pas d’abord constituée d’un couple et de ses enfants (modèle nucléaire) ; il faut toujours y inclure celui qui a cédé l’épouse au groupe du mari (ce donneur est généralement le frère de l’épouse donc l’oncle maternel pour les enfants). L’acte public de l’alliance passe au cœur de l’intimité du couple. La relation n’est pas duelle ; elle inclut toujours le tiers. Avec le tiers on a l’arbitre, l’autorité, la loi. L’espèce veut seulement le renouvellement de la vie. L’alliance fait de cette nécessité la naissance institutionnelle du groupe. On a là le cœur de la politeia.

On comprend donc que la parenté est autre chose que la famille (au sens actuel de famille nucléaire). L’union exogamique n’est pas une union privée mais un dispositif public de pacte entre des groupes. D’emblée cette union est constitution de la société comme sphère publique avec des codes acceptés et des règles connues de tous ; par cette alliance exogamique toute société naît et se confirme comme institution, c’est-à-dire comme convention implicite et sans cesse renouvelée par les nouvelles unions.

Le processus semble tout à fait pacifique. N’y aurait-il donc pas eu de violence à surmonter ? Il se pourrait bien au contraire que ce soit le cas. Et c’est précisément à contrer ou convertir cette violence que vise l’alliance. Pour le comprendre il faut reprendre le problème de plus loin.

Le pacte symbolique : don cérémoniel et reconnaissance publique

L’union matrimoniale en effet comme étant nécessairement l’alliance de deux groupes s’obligeant à la réciprocité ne peut être comprise que replacée dans un ensemble de pratiques plus larges, celles qui concernent les échanges cérémoniels de dons. Dès ses débuts – dans le denier tiers du 19e siècle – la recherche anthropologique avait abondamment décrit ces pratiques constatées dans toutes les cultures traditionnelles. On sait que l’on doit à Marcel Mauss, avec son Essai sur le don [1924] d’avoir su identifier à ce sujet un problème d’une portée sociologique générale. Un des exemples célèbre qu’il analyse est le cycle de dons – appelé kula – qui est pratiqué dans l’archipel des Trobriand en Mélanésie. D’île en île, lors d’expéditions en bateau, par les échanges de bracelets et de colliers précieux se tisse entre partenaires, un réseau de relations à la fois publiques et personnelles intenses. Dans chaque cas, tout le village est engagé dans la préparation de l’expédition ou dans l’accueil des visiteurs. Il s’agit dit Mauss, d’un « fait social total » ; il en donne de nombreux autres exemples. Dès le début de son Essai il avait posé une question à laquelle il ne parvient pas à donner de réponse : pourquoi dans ces échanges y a-t-il une obligation de réciprocité ? Par ailleurs Mauss n’a pas vu que l’alliance exogamique en constituait la forme la plus complète et la plus forte. On peut dire que s’il a bien saisi en quoi ces pratiques étaient essentielles à la création ou au renforcement du lien social, en revanche il n’a pas compris qu’il s’agissait avant tout de la constitution de la sphère politique  ; que ces échanges constituent un pacte et que tout pacte implique l’engagement public réciproque des deux partenaires, ce qui permet de comprendre l’obligation de donner en retour.

Dans les sociétés traditionnelles, cette exigence apparaît au mieux dans les situations de première rencontre et cela nous permet de comprendre le lien de ces pratiques avec la violence. Mauss dans les dernières pages de son Essai en perçoit bien l’enjeu. Il le dit en ces termes :

Pendant tout un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d’esprit, de crainte et d’hostilité exagérées et de générosité également exagérée (...) il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens. C’est dans des états de ce genre que les hommes ont renoncé à leur quant-à-soi et ont su s’engager à donner et à rendre. - C’est qu’ils n’avaient pas le choix. Deux groupes d’hommes qui se rencontrent ne peuvent que : ou s’écarter - et, s’ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre - ou bien traiter. [2]

Ici est posé d’emblée et nettement le problème de la violence comme situation initiale avec cette alternative : ou l’affrontement par les armes ou l’alliance par les dons. A ce point il importe de ne pas s’engager dans une fausse interprétation. Il ne s’agit pas de se montrer bons ou charitables ; la générosité exprimée n’est pas morale ni même religieuse. Il s’agit d’établir une procédure fiable et durable d’entente pour envisager de vivre ensemble. Cela veut dire plusieurs choses.

Tout d’abord, il importe à chaque groupe de donner une garantie de ses intentions en offrant des biens précieux. Pourquoi précieux ? Parce que cela signifie que l’on cède à autrui quelque chose de soi en gage et substitut de soi. Ce bien offert présente la forme même du symbole, entendons-le littéralement : comme ce qui met ensemble – en grec sym-ballein –. En Grèce ou à Rome il existait une procédure consistant à casser en deux une pièce de poterie dont chaque partenaire gardait une moitié ajustable à l’autre de manière unique et pouvant prouver dans le futur de l’engagement pris. Ce morceau de poterie se nommait le symbolon. Entre les deux groupes qui se font face, les dons – êtres et biens allant des uns aux autres – sont des symboles, c’est-à-dire des éléments tiers qui unissent les deux parties ; ils sont de l’autre comme soi-même, du soi comme déjà de l’autre. Cet élément tiers agit simultanément sur deux plans : il rend objective la relation et atteste des intentions partagées ; il ouvre ainsi au plan de l’institution et fixe socialement les affects. Il permet par les rites qui l’accompagnent d’établir la certitude que les procédures sont connues de chacun et peuvent être reproduites.

Ce qui cependant constitue l’élément essentiel de cette procédure c’est que chaque partenaire (groupe ou individu) exprime une reconnaissance publique de l’autre. L’altérité du partenaire est à la fois reconnue, accueillie, surmontée et maintenue ; elle revient à dire aux membres de l’autre groupe : vous êtes des humains comme nous ; nous vous acceptons, vous respectons et nous voulons restés vos alliés dans l’avenir ; ce qui se réalisera par les échanges continués de dons réciproques. La reconnaissance porte à la fois sur l’identité de l’appartenance à une même espèce, sur l’affirmation de la différence entre vous et nous dans cette identité même et sur l’acceptation de l’autre par le respect exprimé. Rien ne peut mieux aider à comprendre ce qui est en jeu que le rappel d’un bref récit rapporté par un anthropologue britannique [3] qui la tenait de son informateur néo-guinéen ; ce dernier dans les années 20 avait assisté à l’arrivée du premier homme blanc dans son village. Or selon les légendes locales les morts pouvaient revenir sous forme de fantômes cannibales à peau pâle. Il fut décidé d’appliquer à cet inconnu potentiellement dangereux un test d’humanité : on lui offrit des cochons ; l’homme blanc – un administrateur australien bien informé – leur offrit en retour des coquillages précieux. Alors conclut l’informateur « nous décidâmes que nous avions affaire à un être humain semblables à nous » [4].

Une telle procédure d’alliance semble propre aux seuls groupes humains. Il y a bien chez les primates supérieurs non humains tels les chimpanzés des gestes de réciprocité (comme le grooming) ou des partages de nourritures, voire des échanges de services (souvent liés à des stratégies de contrôle) mais on ne constate pas que des objets soient offerts en gestes d’accueil d’un autre groupe et gardés sur le long terme comme témoignages publics d’un accord [5]. La réciprocité s’exerce au mieux au sein du groupe entre individus ou coalitions d’individus. Les groupes étrangers s’évitent ou s’agressent. Le propre des groupes humains est de risquer la rencontre et l’alliance avec des groupes inconnus. Ce sont les dons échangés qui comme symboles en sont le moyen et l’attestation.

Il s’agit donc bien d’un pacte qui génère le consentement des groupes concernés. C’est en cela qu’on peut le dire politique. Mais cet accord ne signifie nullement l’effacement du conflit. Faut-il appeler cela violence ? Il vaudrait mieux parler d’espace agonal, d’espace de la rivalité essentiel à la reconnaissance. La reconnaissance en effet n’est pas une acceptation neutre et indifférente. Elle est au contraire une demande exigeante et constante d’être respecté. Et du même coup elle est nécessité d’offrir cela même que l’on attend. On comprend déjà mieux ce que signifie sphère politique : cela veut dire sphère de reconnaissance publique réciproque des membres d’une communauté. Je reviendrai sur ce point plus tard car il s’agit précisément de ma question de départ : celle de l’intrication du politique et du social. Or c’est précisément lorsque cette reconnaissance publique (i.e. instituée) est atteinte voire niée par une offense que le pacte est rompu ou du moins subit une distorsion grave qu’il importe de réparer. Comment cela est-il possible ? Comment restaurer l’équilibre perdu ? On va le voir : c’est dans et par les transformation de cette procédure que va émerger comme fonction arbitrale la figure même de l’Etat.

Justice vindicatoire, justice arbitrale : genèse de l’Etat

Parce qu’ils sont des systèmes de constitution d’un ordre public et donc d’un ordre de la loi, les systèmes de parenté sont aussi des instruments de justice. Cette justice s’exerce précisément dans le cadre de la réciprocité qui est celle même de l’échange cérémoniel de dons. Cette justice réciproque fonctionne sur le principe de compensation de groupe à groupe. Pour une vie perdue, pour une offense infligée, une vie sera en jeu (sera perdue également ou remplacée), pour toute offense une réparation devra être assurée.

Ce système de compensation n’est pas la vengeance, c’est la justice vindicatoire dont les formes sont rituellement définies, les étapes fixées, les dédommagements établis et la conclusion décidée. La vengeance est au contraire une décision privée devenue illégitime et inacceptable dans une société où la forme État s’est déjà imposée. Tandis que notre vengeance moderne est personnelle, non codée, sans fin, la justice vindicatoire traditionnelle est publique, spécifique, limitée dans ses acteurs et bornée dans le temps. Ce que montre la diversité des enquêtes ethnographiques c’est la situation–type suivante : un groupe (et à travers un individu c’est toujours le groupe qui est en question) se considère offensé par un autre groupe en raison d’une parole (telle une insulte), d’un comportement ou d’un acte (une agression) ou plus gravement par un meurtre. Pour chacune de ces offenses existent des procédures de compensation ou de réparation. Notamment pour le meurtre. Or il est intéressant de noter que ce sont le plus souvent les mêmes acteurs qui sont chargés d’assumer les tâches de réparation et qui interviennent dans les échanges de dons. C’est selon la même logique de réciprocité que s’exerce la justice vindicatoire. Comme tout don public appelle un contre-don – car une reconnaissance unilatérale n’aurait aucun sens – ; de même toute offense publique – qui est un déni de reconnaissance – appelle une réponse publique pour restaurer l’honneur atteint. L’exigence de réplique dans l’échange de dons et dans l’échange de coups est aussi universelle que l’offre et la demande de reconnaissance. Il s’agit de la forme même d’existence des sociétés humaines. Les dons réciproques font donc voir la face positive et festive de la réciprocité fondatrice ; la réplique vindicatoire en fait voir la face négative et punitive au sens où il s’agit de réparation. De même que les rapports de dons, et en premier lieu les échanges matrimoniaux, créent des groupes alliés, de même les procédures vindicatoires traduisent les rapports de justice entre alliés. Et c’est parce qu’existent entre alliés toutes sortes de relations de reconnaissance que la procédure de compensation est possible et qu’une réparation peut être envisagée. Ainsi, dans certaines populations, le groupe du coupable acceptera qu’une femme aille dans le groupe de la victime assurer une procréation qui remplacera la vie perdue. La plupart des procédures ont lieu entre beaux-frères, c’est-à-dire entre partenaires de l’alliance matrimoniale. Mais dès lors qu’une autorité centrale commence à émerger et coiffe les clans, lignages (ou tout autre type de groupe exogamique) alors la justice vindicatoire entre en crise.

C’est exactement le problème de cette transition qui apparaît à travers toute l’Orestie d’Eschyle. Les anciens lignages continuent de vouloir exercer la vieille justice vindicatoire. Pourquoi celle-ci est devenue vengeance sans fin ? Parce qu’elle a perdu ses repères et ses formes rituelles dans une société où a émergé une autorité centrale et où la figure du roi s’est imposée comme celle du justicier qui arbitre entre les parties. A Athènes cependant, cité démocratique, ce n’est plus le roi [basileus], c’est désormais un tribunal qui décide. Oreste veut obtenir justice pour le clan de son père (puisqu’il s’agit d’une société patrilinéaire), en cela il obéit aux divinités anciennes, les Erynnies, qui veillent sur le respect des lois tribales et qu’Athéna doit ménager en leur réservant une place dans le nouveau dispositif constitué d’un tribunal élu. C’est à ce tribunal qu’il appartient désormais de discuter les preuves de l’acte délictueux et non plus aux lignages de restaurer leur honneur ni de décider de la justice par des ordalies ou des serments : « Fais ton enquête alors et juge droitement » dit le Coryphée à la déesse [6]. Du point de vue nouveau de la cité, la justice vindicatoire publique des lignages [géne] est devenue règlement de compte privé ; elle n’est plus que la vengeance qui ignore la loi.

Pour le comprendre il faut aussi se remémorer comment est née la cité. C’est au tournant du VIIe siècle, dans les cercles guerriers, avec la réforme hoplitique (l’hoplitès  : le fantassin) que se profile ce qui constituera l’invention de l’espace de la polis. Cette réforme met tous les guerriers à égalité en annulant les différences claniques et sociales pour ne retenir que l’identité de destin devant la mort. Ainsi se forme l’assemblée délibérante réunie en cercle autour du meson, ce centre vide où est disposé le butin qui sera partagé équitablement et où chacun doit se placer impérativement pour exposer aux autres ce qu’il juge d’intérêt collectif. Tel est le modèle d’un espace public selon lequel se développera la formation de la cité avec l’agora, le Foyer Commun, les temples, les stades, les théâtres, et surtout avec le lieu de la délibération politique – l’ecclésia – où se formulent et se proclament les lois qui codifient la vie de la communauté, et grâce auxquelles chaque citoyen se trouve reconnu à égalité devant tous les autres. L’ancien nomos – ce lot de pâture ou de culture accordé à chaque lignage – devient le lot commun, le nomos comme loi  : ce qui est mis au milieu et partagé collectivement ; la loi est la règle écrite comme chose exposée aux yeux de tous et que tous acceptent de suivre. Du même coup, elle devient la mesure commune, la norme de l’égalité – isonomia – que tous s’accordent mutuellement. Avec l’émergence de la polis, depuis ce centre vide où est proclamée la loi–arbitre, nouvelle figure du tiers, la réciprocité héroïque des anciens chefs s’affrontant dans l’agôn est destituée. La justice arbitrale se substitue à la justice vindicatoire qui était symétrique des rapports de dons cérémoniels.

Le fait de la violence dans l’espèce humaine

A ce point nous avons assisté – si l’on peut dire – à la naissance non violente de l’Etat. Celui-ci apparaît comme le juge de paix, comme le tiers qui arbitre entre les anciennes entités politiques en conflit. A la réciprocité antagoniste des vieux lignages, il substitue la mutualité des citoyens égaux. Nous serions donc tentés de donner raison à Arendt : « La sphère politique ne naît pas de la violence ». Et pourtant comment nier le constat de Weber : l’Etat est non seulement le détenteur de l’usage légitime de la violence mais il est lui-même l’enjeu de rivalités violentes. Tout se passe comme si Arendt avait supposé une équation parfaite entre l’animal politique et l’animal rationnel. Nous devons admettre qu’il est aussi un animal passionnel : capable de se distinguer, de s’opposer ou de dominer. Or si, comme société humaine, nous sommes foncièrement une société politique au sens d’une communauté de reconnaissance publique mutuelle, nous le sommes selon notre réalité à la fois rationnelle et émotionnelle ; ce qui inclut le fait des passions. Celles-ci ne sont pas nécessairement violentes ; mais elles peuvent l’être. Pourquoi ? D’où vient cette violence qui peut nous conduire aux pires comportements. Comment entre-t-elle en jeu dans le champ politique ? Il ne suffit pas comme le fait Arendt de la délégitimer dans la définition même du politique ; il ne suffit pas non plus comme le fait Weber de constater sa présence comme un fait à décrire. A ce point ni les réquisits de la philosophie, ni les observations de la sociologie ou de l’anthropologie ne peuvent faire avancer le problème. La violence nous précède de plus loin que notre existence comme société organisée. Elle est d’abord un fait de notre espèce et en cela un fait commun à la plupart des espèces animales. La question sera alors : comment cet héritage phylogénétique se transforme pour nous en fait social, en fait de culture et devient indissociable de notre existence comme communauté politique ?

Il s’agit d’abord d’un fait axiologiquement neutre : la violence apparaît d’abord comme liée à la concurrence entre espèces différentes, mais aussi (et pour d’autres raisons) entre membres d’une même espèce ; elle constitue un des aspects principaux de l’évolution comme processus de sélection. Depuis les travaux de Darwin, on a multiplié les observations et affiné les hypothèses. Les nouvelles recherches produites par l’éthologie ont considérablement accru nos connaissances sur les formes de relation et de conflit dans les sociétés animales. Un des ouvrages de référence – en dépit de certaines limites – reste celui de Konrad Lorenz, L’Agression [7]. Retenons quelques-unes de ses principales conclusions. Elles pourront éclairer de manière neuve nos interrogations.

Lorenz nous explique tout d’abord que l’agressivité des êtres vivants n’est en rien un phénomène négatif en soi. Elle fait partie de l’équipement de chacun d’eux pour assurer sa survie, établir sa niche écologique, attaquer ses proies et résister à ses prédateurs. L’agressivité est au cœur de sa vie. Elle en est aussi l’expression. Ce n’est pas la seule cependant – car l’empathie l’est tout autant – mais elle est centrale. Elle est d’abord destinée à conserver l’espèce ; c’est en cela qu’elle est fondamentale. Lorenz, à la suite de Darwin et de bien d’autres, insiste sur la différence entre la lutte qui oppose des espèces différentes et celle qui est interne à chaque espèce. La première concerne presque uniquement la subsistance (et pour cela même le territoire). Cette lutte, qui se résume dans le rapport prédateur/proie, trouve en général spontanément son équilibre. Les espèces complémentaires se ménagent objectivement. Tout autre est la lutte à l’intérieur de chaque espèce. Elle se joue essentiellement autour de l’accès à la reproduction et à la défense de la progéniture ; dans le cas des animaux sociaux s’y ajoute la compétition pour la domination sur le groupe. Sauf rares exceptions ou accidents, cette lutte-là n’est pas mortelle ; elle vise à écarter le concurrent, non à l’exterminer. Toutes sortes de mécanismes inhibiteurs contribuent à éviter que les conflits n’éclatent ou qu’ils ne tournent mal. Or dans le cas de l’espèce humaine, observe Lorenz, quelque chose a déraillé, et cela peut se décrire. Vers la fin du néolithique inférieur (il y a environ 12 000 ans), Homo Sapiens avait triomphé des principales espèces animales ennemies ; il savait se procurer une nourriture suffisante, se protéger du froid, s’organiser socialement. Son potentiel d’agressivité restait cependant intact. Dans le même temps, il perfectionnait ses outils et ses armes. Les deux phénomènes se superposent : « C’est alors que commença une sélection nuisible intra-espèce. Le facteur sélectif était dorénavant la guerre entre bandes voisines d’hommes ennemis.  [8] » Plus dangereusement encore, l’agressivité, désormais réduite envers les espèces non humaines, et lorsque les bandes concurrentes sont éloignées, est disponible pour une décharge au sein du groupe lui-même (le plus souvent de faible taille) et s’associe aux nouveaux moyens de blesser et de tuer. À la stimulation externe manquante se substitue une stimulation interne permettant l’abréaction (c’est-à-dire la réduction de la tension par la satisfaction attendue). Cela s’observe à propos de toutes sortes d’instincts, qu’ils soient d’agression ou d’attachement. En ce qui concerne les instincts agressifs, le résultat peut être désastreux et ne plus correspondre à une quelconque logique d’évolution. Il y a donc, plus particulièrement dans le cas de l’espèce humaine, ce fait nouveau : que l’agression proprement mortelle intra–spécifique devient possible ; elle n’est plus un accident ; elle devient même un fait constant. Apparaît alors un autre phénomène nouveau : les groupes au sein d’une même espèce tendent à se comporter entre eux comme des espèces différentes. C’est ce que Lorenz, avec d’autres, appelle pseudo–spécification. Pour l’espèce humaine il suggère même de parler de pseudo–spécification culturelle. Ce qui veut dire que les différences dans les modalités de comportement, de langage, d’habillement, d’apparence physique ou autres, sont perçues comme indicateurs d’une non–appartenance à la même espèce que soi. Il s’agit là sans doute d’un des tournants majeurs dans le destin de l’espèce Homo sapiens. Nous en vivons encore tous les jours les effets destructeurs.

Conclusion. Lien social, lien politique

En réponse à cette violence désormais installée au cœur de notre espèce, quelle a été, quelle peut être encore la réponse possible des groupes humains ? Selon Lorenz et divers neurobiologistes elle consiste avant tout en ce que nous avons su inventer des prohibitions et des obligations morales. L’explication semble pertinente, mais elle va trop vite. Elle fait l’impasse sur une multitude de processus culturels complexes tels les interdits rituels et les civilités. Mais surtout elle omet de penser l’empathie elle-même comme se traduisant dans une grande variété de formes symboliques et de procédures sociales. C’est dans ce champ de pratiques que se forme ce que nous appelons le lien social. Il est au moins double : 1/ il s’exprime dans les relations de personne à personne, et 2/ il suppose un élément d’emblée collectif que l’on peut appeler un ethos. Dans les deux cas ce lien implique d’abord un fort investissement émotionnel ce qui veut dire au moins trois choses : une énergie, un attachement et une valorisation. Il faut noter cependant que ces traits appartiennent, au moins en partie, à d’autres espèces animales (dont en premier lieu les mammifères). Mais ce qui dans notre espèce se trouve plus particulièrement configuré et apparaît unique c’est que cet investissement affectif se fait à travers des symbolismes, i.e. des systèmes de marques concernant des attitudes convenues (comme les civilités qui varient avec les cultures), des formes de la vie pratique (vestimentaires, culinaires, professionnelles) et des rites réglant les domaines majeurs de la vie (religieux, familiaux, publics). Les symbolismes confèrent des expressions sensibles aux mouvements de l’affect. En d’autres termes, il n’y a pas dans notre espèce d’émotion sociale biologiquement pure (comme tendent à le croire neurobiologistes et éthologistes). D’emblée, parce qu’il est un être parlant, l’animal humain est un animal symbolique. D’emblée l’empathie est codée. D’emblée le lien social se donne des formes et invente des procédures. L’animal symbolique est un animal cérémoniel ; et par cela même un animal institutionnel. Et c’est pour cela aussi qu’il se donne des normes (implicites ou explicites). La solidarité, le respect ne sont pas séparables de leur expression gestuelle, de leur procédure et de leur confirmation devant les autres. Mais pour autant ces comportements normatifs ne sont pas réductibles à leur expression symbolique. L’exigence éthique qui s’y révèle renvoie à un inconditionnel qui s’impose dans le rapport de personne à personne (on peut avec Levinas le désigner comme l’appel du visage, à condition de comprendre cet appel comme réciproque). Mais qu’en est-il de ce qui tient le groupe ensemble ? Qu’est-ce qui le lie au-delà des régulations fonctionnelles et des processus symboliques ? Qu’est-ce qui en fait autre chose qu’une communauté de sentiments si puissants et nobles soient-ils ?

C’est à ce point que nous retrouvons la force et la nécessité du lien politique. Comprenons le ainsi : à l’horizon ou à la base du lien social, et le traversant en permanence, il y a un ordre normatif public qui donne au groupe la certitude d’une reconnaissance partagée sur des engagements qui seront respectés. Cet engagement se fait de groupe à groupe dans les échanges cérémoniels traditionnels où les biens offerts servent de gage ; cela s’appelle l’alliance. Celle-ci, je le rappelle, devient l’ordre de la loi dans les sociétés qui se donnent une instance centrale de décision et de souveraineté appelée Etat. Cet ordre de la loi, c’est le lieu neutre et inappropriable du centre vide –le meson– de la démocratie grecque. Les lois peuvent changer, être même manipulées et injustes. Reste que cette position formelle de la loi demeure celle d’une transcendance du groupe ; c’est en cela qu’il est un peuple au sens d’instance souveraine (il ne s’agit nullement de l’artificialisme du contrat selon Hobbes et Rousseau ; tous deux cependant avaient perçu le fait essentiel d’une entente implicite au fondement de tout ordre politique ; ce serait un autre débat). – Ce qui nous importe ici, c’est au moins quatre choses : 1/qu’il y a un plan où se constitue un groupe comme peuple par une reconnaissance mutuelle implicite ; cela veut dire que sur ce plan les hommes se reconnaissent comme vivants autonomes capables de répondre de leur engagement ; ce plan est l’espace agonal de libertés ; 2/ qu’il y a dans cet accord le présupposé d’un espace neutre, non appropriable qui est défini comme celui de la loi, entendons un Tiers arbitre, juge impartial et qui pourra toujours être le recours en dépit des distorsions et des échecs ; 3/ que cet espace est celui même de la démocratie, i.e. d’un espace public de délibération équitable ; 4/ que c’est depuis de ce lieu vide de la loi, depuis l’horizon de son formalisme que peuvent se concevoir des exigences normatives y compris dans les relations sociales les plus ordinaires ; parce que cette reconnaissance de référence sous-tend toutes les formes de reconnaissance sociale. Les formulations les plus procédurales se construisent toujours (qu’elles l’admettent ou non) depuis ce fait et cette certitude.

Pourtant le lien social n’est pas un dérivé du lien politique. L’animal politique –zoon politikon– reste un animal social –zoon koinonikon– dans la sphère même du politique et y transporte les passions les plus intenses d’attachement, d’identification mais aussi les passions destructrices de domination, d’exclusion, et parfois de destruction. C’est bien, comme le pensait Aristote, contre cette violence menaçante – l’injustice, dit-il – que l’ordre politique - la polis – émerge et devient nécessaire. Nous comprenons cet ordre comme celui de reconnaissance publique qui nous engage réciproquement ; elle commence comme le dit Mauss par la décision déposer les armes. Ensuite tout reste à faire dans le souci des autres et le renouvellement incessant du lien social.

NOTES

[1. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de parenté, Paris, PUF, 1949.

[2. M. Mauss - « Essai sur le don » in Sociologie et anthropologie, PUF 1950, p. 277.

[3. A. Strathern, The Rope of Moka. Cambridge, Cambridge U Press, 1971, p. xii.

[4. In Strathern, op.cit. ibid.

[5. cf. Jane Goodall, The chimpanzees of Gombe : Pattererns of behavior, Cambridge, Mas., Harvard University Press, 1986. - F.B. M. de Waal, Chimpanzee Politics. Power and Sex among Apes, New York, Harper & Row, 1982 ; Primates and Philosophers, Princeton, Princeton U Press, 2006. 

[6. Eschyle, Euménides, trad. Paul Mazon, Belles-Lettres. v. 432-433.

[7K. Lorenz, L’Agression, Paris, Flammarion, Champs, 1969 [orig. Der sonngenante Böse. Zur Naturgeschichte der Aggression, 1963].

[8. K. Lorenz, op.cit., p. 48.