Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Alain Beitone et Alaïs Martin-Baillon

La neutralité axiologique dans les sciences sociales
Une exigence incontournable et incomprise

Texte publié le 19 octobre 2016

Ces dernières années, la question de la « neutralité axiologique » a fait un retour en force dans la sociologie française. Des sociologues « critiques » que leurs engagements en tant que citoyens situent souvent sur la gauche de la gauche de l’échiquier politique, contestent cette neutralité axiologique et défendent la fécondité (et donc la nécessité) d’une posture qui ne distingue pas les prises de position éthiques et politiques et le travail scientifique. Ces discours reposent très largement sur une lecture contestable des textes de Max Weber. Ce dernier défend avec constance tout au long de sa carrière le caractère impérieux de la construction d’un discours scientifique qui soit « autonome par rapport aux valeurs ». Weber ne conteste pas l’existence d’un rapport aux valeurs qui oriente le choix de l’objet de la recherche et la méthode d’investigation mise en œuvre. De même, il n’interdit pas, bien au contraire, au scientifique d’intervenir dans l’espace public pour contribuer aux discussions portant sur les politiques à mettre en œuvre. Mais, il exige du savant une « probité intellectuelle » qui implique une réflexivité quant aux relations entre le rapport aux valeurs et le travail scientifique et qui exige aussi de préciser aux auditeurs des discours du savant si ce dernier parle en tant que chercheur en formulant des jugements de faits ou s’il s’exprime en tant que citoyen défendant des jugements de valeur.
Nous examinons un certain nombre de travaux qui revendiquent le refus de la « neutralité axiologique » et nous mettons en évidence la fragilité des arguments développés à l’appui de cette thèse. Puis nous montrons que le refus de distinguer entre jugement de fait et jugement de valeur conduit nécessairement à un relativisme qui a des effets négatifs quant à la production du savoir sur le monde social et des effets contre-productifs quant à l’émancipation des dominés que les sociologues « critiques » se fixent en général comme objectif.

« Le point de vue sociologique n’est pas un point de vue normatif porté sur le monde. Le sociologue n’a pas, dans son étude des faits sociaux, à dire le bien et le mal, à prendre parti ou à rejeter, à aimer ou à ne pas aimer, à faire l’éloge ou à condamner. »
Bernard Lahire, La non-thèse de sociologie d’Elizabeth Teissier

http://www.homme-moderne.org/societe/socio/teissier/analyse/socio.html

Introduction 

Le 7 novembre 1917, Max Weber prononce sa célèbre conférence sur le métier et la profession de savant [1]. Ce texte lance le débat sur la neutralité axiologique. Weber utilise le terme « wertfreiheit » qui est traduit aux États-Unis en 1949 par « axiological neutrality ». Julien Freund, premier traducteur français de cette conférence [2], traduit littéralement de l’anglais et impose durablement l’expression « neutralité axiologique » [3]. Ce concept a fait l’objet d’une controverse qui ne semble pas en voie d’apaisement. En témoignent, par exemple, le texte intitulé « Leçons wébériennes sur la science et la propagande » par lequel I. Kalinowski accompagne sa traduction de la conférence de Weber (Weber, 2005), le livre dirigé par D. Naudier et M. Simonet (2011) qui fait l’éloge de l’engagement des sociologues ou l’article publié par R. Pfefferkorn (2014) qui parle d’une impossible neutralité axiologique.
Le débat à vrai dire n’est pas nouveau. J.M. Brohm, dans une défense et illustration de la sociologie critique, affirme en 2004 : « La sociologie critique, si elle constate évidemment le polythéisme des valeurs, n’hésite pas pourtant à dénoncer la fiction de l’indifférence éthique ou de la neutralité axiologique » (Brohm, 2004, p. 80). Cela le conduit à dénoncer « les stakhanovistes du “recueil des données” et les acharnés de “l’enquête empirique”, les tenants d’une sociologie positiviste qui rêvent d’une sociologie pure et dure, encadrée par un Ordre des sociologues et aussi “objective” que les sciences exactes ou expérimentales » (Brohm, 2004, p. 78) et à attaquer Bourdieu, Lahire ou Corcuff tout en prenant la défense de « notre collègue Michel Maffesoli » (idem) ! En 1998, dans la revue Agone, qui pourtant est en première ligne dans la défense du rationalisme et du concept de vérité [4], T. Discepolo parle de « l’impossible neutralité » (Discepolo, 1998, p. 11). En 1989, la Revue du Mauss publie un dossier « L’impossible objectivité ? », dans sa présentation, Alain Caillé écrit : « ...il est permis de se demander si bien plus que dans leur difficulté à mesurer ou à expérimenter, ou encore dans le caractère toujours singulier de l’évènement historique, ce n’est pas dans l’impossibilité principielle de disjoindre radicalement jugements de faits et jugements de valeur, visées cognitive et visée normative, que s’enracine le destin singulier des sciences de l’esprit, qui doit leur interdire à jamais de s’identifier pleinement et exclusivement aux sciences exactes » (Caillé, 1989, p. 4).

En continuant à remonter le temps, on pourrait évoquer (nous y reviendrons) l’école de Francfort et L. Strauss, sans parler des contemporains de M. Weber.

Le refus de la neutralité axiologique, généralement accompagné du refus du « scientisme » et du « positivisme » est donc assez répandu. Il est généralement associé au dualisme épistémologique : les sciences de la nature et les sciences sociales ne relèveraient pas du même registre épistémologique.

Il nous semble que le refus de la neutralité axiologique, souvent justifié par la volonté d’adopter une posture « critique » et de se ranger aux côtés des dominés, est à la fois indéfendable sur le plan épistémologique et périlleux sur le plan politique. Dans un premier temps, nous reviendrons sur ce que sont les positions de Max Weber, qui sont souvent présentées de façon sommaire et unilatérale. Dans un second temps, nous soumettrons à un examen critique la thèse selon laquelle la neutralité axiologique est impossible pour les sociologues. Enfin, nous soutiendrons le point de vue selon lequel la neutralité axiologique est à la fois possible et indispensable, surtout si l’on se place dans la perspective d’émancipation sociale de celles et de ceux qui (paradoxalement à nos yeux) refusent la neutralité axiologique.

Weber, jugement de valeur, rapport aux valeurs

Les auteurs qui expriment (parfois de façon très cursive) leur opposition à la thèse de la neutralité axiologique ne prennent pas en compte, le plus souvent, la richesse et la subtilité de l’analyse de Weber.

S’agissant du vocabulaire, on peut déplorer la traduction « neutralité axiologique » et lui préférer d’autres formulations. Mais, au-delà du vocabulaire, Weber s’exprime longuement et de façon non ambiguë sur la nécessité de distinguer les jugements de fait et les jugements de valeur. Il s’agit de « reconnaître que l’observation des faits, le constat de réalités mathématiques ou logiques ou la description de la structure interne de biens culturels, d’une part, et, d’autre part, la formulation d’une réponse à la question de la valeur de la culture et de chacun des contenus qui sont les siens, ainsi qu’à la question de savoir quel type d’action on doit adopter au sein de la communauté culturelle et des groupements politiques, constituent deux ordres de problèmes absolument hétérogènes » (Weber, 1917/2005, p. 41). Pour Weber, la distinction entre faits et valeurs est essentielle et elle n’est pas liée de façon circonstancielle au contexte de la conférence sur le métier et la profession de savant. Dès 1904, dans un texte qui présente les objectifs et la démarche de la revue fondée avec W. Sombart et E. Jaffé, il souligne « l’exigence d’une construction de concept rigoureux et d’une séparation stricte entre savoir empirique et jugement de valeur » (Weber, 1904, p. 119). Il ajoute : « une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu’il doit faire, mais seulement ce qu’il peut faire et – le cas échéant – ce qu’il veut faire » (Weber, 1904, p. 125). La distinction entre « être » et « devoir être » est donc fondamentale et se situe dans le prolongement des analyses de D. Hume selon lesquelles on ne saurait induire ce qui doit être de ce qui est. En 1917, dans un texte destiné à participer à un débat au sein de l’association allemande de sociologie (qu’il a contribué à fonder), Weber est tout aussi clair. Présentant ce qu’un étudiant doit apprendre de ses professeurs, il indique qu’il est nécessaire de « de reconnaître d’abord les faits, même et précisément ceux qui lui semblent personnellement désagréables, et de savoir faire la distinction entre la constatation des faits et la prise de position valorisante » (Weber, 1917/1965, p. 372).

Cette conception, Weber l’a mise en œuvre dans sa vie scientifique. Il a quitté l’association allemande de sociologie, faute de faire prévaloir sa conception relative à la neutralité axiologique [5]. Il a refusé la publication dans Archiv für Sozialwissenschaften und Sozialpolitik d’un texte qui s’inspirait de Freud [6] et il s’en est expliqué dans une longue lettre à Else Jaffé. Pour Weber, Gross (l’auteur du texte) n’est pas en mesure ou n’a pas la volonté de travailler en spécialiste d’un domaine spécifique et se lance dans des « spéculations métaphysiques » qui lui permettent de concilier une référence à l’œuvre de Freud et des préconisations relatives aux pratiques sociales en matière de sexualité. Weber dénonce notamment chez Gross « l’amalgame qu’il opère entre un travail de recherche empirique méticuleux et un enthousiasme réformateur des plus brouillons. Cet essai dans son ensemble éclate littéralement sous le poids de purs jugements de valeur et je n’ai réellement aucun respect pour de soi-disant contributions en sciences de la nature qui ne satisfont pas à l’exigence de sobriété et d’objectivité, bref qui ne sont pas affranchies des valeurs  » [7] (Weber, 1907/2016, pp. 318-319). Weber termine sa lettre de façon cinglante : « aucune connaissance scientifique, si importante soit-elle (…) ne livre de vision du monde. Et inversement : un essai ; qui veut être un sermon – et qui est un mauvais sermon – n’a pas sa place dans une revue scientifique spécialisée » (idem, pp. 319-320).

On ne saurait donc réduire la position de Weber à une conception déontologique du métier d’enseignant. Certes, il insiste sur l’asymétrie de la position entre professeur et étudiants et il s’oppose à ce que l’enseignant puisse à cette occasion chercher à faire partager ses jugements de valeur à des étudiants qui ne sont pas en mesure d’en débattre. Mais, la position de Weber ne se limite pas à cela. La nécessité de s’en tenir à une étude des faits affranchie des valeurs s’applique aussi (surtout ?) à la recherche scientifique. C’est ce qui explique l’importance qu’il accorde à cette question dans le texte de présentation des Archiv für Sozialwissenschaften und Sozialpolitik [8].

Cette prise de position en faveur de la neutralité axiologique ne doit pas conduire à une lecture simpliste de la position de Weber. Comme le souligne H. Albert, cette prise de position en faveur de la neutralité axiologique « n’a jamais conduit Weber à affirmer que la science serait en tant que telle “indépendante à l’égard des valeurs” au sens où les jugements de valeur, normes et idéaux ne joueraient aucun rôle dans le processus de la connaissance. Les critiques du principe de l’indépendance à l’égard des valeurs semblent lui attribuer de telles conceptions de diverses manières pour rendre leurs attaques plausibles. Que la science ait été pour lui une entreprise de la société, un domaine défini institutionnellement et en cela régi par des normes, où les jugements de valeur, les idéaux et les décisions ont une importance essentielle, voilà qui ne devrait guère faire de doute pour qui connaît ses travaux sur la question » (Albert, 1987, p. 98).

Certains auteurs (H. Putnam par exemple) objectent à la thèse wébérienne l’existence de valeurs épistémiques qui guident le travail du savant, mais cette idée est déjà présente chez Weber qui écrit : « Tout travail scientifique présuppose toujours la validité des règles de la logique et de la méthode, ces fondements universels de notre orientation dans le monde » (Weber, 1917/2005, p. 36). D’autres reprochent à Weber de s’être engagé dans le débat public en Allemagne (à propos du Traité de Versailles, de la constitution, etc.), mais là encore, Weber n’a jamais dit que le savant devait être muet et passif hors de la sphère scientifique [9]. Il a affirmé d’une part que si le savant intervient dans le débat éthique et politique, il doit accepter de soumettre ses idées à la controverse et non les présenter comme un savoir scientifique non susceptible de contestation. D’autre part, il indique que lorsque le savant formule des jugements de valeur, il doit être conscient qu’il le fait (et donc qu’il n’est plus dans l’ordre des jugements de faits) et se doit alors de préciser à ses auditeurs et à ses contradicteurs sur quel registre se situe son discours. Ce que demande Weber au chercheur c’est d’être capable de réflexivité et de probité intellectuelle. Si le savant respecte ces règles déontologiques, « une prise de position de nature pratique non seulement ne saurait nuire au pur esprit scientifique, mais elle pourra lui être directement utile et même s’imposer  » (Weber, 1904, p. 131).

Weber précise même explicitement qu’il n’oppose pas la nécessaire objectivité du travail scientifique et le fait pour le savant d’avoir un idéal personnel : « La confusion permanente entre discussion scientifique des faits et raisonnement axiologique est une des particularités les plus fréquentes et les plus néfastes dans les travaux de notre spécialité. C’est uniquement contre cette confusion que sont dirigées nos remarques précédentes et non contre l’engagement en faveur d’un idéal personnel. Absence de doctrine et « objectivité » scientifique n’ont entre elles aucune espèce d’affinité interne » (Weber, 1904, p. 132). Mais cela suppose de faire clairement la distinction entre « connaître » et « juger », cette distinction respectée, il est légitime pour le savant de défendre ses propres valeurs : « Devenir capable de faire la distinction entre connaître [erkennen] et porter un jugement [beurteilen] et accomplir notre devoir de savant qui consiste à voir la vérité des faits aussi bien qu’à défendre nos propres idéaux, voilà tout ce à quoi nous désirons nous habituer à nouveau avec plus de fermeté » (Weber, 1904, p. 129).

Une autre confusion fréquente porte sur le concept d’idéaltype. Le terme « idéal » est parfois interprété comme un jugement de valeur. Or il n’en est rien. L’idéaltype est un « tableau de pensée » destiné à permettre au chercheur d’ordonner la réalité empirique et donc de produire des explications et une compréhension des phénomènes étudiés. Pour Weber, il faut « faire une distinction stricte entre la relation qui compare la réalité à des idéaltypes dans le sens logique et l’appréciation valorisante de cette réalité sur la base d’idéaux. L’idealtype tel que nous l’entendons est, je le répète, quelque chose d’entièrement indépendant de l’appréciation évaluative (…) Il y a des idéaltypes de bordels aussi bien que de religions » (Weber, 1904, p. 185-186). Dans son texte sur le sens de la neutralité axiologique, Weber prend l’exemple du modèle du marché concurrentiel construit par l’école classique. Pour lui, cet idéaltype est indispensable pour comprendre la vie économique mais, fait-il observer, nombre d’économistes ont présenté la concurrence parfaite comme un idéal à atteindre (donc dans une perspective évaluative) ce qui a conduit à discréditer la démarche intellectuelle de construction d’un type idéal du marché concurrentiel (Weber, 1917/1965, p. 428).

Enfin, et c’est un point décisif, Weber a introduit le concept de rapport aux valeurs. Il n’y a pas de science sans présupposition (Freund, 1973), tout chercheur entretient un rapport aux valeurs dont Weber donne la définition suivante : « Je me contenterai seulement de rappeler que la notion de « rapport aux valeurs » désigne simplement l’interprétation philosophique de l’intérêt spécifiquement scientifique qui commande la sélection et la formation de l’objet d’une recherche empirique » (Weber, 1917/1965, p. 395). Ainsi, il n’est pas contraire à la neutralité axiologique que le chercheur choisisse son objet de recherche, sa méthodologie, sa problématique en fonction de son rapport aux valeurs qui trouve notamment sa source dans sa biographie, dans ses engagements, de sa « vision du monde », etc. [10] On sait par exemple que de nombreuses féministes se sont investies dans des recherches sur les inégalités et les discriminations dont les femmes sont victimes, sur les violences conjugales, etc. De même, l’expérience sociale de Bourdieu (sa trajectoire scolaire, le service militaire en Algérie, etc.) contribue à expliquer le choix de ses objets d’étude et de sa posture critique (Bourdieu, 2004). [11]

Cette nécessaire prise en compte du rapport aux valeurs vaut bien sûr pour les engagements politiques d’un R. Aron ou d’un J. Freund [12]. Mais, l’existence de ce rapport aux valeurs n’implique pas la formulation de jugements de valeur [13]. Quelles que soient ses motivations (plus ou moins conscientes), le chercheur qui veut faire œuvre scientifique se doit de produire des connaissances objectives (car résultant d’un processus d’objectivation).

La validité des connaissances produites ne peut pas reposer sur le rapport aux valeurs du chercheur. On ne peut pas dire : « ce que j’affirme sur les inégalités entre les hommes et les femmes est vrai parce que je suis féministe ». Les propositions qui résultent de l’investigation scientifique et qui ont une prétention à la vérité doivent pouvoir être validées par des chercheurs qui n’ont pas le même rapport aux valeurs. C’est ce que souligne Weber : « Car il est et il demeure vrai que dans la sphère des sciences sociales une démonstration scientifique, méthodiquement correcte, qui prétend avoir atteint son but, doit pouvoir être reconnue comme exacte également par un Chinois ou plus précisément doit avoir cet objectif » (Weber, 1904, p. 130). Le fait que les chercheurs aient des rapports aux valeurs différents est d’ailleurs un facteur d’enrichissement de la connaissance scientifique. C’est l’un des arguments développés par M. Weber pour s’opposer au refus de recruter dans les universités allemandes de son temps des enseignants socialistes, juifs ou catholiques [14]. Il prend même l’exemple d’un anarchiste qui serait recruté pour enseigner le droit et il souligne que son point de vue particulier peut permettre à un tel enseignant de formuler une problématique distincte des présuppositions qui paraissent évidentes pour des chercheurs ayant des valeurs plus conventionnelles (Weber, 1917/1965, p. 375). Il ne s’agit pas de promouvoir un pluralisme conduisant à une position médiane (Weber s’oppose fermement à cette perspective d’un point de vue de compromis), mais de la promotion de la diversité des objets d’étude et des méthodologies et donc la confrontation et le débat, car « le doute le plus radical est le père de la connaissance » (Weber, 1917/1965, p. 376) [15].

On peut ajouter qu’il est probable que le chercheur vise aussi à influencer la réalité sociale et l’orientation des politiques publiques. Mais, en tant que savant, il ne cherche pas à atteindre ce but par des jugements de valeur, mais par la production de connaissances objectives [16].

La préconisation de Weber n’exclut donc pas la prise en compte des valeurs (et de l’engagement du chercheur) en amont de la production de connaissance scientifique (choix de l’objet et de la méthode) et en en aval du travail de recherche (utilisation des savoirs produits pour alimenter le débat public et influencer les politiques publiques). Weber insiste d’ailleurs sur l’importance de l’implication personnelle du chercheur dans le travail qu’il réalise : « car pour l’homme en tant qu’homme, rien ne vaut qui ne peut être fait avec passion » (Weber, 1917/2005, p. 20). Par contre, dans la production de connaissances, le savant doit s’imposer de distinguer rigoureusement les jugements de faits et les jugements de valeur, car « dès que l’homme de science fait entendre ses propres jugements de valeur, c’en est fini de la compréhension entière des faits » (Weber, 1917/2005, p. 42). La science est au service de « la réflexivité et de la connaissance des relations factuelles » et elle n’a que faire des « prophètes dispensant des biens de salut et des révélations » (Weber, 1917/2005, p. 51).

L’engagement du sociologue : la neutralité axiologique est-elle impossible ?

Quelle argumentation les adversaires de la neutralité axiologique développent-ils ? Nous passerons en revue quelques travaux en examinant l’argumentation développée par chacun d’entre eux.

Examinons en premier lieu un texte d’I. Kalinowski (2005). Ces dernières années cette germaniste s’est fait connaître par des traductions de Max Weber et par un long texte intitulé « Leçon wébériennes sur la science et la propagande ». Depuis, ce texte est souvent cité de façon incidente par des sociologues qui rejettent le principe de la neutralité axiologique. Dans le chapitre 4 du texte, intitulé « Un savant très politique », elle reproche à J. Freund d’avoir fait de Weber la caution du « principe de non-engagement du savant » en utilisant le terme « neutralité axiologique » dans sa traduction (Kalinowski, 2005, p. 191). A quoi elle oppose aussitôt les multiples engagements de Weber (articles de presse, contribution à la rédaction de la constitution, etc.). Mais, comme nous l’avons indiqué plus haut, ces interventions du citoyen Max Weber dans l’espace public allemand de son temps ne sont pas le moins du monde contradictoires avec la norme de la neutralité axiologique. Elles sont même tout à fait conformes à ce qui figure explicitement dans la conférence sur le métier et la vocation de savant où Weber invite l’universitaire qui entend défendre des valeurs et des solutions politiques à le faire dans la presse et dans des réunions publiques.

D’ailleurs, dans la préface du livre publié sous le titre Le savant et le politique, Aron, lui-même fort engagé dans la vie politique et médiatique, souligne le lien étroit entre la science et la politique chez Max Weber (Weber, 1917/1963, p. 12). Il n’est cependant pas douteux que, dans le contexte de l’époque, alors que la Guerre froide faisait rage [17] et que le marxisme était très influent en France, Weber a été mobilisé pour faire contre-feux à l’influence des intellectuels marxistes. Mais cela suffit-il à condamner le principe de la neutralité axiologique, tel qu’il a été formulé par Weber (et non tel qu’il a été utilisé dans le cadre de débats idéologiques) ? Dans cette même préface, Aron formule trois « règles constitutives de la communauté des sciences sociales » :

*« l’absence de restriction dans la recherche et l’établissement des faits eux-mêmes, le droit de présenter les faits bruts et de les distinguer des interprétations  »
*« l’absence de restriction au droit de discussion et de critique, appliquées non pas seulement aux résultats partiels, mais aux fondements et aux méthodes »
*« l’absence de restriction au droit de désenchanter le réel » (Weber, 1917/1963, pp. 26-27).
Quel sociologue « critique », adversaire de la neutralité axiologique, contesterait aujourd’hui le droit d’établir des faits, de critiquer les méthodes et de désenchanter le réel ?

Lorsqu’I. Kalinowski intitule un passage de son article « En finir avec la neutralité axiologique », elle justifie ce mot d’ordre en le limitant à la question de l’enseignement (rapports entre le professeur et les étudiants), nous avons pourtant vu que le point de vue de Weber ne se limitait pas à cela. Elle considère également que « wertfreiheit » ne comporte pas l’idée de neutralité, mais désigne le refus de la « propagande » [18]. Curieusement, elle fait l’impasse sur l’idée, sans cesse réaffirmée par Weber, selon laquelle il faut distinguer jugement de fait et jugement de valeur. Elle reproche par exemple à J. Freund de considérer que le savant n’a pas le droit d’utiliser son autorité scientifique pour imposer ses vues personnelles et partisanes. Or, cela est parfaitement conforme à ce qu’écrit Weber qui demande au savant de dire explicitement à son auditoire à quel moment il quitte le terrain des jugements de fait et le moment où il s’engage sur le terrain des jugements de valeur [19].

Ainsi, si la traduction « neutralité axiologique » peut être critiquée, car elle a été utilisée pour combattre l’engagement du savant dans le débat public, la traduction proposée par I. Kalinowski n’est pas non plus satisfaisante. Parler de « non-imposition des valeurs » revient à renoncer à faire la différence entre jugement de fait et jugement de valeur dans le travail scientifique et à imposer au savant une règle déontologique beaucoup exigeante que celle proposée par Weber : ne pas avoir recours à la propagande. Or, comme nous allons le voir, renoncer à la distinction entre faits et valeurs, c’est ouvrir toutes grandes les portes du relativisme et saper les fondements mêmes de l’activité scientifique. La formule selon laquelle l’activité scientifique doit être « autonome par rapport aux valeurs » nous semble donc préférable.

Dans la contestation de la « neutralité axiologique », il est souvent fait référence au texte d’H. Putnam (2004) qui conteste le « dogme » de la distinction entre fait et valeur. Cet auteur est un héritier du pragmatisme [20], courant au sein duquel le refus de distinguer jugement de fait et jugement de valeur est très présent (quoique de façon diverse). En dépit de la position éminente de l’auteur dans le monde de la philosophie, son argumentation apparaît comme peu convaincante. Une première série d’arguments consiste à assimiler l’opposition fait/valeur à l’opposition objectivité/subjectivité. Putnam critique le positivisme logique [21] qui énonce que seuls les énoncés se rapportant aux faits (énoncés scientifiques) sont dotés de sens et qui renvoie donc les jugements de valeur à la subjectivité. En soutenant que cette opposition n’est pas valide, cet auteur refuse l’opposition entre faits et valeurs. Mais, Putnam fait ainsi l’impasse sur les positions de K. Popper qui affirme que, si les énoncés normatifs de peuvent pas être considérés comme scientifiques, ils ne sont pas pour autant dénués de sens. En effet, il est possible d’être à la fois cognitiviste, c’est-à-dire considérer que les jugements de valeur sont susceptibles d’être fondés sur une argumentation rationnelle et accepter la distinction entre jugements de faits et jugements de valeur. Nous pouvons prendre l’exemple classique de la peine de mort pour illustrer nos propos [22]. Il est possible de comparer la criminalité dans les pays qui ont maintenu la peine de mort et dans ceux qui y ont renoncé et se demander si l’existence de ce châtiment permet de réduire la criminalité (jugement de fait). Cette étude ne permet pas de trancher le débat portant sur la question de savoir s’il est moral ou pas de donner la mort (la loi du talion d’un côté, l’impératif « tu ne tueras point » d’un autre). On retrouve la « guillotine de Hume » : il n’est pas possible d’induire un jugement moral à partir d’une étude portant sur les faits. La réciproque est bien sûr vraie : le fait que je sois moralement opposé à la peine de mort ne permet pas de démontrer que la peine de mort n’a pas d’effet d’exemplarité.

Une autre ligne argumentative de H. Putnam s’appuie sur les travaux d’A. Sen. Selon Putnam le fait de discuter du bien-être engage inévitablement des questions éthiques. Cependant, les exemples choisis par H. Putnam ne permettent pas de donner de fondement à de tels propos [23]. Au demeurant, toujours à propos de Sen, H. Putnam écrit : « Pour Max Weber, la décision portant sur la nature des questions devant être étudiées par les sciences sociales était et devait être telle qu’elle implique des valeurs éthiques. Mais le choix étant fait, il était exclu que l’établissement de la réponse puisse dépendre du système de valeurs propre au scientifique. Je suis certain qu’Amartya Sen serait, à ce sujet, d’accord » (Putnam, 2004, pp. 72-73). La première phrase de la citation désigne le rapport aux valeurs, la seconde porte sur la neutralité axiologique. Si Sen est d’accord avec ces deux phrases, alors on ne peut pas utiliser les travaux de Sen pour s’opposer à la position de M. Weber. Enfin, H. Putnam reprend l’argument selon lequel l’activité scientifique repose sur des valeurs épistémiques. Cela non plus ne permet pas d’invalider la position de Weber puisque ce dernier mentionne lui-même l’importance de ces valeurs et explique que cela n’est en rien contradictoire avec sa détermination à défendre la distinction nécessaire entre jugement de faits et jugement de valeur.

De façon générale, dans ce débat, la position des pragmatistes conduit presque inévitablement au relativisme. Par exemple, pour R. Rorty, on ne peut pas distinguer des énoncés qui seraient vrais (au sens de la vérité-correspondance) et d’autres qui ne le seraient pas mais « au lieu de cela, nous avons la possibilité de distinguer les énoncés qui sont subordonnés à telle ou telle fin et ceux qui sont subordonnés à d’autres fins  » (Rorty, cité par Schinkus, 2007, p. 135). De ce point de vue il n’y aurait donc pas de vérité objective des jugements de faits : la validité de ces derniers dépendrait des fins de celui qui énonce le jugement [24].

Un ouvrage a été consacré à la question de la neutralité axiologique en sociologie (Naudier et Simonet, 2011). Le titre, « Des sociologues sans qualités ? », exprime (en dépit du point d’interrogation) une posture défensive. Il s’agirait donc de défendre la qualité des travaux de sociologues qui, par ailleurs, refusent de respecter la norme professionnelle de distinction entre jugements de faits et jugements de valeur. Le sous-titre, « Pratiques de recherche et engagements » traduit mieux la posture des auteurs ou de la plupart d’entre eux. Dès les premières lignes de l’introduction, on trouve la désormais rituelle référence à Raymond Aron et à son interprétation de la neutralité axiologique [25]. Par contraste, les auteures soulignent que les rédacteurs des textes qui composent l’ouvrage « travaillent avec, mais aussi sur et grâce à ces engagements qui sont les leurs » (p. 6) et que c’est en pensant ces engagements « que l’on peut aussi faire œuvre de science ». Encore faudrait-il que l’on nous précise ce que ce signifie « faire œuvre de science » ? S’agit-il de produire des connaissances objectives ? Dans ce cas on ne voit pas où se situe la divergence par rapport à Weber. S’agit-il de faire autre chose ? Mais alors quoi ? Les analyses présentées dans l’introduction du livre manifestent les contradictions et les ambiguïtés dans lesquelles se débattent les auteures. D’une part elles indiquent que la prise en compte par les chercheurs de la « colère des opprimés » (p. 9) peut conduire à aborder des questions nouvelles jusque-là occultées (en l’occurrence à propos de la situation des femmes). Il n’y a rien à objecter à cela. On est typiquement dans la situation où le rapport aux valeurs du chercheur ou de la chercheuse contribue à définir son objet de recherche et sa problématique (l’oppression des femmes par exemple). Mais se référant à « l’épistémologie féministe », les auteures vont plus loin, elles remettent en question « le paradigme universaliste du savoir » en le resituant dans « son contexte de production » (p. 10). On est là clairement dans une posture relativiste. Ce que des chercheurs/chercheuses mu(e)s par un rapport au savoir féministe peuvent produire comme savoir sur les inégalités, discriminations, violences dont les femmes sont victime n’aurait donc pas de portée universelle ? Pourtant, en dépit de cette proclamation relativiste les auteures écrivent que « la porosité des frontières entre recherche et engagement participe à la production d’un savoir objectif » (p. 16). Il faudrait s’entendre ! Un savoir objectif est par définition universel.

Puisque les auteures de l’introduction font référence à l’épistémologie féministe, on peut se reporter à la contribution d’A.M. Devreux parue dans le même ouvrage. Celle-ci concerne un travail effectué au sein du CNRS, à la fois en tant que chercheuse et en tant que militante syndicaliste à propos des inégalités dont les femmes sont victimes au cours de leur cursus professionnel. L’auteure se demande si le fait de mettre l’accent sur les rapports sociaux de sexe la conduit à produire un savoir scientifique : « En quoi puis-je affirmer (…) que la recherche adoptant un point de vue féministe en science produit bien des connaissances répondant aux critères de scientificité et non pas des opinions déguisées en science ? » (p. 66). Elle cite un passage de l’article de Bourdieu consacré à la domination masculine dans lequel celui-ci formule une mise en garde de portée générale : « Il reste que le meilleur des mouvements politiques est voué à faire de la mauvaise science et, à terme, de la mauvaise politique, s’il ne parvient pas convertir ses pulsions subversives en inspiration critique – et d’abord de lui-même » [26] (Bourdieu cité par Devreux p. 68). A.M. Devreux précise : « La question de la preuve et de l’objectivité scientifique de nos résultats nous tenaillait particulièrement » (p. 74) et elle insiste sur le fait que « notre connaissance « sensible » de femmes victimes des inégalités ne valait pas reconnaissance du fait comme un fait « vrai » » (p. 77). C’est donc parce qu’elles ont produit, sur la base d’un rapport aux valeurs [27] qui les conduisait à contester la domination masculine au sein du CNRS, une activité de recherche respectant scrupuleusement les règles du champ scientifique, que les connaissances produites ont été en fin de compte reconnues comme vraies (même par les hommes). Et c’est cette exigence de vérité objective qui a modifié la réalité sociale : « Quand la démonstration de la position minorée des femmes est devenue irréfutable, le rapport de force a commencé à se déplacer (c’est d’ailleurs à ce moment-là que les hommes sont entrés dans le domaine de la sociologie du genre) » (p. 78). Ce texte d’A.M. Devreux décrit une démarche qui est parfaitement conforme aux normes épistémologiques de M. Weber : en amont il y a un rapport aux valeurs qui exprime, dans ce cas, une révolte face aux inégalités dont les femmes sont victimes et face à l’aveuglement dominant par rapport aux rapports sociaux de sexe. Sur cette base des chercheuses vont produire une connaissance « vraie » au sens où elle a une portée universelle et n’est pas seulement liée à leur expérience singulière de victime de la domination. En ce sens, le savoir produit est « autonome par rapport aux valeurs ». En aval, ce travail scientifique a des effets sociaux, du fait de sa fonction de dévoilement d’une réalité qui était jusque-là occultée. La démarche décrite illustre parfaitement l’idée de Bourdieu selon laquelle la connaissance objective des lois du monde social, loin de conduire au fatalisme sociologique, donne les moyens d’introduire des éléments de transformation de la réalité sociale. Pour le dire autrement, la démarche décrite par A.M. Devreux confirme les « vertus émancipatrices de la raison scientifique » [28].

Il n’est évidemment pas possible de faire une analyse détaillée des douze autres contributions du recueil. Notons cependant que certaines d’entre elles ne traitent pas de l’autonomie de la production scientifique par rapport aux valeurs. Le texte de J. Baubérot est un témoignage d’un sociologue qui participe en tant qu’expert [29] à la commission Stasi sur la laïcité. On se trouve là en aval de la recherche scientifique et on ne voit pas en quoi cela remettrait en cause l’objectivité des résultats des enquêtes sociologiques et historiques de J. Baubérot. D’autres textes soulignent la complexité de la question soulevée et montrent que l’on ne peut pas abandonner sans risque la distinction entre jugements de faits et jugements de valeur. A. Bensa, qui signe le texte le plus incisif et le plus passionnant du recueil [30], tout en plaidant vigoureusement pour l’engagement de l’ethnologue, s’interroge en conclusion : « Dans le feu de l’action, la recherche peut perdre le sens de la nuance et, prenant ses désirs pour des réalités, proposer une interprétation des conjonctures qui réduit la complexité des faits. En outre, si la valeur ultime de la recherche est bien la préservation de ses capacités à remettre en cause ses propres analyses, l’engagement politique et moral, en tant qu’il s’appuie sur des valeurs surplombant la démarche scientifique, peut être gêné par cette dynamique critique  ». Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il s’agit d’une mise en garde qui mérite d’être prise au sérieux.

Quant à P. Bouhnik, [31] elle écrit : « Il existe des limites qui renvoient à ce qui reste ma position de chercheur : le fait de ne pas rester « de l’autre côté du miroir », de n’avoir qu’une présence transitoire, le fait de ne pas porter de jugement de valeur tout en m’engageant dans les relations avec mon propre rapport aux valeurs ». On est là en présence d’une position strictement wébérienne qui se refuse au jugement de valeur tout en assumant le rapport aux valeurs.

Ce livre tiré d’un séminaire consacré à la critique de la distinction entre jugements de faits et jugements de valeur est finalement assez prudent et nuancé. Dans certains cas les auteurs sont même très proches de la posture wébérienne que le livre avait pour ambition de remettre en cause.

Le sociologue R. Pfefferkorn, pour sa part, a publié un article intitulé « L’impossible neutralité axiologique ». Dans un premier temps, il reprend l’argumentation d’I. Kalinowski : la traduction de Freund et le soutien d’Aron relèvent d’une logique anti-marxiste et concernent l’enseignant qui ne doit pas imposer son point de vue aux étudiants. En ce sens, les défenseurs de la « neutralité axiologique » auraient fait un « contre sens » et auraient attribué à Weber des idées qui ne sont pas les siennes. Pour R. Pfefferkorn, les positions de J. Freund, R. Aron et N. Heinich conduisent à considérer que « … les spécialistes des sciences sociales devraient prendre soin à opérer une distinction nette entre jugements de faits et jugements de valeurs et si possible se garder de prendre position » (Pfefferkorn, 2014, p. 86). Cette phrase est très contestable. D’une part ce n’est pas un contre sens d’attribuer à Weber la nécessité de distinguer jugement de fait et jugement de valeur, comme nous l’avons montré ce dernier n’a cessé d’insister sur ce point. D’autre part, Weber ne dit pas que le savant doit « se garder de prendre position », il dit qu’en tant que savant, il ne doit pas confondre jugement de fait et jugement de valeur. La volonté que manifestent aujourd’hui certains sociologues « marxistes » ou « critiques » de se réapproprier la tradition wébérienne les conduit donc à des contorsions difficiles pour tenter de justifier à la fois l’hommage qu’ils rendent à la contribution de Weber et leur refus persistant de distinguer jugement de fait et jugement de valeur.

On le voit lorsque, après avoir affirmé que Weber ne propose pas de respecter une activité scientifique autonome par rapport aux valeurs, R. Pfefferkorn écrit : « Si Weber ne peut en aucun cas être considéré comme un auteur vraiment positiviste, ne serait-ce qu’en raison de sa profonde adhésion à la conception dualiste des sciences développée par Wilhelm Dilthey, qui distinguait radicalement sciences de la nature et sciences de l’esprit (nous dirions aujourd’hui, sciences sociales), il n’en reste pas moins que sa croyance en une science libre de jugements de valeur rejoint en partie les thèses positivistes élaborées et défendues notamment par Comte et Durkheim pour qui les sciences sociales doivent se développer sur le modèle des sciences de la nature » (idem, p. 89). Observons tout d’abord que l’assimilation de Weber aux positions dualistes de Dilthey est contestée par C. Colliot-Thélène (1998) et que la distinction de Dilthey est contestée par P. Bourdieu [32] aussi bien que par J. Bouveresse [33]. Mais surtout on constate qu’après avoir affirmé que Weber n’est pas « vraiment positiviste », l’auteur affirme qu’il est « en partie positiviste ». Comprenne qui pourra, mais on constate là encore que les adversaires de la neutralité axiologique sont gênés aux entournures. Plus, dans une rare tentative pour opérationnaliser la critique de la neutralité axiologique l’auteur écrit : « il est rigoureusement impossible de prétendre vouloir s’abstenir de toute normativité, évaluative ou prescriptive, quand on est confronté à l’exploitation, la domination ou aux discriminations, ou pour le dire autrement aux déséquilibres, aux manques et aux privilèges, bref aux inégalités » (idem, p. 91-92). L’auteur ajoute aussitôt en s’autocitant [34] : « Partisan, le présent travail n’entend pas abandonner pour autant les exigences de rigueur et d’objectivité » et ils précisent « En effet rigueur et objectivité impliquent d’effectuer une description conforme à la réalité, avec le maximum de professionnalisme et d’honnêteté intellectuelle, mais cela n’implique en rien neutralité » (idem, p.92). Refus de s’abstenir de toute « normativité », caractère « partisan » du travail, mais « objectivité ». Ces déclarations sont intrinsèquement contradictoires. De plus, les auteurs affirment qu’ils font « une description conforme à la réalité » [35]. Si c’est le cas, alors il s’agit d’énoncés positifs (et non normatifs). Si, par exemple, on mesure l’inégalité de salaire moyen entre les hommes et les femmes, on formule un jugement de fait. Il peut y avoir des discussions méthodologiques quant à la collecte des données (ce qui permet de progresser dans la connaissance du phénomène), mais l’enjeu est bien de formuler un énoncé positif.

On peut aussi, pour tenter de comprendre la position de celles et ceux qui refusent de distinguer jugement de fait et jugement de valeur, se reporter à un article de J.M. Brohm (déjà cité en introduction). L’auteur se livre à une virulente critique de la neutralité axiologique et déplore l’abandon de toute perspective critique dans la sociologie contemporaine. Après avoir cité F. Bourricaud et R. Boudon qui défendent une conception kantienne de l’idée de critique il écrit : « La critique sociologique était donc priée de s’abstenir soigneusement de toute contestation et dénonciation de la société actuelle —le tout sans doute au nom de la “neutralité axiologique”—, de se contenter d’une critique épistémologique et de s’abstenir de recourir au “réalisme totalitaire” des structures, rapports, systèmes, champs et autres “synthèses holistes” qui fâchent les partisans de l’individualisme méthodologique libéral ou néo-libéral : capitalisme, exploitation, marché mondial, luttes de classes, etc. » (Brohm, 2004, p. 72). On peut faire observer que l’exigence de neutralité axiologique n’implique pas de renoncer à parler du capitalisme, du marché mondial ou de la lutte des classes. L’auteur confond (volontairement sans doute) « jugement de valeur » et « rapport aux valeurs », en affirmant : « Peut-on avoir le point de vue de Sirius face à la Shoah ? Ces interrogations soulèvent évidemment la question de la sociologie militante, de la sociologie engagée, de la sociologie au service d’une cause, qui sont souvent les figures typiques de la sociologie critique » (idem, p.80). Il est clair que pour Brohm, il n’existe pas de connaissances objectives du monde social, seulement des prises de parti.

Ainsi, l’examen de quelques textes qui se proposent de remettre en cause le principe de production d’un savoir scientifique « autonome par rapport aux valeurs » démontre d’une part que l’argumentation est souvent faible ou contestable. Il montre aussi que certains arguments reposent sur une référence superficielle aux analyses de Weber (et notamment de la non prise en compte de la distinction entre rapport aux valeurs et jugements de valeur). Enfin, cet examen montre aussi que certains auteurs, considérés comme remettant en cause l’épistémologie wébérienne, en sont en réalité très proches.

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Alain Caillé et la neutralité axiologique

Alain Caillé a fondé le MAUSS (Mouvement anti Utilitariste dans les Sciences Sociales), la revue de ce mouvement et la collection d’ouvrages publiée sous ce label aux éditions La Découverte. Cette entreprise individuelle et collective a indiscutablement joué un rôle positif dans le débat intellectuel en posant par exemple la question du rapport entre les disciplines des sciences sociales, en proposant le paradigme du don, en soulevant de multiples débats sur le marché, la monnaie, les fondements du lien social. L’un des thèmes de prédilection d’Alain Caillé, comme nous l’avons vu dans l’introduction de cet article, est la « normativité » des sciences sociales. Mais que faut-il entendre par là ? On peut s’en faire une idée à partir du recueil de textes publié en 2015 sous le titre La sociologie malgré tout. Caillé développe dans ce livre des positions épistémologiques que nous ne pouvons que partager. Il souligne notamment que « Weber est l’épistémologue et méthodologue capital de la science sociale » (Caillé, 2015, p. 147). Il se livre à une analyse serrée des positions de Durkheim et Weber et, en rupture avec une certaine vulgate de l’histoire de la pensée sociologique, il met en évidence ce que ces deux auteurs ont en commun : « L’un comme l’autre, on le sait, ont en commun de proclamer les titres de la sociologie à la scientificité en lui assignant à la fois le devoir et la possibilité d’émettre des jugements de fait qui soient rigoureusement indépendants de tout jugement de valeur » (idem, pp. 202-203). S’agissant plus spécialement de Weber, Caillé distingue soigneusement l’amont (rapport aux valeurs) et l’aval de la recherche scientifique, et il note que, pour Weber, la neutralité axiologique, qui est au cœur de l’activité d’enseignement et de recherche, est un idéal régulateur difficile à atteindre. De façon plus générale Alain Caillé fixe aux sciences sociales la tâche de faire preuve d’une « rigueur factuelle et conceptuelle supérieure à la connaissance ordinaire » ce qui implique « qu’elles ne se réduisent ni au journalisme, ni à la littérature, ni à l’idéologie politique » (idem, p. 192).

Pour lui les « sciences du social historique » visent à produire « une connaissance explicite, systématique et en principe cumulable au terme d’une division instituée du travail intellectuel » (idem, p. 198). Synthétisant son approche Alain Caillé indique que pour lui les sciences sociales doivent satisfaire quatre impératifs : un impératif empirique (observer et décrire la réalité), un impératif explicatif (mettre en œuvre le principe de causalité), un impératif compréhensif (traduire les causes en raisons ou en sens), un impératif normatif enfin. Nous pourrions diverger avec lui sur ce point, mais de fait nous n’avons rien à objecter à la façon dont il présente cet impératif normatif : « contribuer à une plus grande réflexivité éthique et normative » (idem, p. 223). Il est évident en effet que les sciences sociales peuvent très utilement se consacrer à l’étude du rapport aux valeurs et des jugements de valeur des acteurs sociaux et, du fait de cet effort d’objectivation, elles contribuent à alimenter le débat public sur les choix normatifs que doit opérer la société. Une telle étude n’implique évidemment pas l’adoption d’une posture prophétique du chercheur et d’ailleurs Caillé met en garde le lecteur : « rien ne serait plus néfaste que de dissoudre le descriptif dans la théorie et celle-ci dans l’énoncé des valeurs » (idem, p. 194).

Sur quoi portent alors nos divergences ? D’abord sur les références, à notre sens discutables, au courant relativiste en sociologie des sciences et, corrélativement, sur la condamnation des épistémologies normatives (Carnap, mais aussi Popper, Bachelard, Lakatos). Or, il n’est pas possible, selon nous, de faire l’impasse sur la réflexion relative à la norme du vrai. Par ailleurs, la dénonciation du « scientisme » repose sur une vision positiviste des sciences de la nature qui sert à justifier une coupure de principe entre les sciences sociales (sciences de l’esprit ? ou de la culture ?) et les sciences de la nature. Dans une note fort intéressante (p. 200), Alain Caillé fait état d’un échange avec Jean-Claude Passeron. Comme ce dernier, et dans le même sens que lui, nous préférons être classés comme « scientistes » que comme « métaphysiciens ».
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Connaissance objective et émancipation

Les auteurs qui refusent la « neutralité axiologique » et la distinction entre faits et valeurs se réclament généralement de la « sociologie critique » [36]. Cette posture « critique » aurait pour caractéristique d’être au service de l’émancipation, alors que la « théorie traditionnelle » et la « sociologie académique » seraient conservatrices et conforteraient l’ordre établi. Cette histoire est un peu simpliste. Voici ce qu’écrit l’un des spécialistes de la « théorie critique » : « Le vieil Horkheimer devint conservateur, quasi réactionnaire. Il défendit le rôle des Etats-Unis au Viêt-Nam, adopta une position anticommuniste lors de la guerre froide, dénonça le radicalisme estudiantin de 68, rejeta la libéralisation de la religion, soutint le pape dans sa condamnation de la pilule, etc. Il défendit ouvertement le libéralisme et le libre-échange (…) Il en vint à affirmer que la liberté humaine et l’autodétermination de l’individu sont intrinsèquement liées au capitalisme libéral (…) (Vandenberghe, 1998, p. 48).

La critique des Lumières, de la Raison, de la science et de la technique, l’hostilité à la culture contemporaine (dénoncée comme « industrie culturelle ») et l’apologie de la culture traditionnelle et élitiste, etc., tout cela fait système. Si les temps modernes remettent en cause l’autonomie individuelle, la culture authentique, etc., alors la solution réside à l’évidence dans le retour à la tradition [37]. Difficile de voir là une manifestation d’un projet d’émancipation. Par comparaison à cette « théorie critique » des années 1930-1960 dont se réclament nombre d’adeptes de la sociologie critique [38], il faut souligner l’évolution des positions de J. Habermas [39]. Ce dernier écrit dans Vérité et justification : « la pragmatique linguistique que j’ai développé depuis le début des années 70, ne peut pas non plus se passer des catégories de vérité et d’objectivité, de réalité et de référence, de validité et de rationalité » (Habermas, 2001, p. 263). Ceux qui se réclament de la tradition issue de l’École de Francfort devraient au minimum prendre en compte et discuter les analyses d’Habermas. Ce dernier met en évidence la distinction entre ce qui relève de la discussion scientifique et ce qui relève de la délibération démocratique. Par exemple : « Je pense qu’une constitution démocratique permet d’institutionnaliser nos principes de justice. La lutte et la controverse concernant les principes de justice distributive devraient être l’objet d’évaluations démocratiques, et non de projections articulées à la seule variable du fonctionnement ou du dysfonctionnement des marchés » (Habermas, 2003, p. 54). L’analyse du fonctionnement et des dysfonctionnements du marché relève des jugements de faits (ce qui est), alors que l’adoption de principes de justice relève des jugements de valeur (ce qui doit être). Pour autant, Habermas n’est pas décisionniste, les jugements de valeur relèvent eux aussi de la discussion rationnelle. Il explicite son point de vue réaliste : « nous devons présupposer, dans nos discussions, tout autant que dans nos actions, un monde objectif qui n’est pas de notre fait et qui est en grande partie le même pour nous tous » (Habermas, 2003, p. 69). Il défend logiquement une théorie de la vérité-correspondance dans le cas des sciences qui renvoient au monde empirique (naturel ou social). Les connaissances produites par les sciences ne relèvent donc pas seulement de « l’assertabilité justifiée », mais elles sont objectivement vraies : « la vérité est une propriété dont une proposition ne peut se départir – dès lors qu’une proposition est vraie, elle est vraie pour toujours et pour tout le monde et pas seulement pour nous » (Habermas, 2005, p. 71). De ce fait, il distingue les énoncés moraux (qui ont un fondement cognitiviste) et relèvent de « l’acceptabilité rationnelle » (idem, p. 77) et les énoncés descriptifs : « Nous ne devons pas assimiler les énoncés moraux, nous indiquant ce que nous devons faire, à des énoncés descriptifs, nous indiquant la façon dont les choses se présentent à nous dans leurs relations réciproques » (idem, p. 75) et il précise : « Tandis que la vérité d’une proposition exprime un fait, nous ne trouvons pas dans le cas des jugements moraux, d’équivalent établissant, par rapport à une situation donnée, un état de chose » (idem, 1977).

La référence à la théorie critique doit donc être utilisée avec discernement et, par exemple, n’invoquer que le titre du livre célèbre d’Habermas : « La technique et la science comme idéologie » pour défendre une posture relativiste ne rend pas justice à l’évolution de la réflexion de cet auteur. Plus généralement, il faut utiliser avec prudence la référence à la posture « critique » [40].

Les sociologues qui se déclarent « critiques » au sens d’une contestation de la société dans le cadre du refus de toute « indépendance par rapport aux valeurs » ne l’entendent pas de cette oreille. Pour eux la seule vraie critique est la leur. Par exemple, lors du mouvement social de 1995 contre la réforme Juppé de la protection sociale, la seule « critique » valable pour eux est du côté de la pétition initiée par P. Bourdieu. Savoir qui est critique ou qui ne l’est pas relèverait d’un jugement politique et à ce jeu il y a toujours des gens qui sont plus radicaux que d’autres dans la critique. Par exemple, qu’est-ce qui est le plus « critique » : dénoncer le déclassement ou la peur du déclassement ? Dénoncer l’inflation des diplômes ou déplorer l’insuffisance du niveau de formation de la population en rappelant que « le diplôme est l’arme des faibles » ?

Mais la posture critique ne va pas de soi, même dans la perspective d’une contribution de la sociologie à la défense des intérêts ou des valeurs des dominés. D. Martuccelli rappelle qu’il est souvent difficile d’articuler sociologie et posture critique : « Sociologie et posture critique ne se confondent pas. La pensée critique ne peut pas se nourrir exclusivement de résultats de recherches. Dans ce sens, la bonne sociologie n’a jamais garanti la justesse d’une prise de position critique. Et inversement, la justesse d’une posture critique peut aller souvent à l’encontre des exigences d’une démarche sociologique  » (Martuccelli in Lahire, 2002, p. 140).

C. Grignon [41] va plus loin lorsqu’il écrit : « Plus une sociologie refuse les disciplines propres aux sciences, moins elle résiste aux pressions qui s’exercent sur elle c’est sans doute pourquoi les sociologues qui se veulent les plus contestataires (qui confondent en général indiscipline et insoumission) sont souvent les plus dociles » (Grignon in Lahire, 2002, p. 126).

Ces mises en garde contre les dérives auxquelles peut conduire la posture critique nous conduisent à affirmer avec Durkheim que le rôle du savant « est d’exprimer le réel et non de le juger » (Durkheim, 1938/1989, p. 71). Cela ne conduit pas Durkheim à renoncer au rôle de la sociologie dans le changement social : « Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer (…) Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers : c’est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre » (Durkheim, 1893/1978, p.XXXVIII-XXXIX). Autrement dit, c’est parce que la sociologie distingue soigneusement « jugement de valeur et jugement de réalité » qu’elle peut contribuer à résoudre les problèmes pratiques [42].

C’est donc en respectant les règles du champ scientifique que la sociologie est en mesure de produire des vérités transhistoriques. Bourdieu décrit ainsi le fonctionnement de ce champ : « Il existe donc des univers dans lesquels s’instaure un consensus social à propos de la vérité mais qui sont soumis à des contraintes sociales favorisant l’échange rationnel et obéissant à des mécanismes d’universalisation tels que les contrôles mutuels ; dans lesquels les lois empiriques de fonctionnement régissant les interactions impliquent la mise en œuvre de contrôles logiques ; dans lesquels les rapports de force symboliques prennent une forme, tout à fait exceptionnelle, telle que, pour une fois, il y a une force intrinsèque de l’idée vraie, qui peut puiser de la force dans la logique de la concurrence ; dans lesquels les antinomies ordinaires entre l’intérêt et la raison, la force et la vérité, etc. tendent à s’affaiblir ou à s’abolir » (Bourdieu, 2001, p. 162) [43]. Dans ce livre, qui correspond au dernier cours de Bourdieu au Collège de France, l’auteur défend avec vigueur la scientificité de la sociologie et met en œuvre une critique très incisive du relativisme. Par exemple il reproche à B. Latour et à S. Woolgar de considérer que : « La science ne serait ainsi qu’un discours ou une fiction parmi d’autres » (Bourdieu, 2001, p. 58-59).

Cette question du relativisme est décisive, en effet, comme le faisait déjà observer I. Lakatos : « S’il n’y a pas de moyen de juger une théorie autrement qu’en évaluant le nombre, la foi et la puissance vocale de ses partisans, alors la vérité se trouverait dans le pouvoir » (Lakatos, cité par Chalmers, p. 140).

S’appuyant sur les travaux de B. Russel, J. Bouveresse écrit : « Russel soutient qu’une fois que la conception de la vérité objective est abandonnée, on en arrive tôt ou tard à peu près fatalement à l’idée que la question « Que dois-je croire ? » est une question qui doit être réglée par le « recours à la force et à l’arbitrage des gros bataillons » (Bouveresse, 2010, p. 9). Le relativisme a donc des effets épistémologiques destructeurs dans la mesure où il conduit à renoncer à la norme du vrai. Mais il a aussi des effets sociaux et politiques dévastateurs. En développant une conception relativiste, en renonçant à l’idée de vérité objective, les auteurs qui refusent de distinguer jugement de fait et jugement de valeur, nuisent en fait à l’émancipation des dominés puisqu’ils privent ces derniers de l’arme que constitue la critique scientifique de l’état des choses. C’est ce sur quoi insiste J.J. Rosat dans sa préface au livre de P. Bohgossian : «  Les dominés, en effet, ne peuvent espérer s’émanciper et retourner le rapport de force en leur faveur s’ils n’ont pas la possibilité de l’emporter sur les dominants dans l’espace des raisons : celui de la connaissance du monde et de la société où la seule force est celle des analyses et des arguments. C’est ce qu’avaient compris les Lumières en nouant l’alliance de la connaissance et de la liberté. En détruisant l’espace des raisons, le relativisme dénoue cette alliance et enferme les plus faibles dans le seul espace des rapports de force où ils seront, par définition, toujours les vaincus » (Rosat, Préface, in Boghossian, 2006/2009, p. XXV). Bouveresse, lui-aussi, insiste sur le fait que c’est en respectant les normes scientifiques, en produisant une connaissance objective, que les sociologues peuvent contribuer à l’émancipation : « C’est parce qu’elle est vraie (objectivement) qu’une meilleure connaissance du monde social peut être utile à la cause des plus défavorisés. Ce n’est pas parce qu’un discours sur le monde social peut donner, au moins momentanément, l’impression d’être utile à la cause que l’on défend, fût-elle la meilleure, qu’il devient vrai » (Bouveresse, 2003. pp. 62-63).

Nous avons tenté de montrer que la posture prétendument critique qui refuse de distinguer dans la production scientifique les jugements de fait et les jugements de valeur a des fondements fragiles et que de très nombreux sociologues défendent la nécessité de distinguer la description, l’explication et la compréhension de la réalité d’une part et les jugements normatifs ou les options politiques d’autre part. Nous citerons pour terminer un texte de P. Berger (sociologue que l’on aura quelque peine à qualifier de positiviste) : « Le sociologue cherche donc à comprendre la société en suivant une discipline scientifique : ce qu’il découvre et note sur les phénomènes sociaux qu’il étudie se situe dans un cadre de référence assez rigoureusement défini. Un des traits de ce cadre est que les opérations s’y déroulent selon certaines règles. Comme scientifique, le sociologue s’efforce d’être objectif, de contrôler ses préférences et ses préjugés personnels, de percevoir clairement plutôt que de juger normativement  ». (Berger, 1963/2006, p. 50)

La contestation de la neutralité axiologique est-elle nécessairement progressiste ?

Dans le débat contemporain en France, les auteurs qui contestent la neutralité axiologique se situent par ailleurs (en tant que citoyens ?) à gauche de l’échiquier politique et ils s’opposent à une grille de lecture héritée de R. Aron et J. Freund. La chose semble donc entendue, les progressistes s’opposent à la neutralité axiologique, laquelle est défendue par les « libéraux conservateurs » dans le but d’affaiblir la pensée critique. Heureusement, les choses sont moins simples. Nous devons à I. Kalinowski une étude consacrée aux rapports entre M. Weber et les membres du cercle animé par le poète S. George (Kalinowski, 2005, pp. 149-189). L’un des membres du cercle, E. von Kahler consacre un ouvrage à la dénonciation des thèses défendues par Weber dans sa conférence sur le métier de savant. Pour Kahler, les analyses de Weber relèvent d’une science ancienne marquée par le « rationalisme matérialiste ». Kahler reproche à Weber une conception matérialiste de l’histoire qui n’accorde pas aux grands hommes la place qu’ils méritent. Il conteste aussi la place accordée par Weber à la spécialisation dans le travail intellectuel et aux relations causales. I. Kalinowski résume ainsi les positions de Kahler des membres du cercle : « Au déterminisme des causes, assimilé de façon polémique au matérialisme et à la confusion entre sciences historiques et sciences de la nature, était opposé un modèle des unités organiques, des « racines » et de la vie des « communautés » et des « peuples  » (Kalinowski, op. cit., p. 153). On voit bien à quelle tradition intellectuelle se rattache cet appel à « la vie » et à la « tradition » et cet éloge de la « hiérarchie ». Les adversaires de Weber (qui s’inscrivent dans une logique de révolution conservatrice) le combattent donc parce qu’ils voient en lui un rationaliste et un défenseur du monisme épistémologique qui défend les mêmes exigences de scientificité dans l’étude de la nature et dans l’étude de la société. I. Kalinowski a eu l’excellente idée de traduire un long extrait d’un texte d’E. Troeltsch qui répond aux adversaires de Weber [44]. Pour Troeltsch, la position de ces derniers « est en réalité le début de la grande réaction universelle contre l’Aufklarung démocratique et socialiste, contre la souveraineté de la raison qui se livre sans entraves à l’organisation de l’existence, et contre le dogme qu’elles présupposent : l’idée que tous les hommes sont égaux et raisonnables » (Kalinowski, op. cit., p. 160).

Un autre libéral conservateur, L. Strauss, s’est attaqué avec vigueur à la nécessité de distinguer jugement de fait et jugement de valeur. Strauss s’inspirait d’Heidegger dans sa critique de la science et de la modernité, il faisait l’éloge des religions révélées et de la tradition. Dans sa conférence de 1941, Nihilisme et politique, Strauss présente le nazisme comme un produit de la modernité [45]. Dans Droit naturel et histoire, il consacre un chapitre à la critique de Weber (dont il dénonce le nihilisme) et soutient l’impossibilité de distinguer entre « faits » et « valeurs » dans le domaine des sciences sociales. Il écrit « L’interdit prononcé contre les jugements de valeur en science sociale conduirait aux conséquences suivantes. Nous aurions le droit de faire une description purement factuelle des actes accomplis au su et au vu de tous dans un camp de concentration, et aussi sans doute une analyse, également factuelle, des motifs et mobiles, qui ont mû les acteurs en question, mais il nous serait défendu de prononcer le mot de cruauté. Or chacun de nos lecteurs, à moins d’être complètement stupide, ne pourrait manquer de voir que les actes en question sont cruels  » (Strauss, 1953/1986, p. 59). On peut observer tout d’abord que le qualificatif « cruauté » n’apporte pas grand-chose à notre connaissance et à notre explication/compréhension de l’extermination des juifs d’Europe par le nazisme. Ce terme [46] est de plus discutable, on peut le trouver bien faible pour caractériser la barbarie nazie. Mais surtout, à la lumière des interventions plus récentes des négationnistes dans le débat public, on constate que l’établissement des faits relatifs à l’extermination est d’une importance capitale. Les prisonniers des camps ont-ils étaient victimes d’une surmortalité liées à la faim et aux épidémies (ce qui serait bien compréhensible dans le contexte de guerre) ou ont-ils été victimes d’une entreprises délibérée et minutieusement organisée d’extermination pour des raisons raciales. Face aux négationnistes, les historiens se sont employés, sur la base des normes professionnelles du travail scientifique, d’établir le fait de l’extermination et la réalité des outils de cette extermination (chambres à gaz, fours crématoires, « shoah par balles », etc.). S’agit-il là de faits objectifs, d’une réalité historique, ou d’une rhétorique des vainqueurs voire d’un complot instrumentalisant la victimisation ? La question n’est pas d’abord de savoir quel jugement de valeur on porte, elle est d’abord de savoir si l’extermination est une réalité. C’est donc un débat qui porte sur les faits et ce débat n’est pas secondaire. Si l’on peut établir (ce qui est le cas de l’avis des spécialistes de la question) la réalité historique de l’extermination à travers des archives et des témoignages ; si l’on peut démonter sur le plan logique et empirique les arguments des négationnistes, alors tout historien respectant les règles du champ scientifique (et quel que soit son rapport aux valeurs) se doit de reconnaître la véracité des preuves rassemblées par ses confrères. La question de savoir si l’extermination a existé n’est pas une question d’opinion, les discours des historiens professionnels et les discours des négationnistes ne se valent pas, il n’est pas vrai que l’on puisse indifféremment adhérer aux uns ou aux autres en fonction de son propre système de valeur. La distinction entre faits et valeurs est donc, à partir de l’exemple même donné par L. Strauss, absolument essentielle et c’est sa remise en cause qui conduit à un relativisme scientifiquement (et politiquement) dangereux.

Alain Beitone (alain.beitone@gmail.com)
Alaïs Martin-Baillon (alais.martin.baillon@gmail.com)

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NOTES

[1On dispose de trois traductions en français de ce texte de M. Weber. Celle de J. Freund(1959), celle de C. Colliot-Thélène (2003), et celle d’I. Kalinowski (2005).

[2Freund date les deux conférences (celle relative au savant et celle relative au politique) de 1919. On sait désormais que la première a été prononcée en 1917.

[3Bien des années plus tard, J. Freund écrit : « En traduisant le concept de Wertfreiheit par l’expression « neutralité axiologique », j’ai pris le risque de susciter de fausses interprétations, en tout cas des malentendus, à propos des vues épistémologiques de Max Weber. C’est ce qui s’est produit » (Freund, 1990). Il faut noter que les traducteurs du livre de H. Albert sur la sociologie critique utilisent l’expression « indépendance à l’égard des valeurs » (Albert, 1987, p. 49) et non neutralité axiologique.

[4Par exemple, Rationalité, vérité et démocratie, Agone, n° 44, 2010.

[5Weber s’opposait à des représentants de l’Ecole Historique Allemande, défenseurs du « socialisme de la chaire » et notamment à G. Schmoller. Weber a quitté le comité directeur en 1912 et cesse ensuite de participer aux congrès de l’association.

[6Le Dr Gross, auteur du texte, était un proche des Jaffé. Weber se dit prêt à faire jouer le droit de veto prévu au contrat si les deux autres dirigeants de la revue (W. Sombart et Edgar Jaffé) le mettaient en minorité.

[7La formule « affranchies des valeurs » est la traduction adoptée ici par J.P. Grossein pour le terme « wertfreiheit ».

[8C’est sans doute cette posture qui vaut à Weber d’être considéré comme un positiviste par nombre de penseurs allemands (Habermas par exemple utilise ce qualificatif). La chose mérite d’être soulignée car en France la vulgate wébérienne (en dépit des mises en garde des spécialistes) oppose volontiers le « positivisme » de Durkheim à la sociologie « compréhensive » de Weber. C.Colliot-Thélène y insiste : « Il est fondamentalement erroné de voir en Weber un représentant de la tradition de la “ sociologie compréhensive ”, qui soutiendrait, avec Dilthey, l’irréductibilité principielle des procédures argumentatives des sciences de l’esprit à celles des sciences de la nature » (Colliot-Thélène, 1998, p.7).

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[9A propos de la nécessaire distinction entre jugements de fait et jugement de valeur, C. Colliot-Thélène écrit : « Cette distinction définit en effet des limites pour le discours scientifique (et plus encore pour l’enseignement), mais elle laisse en revanche ouverte la possibilité pour chacun, et pour le scientifique également, de prendre position sur les problèmes du jour, dès lors qu’il s’exprime dans une arène accessible à tous et autorisant par conséquent la discussion contradictoire. Lorsque Weber publie dans la Frankfurter Zeitung ou dans d’autres revues et journaux destinés à une large audience, il a parfaitement conscience d’intervenir dans la sphère publique. Et dans cette sphère, l’abstention axiologique, condition de l’objectivité scientifique, n’est plus de mise : Weber juge et tranche, sur le droit de vote, sur les réformes constitutionnelles souhaitables, sur la manière dont la guerre a été conduite, etc. » (Colliot-Thélène, 2005, p. 84).

[10Comme le souligne E. Neveu, ce rapport aux valeurs est un puissant facteur de développement des connaissances scientifiques : « Une motivation politique, un investissement émotionnel dans les objets de recherche peuvent être, dès lors qu’ils se soumettent aux contrôles du champ, un puissant moteur de découverte » (Neveu, 2013).

[11Nous pourrions également citer les travaux de M. Pollack sur l’homosexualité (1988), d’A. Sayad sur l’immigration (2014), etc. Le fait que N. Anderson ait été lui-même un sans-abri n’est pas sans rapport avec l’écriture de son livre sur Le Hobo (1923/2011). Il faut évidemment se garder de tout simplisme dans la construction de ce rapport aux valeurs : des enfants de la bourgeoise ont contribué à la sociologie de la classe ouvrière en raison de leur adoption d’un point de vue marxiste ou par fidélité au catholicisme social.

[12A la fin de sa vie, J. Freund était membre du GRECE (revue et mouvement d’extrême droite). On peut évoquer aussi J. Monnerot qui a publié un livre « anti-positiviste » (Les faits sociaux ne sont pas des choses, 1946) et qui a participé dans les années 1980 au « conseil scientifique » du Front National.

[13Le rapport aux valeurs des chercheurs ne concerne pas que les sciences sociales. Dans les sciences de la nature le choix de tel ou tel domaine de recherche est aussi lié, dans de nombreux cas, aux mêmes déterminants liés à la biographie ou aux engagements des chercheurs.

[14Weber s’oppose explicitement à G. Schmoller qui considérait que les marxistes et les partisans de l’école classique anglaise (« l’école de Manchester ») ne doivent pas se voir attribuer de chaire dans l’université allemande (Weber, 1917/1965, p. 375).

[15A propos de la revue qu’il co-dirige, Weber précise : « l’originalité de la revue, depuis qu’elle existe, a justement consisté dans le fait qu’elle réunissait d’ardents adversaires politiques en vue d’un travail scientifique commun et, pour autant que cela dépende de ses directeurs, elle restera fidèle à cette formule » (Weber, 1904, p. 132).

[16Par exemple lorsque G. Felouzis (2005) met en évidence la ségrégation ethnique dans les collèges de l’académie de Bordeaux, il est probable que cela corresponde à son rapport aux valeurs (adhésion à un idéal d’égalité), mais sa démonstration vaut quel que soit le rapport aux valeurs du lecteur. Il est probable aussi que les chercheurs qui ont conduit l’enquête jugent nécessaire un changement dans la politique d’affectation des élèves dans les établissements. Mais la meilleure contribution à cet objectif résidait précisément dans la production de connaissances aussi robustes et objectives que possible. De même, lorsque F. Héran (2004) remet en cause « cinq idées reçues sur l’immigration », cela n’est sans doute pas sans lien avec son rapport aux valeurs, mais son argumentation repose sur les connaissances factuelles produites par l’INED sur la base d’enquêtes.

[17Aron a participé à la fondation du Congrès pour la liberté de la culture à Berlin en 1950. On a su ensuite que cette organisation était financée par la CIA. Signe de la complexité de la période on trouvait parmi les membres fondateurs, K. Jaspers, J. Dewey, A. Koestler, B. Russel, etc. Rappelons, pour situer le contexte, qu’en 1948 éclate l’affaire Lyssenko, bel exemple du fait que la question des rapports entre jugement de fait et jugement de valeur peut concerner aussi une science de la nature. C’est à cette occasion que le grand philosophe J.T. Desanti, alors communiste, publie un article intitulé « La science, idéologie historiquement relative » (Kindo, 2009).

[18Pour I. Kalinowski, l’idée de propagande renvoie au champ des croyances (propagande religieuse) et à un « usage malhonnête qui peut être fait des valeurs » (Kalinowski, 2005, p. 199). Or Weber ne se contente pas de dénoncer un usage malhonnête des valeurs, il propose de distinguer clairement ce qui relève des valeurs et ce qui relève des faits.

[19La position défendue par I. Kalinowski est d’autant plus difficile à comprendre que dans le même texte, mais au chapitre précédent, elle écrit : « L’insistance de Weber à prôner la séparation de l’exercice universitaire de la science et de l’imposition des « valeurs » qui animent le savant peut être « traduite »dans des langages plus actuels, comme celui de la revendication d’ « autonomie » de la science » (Kalinowski, 2005, p. 150). S’il en va bien ainsi, comment pourrait-on, surtout si on est un sociologue « critique », s’opposer à l’autonomie du champ scientifique ?

[20J. Dewey est souvent cité dans ses textes

[21En particulier R. Carnap.

[22« Le sociologue peut prendre comme objet de recherche la peine de mort, par exemple, et doit, autant que faire se peut, ne pas laisser ses valeurs contaminer ses analyses. Il s’agit, en quelque sorte, de suspendre provisoirement la hiérarchie des jugements sur le réel pour placer la catégorie du vrai au-dessus des catégories du bien ou du beau » (Bronner, 2008, p. 155).

[23Putnam cite des travaux de Sen qui concernent la surmortalité des Afro-américains comparés aux habitants de la Chine et du Kerala (Putnam, 2004, p. 67). Il s’agit là d’un jugement de fait que l’on ne peut réfuter qu’en montrant que les statistiques d’espérance de vie sur lesquelles se fonde Sen sont erronées ou reposent sur des erreurs de calcul. On peut, par ailleurs, être indigné par ces données (car révélatrices de discriminations et d’inégalités) mais ce jugement de valeur ne serait ni une invalidation ni une corroboration des données statistiques

[24Sur ce point voir le chapitre consacré à la définition de la vérité dans Russel (1961, pp. 218-236). Russel critique notamment la formule de W. James : «  Le « vrai » pour le dire en peu de mots, n’est que ce qui est avantageux dans le domaine de la pensée, tout comme « le juste » n’est que ce qui est avantageux dans le domaine de la conduite ». 

[25Un peu plus loin (pp. 9-10), les auteures reprennent les analyses d’I. Kalinowski sans les discuter.

[26A noter qu’ici Bourdieu emploie le terme « critique » au sens du criticisme de Kant et par conséquent au sens où toute activité scientifique digne de ce nom est nécessairement critique.

[27A.M. Devreux cite d’ailleurs un passage de M. Weber qui concerne le rapport aux valeurs et la détermination de ce qui mérite d’être connu (p. 78)

[28Bourdieu cité par Lenoir, 2005, p. 130

[29On dispose d’autres témoignages de ce type. Notamment F. Dubet comme conseiller de Claude Allègre au ministère de l’éducation nationale, D. Schnapper comme membre du Conseil constitutionnel.

[30« Ethnographie et engagement politique en Nouvelle-Calédonie » (A. Bensa in Naudier et Simonet, 2011, p. 59).

[31«  Intimité et couleur des choses : du corps à corps au mot à mot. Ethnographie des expériences intimes liées à l’usage de drogues en milieu précaire » (P. Bouhnik in Naudier et Simonet, p. 198).

[32« ...en dépit de toutes les discussions à la Dilthey sur le caractère particulier des sciences humaines, les sciences sociales sont soumises aux règles qui valent pour les autres sciences : il s’agit de produire des systèmes explicatifs cohérents, des hypothèses et ou des propositions organisées en modèles parcimonieux capables de rendre compte d’un vaste nombre de faits observables empiriquement et susceptibles d’être réfutés par des modèles plus puissants, obéissants aux mêmes règles de cohérence logique, de systématicité et de réfutabilité empirique ».
(Bourdieu, 1992, p. 159)

[33_ « Il n’y a pas d’argument sérieux en faveur de l’idée très répandue que ce qui semble aller plus ou moins de soi dans les sciences de la nature doit être remplacé, dans celui des sciences sociales, par une vision des choses complètement différente : elles sont, elles aussi, susceptibles de reposer sur des faits qui ont une existence indépendante de la connaissance que nous nous efforçons d’en acquérir, et la justification des hypothèses et des théories que nous formulons pour expliquer ceux-ci obéit à des principes qui ne sont pas et ne peuvent pas être fondamentalement différents de ce qu’ils sont ailleurs » (Bouveresse, 2010, pp. 8-9).

[34_ Il évoque l’introduction du livre publié avec A. Bihr, Déchiffrer les inégalités, publié aux éditions Syros en 1995.

[35_ Les auteurs se réfèrent donc à la « vérité-correspondance », dont acte. Notons cependant que nombre de ceux qui dénoncent le « positivisme » refusent d’admettre l’existence d’une réalité indépendant de la description qui peut en être faite. Le fait d’admettre la vérité correspondance ouvre la possibilité d’un accord des chercheurs sur la vérité des énoncés, indépendamment des valeurs auxquelles ils peuvent, par ailleurs, adhérer. Produire des énoncés sur la réalité qui sont autonomes par rapport aux valeurs est donc possible (et nécessaire).

[36_ Ce terme est souvent appliqué à la « théorie critique » issue de l’école de Francfort.

[37_ On connait plus récemment l’évolution comparable de d’Alasdair MacIntyre, ancien membre du parti communiste britannique, puis de la branche anglaise de la IVe internationale, qui a évolué, sous l’effet de la critique du libéralisme et de l’individualisme, vers des positions de plus en plus conservatrices. Contre « l’atomisme libéral », il faut en revenir aux communautés. Cela conduira MacIntyre, devenu citoyen américain et converti au catholicisme, à critiquer la philosophie des Lumières, à faire l’apologie de la loi naturelle et de la tradition.

[38_ Il faut rappeler, sur le mode anecdotique certes, que le scandale qui a secoué la 19e section (sociologie/démographie) du Conseil National des Université en 2009, le président de la section était un défenseur de la « théorie critique ». Un autre protagoniste de l’affaire (vice-président de la section) était un adepte et un plagiaire des positions « anti-positivistes » d’Edgar Morin.

[39_ Habermas, ancien assistant de T. Adorno, fut l’un des protagonistes de la « querelle allemande des sciences sociales ». A l’époque il était très éloigné du « rationalisme critique » défendu par K. Popper et H. Albert (Adorno et Popper, 1979).

[40_ Toute sociologie peut revendiquer une telle posture, c’est ce que fait R. Boudon (2003) qui intitule «  Pour une sociologie critique » l’un des chapitres de son livre « Y a-t-il encore une sociologie ? ». De même, on peut qualifier A. Touraine de sociologue critique lorsqu’il écrit : « Le premier devoir de la sociologie est de regarder ce qui est caché, de dire ce qui est tu, de faire apparaître la faille d’un discours, la distance de la parole et de l’action » (Touraine, 1974, p. 88).

[41_ « Sociologie, expertise et critique sociale »

[42_ B. Lahire développe un point de vue très convergent : « Les tableaux des réalités sociales que nous brossent les sciences sociales ont comme ambition première de produire une connaissance la plus rationnelle et la plus juste possible de l’état du monde social. Ils peuvent évidemment rendre plus conscients des complexités et des subtilités de l’ordre social des choses ceux qui entendent mettre en œuvre des politiques de démocratisation sociale, scolaire ou culturelle ou des politiques de réduction des inégalités sociales et économiques. Mais il serait vain de vouloir déduire de ces connaissances scientifiques une ligne ou un programme politique bien spécifique » (Lahire 2012, p. 2).

[43_ Ce livre, et particulièrement cette citation appellent deux remarques. Tout d’abord, et contrairement à ce qu’on a beaucoup dit pour approuver ou critiquer Bourdieu, ses positions épistémologiques sont restées les mêmes depuis « Le métier de sociologue » jusqu’à « Science de la science et réflexivité ». Ce sont des positions qui s’inscrivent dans le cadre du rationalisme critique, qui prolongent les approches de philosophes comme G. Bachelard ou G. Canguilhem. L’apport proprement sociologique de Bourdieu réside précisément dans l’analyse du champ scientifique qui permet d’articuler la réalité sociale du travail des savants et l’objectivité des connaissances qu’ils produisent sur la base d’une intersubjectivité soumise à des règles. D’autre part, un certain nombre de ceux qui se présentent comme les disciples de Bourdieu ne cessent d’affirmer qu’il n’y a pas de « force intrinsèque de l’idée vraie » (ce qui leur permet de présenter leur relativisme comme un prolongement du travail de Bourdieu). Or dans cette citation, Bourdieu reprend à son compte cette formule en affirmant que, dans le champ scientifique, il y a bien une « force intrinsèque de l’idée vraie ».

[44_ Troeltsch fait le lien avec les analyses de Bergson. En Allemagne comme en France, ce sont donc les adeptes spiritualistes de la tradition, adversaire de la science et du rationalisme, qui combattent la sociologie, qu’elle soit représentée par Durkheim ou par Weber. Sur le débat français, voir l’article de G. Sapiro (2004).

[45_ On sait qu’il s’agit là d’un thème récurrent des essayistes réactionnaires et autres « nouveaux philosophes » « antitotalitaires ». Les travaux de Z. Sternhell (2006) ont fait justice cette pseudo-analyse et ont démontré de façon convaincante que le nazisme est l’héritier de la pensée des adversaires des Lumières. Une biographie récente de Heidegger (Payen, 2016) montre aussi comment la pensée du recteur de l’université de Fribourg plonge ses racines dans le catholicisme réactionnaire hostile à la démocratie et au libéralisme politique.

[46_ H. Putnam (2004) reprend cet exemple du terme « cruauté ».