Le premier travail original que Lacan ait formulé dans son approche de la psychanalyse est son article intitulé « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », mieux connu sous le nom « Le stade du miroir » [1]. Ce travail est le remaniement d’un texte qui a fait l’objet d’une communication prononcée en 1949 à Zurich, qui reprenait à son tour les grandes lignes d’un autre exposé de Lacan, partiellement présenté au public à Marienbad en 1936 [2].
Le stade du miroir est introduit par Lacan sous sa forme basique, matrice essentielle du dispositif qu’il théorise, à savoir celle d’une « double réaction » [3]. Rappelons que Lacan a lu l’expérience du Fort-Da de Freud [4] (il s’agit de l’observation d’un enfant qui joue à faire apparaître et disparaître une bobine attachée à un fils) sous sa forme dédoublée, divisée, en un double mouvement de présence/absence, actif/passif, l’un expliquant l’autre. Pour Lacan, comme il le rappelle dans son texte de 1938, c’est l’impuissance de l’être vivant qui est première. Cette place donnée à l’impuissance correspond à sa thèse de base sur la prématuration de la naissance, présentée comme « fond spécifique du sevrage chez l’homme. » [5]. Ce dernier concept doit attirer toute notre attention car c’est la notion qui soutient tout l’édifice des Complexes familiaux. Le stade du miroir résulte donc d’un « déclin du sevrage » du nourrisson et, par là même, il actualise ce sevrage initial, ineffable, qu’est la rupture vitale d’avec la matrice, le placenta, et qu’aucun soin maternel ne pourra consoler.
Lacan parle d’une double réaction qui fait écho au Fort-Da freudien de la manière suivante : d’abord l’attitude de l’enfant de six mois face à son image dans le miroir est caractérisée par une « inhibition attentive », qui traduit pour lui une « révélation soudaine du comportement adapté » ; ensuite, une sorte de libération de ce premier moment inhibé donne lieu à un « gaspillage jubilatoire d’énergie qui signale objectivement le triomphe » [6]. De quel « triomphe » s’agit-il ? Dans sa perception du Fort-Da, Lacan fait de ce jeu un moment dialectique, en le couplant avec le « masochisme primaire » : l’enfant s’inflige inépuisablement l’exclusion de l’autre, la mère, mais en réalité il ne le fait que pour répéter « le pathétique du sevrage », autant dire que nous sommes loin d’une supposée maîtrise. L’enfant ne fait en effet que répéter une même défaite, et c’est ainsi qu’il perçoit un certain « triomphe », ce qui pousse Lacan à parler de « moment dialectique ». Dans le texte sur le stade du miroir publié dans les Ecrits, Lacan revient sur cette différence entre l’enfant et le singe, avec plus de netteté :
« Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’aspect de comportement dont nous partons, éclairé d’un fait de psychologie comparée : le petit d’homme à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. Reconnaissance signalée par la mimique illuminative du Aha-Erlebnis, où pour Kohler s’exprime l’aperception situationnelle, temps essentiel de l’acte d’intelligence. Cet acte, en effet, loin de s’épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de l’image, rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés. » [7].
Il importe donc de différencier les deux comportements, d’une part parce que le singe semble plus pragmatique que l’enfant une fois qu’il a découvert « l’inanité de l’image » et, d’autre part, parce que ce dernier se dépense gratuitement face à l’image qui lui donne un aperçu de lui-même et des autres sous une forme plus ou moins fictionnelle.
J’ai pu démontrer ailleurs [8], et cela a aussi été formulé par E. Jalley [9], qu’il y a une source wallonienne dans les développements de Lacan à propos du stade du miroir.
Si Lacan s’est inspiré de Wallon, alors ce dernier a continué à être une source théorique bien au-delà des « Complexes familiaux », voilà notre hypothèse. Nous avons vu que Wallon part des expériences où l’enfant est confronté soit à sa propre image, soit à l’image des autres. A partir de ces observations, on détecte que l’enfant est, selon son âge, dans des stades perceptifs et subjectifs différents. Par ailleurs, il nous paraît clair que l’auteur distingue des moments qualitativement différents et ne donne pas une importance primordiale aux degrés de l’évolution, à l’instar de la psychologie expérimentale, plus proche de la quantification. Prenons comme exemple cette description phénoménologique décrite par Wallon quand il commente les expériences des auteurs. C’est une observation qui me semble capitale car elle aura à mon sens une incidence sur l’œuvre de Lacan : « L’enfant de Darwin sourit à son image et à celle de son père qu’il aperçoit dans la glace. Mais il se retourne surpris quand il l’entend parler derrière son dos. Il n’avait donc pas encore su faire coïncider dans le temps et dans l’espace l’aspect réfléchi par le miroir et la présence réelle de son père » [10]. Que nous inspire cette observation ? Plusieurs réflexions, mais il est crucial que Wallon s’attarde sur ce « geste », comme il l’appelle : « C’est sensiblement à la même époque que les différents observateurs notent pour la première fois, chez l’enfant, ce geste de se retourner vers la personne dont il aperçoit l’image dans la glace : 24e semaine, Preyer ; 5 mois 17 jours, Guillaume. Quelle qu’en soit l’occasion initiale, il se produit à son heure » [11].
Mais nous devons faire encore une observation à propos du geste qui intéresse Wallon, pour la simple raison que Lacan lui-même s’y est intéressé, sans nécessairement se référer à Wallon (il est vrai que l’expérience comme telle n’a pas été décrite par Wallon et que celui-ci se limite à la commenter). Lacan en fait mention notamment dans son séminaire sur L’angoisse, où il évoque la « nutation de tête », qui correspond au geste décrit par Wallon. Je cite : « ce moment dit jubilatoire où l’enfant (…) venant se saisir dans l’expérience inaugurale de la reconnaissance dans le miroir, s’assume comme totalité fonctionnant comme telle dans son image spéculaire (...) par ce mouvement de nutation de la tête qui se retourne vers l’adulte comme pour en appeler à son assentiment, puis revient vers l’image, il semble demander à celui qui le porte, et qui représente ici le grand Autre, d’entériner la valeur de cette image » [12]. Cette « nutation », qui correspond à une vraie « mutation » subjective, nous pousse à constater d’ores et déjà que par ce mouvement, par cet acte qui « se produit à son heure », l’enfant entre dans une autre dimension subjective par laquelle, dans un seul mouvement, il prend une distance d’avec l’image spéculaire en perdant l’immédiateté que lui octroyait celle-ci, mais incorpore en même temps un rapport au symbole, à la symbolisation, rapport introduit ici comme tiers entre l’enfant et son image.
Dans le séminaire sur l’angoisse, Lacan revient sur la « nutation de tête », afin d’affirmer la force que ce geste traduit chez l’enfant au point de sceller le destin du sujet. On peut lire : « ce moment où l’enfant retourne la tête, selon ce mouvement familier que je vous ai décrit, vers cet Autre, ce témoin, cet adulte qui est là derrière lui, pour lui communiquer par son sourire, les manifestations de sa jubilation, disons de quelque chose qui le fait communiquer avec l’image spéculaire. Si la relation qui s’établit à l’image spéculaire est telle que le sujet est trop captif de l’image pour que ce mouvement soit possible, c’est que la relation duelle pure le dépossède de sa relation au grand Autre. » [13]. Pour Lacan, il faut donc une séparation de l’imago pour pouvoir introduire un objet, tiers par définition, entre le sujet et autrui. Pour le dire autrement, il n’y a pas d’autrui tant qu’il n’y a pas de retournement vers l’autre, que Lacan écrit, comme il se doit, en majuscules.
Lacan revient une dernière fois sur le geste de retournement évoqué, cette fois-ci en 1966, dans son texte « De nos antécédents », préparé pour l’édition des Ecrits. Ce texte est important car il s’agit d’une sorte de témoignage de son parcours, qui commence par les influences de Wallon et de Kojève dès ses premiers écrits, y compris sa thèse de médecine, jusqu’à ses élaborations sur « l’objet a ». Lacan commence ce texte par la fonction du manque, écho sans doute à sa thèse initiale à propos de la prématuration et de la discordance qu’elle implique :
« Cette fonction est d’un manque plus critique, à ce que sa couverture soit le secret de la jubilation du sujet (…) nul pas dans l’imaginaire peut-il franchir ses limites, s’il ne procède d’un autre ordre ? C’est bien pourtant ce que promet la psychanalyse, et qui y resterait mythique si elle reculait au plain-pied de cet ordre. Pour le repérer dans le stade du miroir, sachons d’abord y lire le paradigme de la définition proprement imaginaire qui se donne de la métonymie : la partie pour le tout. Car n’omettons pas ce que notre concept enveloppe de l’expérience analytique du fantasme, ces images dites partielles, seules à mériter la référence d’un archaïsme premier, que nous réunissons sous le titre des images du corps morcelé, et qui se confirment de l’assertion, dans la phénoménologie de l’expérience Kleinienne, des fantasmes de la phase dite paranoïde. Ce qui se manipule dans le triomphe de l’assomption de l’image du corps au miroir, c’est cet objet le plus évanouissant à n’y apparaître qu’en marge : l’échange des regards, manifeste à ce que l’enfant se retourne vers celui qui de quelque façon l’assiste, fût-ce seulement de ce qu’il assiste à son jeu. » [14]
Il est remarquable que, dans les années ’60, Lacan ait pu traiter, même sommairement, d’un sujet qui occupe la psychologie cognitive de ces derniers vingt ans, à savoir l’attention conjointe (« joint attention »). « L’échange des regards » n’est rien d’autre que cette attention conjointe, absente ou déficitaire chez l’autiste, par exemple : le geste du retournement, nutation de tête, est parfaitement absent chez lui. Lacan, quant à lui, nommera cette instance fondamentale dans la structuration de la personnalité, déjà décrite par Wallon, l’« idéal du moi ».
Pour finir avec notre propos, signalons l’importance du « schéma du bouquet renversé » chez Lacan, introduit donc pour expliquer le geste de retournement de la tête, de nutation, qui confirme l’existence du registre symbolique, ainsi que la subordination du registre imaginaire à celui-ci. C’est dans la fameuse « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », que Lacan revient sur le geste du retournement de la tête, en justifiant ainsi la création de son « schéma optique », introduit en 1954 afin de commenter le cas Dick, à savoir un cas d’autisme. Nous citons donc Lacan, qui précise ceci dans une reprise de son modèle optique du bouquet renversé : « Car l’Autre où le discours se place, toujours latent à la triangulation qui consacre cette distance [la bonne distance et le bon angle afin que l’on puisse voir l’image complète, entière, du bouquet de fleurs et le vase] ne l’est pas tant qu’il ne s’étale jusque dans la relation spéculaire en son plus pur moment : dans le geste par quoi l’enfant au miroir, se retournant vers celui qui le porte, en appelle du regard au témoin qui décante, de la vérifier, la reconnaissance de l’image, de l’assomption jubilante, où certes elle était déjà » [15]. Cette déclaration est pour le moins étonnante car, s’il s’agit du « plus pur moment » de la relation spéculaire, soit l’enfant face au miroir, pourquoi l’auteur n’en a-t-il pas rendu compte onze ans auparavant à l’époque du texte sur le stade du miroir ?
La sigle « $ » indiquerait le sujet (on voit sont « œil ») face à une image (la sienne ou celles des autres objets du monde). Il voit ses choses sur un « Miroir » plan, c’est-à-dire là où les objets et personnes sont visibles. Ceux-ci sont visibles et, même et surtout, compréhensibles, selon le regard que lui, le sujet ($) partage avec un autre, qui les rend assimilables dans le jeu du désir, dans le monde socialisé : cet « autre » avec qui « $ » partage et échange des regards est, dans le schéma, représenté par un miroir concave, qui permet la perception socialisé des objets (des choses, des situations, des personnes, des intentions, des désirs, des failles, des métaphores, etc.).
Il n’est pas difficile de vérifier que le fameux « schéma en Z », qui est censé montrer les différences entre les registres symbolique ($ > A) et imaginaire (a > i(a)) provient du schéma du bouquet renversé, il suffit d’extraire les sigles que je viens d’écrire : $, A, a et a’ ou « i(a) ».
Le schéma en « Z » a été introduit le 25 mai 1955 [16], donc bien après la première version du schéma optique du « bouquet renversé », introduit le 24 février 1954. Contrairement à ce que certains ont pu imaginer, le schéma en Z donc ne provient pas de l’anthropologie de Lévi-Strauss, mais il est bel et bien la conséquence logique du schéma de la personnalité où l’on distingue le moi idéal et l’idéal du moi, introduit par Lacan lors de son premier séminaire, nommé le schéma du bouquet renversé.
[1] Lacan, J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique » in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp 93 - 100.
[2] Bien entendu, personne ne connaît le contenu exact de cette première communication, prononcée lors du Congrès international de psychanalyse à Marienbad en 1936, et dont le titre original était : « Le stade du miroir, théorie d’un moment structurant et génétique de la constitution de la réalité, conçu en relation avec l’expérience et la doctrine psychanalytique ». Le texte remanié a été publié dans la Revue française de psychanalyse : no 4 : Octobre-Décembre 1949, pp 449-455, puis repris dans les Ecrits en 1966.
[3] Ibid., p. 41.
[4] Freud, S., Au-delà du principe du plaisir, P.U.F., coll. Quadrige, 2013.
[5] Ibid., p. 40.
[6] Ibid., p. 41.
[7] « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » in Ecrits, op. cit, p. 93 (nous soulignons).
[8] Lucchelli, J.P., Lacan, de Wallon à Kojève, éd. Michèle, 2013.
[9] Jalley, E., Freud, Wallon, Lacan. L’enfant au miroir, Paris, éditions E.P.E.L., 1998.
[10] Les origines du caractère chez l’enfant, op. cit., p. 223 (nous soulignons).
[11] Ibid., p. 223 (nous soulignons).
[12] Lacan, J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 42 (nous soulignons). Il faut dire que dans la transcription du séminaire disponible en polycopié (séance du 28 novembre 1962), on lit l’expression « nutation de tête », et non « mutation », comme il a été publié dans les éditions du Seuil. Le terme « nutation de tête » est surtout réservé au mouvement du nouveau-né au moment de sa présentation, de sa sortie du ventre maternel.
[13] Lacan, J., Séminaire X, L’Angoisse, op. cit., p. 142.
[14] « De nos antécédents », in Ecrits, op, cit., p. 70.
[15] Lacan, Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, Ecrits, Seuil, 1966, p. 678 (nous soulignons).
[16] Lacan, J., Le séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978.