Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Mohamed-Amokrane Zoreli

L’énigme Lounès Matoub
De l’homo donator au fait social total

Texte publié le 13 juin 2018

En hommage au chanteur et poète kabyle, assassiné le 25 juin 1998 à Thala Bounane, ce beau texte de notre ami Mohamed-Amokrane Zorelli qui nous invite à penser son oeuvre et son engagement sous le paradigme du don.

Après la disparition tragique de Lounès Matoub, l’homme et l’artiste adulés, nait L. Matoub l’idéal-repère de toute sa société, donnant « le phénomène Matoub », phénomène intriguant pour ceux qui veulent le saisir par une analyse objective. Intriguant par ce qu’il ne suscite pas seulement de l’admiration et de l’émotion, il sensibilise, il conscientise et il mobilise pour l’action engagée pour la vérité en même temps qu’il est considéré comme une référence révélatrice de nouvelles vérités. En dénonçant « la sottise qu’il y aurait à réclamer un engagement poétique » (1948 : 24), Sartre a de notre point de vue raison et tort en même temps. Il a raison dans le mesure où, en effet, le poète n’utilisant que des mots pour dire des émotions, les poèmes ne peuvent pas, dans la société occidentale moderne, exprimer ou décrire des faits concrets, se contentant de construire des images sans visages dans la réalité et donc sans message de vérité. Il a tort, plutôt il s’est induit en erreur, parce que son analyse escamote le fait que le langage est aussi symbolisme dans les sociétés différentes des sociétés occidentales qu’il a analysées. Nous dirions même que dans les sociétés traditionnelles, le langage est d’abord symbolisme, et dans ces sociétés, selon Jakobson, « le vers dépasse de beaucoup les limites de la poésie » (1963). Pour saisir le sens transmis par les symboles du langage poétique, en même temps que le code linguistique, « le lecteur met en marche, spontanément et inconsciemment, un second code, proprement sémantique, que lui fournit sa culture et qui détermine la manière de relier le signe à une réalité qui lui est extérieure et qui constitue son sens » (Marghescu, 2012 : 108).

Par conséquent, pour nous, L. Matoub, n’est un phénomène exceptionnel que parce qu’il est un fait social total d’une société fondamentalement traditionnelle, « c’est-à-dire un fait mettant en branle la totalité sociale et traversant les découpages de la société » (Létourneaux, 2012 : 86-87). On ne peut donc analyser le phénomène Matoub par la seule étude textuelle, et la seule démarche féconde ici est celle qui tient compte des textes, du poète et du contexte, le textes comme formes de dons, le poète comme donateur et le contexte comme récepteur des dons et offreur des contre-dons.

Nous posons l’hypothèse que si Matoub, l’absent-présent plus que le présent de l’absent, parvient par le pouvoir du symbolisme au sens d’A. Caillé [1] à contrarier et, très souvent, même à contrer tous les autres pouvoirs officiels, économique, culturels, scientifique et politique, c’est que le contexte, la société Kabyle, fonctionne autrement : par le symbolisme. Et « symbolique et dons, écrit Caillé, sont sans doute pour Mauss identiques. Ou au moins coextensifs. Il n’est de don que ce qui excède par sa dimension symbolique la dimension utilitaire et fonctionnelle des biens ou des services. Et, réciproquement, qu’est-ce qu’un symbole sinon ces mots, ces gestes, ces coups, ces objets … qui sont solennellement donnés en créant l’alliance sous peine de guerre ? » (2004 : 145).

L’objet de ce texte est donc d’analyser le phénomène Matoub en tant que fait social total, c’est-à-dire en tant que processus qui commence avec le don pluriel (don de temps, don de mots, don d’anecdotes, … jusqu’au don sacrificiel) et les contre-dons (rester fidèle aux promesses, au serment …), processus qui mène à la naissance de la légende dans la société kabyle, et qui s’achève avec la prégnance du symbolisme matoubien dans plusieurs sphères de la société kabyle, domestique, culturelle, politique, scientifique et économique.

Nous cheminerons en trois parties. Dans la première, nous exposerons, par une recherche sur les textes et les attitudes matoubiens, les éléments qui montrent la cohérence et la noble prestance de l’homme représentant la figure de « L’homme révolté » [2] au sens de Camus (1951), que recherche la société. Dans la deuxième, nous exposerons les différents dons que Matoub a offert à sa société, don sacrificiel, don de dires et don de contre-dons. Dans la troisième, par une étude de terrain, nous montrerons la dimension de contre-don que représente Matoub dans l’imaginaire collectif de la société kabyle, contre-don total matérialisé par la déification du donateur total.

Matoub Lounès, l’incarnation de L’homme révolté

Fait unique, du moins très rare, dans l’histoire, Lounès Matoub est parvenu à représenter pour tout un peuple le symbole de son identité kabyle. Il est utile de signaler d’entrée de jeu que pour un artiste, la conquête de la reconnaissance d’un peuple est différente de celle de d’une élite. La seconde vient après, par l’appréciation d’une œuvre artistique. L’artiste qui réalise l’art pour l’art, en effet, négocie, marchande, donne même de sa liberté et se tait sur la négation de la liberté des autres pour que vive son art : « Entre Cherif Kheddam [3] et le régime il y a eu une forme de jeu du chat et de la souris où chacun essayait de tirer le meilleur parti de la situation, dit Saïd Sadi. Au final, précise-t-il, il s’est établi une espèce de modus vivendi : le pouvoir vérifiant que l’artiste ne souscrirait pas à un engagement dans une structure formalisée, le chanteur se contentant de la liberté de ne pas négocier ses compositions » (Chekri C et Guenanfa, 2018). Cet exemple illustre au mieux la démarche indiquée par le paradigme de « la rationalité instrumentale, avec la notion d’optimisation comme concept central. La rationalité instrumentale est une rationalité des moyens par rapport aux fins [...] le modèle de l’homo œconomicus soutient que, en optimisant leur intérêt individuel, les membres d’une société produisent un optimum de bien-être collectif » (Godbout, 2005). Cette démarche de la rationalité instrumentale crée naturellement des situations où l’art dit tout de l’artiste comme la richesse dit tout du bourgeois : « Cherif Kheddam a été incontestablement, parmi les artistes de sa génération, précise S. Sadi, celui qui a engagé une rénovation musicale inédite et décisive » (Chekri C et Guenanfa, 2018). Et ces fins réalisées produisent un résultat qui, quand il donne satisfaction, devient suffisant pour gagner la reconnaissance de l’élite. La deuxième, par contre, fait traverser de longs chemins, souvent périlleux, pour arriver, à la fin, à faire de cet art un des détails du symbole accompli, symbole qui est toujours un « signe de reconnaissance » (Vergote, 1959 : 197). Reconnaissance au double sens, ajoutons-nous : reconnaissance pour l’absent symbolisant et tout ce qu’il évoque au présent comme présents, et reconnaissance par le symbole, comme par l’estampille, de ce qui est authentique, donc bon.

Si le monde était entièrement noyé dans l’utilitarisme, la démarche indiquée par le paradigme de la rationalité instrumentale serait applicable à tout et à tous. Or, souligne utilement A. Caillé, « la société moderne est double. Il y a la société proprement moderne […], celle pour laquelle ce qui compte c’est l’efficacité fonctionnelle, dans le marché, dans les administrations, dans la science. Mais nous vivons aussi dans une autre société : la société primaire [...] Cette socialité, cette société primaire, elle, reste mutatis mutandis organisée par la triple obligation de donner, recevoir et rendre » (2010 : 30). La Kabylie est justement une de ces sociétés fondamentalement primaires. Pour comprendre le « phénomène Matoub », totalement différent du « phénomène Kheddam » [4], il faut donc mobiliser un autre paradigme que celui de la rationalité instrumentale, le paradigme du don, puisque Matoub a adopté toute sa vie durant la démarche indiquée par le paradigme de la société primaire, « société [qui] doit se concevoir comme l’intégrale des dons et des contre-dons et l’intégrale des prises, l’intégrale des rivalités, l’intégrale des conflits, l’intégrale des alliances » (Caillé, 2010 : 32). La vie de L. Matoub, ramenées à toutes ces intégrales, donne précisément l’incarnation de « L’homme révolté » camusien.

En effet, que veut nous transmettre Camus par « L’homme révolté » ? D’abord la différence à établir entre l’homme révolutionnaire, qui veut transformer la réalité qu’il nie en la mutilant, et le révolté qui veut transformer la réalité qu’il vit en pansant ses plaies. « La révolution, disait-il, […] malgré ses prétentions, […] part de l’absolu pour modeler la réalité. La révolte, inversement, s’appuie sur le réel pour s’acheminer dans un combat perpétuel vers la vérité » (Camus, 2013/1951 : 372). Ensuite le fait que l’artiste qui, en refusant « le monde à cause de ce qu’il lui manque et au nom de ce qui, parfois, il est » (camus, 2013/1951 : 317), est par définition l’homme révolté. Nous comprenons alors qu’il y a beaucoup de vérité dans l’idée de S. Fumet, que « l’art quel que soit son but, fait une coupable concurrence à dieu » (cité in Camus , 2013/1951 : 324). En effet, l’artiste, le vrai, n’est rien de plus mais également rien de moins qu’un concurrent de Dieu. Concurrent de Dieu qui refuse d’accepter les souffrances de son monde et, quand il le pense, qui n’hésite pas à le lui dire. Concurrent de Dieu également, qui veut vivre dans le monde en le rendant vivable pour tous, et n’hésite pas d’agir pour le faire. En saisissant tout cela, nous comprenons enfin que L. Matoub a été simplement comme celui qui ne pouvait être sans être un artiste, il a été, comme il voulait être, « soi-même ». Il a été simplement artiste, donc un Homme révolté. Et comme, précisait Camus, on ne peut être circonstantiellement ou à moitié un homme révolté, L. Matoub a été Homme révolté d’une façon totale. D’une façon totale en allant à plusieurs moments dire à Dieu directement que son monde est mal fait, « i-cḍas i rebbi leqlam, i-lhad di maɣvan, a mezwaṛu d nekki-ni » (par glissement méthodologique, Dieu comme un maléfique, a fait dans ce monde, moi en premier, de misérables faméliques) [5], chantait-il. Les injustices du monde, bien entendu, il ne suffit pas de se révolter contre elle, il faut aussi se placer aux côtés des souffrants pour soulager leur souffrance en ayant « la pensée des limites » (Camus, 2013/1951 : 367). C’est ce que justement L. Matoub a fait. De sa vie, des dizaines d’anecdotes se racontent illustrant qu’il avait bien compris que « la révolte ne peut se passer d’un étrange amour, [que] ceux qui ne trouvent de repos ni en Dieu ni en l’Histoire se condamnent à vivre pour ceux qui comme eux ne peuvent pas vivre : pour les humiliés » (Camus, 2013/1951 : 379). Une fois, dit-on, en rentrant au village, il voit une maison aux mille feux illuminée mais pas animée, avec quelques personnes assises à l’extérieur. Tradition kabyle oblige, il demande aux gens s’il s’agit d’un deuil, cette lumière et ces hommes devant cette maison, sans doute pour s’y rendre. On lui répond qu’il ne s’agit pas d’un deuil, mais d’une fête. Mais comment, leur demande-t-il, se fait-il qu’aussi peu de gens s’y trouvent ? Ils lui expliquent qu’il s’agit de la fête d’un pauvre orphelin qui n’a pas les moyens de s’offrir une animation artistique, et ses invités sont tous partis à une autre fête (d’un riche) située pas très loin, animée par un grand artiste. C’est alors qu’il se rend chez lui et revient avec son matériel et sa mandole pour animer la fête du pauvre gratuitement. En l’entendant chanter, tous les gens ont quitté l’autre fête pour venir à lui et donc à la fête du pauvre. Cette attraction qu’il exerçait sur le peuple est due, en partie au moins, à sa franchise, sa clarté et sa joie de vivre, se faisant ainsi adepte de Camus qui disait qu’il faut « s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel et de parier, face à la douleur des hommes, pour le bonheur » (Camus, 2013/1951 : 356).

Comprenant par intuition, que, comme l’exprime bien Diène, « en profondeur et dans la durée, c’est le front intellectuel qui construit les outils de légitimation morale et de justification conceptuelle à la défense de [l’ordre établi] » et qui réalise « la production de concepts défensifs de neutralisation ou de délégitimation de toute contestation » (2009 : 98), il s’est révolté contre les intellectuels qui ont, d’après lui, essayé de programmer la dévitalisation de l’être culturel local pour l’acceptation de sa propre transmutation, « a-neddu d Si leflani, d dadda mu du-winat, imi ɣran nukni d-ulli, ulayɣar ne-slum taswaɛt » (qu’on se mettent à suivre Si [6] telle et telle éminence, puisqu’ils sont des intellectuels et nous des moutons, inutiles les remontrances). Comprenant également que les armes de ces auteurs contre les cultures minoritaires sont les idéologies dominantes, il a tour à tour dénoncé les méfaits du marxisme, du capitalisme, de l’arabisme et de l’islamisme, « taɛravt d-awal a rebbi e-dges tamusni matchi am tid e-niden. E-syes ma tebbded s-ifri, xas e-grirev a-ɣli, muhamed a-ki-di-selken » (l’arabe est la langue de Dieu, elle contient les savoirs absolus, elle n’est donc pas comme les autres, toutes de pauvres dérivées. En la choisissant tu pourrais, en étant au bord du précipice, sans risque te laisser renverser, et Mohammet serait là pour te sauver), disait-il dans une chanson. Joignant le geste à la parole, et comme pour appliquer la recommandation de A. Camus qui disait que « les foules du travail, lassées de souffrir et de mourir, sont les foules sans dieu. Notre place, exhortait-il, est dès lors à leur coté, loin des anciens et des nouveaux docteurs » (2013/1951 : 378-379), Matoub a dit « e-vɣiɣ e-ṣef i maɣvav » (j’ai choisi la ligue des pauvres), et il a toujours été à leurs côtés, prenant part à leur jeux, à leur soirées et à leur repas, à leur joies et à leur colères.

Le Révolté autant il mesure les moyens dans les actes visant à changer matériellement une situation, autant il ne mesure ni ne calcule dans l’action de dénonciation ou de revendication. « Situé avant ou après le sacré » (Camus, 2013/1951 : 36), il cherche des réponses et des solutions humainement acceptables dans sa quête de vérité, sans prendre en considération la position de l’opinion dominante, « la liberté qu’il réclame, il l’a revendique pour tous ; celle qu’il refuse, il l’a l’interdit à tous » (Camus, 2013/1951 : 355). Ainsi la liberté que L. Matoub a réclamée, il l’a revendiquée pour tous, d’abord à ceux auxquels elle a le plus manqué, comme Slimane Azam, Muhand U Harun, et la liberté qu’il a refusée, il l’a refusée pour tous, des plus hauts dignitaires, comme H. Boumdien et B. Chadli [7], au simple bureaucrate, en passant par les chefs des partis dits kabyles. En allant revendiquer la liberté, par exemple « le droit de choisir de ne pas être musulman », L. Matoub, sans mesurer le danger, risque tout, toute sa vie, en opposant la « foi culturelle » aux fois religieuse, marxiste et libérale, « comme d’autres ont foi en leur religion, moi j’ai foi en ma culture », disait-il. Et c’est en risquant tout qu’il a été atteint par un gendarme de plusieurs balles en 1988, séquestré par des terroristes en 1994, puis assassiné en 1998.

L’ultime acte de révolte de L. Matoub fut sa reprise de l’hymne national algérien pour en faire une chanson exprimant la révolte de l’artiste contre l’histoire de son pays. L. Matoub était alors conscient des risques, « Je sais, disait-il, que ça va me valoir des diatribes, voire un enfermement, mais je prends ce risque, après tout il faut avancer dans la démocratie et la liberté d’expression », faisant ainsi sienne la maxime de Camus : « Ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi » (Camus, 2013/1951 : 377-378).

Lounès Matoub, l’homo donator

Du point de vue philosophique et théorique, dit A. Caillé, « il faut surtout [...] faire le lien entre le paradigme du don et ce qu’on pourrait appeler le paradigme de la reconnaissance [...], [...] (et, du point de vue pratique,) ce lien se fait tout naturellement, puisque, bien évidemment, l’Essai sur le don ne parle que de reconnaissance » (2010 : 32). Pourquoi en effet, dans le contexte de la Kabylie, toute cette reconnaissance que le peuple témoigne chaque jour à L. Matoub et toute cette effervescence que suscitent les réalisations ou simplement une évocation de L. Matoub, si ce n’est, dirait Ph. Chanial, l’expression d’« un sentiment de reconnaissance, de gratitude (…) qui suscite, en retour, le désir de donner à son tour » (2017 : 171), reconnaissances pour tous ses dons, don sacrificiel ou rituel [8], don de dires, don de contre-don ?

Don sacrificiel d’abord, L. Matoub, en risquant de se faire assassiner à la fin, n’a rien fait d’autre que s’offrir en don sacrificiel au nom de toute sa société qui, comme toutes les sociétés ou cultures minoritaires, est elle-même en quête de reconnaissance, sa société qui, à son tour, en fait don aux générations passées et aux générations futures. Aux générations passées pour payer sa dette envers ses ancêtres qui se sont sacrifiés pour transmettre aux vivants d’aujourd’hui les patrimoines transmis. Aux générations d’avenir pour créditer leur compte, les rendre redevables envers cette génération, comme envers les précédentes, et ainsi les amener à perpétuer le cycle de don sacrificiel en honorant leur dette. En voit donc que L. Matoub, en se faisant don sacrificiel pour sa société, n’a réellement pas seulement donné à la génération présente, il a en même temps payé à la place de toute sa société la dette qu’elle avait envers les ancêtres, comme il s’est fait don au nom de toute sa société aux générations d’avenir. Trumlet, en écrivant que « si les tribus kabyles ont fait grand cas des marabouts, c’est précisément parce que cela les dispensait de s’acquitter eux-mêmes de la prière, et de remplir autrement que par procuration ce que ces marabouts appelaient les devoirs religieux » (1889 : 331), faisait à peu près souligner cela. Tout ceci explique pourquoi, malgré tous les efforts et les moyens mobilisés et employés pour sa banalisation, dans la mémoire du peuple L. Matoub a, après son assassinat politique en 1997, rejoint rapidement et définitivement la lignée des purs donateurs, les Jugurtha, Kahina, Krim, Abane et Mammeri [9]. C’est parce que le peuple sait ce que Nicolas dit, que « le sacrifice, le martyre, du citoyen est la condition sine qua non de la permanence […] (de sa culture). Que les membres de celle-ci s’y refusent, et elle peut disparaître » (Nicolas, 1992 : 23).

Don de dires ensuite, si Matoub l’absent est autant présent dans sa société, dans ses bavardages quotidiens, c’est incontestablement par ces fabuleux dires qu’on se donne le plaisir de se redire et ouïr, attestant de la validité en Kabylie de l’idée qu’« au fondement même de nos actes de parole, c’est-à-dire du langage vivant, il y a d’abord du don » (Caillé A., Chanial Ph., Corbin S. et Robertson F). Ces divers dires matoubiens sont mobilisés pour argumenter et convaincre, étayer un raisonnement, agrémenter son discours, rappeler un principe ou détendre l’atmosphère d’échange.

Les dires de Matoub sont également des traits d’esprits ou des créations par association originale de mots, ou de proposition et de dénotation, ou encore des formules d’expression disant de la meilleur façon possible ce qu’il est possible de dire autrement, trivialement ou pauvrement. Beaucoup de fourgons de transport de voyageurs de Kabylie portent comme slogan l’expression matoubienne, comme « atas i s ye-nan ne-fcel » et « e-zhir di-tikli ». Ce sont parfois aussi des dires disant l’impossible, ce que les mots existants ne peuvent dire. Dire l’impossible nécessite, bien entendu, le travail difficile de création langagière, et L. Matoub est aujourd’hui le plus grand créateur langagier en Kabylie. Plus grand pas par la démesure mais par la mesure, en ce sens qu’il ne recourt à la création que lorsqu’il y a nécessité. Plus grand également par l’efficacité, en ce sens que tous ses mots nouveaux, par exemple « a dibaɛzaq », ont facilement et rapidement pris place à coté des anciens dans l’usage courant en Kabylie.

Don de contre-dons enfin, L. Matoub en a fait à profusion. Peut-être sentait-il le poids de la dette de la société envers Slimane Azem, l’autre incarnation de l’Homme révolté, qu’il lui a fait tant de contre-dons. Comme pour payer à la place de toute sa société, L. Matoub a fait des contre-dons à tous ceux qui ont donné de soi pour la liberté et la dignité de son peuple, qu’ils soient vivants, comme le club local, la Jeunesse Sportive de Kabylie et ses stars, les détenus politiques de 1980, les symboles de la lutte identitaire (Ferhat Imazighen Imulla et Muhand Uharun), ou morts, comme le mythique Jugurtha, les faiseurs de la révolution (Belkacem Krim et Ramdane Abane) et les intellectuels assassinés (Tahar Djaout et Mouloud Mammeri). S’il a fait autant de contre-dons au nom et à la place de toute sa société, il ne s’est pas dérobé à son devoir de faire des contre-dons pour les dons qu’il a lui-même reçus. En effet, durant toute sa carrière artistique, il n’a pas cessé de se rendre dans différents endroits de la Kabylie pour rendre visite et, très souvent, pour animer un gala artistique gratuitement, pas dans des salles spacieuses, mais dans les espaces naturels des Kabyles : « Ulac a-nida uɣ-cekren, fe-mnar ur senved ara » (Nul patelin de ceux qui nous ont sincèrement complimentés, où nous nous ne sommes pas fait honneur de nous faire inviter), chantait-il. Et comme comprenant que pour honorer sa dette, le contre don doit être sinon supérieur, du moins égal au don reçu, à chaque contre don, nous sentons qu’il donne tous ce qu’il peut, tout ce qu’il a de plus noble.

Le peuple berbère et les contre-dons

Si, dans la Kabylie ancienne, dans chaque village il y avait un saint, c’est nécessairement parce qu’il y avait, ceci explique cela, « le goût de ces berbères pour l’adoration d’un homme » (Doutté, 1900 : 6), un saint, un Roi ou un héraut qui s’est illustré dans les grandes batailles. Cette adoration trouvait un bon stimulateur en la rivalité entre villages, puisque « chaque village tient à avoir le patron le plus distingué, que les légendes rivalisent de merveilleux » (Dermenghem, 1954 : 17). Mais les épreuves finissent toujours par ramener les Kabyles à reconnaitre le mérite de chacun des saints, et le plus digne « y attirait de nombreux pèlerins » (Robin, 1885 : 322) venant de tous les coins du pays et même de l’étranger. Si le saint parvient à traverser les épreuves de la vie sans trahir les attentes de ses fidèles, les Kabyles alors lui vouent une adoration qui se perpétue de génération en génération : on jure par son nom, on fait des sacrifices rituels en son nom et c’est son nom qu’en évoque pour demander secours lorsqu’on vacille ou qu’on est dans le malheur.

Au-delà de la vie de l’homme parmi les plus appréciés et de la vie de l’artiste parmi les plus adorés, la vie de L. Matoub en tant que saint en devenir commence en 1988, lorsque, au moment des événements d’octobre [10], un gendarme l’atteint de plusieurs balles. C’est, disait-il, « grâce aux marques de sympathie et de reconnaissance exprimées par le peuple kabyle » qu’il a pu se relever. Ce contre don d’élan de sympathie a pansé ses plaies et l’artiste s’est relevé, d’abord pour rassurer son peuple autant que pour narguer ses adversaires : « Ma d-arṣaṣ ig neqen, aqli ur muteɣ ara » (si les blessures de balles sont réputées fatales, me voici encore en vie), chantait-il. Il s’est relevé ensuite pour être le représentant éminent du peuple kabyle. Lorsqu’en 1990, il a été désigné consensuellement par les différentes tendances du mouvement culturel berbère pour remettre une plateforme de revendications au chef du gouvernement, il était déjà érigé en seul représentant consensuel du peuple en lutte pour ses droits culturels et politiques. Et en recevant cet autre contre don, il va, depuis, jouer un rôle fondamental dans la défense de la culture berbère en parvenant seul à susciter par des mots de grands mouvements d’opinion qu’il était le seul capable de transformer en mouvements sociaux.

Par la suite, en 1994, c’est, disait-il, seulement « grâce à la mobilisation populaire » qu’il a été libéré par des islamistes armés qui l’on séquestré pendant deux semaine, lui reprochant son anti islamisme.

Durant les jours qui ont suivi son assassinant en 1998, vont avoir lieu des émeutes du peuple en colère, clamant « pouvoir assassin », qui vont durer plusieurs semaines. S’en sont suivis des affrontements entre la population et les forces de sécurité, qui ont provoqué la mort par balle de plusieurs jeunes marcheurs et des dizaines de blessés et d’arrestations. L’idole était donc déjà un demi-dieu du peuple, qui méritait un contre don sacrificiel autant que les choses les plus sacrées pour le peuple kabyle, l’honneur, la terre et la patrie.

Après son passage de vie à trépas, on le voit bien, L. Matoub a acquis en Kabylie toutes ces qualités de saint, mais dans une autre dimension, la dimension politico-identitaire [11]. Les marches populaires organisées en Kabylie durant les dix dernières années mettent en exergue cette dimension politico-identitaire de L. Matoub, où les marcheurs mobilisent exclusivement des expressions et images de L. Matoub pour dire leurs revendications et leur refus des compromissions, ainsi que pour se démarquer de toutes les autres tendances et personnalités actives susceptibles de jouer la récupération. D’autant plus lorsqu’il s’agit d’une marche qui vise à se positionner contre l’Etat qui est dans la négation identitaire ou contre l’islamisme qui pervertit les valeurs locales, les marcheurs brandissent des portraits de L. Matoub comme une marque éthique. Tout ce travail du peuple pour faire vivre L. Matoub durant les combats décisifs, dans les banderoles et les chants des marcheurs, qui est donc une preuve et un serment de fidélité à son combat, est aussi un contre don, peut être le plus précieux de tous, en tout cas le plus utile, puisque, dit Caillé, « les dons sont des opérateurs de l’alliance, […] (et) les symboles ne valent et ne signifient […] que pour autant qu’ils évoquent ou symbolisent une alliance en rappelant un devoir de fidélité » (1999 : 10).

Comme ceux qui visitaient jadis les tombaux des saints, tous les anciens kabyles, des milliers de fidèles rendent visites à la demeure de L. Matoub où il repose depuis sa disparition, et dans chaque commune de Kabylie une stèle de L. Matoub est érigée informellement par des villageois qui célèbrent chaque année les dates anniversaires de sa naissance et de son assassinat, provoquant une effervescence créatrice d’art et de projets structurants [12].

Fait extraordinaire, ces célébrations de L. Matoub, nous devrions dire ces contres dons offerts à L. Matoub, ne se font pas seulement par des kabyle ou en Kabylie, ils se font aussi et de plus en plus en dehors de la Kabyle et même au Maroc et en Lybie. Très rares sont les mythes fondateurs mêmes qui parviennent à unir autant de factions des berbères de l’Afrique du Nord pour un événement commun, même festif. Fait extraordinaire également, ce sont des jeunes qui sont de plus en plus présent à chaque occasion pour rendre hommage à L. Matoub, pas seulement en tant qu’idole, mais surtout en tant que symbole, ce qui témoigne de son rôle dans la création de la vitalité locale et de la solidarité intergénérationnelle et de sa capacité à articuler des totalités territoriales administrativement non reliées de toute l’aire berbérophone de l’Afrique du Nord.

Conclusion

La dimension ou les dimensions de Matoub, puisqu’il y en a plusieurs, humaine, artistique, politique et symbolique, ne se mesurent pas par ses textes, par ailleurs riches et féconds, et encore moins par des tranches de sa vie restituées, souvent comme des faits divers, bien que ce soient ces tranches de la vie qui ensemble font l’être humain. C’est pour cela que tous les écrits sur le phénomène Matoub, en adoptant la méthode textuelle ou l’approche narrative, qui sont légion, ont échoué à résoudre l’énigme. Seule l’approche par le don qu’ici nous avons mobilisée permet de comprendre comment Matoub, l’absent très présent, parvient, malgré tous les obstacles posés par les privilégiés, les institutions et les forces du statu quo en mouvement, nous devrions dire à l’aide de tous ces obstacles, à s’imposer comme repère et comme symbole pour tout un peuple.

Nous le savons maintenant avec certitude, grâce à cette méthode, c’est parce que c’est le don qui a fait Lounès Matoub, que Matoub l’homo donator est devenu aujourd’hui un fait social total au sens de Wendling, c’est-à-dire un fait social qui « permet d’articuler ensemble production culturelle et interaction sociale » (2010 : 93). Un fait social total, il l’est par le fait qu’il parvient à réaliser l’articulation de la société berbère désarticulée par les vicissitudes de l’histoire, à unifier son peuple, comme les religions unissent les leurs. Il l’est également par le fait qu’il fait célébrer sa mémoire en favorisant la créativité et la vitalité culturelle, le retour aux sources pour la construction de nouvelles ressources.

Lounès Matoub se pose ainsi comme concept-symbole, c’est-à-dire comme idéaltype, un modèle pur par lequel il est donné la possibilité à la société kabyle de mesurer la qualité de chaque action, chaque projet, chaque acteur et chaque expression ayant comme finalité de déterminer le passé, le présent et l’avenir de la société kabyle dans le monde, comme il lui donne la possibilité d’exposer au autres et d’abord à elle-même un autre modèle possible d’existence dans le monde, existence en tant que société singulière.

Ce concept-symbole répond au besoin vital de la société d’un nouveau modèle capable de contrecarrer les idéologies classiques dominantes, arabisme, socialisme et libéralisme, qui menacent son existence-même. C’est pour cela d’ailleurs qu’on voit la société kabyle mobiliser avec succès les éléments de ce concept-symbole dans ses contre mouvements sociaux pour se donner une cohésion et une direction, une éthique et un viatique qui leur permettraient de faire que la société redevienne fidèle à elle-même, une société de don et de contre don, de solidarité et de conflit, d’égalité et de liberté.

En somme, le phénomène Matoub, s’il venait à être pris au sérieux, c’est-à-dire que s’il venait à être étudier plus profondément à l’aide du paradigme du don, révélerait enfin tous les principes de ce modèle pur, modèle de l’homme qui fait le pari sur l’avenir historique de sa société, qui assume et revendique ses spécificités, qui refuse et se révolte contre celui qui ne le reconnait pas en tant que singularité et oppose sa foi culturelle à la foi qui le nie. Le déploiement de la culture berbère dans la dimension temporelle, par un projet de devenir, vers un avenir meilleur serait alors possible.

ZORELI Mohamed-Amokrane
Enseignant-chercher en sciences économique
À la faculté SECSG de l’Université de Bejaia
zoreli.univbejaia@gmail.com

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NOTES

[1« Entendons donc par symbolisme quelque chose de plus vaste que le symbolique. Non pas seulement un système figé de signes différenciés par leurs oppositions distinctives, mais aussi l’usage des symboles, et l’ensemble des activités par lesquelles les hommes les créent, les choisissent, leur donnent sens, les font vivre ou les laissent mourir et tomber en désuétude […] Posons que le symbolisme, tel qu’étudié par les structuralistes, représente du symbolisme mort, tandis que ce qui intéresse M. Mauss au premier chef, c’est le symbolisme vivant » (1999 : 9).

[2L’homme révolté » est pour nous homme donator, puisque « cette folle générosité, disait Camus, est celle de la révolte […] Son honneur, enchaine-t-il, est de ne rien calculer, de tout distribuer à la vie présente et à ses frères vivants […] La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent » (2013/1951 : 379-380).

[3Né en Algérie, à Taddert Boumessaoud, de la commune d’Imsouhel, en 1927, et mort à Paris, en France, le 23 janvier 2012, Chérif Kheddam est un chanteur, compositeur et poète algérien d’expression kabyle.

[4Nous ne citons ici cet exemple que dans une optique d’illustration du principe que le don se réalise par la générosité mais également par la conflictualité, l’opposition, y compris l’opposition à ce qui est en opposition avec la logique du don. On voit en effet que le pouvoir du symboliste se construit face et se dresse contre le pouvoir symbolique au sens de Bourdieu qui dit que « c’est en tant qu’instruments structurants et structurés de communication et de connaissance que les systèmes symboliques remplissent leur fonction politique d’instruments d’imposition ou de légitimation de la domination, qui contribuent à assurer la domination […] en apportant le renfort de leur propre force aux rapports de forces qui les fondent » (1977 : 408).

[5Les traductions approximatives mises entre parenthèses dans le texte sont de nous.

[6Si est une particule nobiliaire qui précède le prénom d’un marabout en fonction ou en retraite.

[7Ex-présidents algériens.

[8Au sens de sacrifice suprême du martyr.

[9Jugurtha est un Roi numide né vers 160 av. J.-C à Cirta, actuelle Constantine en Algérie, et mort en 104 av. J.-C. à Rome. Dihya, dite par les arabes Kahina, est une reine berbère qui a combattu les Omeyyades, lors de la conquête musulmane du Maghreb au VIIᵉ siècle ; elle est morte au combat, dans les Aurès, en 703. Krim Belkacem, déclencheur et premier leader de la révolution algérienne, est né le 15 décembre 1922 à Aït Yahia Moussa en Kabylie et est mort assassiné à Francfort en Allemagne le 18 octobre 1970. Abane Ramdane, l’architecte de la révolution algérienne, est né le 10 juin 1920 à Yazouzène en Kabylie et est mort assassiné le 27 décembre 1957 au Maroc. Mouloud Mammeri, écrivain, anthropologue et linguiste, est né le 28 décembre 1917 dans le village de Taourirt-Mimoun en Kabylie et est mort dans des circonstances douteuses le 26 février 1989 à Aïn Delfa en Algérie.

[10En octobre 1988 ont eu lieu en Algérie des émeutes qui ont fait des dizaines de morts et de blessés.

[11En renvoyant à la première note dans ce texte, nous précisons ici qu’en Kabylie le symbolisme mort est celui créé par les Rois adorés, les héros de guerre et les saints marabouts et le symbolisme vivant est celui créé par Lounès Matoub.

[12Dans l’appel à participation pour la commémoration du vingtième anniversaire de l’assassinat de Lounès Matoub, lancé le 11juin 2018 par l’Association environnementale « Axxam n-dda Ali - La Maison d’Ali » de la commune de Tizi-Rached, il est écrit : « Vingt ans déjà…Le 25 juin 1998, Lounès Matoub fut assassiné pas loin de son village au cœur de la Kabylie. Cet assassinat a bouleversé le monde entier et la Kabylie en particulier. La population kabyle a aussitôt déferlé vers Tizi-Ouzou. Des manifestations publiques ont gagné la Kabylie. Les années passent mais il demeure dans le cœur de chaque kabyle. Cela fait 20 ans que ces tueurs d’étoiles ont décidé de s’en prendre à l’un de nos astres les plus brillants. Mais il est plus resplendissant que jamais. Matoub Lounès ne sera jamais éteint dans le cœur et la mémoire des kabyles ! À cette occasion nous organisons : Expo de rue, à Tizi-Rached centre, utilisant l’espace public comme une galerie ouverte à tout le monde ; collages de photos de presse, de Farid Adjoud « Kabylie, le choc des photos, le poids des maux » ; citations de Matoub Lounes ; performance peinture, réalisation d’une fresque murale représentant « Matoub Lounes » ; musique, diffusion de chansons de Matoub Lounes par haut-parleurs ; poète de rue, déambulation dans les rues et déclamation des textes de Matoub ; Recueillement sur la tombe de Lounes ; pour terminer cette journée de commémoration, nous avons prévu un bus contenant vingt personnes pour nous rendre sur la tombe de Matoub Lounes. Les personnes souhaitant participer sont priées de s’inscrire.Que chacun apporte une fleur à déposer sur sa tombe. Toute autre suggestion est la bienvenue ... ».