A travers la lecture de deux récits de Marie Cosnay consacrés aux audiences d’étrangers sans-papier, l’auteur interroge l’éthique du témoignage de la romancière et le sens politique du chagrin qu’elle y défend. Entre sentimentalisme et insensibilité, le chagrin n’est-il pas l’émotion par laquelle maintenir le projet d’un vivre ensemble ? Dès lors, choisir le chagrin, n’est-ce pas lutter contre la perte de l’affect qui signifie la perte politique, la perte d’un monde commun ?
Marie-Hélène Boblet est professeur de littérature à l’université de Caen-Normandie et chercheuse au LASLAR. Ce texte est paru dans le volume collectif Des écritures engagées aux écritures impliquées, sous la direction de C. Brun et A. Schaffner, Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2015, p. 177-186. Nous remercions l’éditeur de nous autoriser à le reprendre ici.
Auteur d’une dizaine de romans du vingt-et-unième siècle, Marie Cosnay a récemment publié deux récits dont les titres font résonner le mot « chagrin ». En 2006 Villa chagrin, inspiré par le nom de la prison d’arrêt de Bayonne mise en service en 1891, oriente la narration de l’errance du peintre Bram Van Velde dans la France occupée vers une méditation sur la situation de tout « sans papiers ». En 2009, Entre chagrin et néant [1] contient le compte-rendu des présentations d’étrangers devant le Tribunal de Grande Instance de Bayonne de mai à septembre 2008, alors que le Centre de Rétention et d’Accueil de Hendaye a tout juste rouvert ses portes. « L’ancien, qui n’était pas adapté à l’accueil des familles, était d’un temps où la politique du chiffre ne poussait pas les chasseurs (les policiers les appellent ainsi) de la PAF à rafler aussi largement dans les trains, les gares, les villes frontalières » (21).
Ce livre aurait pu s’appeler, dans le sillage des Souvenirs de la cour d’assises d’André Gide, « Souvenirs des audiences d’étrangers du TGI de Bayonne ». On en aurait d’emblée perçu la dimension testimoniale. Mais l’écrivaine a préféré le placer sous l’égide de Faulkner. Le titre, extrait de Si je t’oublie Jerusalem, annonce l’écart entre enregistrement de discours et témoignage littéraire, écart creusé par la démarche d’écriture en deux temps et par l’appel à une riche intertextualité. La valeur propre à l’authenticité du témoignage est secondée par le prix d’une démarche critique et d’un engagement politique. En effet, le syntagme verbal de la phrase « Entre chagrin et néant, je choisis le chagrin » signifie que le chagrin, signe de la sensibilité du témoin affecté par l’histoire, impliqué par la façon dont on l’écrit à son corps défendant mais en son nom, est un affect politique. Le témoin passible n’est pas un témoin passif dès lors que l’émotion première qui l’étreint est convertie en moteur d’écriture, de réflexion et d’intervention.
Le texte rend compte des présentations d’étrangers démunis de titre de séjour devant le Juge des Libertés et de la Détention qui « ont pour but de prolonger la rétention administrative des étrangers que l’on dit « sans papiers » (16). Marie Cosnay, en tant que membre bénévole de la Cimade, est autorisée à assister une fois par semaine aux audiences. Son témoignage tire donc sa fiabilité de sa présence empirique, physique, sur les lieux. Or la possibilité de cette présence réelle est menacée par le projet de dématérialiser les audiences, de les tenir à distance, en visio-conférences. La séparation des corps, la désincarnation des échanges rendent d’autant plus urgent le geste de prendre la plume de peur que le néant l’emporte sur le chagrin.
La dimension référentielle afférente à tout témoignage dicte la règle globale de la construction du livre. Les audiences, datées, sont chronologiquement restituées. Les acteurs de la scène judiciaire sont désignés par leur fonction ou leur statut mais leurs noms sont effacés. L’auteure ne veut réduire aucun individu à une identité toujours relative, aléatoire, hasardeuse. Que leur nom eût été audible ou non, elle donne aux étrangers un nom d’emprunt. Quant à ceux des professionnels de la justice, ils sont remplacés par des initiales arbitraires. Il ne s’agit jamais en effet de faire le procès ad personam de tel ou tel JLD ou représentant de la préfecture, mais de dénoncer un système global qui déshumanise des « hommes ordinaires », comme le montrait Christopher Browning dans Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la « Solution finale » en Pologne [2]. Le parallèle entre la situation des parias de l’Allemagne nazie est d’emblée insinué par l’emploi d’un adjectif d’allure pourtant bien inoffensive : « Ce qui se passe est complexe et, peut-être, ne puis-je qu’apercevoir comment avec des individus ordinaires (ni héroïques ni monstrueux, parfois même humanistes et courageux) et des articles de lois, une machine peut se montrer à la fois bien huilée et folle » (10).
Rendre compte des audiences implique de choisir un mode de restitution des discours. Le plus souvent, les prises de parole respectives des juges, des représentants de la préfecture, des avocats, des interprètes et des « retenus » au Centre sont rendues au discours direct, sans signe typographique ni alinea pour signaler le changement de locuteur. Chacun parle à la première personne, au présent, du moins lorsque le JLD ne s’adresse pas à l’interprète en désignant l’intéressé par le pronom de la troisième personne. On passe de la question à la réponse. Le flux verbal du discours n’est pas interrompu. S’y glissent toutefois des indications sur la posture, le ton, le rythme, les traces paraverbales de la subjectivité : « J’ai noté : prétextant le manque de respect du jeune homme, elle [la juge] s’énerve car, je crois, elle ne comprend pas la situation. Les phrases sont lourdes. Elle hésite, prolonge les syllabes, les voyelles » (55). À l’ordre dénotatif des énoncés (ordre au double sens de registre et de soumission aux formulations figées), Marie Cosnay ajoute le régime expressif et suggestif de l’énonciation. Le témoin, loin d’être une machine enregistreuse, « note » ce qui manifeste la position subjective du « retenu » ou du professionnel de la justice par rapport à sa situation objective ou à sa place institutionnelle.
Si la rage ou le désespoir des étrangers sont prévisibles, à moins qu’ils ne soient totalement abattus par l’incongruité de la situation (être arrêtés et placés en centre de rétention administrative alors qu’il quittaient la France), la réticence des magistrats à l’égard de ce qui se passe s’exprime par leur égarement. « À propos des magistrats : je les ai trouvés, différemment (laissant libre cours à leurs affects désordonnés ou au contraire pliés sur le droit et impassibles) perdus » (9-10). Soit par défaut (insensibilité), soit par excès (hyperémotivité), le dérèglement affectif répond à la perversité de codes qui, sous couvert de rationalité, aboutissent à l’absurdité. La maîtrise du discours échappe au plan rhétorique (formulations lourdes quand ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, hésitations dans le débit, gêne corporelle et posturale) aussi bien qu’au plan linguistique. Le choix du lexique est souligné par ce qu’il implicite, comme si le juge doutait de sa réelle fonction. Par exemple « le juge : votre réadmission en CRA est accordée. Il se reprend, comme cherchant ses mots. Est ordonnée. » (92) Le lapsus accuse la distorsion évidente entre la rétention administrative « ordonnée » par le juge, et le principe constitutionnel qui confère au juge judiciaire le rôle de garant de la liberté individuelle. Accorder ou autoriser la rétention revient à la retourner en faveur, le temps d’attendre la réponse du consulat du pays de résidence légale. Mais revient aussi à assumer, sans tout à fait la dénier, la confusion entre l’ordre administratif et l’ordre pénal, à valider et cautionner, par ordonnance de justice, une mesure administrative qui échappe aux règles de la Justice. La parole se grippe quand la machine s’emballe, et l’écriture est là pour manifester ce grippement et le penser, quand les intéressés eux-mêmes sont trop pris par la situation et souffrent d’un manque de distance, de culture ou d’imagination pour tirer, du désordre de l’affect, un sens et une occasion de penser. Chacun se situe à l’intérieur de la situation, dans laquelle il « n’a pas le choix ».
Les italiques sont utilisées pour souligner la différence énonciative et la divergence idéologique entre le locuteur et l’auteur. Elles pointent les répliques les plus fréquentes, symptomatiques d’un geste individuel d’autoprotection qui tourne à l’auto-disqualification :
« Moi je ne peux pas vous l’expliquer. Je ne suis pas la personne qui a pris cette décision. C’est un choix de l’administration. Elle dit choix. Et quelque chose comme ce n’est pas mon domaine de compétence. Elle ajoute : je n’ai pas une grande marge de manoeuvre » (57). La confusion de la magistrate entre la personne (éthique et responsable) et la structure (technique et neutre) révèle sa propre confusion. La question de la responsabilité est d’ailleurs d’autant plus diluée que le travail est fragmenté, alors même que la mondialisation donne à la relégation le volume et la proportion du scandale : « Là-dessus je ne peux rien vous dire, ce n’est pas mon domaine de compétence. » (15) « Non, là il n’y a rien à faire, rien. » (17) L’éclatement des tâches administratives favorise le déni de responsabilité : « Plus les audiences s’enchaîneront, plus j’entendrai qu’en l’absence de document d’identité et qu’en l’absence de garantie de représentation sur le territoire français, il n’y a pas d’alternative à la mise en rétention » (47). L’ironie des italiques vise les vices de raisonnement quand telle magistrate demande par exemple : « Ils ont des chambres au Temple ? Ils donnent à manger même quand ils n’ont pas de titre de séjour ? » (22) L’égarement mental et moral conduit la juge à soumettre les lois de la charité aux règles de l’administration. Ailleurs, tel avocat se drape dans la rhétorique de prétoire et fait résonner l’inconvenance d’un « en effet », copule logico-rhétorique totalement déplacée dans une situation tragique.
Mais Marie Cosnay n’entend pas construire un ethos de témoin exemplaire, exempté de toutes les perturbations notées par sa plume. Sans manichéisme, elle souligne les préjugés « ordinaires » dans les paroles d’autrui pour mieux prévenir chacun du risque encouru dès que, sans mettre en cause le cadre de l’action, on s’y plie sans discernement. Loin de donner des leçons, elle lance un avertissement qui commence par mettre en doute la suffisance du témoignage. Certes, au nom de Monsieur Batista Monteiro, « il faut écrire ce qui se passe, il faut l’écrire » (15). Mais quelle est la vertu du témoin ? quelles sont les limites de l’attestation ?
D’abord, le témoin est faillible et fragile. « Sa place [est] modeste » et « les rencontres [avec les détenus] furtives » (11). Il manque d’information exhaustive, d’acuité linguistique, de discernement historique et de solidité ontologique. À moins que, justement, cette humilité ne donne prix, crédit et force à sa prise de notes et à sa prise de parole, dont la possibilité même témoigne encore en faveur d’un état de droit :
Il faudrait des compétences bien supérieures à celles que j’ai, une constance surhumaine pour noter les unes après les autres les attaques au droit des étrangers. […]
Il faudrait des compétences exceptionnelles et partagées pour analyser, à partir du vocabulaire et de ses minuscules glissements, comment une société (dont on entend les représentants, car ils ont la parole) devient peu à peu raciste et dangereuse [3].
Il faudrait être capable d’étudier les causes, les causes sociales, historiques, psychologiques.
Il faudrait, au-delà de tout, savoir de quelle énergie nous disposons, de combien de temps nous sommes capables. (98)
En outre, le témoignage pourrait se satisfaire d’un geste minimal. N’être qu’« une forme supportable d’action, de réaction. Je me mets en garde. Ce n’est pas suffisant. Je me mets en garde au fur et à mesure des audiences. Ne pas m’habituer » (17). Ne pas s’habituer, maintenir la distance et le soupçon impliquent le passage du registre de notes au livre. Cette conversion est nécessaire pour dénoncer une politique faite au nom de la Nation, qui fait endosser à l’ensemble des concitoyens une initiative sans qu’ils la cautionnent nécessairement. Investi par les rétenus du Centre de Rétention administrative, convaincu de la justesse de sa cause, clairvoyant à l’égard de soi-même, le témoin se sert de son chagrin pour « ne pas s’habituer » :
C’est en mon temps et en mon nom que des milliers de migrants d’Asie et d’Afrique sont enfermés dans les prisons modernes de l’Europe) – et chaque semaine une vingtaine, ou davantage, à quelques kilomètres de chez moi, c’est-à-dire ici, à l’endroit où par le plus grand des hasards il m’est arrivé de naître, enchaînée à une histoire et à l’Histoire. (14)
Il lui faut en passer par la médiation littéraire pour susciter chez le lecteur le devoir de s’étonner. L’explication face à l’application : le temps second de l’écriture favorise le pas de côté nécessaire à la mise au net de ces notes qui, restituées, instituent la prise de conscience des « formes changeantes de la forme instituée » (16). À la « semblance » que produit le témoignage même s’il n’est pas exhaustif [4], socle d’un bâti littéraire qui met en pratique une éthique s’ajoute la distance de l’écriture, l’élaboration secondaire dont la première étape est la sélection : « Ce que je choisis de noter au jour du tribunal, ce que je laisse de côté, ce que je choisis de recopier d’après mes notes, ce que je choisis de laisser de côté » (14). La seconde étape, c’est la composition. Après la mise au net des notes retenues, la mise en forme se fait par l’invention et l’imbrication de commentaires qui relèvent de deux types. Dans le premier cas, l’indication paraverbale immédiatement consignée est glosée plus tard, au moment du livre, mais la glose est entrelacée au récit, intégrée à l’intérieur même du texte qui rapporte l’audience. Insistant sur l’appréciation subjective et la dimension interprétative, partiale, présente dans toute tentative de notation, Marie Cosnay relève l’effet de la mise en forme qui s’ajoute au fait : « À la relecture de passages écrits après les audiences, j’ai eu l’impression que la mise en forme, en mots (en phrases, récit, malgré tout) appuyait ou dévoilait des propos (ironiques, moralisateurs, xénophobes) que l’oral camouflait un peu » (152).
La loi de composition la plus intéressante concerne le deuxième cas : les commentaires occupent une section propre du livre, distincte du compte-rendu de « présentations ». La date du texte issu des notes d’audiences est signalée en police italique, tandis que la date des commentaires et gloses d’auteur l’est en romaine. L’ensemble obéit alors à trois règles convergentes : l’alternance non chronologique de sections d’enregistrements avec des sections de réflexions ; l’entrelacs de deux temporalités ; la superposition de deux postures, celle du témoin et celle de l’écrivain. Comme le témoin, le lecteur épouse le temps immédiat des audiences successives, rapportées au présent de l’énonciation. À la faveur des pages de réflexion à froid et à distance, il s’en abstrait, comme l’auteur. Entre temps public du tribunal et temps privé de l’écritoire, l’acrobatie de l’auteur oblige le lecteur à un funambulisme équivalent, entre absence et exigence de sens, entre ce qui se trame ici et ce qui se réclame là.
En outre, des moments du livre sont constitués de mentions d’un intertexte technique (dans une autre police), juridique, philosophique, politique. Ainsi se succèdent un extrait du CESEDA (version 2007), le rappel de l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, des citations d’un article de Philippe Bernard paru dans Le Monde du 4 septembre 2008 sur l’émigration interdite, des extraits de Immigration : fantasmes et réalités, pour une alternative à la fermeture des frontières de Laurent Giovannoni [5] et une citation du numéro 69 de Cultures et conflits dirigé par Jérôme Valluy qui point l’arrière-plan idéologique des termes mathématiques : « Le phénomène social de la xénophobie […] ne peut asseoir son empire sur le champ politique que lorsque les élites dirigeantes désignent l’étranger comme un problème. » (66) Le montage intertextuel participe au processus littéraire de l’estrangement, par lequel sont mises à la question ces règles de « justice » qui ne valent que pour l’étranger. De même que Brecht dans L’Exception et la règle rappelle l’impératif de s’étonner, dans Entre chagrin et néant, Marie Cosnay fait partager au citoyen naïf « l’étonnement, le vertige et le chagrin » (17) qui furent siens devant l’exercice d’une justice parallèle. Elle suscite le regard éthique de l’étranger devant « les étrangers » ethniques ainsi désignés.
La glose sur les notes prises et l’intégration de l’intertextualité disent la perplexité de l’écrivain qui rejoint ainsi la cohorte des magistrats égarés dans le dédale issu d’un excès de rationalité. Il faudrait ici opposer, dans les termes de Max Weber, la rationalité en Valeur de la rationalité en finalité. Il s’agit bien de questionner au nom de la Valeur l’hyperrationalité d’un « fonctionnement codifié et rassurant » (12), le fonctionnalisme exposé par la désignation technique des services : CRA, PAF, APRF, CESEDA.... Grâce à la construction alternée des notes et des commentaires et grâce au montage intertextuel, Entre chagrin et néant fait « prendre sens » à des éléments détachés : ils s’ordonnent, composent un ensemble, accèdent à une intelligibilité que le rationalisme procédural cherche à empêcher. Épistémologiquement, le grippage des fonctions cognitives et interprétatives provient en effet de l’isolement, de la segmentation en cas « comme s’il n’existait que des cas […], jamais un ensemble dans lequel sont pris ces cas » (12-13). Il convient donc de viser l’organisation structurelle du système en faisant « prendre ensemble » les tenants et les aboutissants de ces cas. Ils cessent alors de sembler contingents, particuliers, fortuits. Ils illustrent une politique qui, pour s’auto-légitimer, crée de toutes pièces la catégorie qu’elle est censée gérer : « on ne peut pas ne pas noter l’absurdité administrative qui empêche les gens de quitter le territoire français – alors qu’ils le quittaient – pour les en expulser au nom de l’Etat français […] non sans avoir gonflé les chiffres des statistiques des étrangers expulsés par le Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. » (125) Là où la décomposition des tâches opacifie et aveugle, la composition des textes élucide, clarifie et dessille. Car « encore faut-il que nous soyons capables d’apercevoir à quoi nous participons. […] Et un partage des tâches qui émiette ces responsabilités les rend invisibles. […] Aucun ne croit participer réellement à une action que son sens de l’humain peut pourtant, intimement, lui faire réprouver » (131). Organiser le livre, c’est donc ordonner les cas, les faire signifier, rappeler l’impératif catégorique du sens de l’humain au risque d’une « effroyable […] découverte, impossible, dépassant les espaces serrés, cercles créés, de la conscience » (13). Découverte que du « problème » posé par l’étranger à sa « solution » il n’y a qu’un pas, ce que suggère le passage écrit le 5 septembre. Placé au beau milieu du livre, il pose ouvertement la question de la source et de l’instrumentalisation de la xénophobie et postule une analogie désastreuse propre à susciter l’effroi dans la cité :
« Nous l’avons constaté et le constaterons de plus en plus, le rôle du JLD est minuscule. Les avocats, les juges eux-mêmes en viennent à ne pouvoir jouer que sur des vices de procédure.
Séparation des pouvoirs qui n’est qu’un mot, donc. Une nouvelle justice est en route, elle concerne les étrangers.
Des lieux d’enfermement pour étrangers, un code pour étrangers (CESEDA), une justice, qui tord la justice, pour étrangers.
Il serait temps de penser quelque chose à propos de ce qui se prolonge et perpétue, de manière marchande, dans le silence et l’hypocrisie, ce que nous savons que les régimes dont nous nous démarquons le plus ont toujours pratiqué : la mise à l’écart de certaines populations - et ce à quelques fins que ce soit. (150-151) »
Penser quelque chose ? Le « droit des étrangers » fait-il violence au droit, ou en rappelle-t-il la violence intrinsèque ? Pour Freud, il n’y a pas de différence de nature mais seulement de degré entre la force brutale qui met en péril la société et la force du droit qui est une violence élaborée pour la protéger. Si le droit jouit à ce titre d’une légitimation discursive et procédurale, il n’a selon Freud aucune essence normative et peut être à tout instant dévié. Cette déviation - cette perversion - est ici illustrée :
« L’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme précise que toute personne peut librement quitter tout pays, y compris le sien. […] Cet article ne précise pas que toute personne peut, si elle quitte son pays, rentrer en un autre. Cette omission permet l’hypocrisie, le flottement, le jeu entre les lignes et les droits. On a beau se doter d’un loi au-dessus des lois, d’une déclaration universelle, d’une constitution, il n’en reste pas moins que toute institution s’appuie sur les forces en présence dans la société et que d’autres forces peuvent se faire jour pour la renverser » (62-63). »
Si le droit des étrangers, « le droit qui est le leur à l’intérieur du droit lui-même » (17) échappe aux Droits de l’Homme, c’est toute la conception universaliste de la civilisation européenne qui est en jeu. Ne peut-on plus dans cet espace penser l’espèce en termes d’espèce « humaine » ? Ne peut-on pas y poser la question des migrants en termes de « question humaine [6] », en assignant le néo-libéralisme à répondre de ses antécédents et d’une possible généalogie ? Dérivé de cette violence qui élimine les conflits en éliminant l’ennemi, violence collective institutionnelle qui se reconnaît, selon Benjamin, à ce qu’elle est soumise à des fins légales et non naturelles (96), l’ordre (du) juridique est radicalement désacralisé, et renvoyé à l’injonction éthique sur la foi d’une anthropologie politique.
Face à cette violence aussi légale qu’illégitime, l’indignation, émotion fondée sur le sens moral, suscite la révolte et le chagrin. Or Marie Cosnay ne connaît que l’affect sans disposer du savoir-faire. À moins que le chagrin ne se travaille : « Par rapport à autrui, j’ai à faire. La révolte, je ne sais pas la mener. Le chagrin m’envahit. Je le pense insuffisant, agaçant, inquiétant même, s’il n’est accompagné d’une mise en question et de travail - tout modeste que soit ce travail » (14). Pourvu que le travail convertisse l’émotion envahissante en force agissante, l’affect sera doté d’une force instituante qui tiendra tête à la tentation nihiliste. Que l’on considère selon Hobbes la peur de la mort violente du fait d’autrui ou que l’on envisage la haine de l’autre dans les pas de Castoriadis, l’affect est toujours premier, et fondateur.
L’auteur explicite sa posture dans l’exergue tiré de La Cité et les lois : « Par rapport à autrui, j’ai à faire – et non pas au sens de l’aumône et de l’assistance-, j’ai à intervenir, et cela même au plan de l’éthique, indépendamment de toute action politique ». Intervenir au plan de l’éthique oblige à débusquer les racines de l’exclusion. Selon Castoriadis dont est mentionné le séminaire du 20 avril 1983 « La Cité et les lois », toute éducation socialisante investit les enfants des valeurs imaginaires de la communauté dont ils sont membres, à l’exclusion/exception de l’autre [7]. Mais l’exclusion de l’autre se fonde d’abord sur une panique radicale, existentielle : « Si le classement binaire par excellence, celui que l’on ne peut pas dire, que l’on ne peut pas dire politiquement, était celui-ci : la vie ici, la mort là-bas. […] Le racisme viendrait tenir à distance une peur essentielle et métaphysique, inconsciente et radicale. Hypothèse - qui ne résoud rien. » (68) Sans rien résoudre effectivement, l’hypothèse révèle l’enjeu vital sous l’idéologie, à partir duquel peut s’imaginer un répondant : le chagrin.
Admettons l’hypothèse que la peur est l’affect qui travaille l’élaboration des institutions. Elle jouerait au niveau des états-nations, débordés par la mondialisation et la menace planétaire du terrorisme, qui mettent en place une justice spéciale pour les migrants [8]. « On peut entendre, à partir de cette peur qu’à la hauteur de l’ouverture des frontières et de leur disparition, quelque chose, obéissant à la bipolarité psychologique qui semble caractériser les hommes et les sociétés, les ferme en même temps. Les hommes, de là-bas vers ici, ne passeront pas . » (133) Elle jouerait aussi au niveau de l’individu, dans les mêmes termes : « Peur des débordements. Peur d’être entamé. Effroi d’être l’autre où l’on pleure. Alors on tourne et on ferme et on devient hors jeu, impitoyable, tous les autres, saisis en masse et en globalité, jetés dans le domaine hors espèce. À l’intérieur, le monstre » (18).
De cette partition entre dedans et dehors, entre le moi-monstre et tous les autres, peut-être un autre affect, le chagrin, peut-il avoir raison ? « Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin. » L’avertissement du début du livre sonne comme un préambule et une mise en demeure. Nous sommes assignés à soupeser, à l’aune de l’Histoire mais aussi d’une anthropologie politique, la crispation autour de l’identité nationale dans la France du début du troisième millénaire. Le geste de Marie Cosnay exprime davantage la responsabilité globale de tous par rapport à la politique menée en leur nom que la responsabilité locale des magistrats. Remettre l’homme au centre n’incombe pas exclusivement aux professionnels de la justice. Choisir le chagrin transforme la passivité première de l’affligé en l’exercice actif de sa faculté d’imaginer. Le chagrin qui suppose une comparaison imaginaire avec le bouc émissaire qui pourrait être moi ressemble à la pitié. Peut-être la carence visée par le livre est-elle l’absence d’imagination qui empêche de se mettre à la place d’autrui, infirmité qui selon Hannah Arendt caractérisait Eichmann. D’où le rappel de cette maxime kantienne du sensus communis, comme à chaque fois que menacent l’isolement d’une partie de la population et la désolidarisation qui s’ensuit. Entre sentimentalisme et insensibilité, entre pathos et impassibilité, le chagrin est l’émotion par laquelle maintenir le projet d’un vivre ensemble.
En ce sens, Marie Cosnay partage l’intuition de Marguerite Duras. Choisir le chagrin, c’est lutter contre la perte de l’affect qui signifie la perte politique : « Pour moi la perte politique c’est avant tout la perte de soi, la perte de sa colère autant que celle de sa douceur, la perte de sa haine, de sa faculté de haine autant que celle de sa faculté d’aimer, la perte de son imprudence autant que celle de sa modération, la perte d’un excès autant que celle d’une mesure. [9] » Comme Duras, Marie Cosnay nous rappelle la nécessité de penser l’expérience des situations concrètes en toute souveraineté, à partir des émotions qu’elles suscitent. Entre chagrin et néant, au-delà du geste testimonial, permet au moins de mesurer ce qui nous menace, la désolation de perdre un monde commun, pensé en termes de monde humain.
[1] Villa Chagrin, Verdier, 2006 ; Entre chagrin et néant, Editions Laurence Teper, 2009, rééd. Cadex Editions, 2012. Les indications de pages seront désormais signalées dans le corps du texte, entre parenthèses.
[2] C. Browning, Ordinary Men : Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland, New York, Harper Collins, 1992 ; trad. franç. Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la « Solution finale » en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 1994
[3] On songe évidemment au travail de Victor Klemperer sur la langue du troisième Reich, [1947], LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Idées, 1996
[4] « J’ai voulu la semblance, le respect de chacun. Lorsque j’y ai échoué, cela est dû à un manque de temps, à un manque de capacité d’analyse, à la rapidité des moments passés avec les personnes qui se succèdent au tribunal, à la difficulté de l’acte de témoignage. Jamais à la volonté de faire fiction. Les conclusions tirées ne témoignent que de ce que ressens ou comprends, partiellement, partialement, et n’engagent que moi. » (13-14)
[5] Éditions La Découverte, 2008.
[6] La généalogie du néo-libéralisme est appréhendée dans le roman de François Emmanuel, La Question humaine, Stock, 2000. Marie Cosnay rapporte, en date du 12 juillet 2008, que « lors de la comparution immédiate d’un jeune homme à qui deux refus d’embarquer ont valu coups et maltraitances », la juge dira : « il faudrait que tous les magistrats, les procureurs, nous tous, il faudrait que nous lisions un petit livre qui raconte la montée progressive d’un État totalitaire : Matin brun » (80). L’analogie n’est pas seulement pensée par l’auteur, mais par les fonctionnaires de justice. Matin brun de Franck Pavloff est paru aux éditions Cheyne en 1998.
[7] Voir Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975.
[8] On signalera 35000 morts dues au terrorisme entre 1968 et 2004 contre 500 000 morts par an dans les guerres armées. Le décalage donne la démesure de la terreur et pointe les effets subjectifs de sidération qui conjugue épouvante psychologique et vulnérabilité sociale.
[9] M. Duras, Cahiers du cinéma n° 312-313, juin 1980, repris dans Les Yeux verts, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, Paris, 1996, p. 13.