Présentation
Les analyses consacrées par Françoise HERITIER à la violence, notamment dans son texte « Les fondements de la violence » [1], donnent à voir ses différentes manifestations, à la lumière du point de vue structuraliste, dans l’espace de la sociabilité. Or cet espace est aussi celui sur lequel l’auteur a développé son œuvre et ses recherches : l’espace des relations entre les femmes et les hommes.
Nous, les « Trois Femmes Puissantes » [2], nous avons organisé cet entretien à partir de la lecture et de l’étude du texte mentionné, des connaissances et des questionnements débordants qui ont surgi pendant le cours de Philosophie dans le cadre du Programme F.E.T.E à l’Université de Nanterre [3] Voici la transcription de l’entretien que nous avons fait avec Françoise Héritier qui a eu la gentillesse et la générosité de nous recevoir chez elle.
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Trois Femmes Puissantes (TFP) : Madame, merci beaucoup de votre amabilité et d’avoir accepté de réaliser cet entretien. Depuis le début de notre démarche, nous nous sommes demandé à plusieurs reprises : pourquoi avez-vous choisi le sujet de la violence comme objet d’étude ?
Françoise HÉRITIER (FH) : Pourquoi j’ai choisi le sujet de la violence ? C’est très rare d’avoir l’idée d’un sujet de recherche qui ne soit pas en prise directe avec ce que l’on a déjà fait et ce que l’on connaît. J’ai commencé à m’intéresser à la violence après m’être intéressée à bien d’autres choses et la violence est alors apparue.
Les points initiaux, ce sont des questions extrêmement précises en anthropologie qui peuvent paraître très éloignées des questions de la violence. C’est notamment les questions touchant les structures de parenté, c’est-à-dire les systèmes de parenté et les systèmes d’alliances matrimoniales. Je ne vais pas vous expliquer les systèmes de parenté mais pour bien comprendre, il faut savoir que, d’habitude, chacun s’imagine qu’un système de parenté est fondé sur la nature et la biologie (les mots utilisés pour désigner père, mère, frère, sœur, fils, fille, oncle, tante, cousin, cousine). Pas du tout, c’est une combinaison culturelle qui retient un certain nombre de critères que l’on peut énumérer, qui est propre à chaque grand type structurel de parenté.
Or, il y a une dizaine de grands types structurels de parenté. Lorsqu’on est en présence d’un type structurel autre que le sien, on se dit que ça ne ressemble à rien, qu’il n’est pas fondé en nature. Mais si, il est fondé sur des faits naturels, une nature travaillée par l’esprit tout comme le nôtre.
Par exemple, pourquoi appelons-nous cousin de manière indifférenciée les enfants des frères et sœurs de notre père et de notre mère ? Il y a des sociétés où on les appellera différemment selon qu’il soit du côté du père ou du côté de la mère ou selon qu’ils sont issus de deux sœurs ou de deux frères, où être issu de votre mère et de la sœur de votre mère ce n’est pas la même chose que d’être issu du frère de votre mère. Ces combinatoires sont le résultat du travail de l’esprit humain, et ce sont donc des sujets extrêmement intéressants à travailler en anthropologie. J’ai eu la chance, sur mon terrain en Afrique, de rencontrer une société qui avait un système de parenté apparemment rare. On l’avait décrit pour des sociétés indiennes d’Amérique du Nord. On ne connaissait pas son existence en Afrique. Depuis, on a trouvé que beaucoup de sociétés africaines le pratiquaient.
Dans ce système rare, reprenons l’exemple de la génération zéro à laquelle vous appartenez ainsi que vos frères et sœurs et vos cousins. Ici, la catégorie frère-sœur n’est pas seulement réservée aux enfants qui ont le même père, la même mère que vous. Elle touche également les cousins parallèles, issus de deux frères (votre père et son frère) et ceux issus de deux sœurs (votre mère et ses sœurs) Ces cousins-là, on les appelle frères et sœurs et on les traite comme tels. En revanche, les cousins issus de la sœur de votre père, les cousins croisés patrilatéraux, un homme les appellera mes neveux et mes nièces, et une femme les appellera mes enfants comme s’ils étaient de la génération en-dessous de la sienne. Les enfants issus du frère de la mère, c’est-à-dire les cousins croisés matrilatéraux sont, dans ce système, appelés soit oncle maternel (un homme) soit mère (une femme) comme s’ils étaient une génération supérieure à celle d’Ego. On désigne ce système comme oblique, au lieu d’être horizontal. En quoi c’est intéressant ? Il s’accompagne de la filiation patrilinéaire qui est comptée par les hommes exclusivement. Les filles ont la filiation par leur père mais ne la transmettent pas à leurs enfants. Dans son lignage, tout homme compte avec son père, ses frères, ses cousins, ses sœurs et les sœurs de ses oncles et grands-pères. Toutes ces sœurs appartiennent à son lignage. Mais, au lieu de les appeler ma sœur, ma tante, ma grand-tante, il les appelle toutes « mon équivalent de sœur ». Et les enfants de ces femmes il les appelle mes neveux et mes nièces et non pas cousins. Cela implique que toutes ces femmes (sœurs, tantes ou grand-tantes paternelles) sont rabattues à la génération de l’Ego masculin et que les enfants sont tous rabattus dans la génération en dessous. Ainsi, quelque chose est inscrite dans le système de parenté qui touche à la valence différentielle des sexes. Cela veut dire, par la pesanteur qui les tire vers les horizons généalogiques, qu’une femme ne peut être considérée à égalité avec un homme.
Le deuxième point qui m’a retenu, c’est les parents par alliance. Recherchant cette prohibition dans le plus ancien texte écrit, je suis tombée sur le premier code civil hittite qui énumérait les prohibitions matrimoniales pour un homme. Il faut rappeler que partout et toujours sur le terrain l’interdit est prononcé par rapport aux hommes : un homme ne peut pas épouser sa mère, sa fille, sa sœur, … Il est inutile de les formuler à l’envers parce que la formulation implique la réciprocité et la symétrie : si un homme ne peut pas épouser sa sœur, la sœur ne peut pas épouser le frère.
Les femmes n’étaient donc pas des sujets du droit à partir desquelles le droit aurait à se dire et s’écrire. Ce sont là des constatations importantes qui m’ont amenée à travailler sur la valence différentielle des sexes et au fur et à mesure à travailler sur la question de la violence.
Je suis arrivée à l’idée que la violence n’a pas été nécessaire pour établir la valence différentielle des sexes. Ce modèle répondait aux interrogations intellectuelles qui se sont posées à nos ancêtres. C’est un modèle extrêmement archaïque. Cela veut dire que notre espèce, au fur et à mesure qu’elle s’est développée - surtout avec le langage parlé - s’est posée des questions. Ce ne sont pas seulement les hommes qui se sont interrogés, mais aussi les femmes.
Alors, la réponse qu’ils ont proposée à une grande question est celle sur laquelle nous vivons toujours. Elle est fondée sur une erreur de connaissance mais ils avaient tout à construire ! Les humains ont construit un modèle cognitif qui n’est plus pertinent de nos jours. La violence est venue par la suite. Ce modèle, qui est celui de la valence différentielle des sexes, est une réponse à une question que se pose toute l’humanité, si on en juge par les mythes d’origine. Quelle est cette question ? : Pourquoi, dans les espèces animales et humaines, les mâles ne se reproduisent-ils pas de leur propre corps ? Et pourquoi les femelles font à la fois les corps femelles et les corps mâles ? C’est une vraie question ! La réponse, que ce soit dit comme un effet de la volonté de la nature, des ancêtres, des génies ou tout ce qui était considéré comme sacré, c’est que les corps féminins étaient à la disposition des mâles et que c’étaient les mâles, à cause du coït et de tout ce qui passait du corps masculin aux corps féminins, qui mettaient les enfants dans les femmes. L’idée principale est que les mâles mettent les enfants dans les femmes. On trouve parallèlement parfois l’idée que les femmes pourraient se passer des hommes pour se reproduire directement, mais sous forme féminine seulement. On trouve des mythes qui parlent d’îles et de régions où il n’y a pas d’homme ; il n’y a que des femmes qui font une sorte de clonage spontané.
Les hommes et les femmes n’ont pas eu besoin de violence physique pour cette constatation et pour en conclure que, pour avoir des fils, les hommes doivent s’approprier le corps des femmes. Chacun doit avoir une femme, ce corps de femme qui est considéré comme une « marmite ». Saint-Augustin dit que la femme est un « vase » sacré. C’est la même métaphore : la femme est un récipient dans lequel va se cuire la semence de l’homme pour faire un produit, qui par chance sera un fils ressemblant à son père. Aristote ne nous dit pas autre chose. L’idéal est un garçon qui ressemble à son père. Et le début de la monstruosité c’est une fille, surtout si elle ressemble à sa grand-mère. Un homme dispose en soi de plusieurs puissances : puissance générique, puissance individuelle et des variations de puissance selon qu’on est en hiver, en été, jeune, vieux, bien portant ou malade. Si les trois puissances marchent ensemble, un homme fait le fils qui ressemble à son père. Si la puissance générique fait défaut, il va faire une fille, mais si les autres puissances marchent bien, la fille ressemblera à son père et si par hasard les trois puissances font défaut, elles font que la fille ressemble à la ligne maternelle. Mais la simple naissance d’une fille est le début de la monstruosité pour Aristote en ce qu’elle signe une première défaillance masculine.
Comment la violence physique vient-elle là-dedans ? Elle arrive plus tard effectivement. Une fois le modèle cognitif s’installe en place, le modèle social est l’échange des femmes. A l’origine vivaient de petits groupes familiaux de consanguinité. La prohibition de l’inceste intervient, on ne sait pas trop quand mais à un certain moment de l’histoire. Selon la théorie lévi-straussienne, ces groupes se rendent compte que leur intérêt est de coopérer, donc d’accepter les autres. Pourquoi est-ce leur intérêt ? Parce que ces petits groupes familiaux qui dépassent rarement 25 personnes, si par hasard, ils se mettent à manquer de femmes, ils sont obligés d’aller les prendre ailleurs. Le problème est un grand dilemme qui a été donné à la société : ou nous échangeons avec les autres ou nous risquons la mort en allant chercher les femmes qui nous manquent.
La coopération a donc été perçue comme un bienfait pour l’humanité en s’appuyant sur la prohibition de l’inceste. Ce qui veut dire qu’auparavant ces petits groupes se reproduisait par l’inceste. Vraisemblablement ils l’ont pratiqué, par exemple le père couchait avec ses filles etc. Puis, la prohibition de l’inceste, c’était universel encore une fois. Ce n’est pas seulement pour une société et c’est pour toutes les sociétés.
L’échange des femmes ce sont les hommes qui le pratiquent entre eux sans que les femmes échangées aient leur mot à dire. Il n`y a pas de société où les femmes échangent les hommes, où des femmes âgées diraient à une autre : « je te donne mon fils et toi, tu me donnes ton frère ». Les femmes deviennent donc des objets d’échanges et évidemment ce n’est pas si simple que cela à supporter, parce que se sont mis en place tout une série de comportements dont certains vont devenir cruciaux, plus tardivement, mais que même au début avaient leur importance, comme l’impossibilité pour les femmes de décider de ce qui arrive à leur corps. C’est leur père ou leur frère, ensuite le mari, qui vont décider pour elles. En Occident, c’était ainsi jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle. C’était le père qui décidait de marier ses filles. Elles ne décident donc pas de ce qui leur advient, du nombre d’enfants qu’elles auront. Et même, dans certains cas, et encore aujourd’hui en certains lieux, les femmes ne peuvent pas se soigner si elles n’ont pas l’accord de leur mari.
D’ailleurs, pourquoi le sida fait-t-il tant de ravages dans les milieux féminins en Afrique ? Parce que l’on considère que ce sont les femmes qui le transmettent alors qu’elles en sont les victimes ! Si une femme révèle qu’elle a le sida, la famille de son mari l’expulse, et donc elle ne le dit pas. Pour une femme, se faire soigner, c’est extrêmement difficile, parce il faut déjà admettre qu’on a le sida. Et si elle est dit « j’ai le sida », son mari ne pensera jamais que c’est lui qu’il l’a contaminée.
TFP : Oui, certainement il y a déjà des chiffres qui montrent que les hommes contaminent leurs épouses, même s’ils sont mariés, parce que c’est eux qui cherchent en dehors de la famille d’autres femmes.
FH : Oui, ce sont les maris qui contaminent. Il faut revenir aux représentations symboliques autour de la maladie. Ils pensent que c’est une maladie froide qui vient donc des femmes. Deuxième trait important du champ d’exercice de la violence symbolique : les femmes n’ont pas accès au savoir. Et le savoir, c’est le pouvoir. En Europe, c’est apparemment loin derrière nous, mais enfin, Jules Ferry (et la scolarisation des filles), c’est à la fin du XIXe siècle ! Le troisième grand champ d’exercice de la violence qui va s’exercer sur les femmes est l’impossibilité qui leur est faite d’accéder aux situations du pouvoir.
Ces trois modulations là, ce sont les matrices même du rapport féminin-masculin, mais elles sont devenues par la suite des temps diatoniques, les matrices de tous les rapports de domination. Ainsi l’esclavage fonctionne avec ces mêmes trois modèles : il n’a pas accès à son corps, il n’a pas accès au savoir et il n’a pas accès au pouvoir. Le rapport colonial est fondé sur la même matrice. Tous les rapports de domination sont fondés sur ces possibilités-là. Ces trois modalités sont reliées par « le langage de la domination », et ce langage de la domination, c’est un langage de mépris, de dénigrement et de mauvaise considération. C’est fondamental.
Quand quelqu’un dit en voyant une femme au volant : « ah ! c’est bien une femme, quelle pouffiasse ! », c’est le langage de la domination. Quand on dit : « une femme ne sait pas reconnaître sa gauche et sa droite », c’est le langage de la domination qui s’exprime. Sous couvert qu’il s’agirait là de caractéristiques innées des femmes.
Prenons un exemple : des expériences en psychologie dans la dernière décennie. Vous faites venir des mères avec des bébés ; on leur dit que c’est un test pour évaluer la « capacité de reptation » des enfants. On met ces bébés sur une planche horizontale et on incline la planche vers le bas, ou vers le haut, et on voit jusqu’à quel angle le bébé est capable de se maintenir en rampant. En gros, on obtient environ 30 degrés, pour les garçons et les filles. On fait l’expérience tout d’abord avec le bébé tout seul. Puis on fait rentrer les mères, et on leur explique l’expérience. On leur demande alors d’estimer elles-mêmes ce que leurs enfants peuvent faire et toutes les mères surestiment de 30 % la capacité de leurs fils et sous-estiment d’autant les capacités de leurs filles. Dans ces petites choses-là, vous avez déjà une entrée en socialisation qui fait qu’on attendra plus d’exigences performantes physiques des garçons que des filles. Autre expérience, vous présentez dans une classe le dessin d’un moteur, et vous dites aux garçons et aux filles : « C’est un moteur, vous êtes priés de le reproduire ». Les filles calent en disant : « c’est un moteur, trop difficile pour nous ». Vous faites la même expérience dans une autre classe avec autant de garçons que de filles, et vous ne dites pas : « c’est un moteur », vous dites : « voilà, un dessin qu’on vous demande de reproduire ». Les filles l’exécutent aisément parce qu’on a dit un dessin, et non pas un moteur. Un dessin, pour elles, c’est à leur portée, c‘est de l’art. Un moteur, c’est du côté de la technique et elles ont déjà enregistré que la technique, ce n’est pas pour elles.
Voici un exemple pris dans mon propre terrain qui est beaucoup plus global et pour montrer aussi à quel point la pensée demande de l’observation et qu’on peut passer à côté des choses sans les voir. J’ai passé des années, je vous assure, à voir des femmes qui portaient leurs bébés dans le dos, et qui vaquaient à leurs occupations, et de temps en temps le bébé pleure, parce qu’il a soif. Et, de deux choses l’une, soit les femmes s’arrêtent de faire ce qu’elles sont en train de faire ou bien non, elles continuent. Je mettais ce choix maternel sur le compte de l’anecdote en me disant : « ça dépend de leur caractère, ça dépend de l’occupation en cours. Il y a toutes sortes d’explications possibles. Et puis un beau jour, je remarque : « c’est bizarre, c’est aux petits garçons qu’on donne à boire ». Je me suis mise à faire attention au sexe des enfants chaque fois que j’étais avec des femmes qui s’arrêtaient ou ne s’arrêtaient pas pour donner à boire à leur bébé. Je m’aperçois que systématiquement quand un petit garçon pleurait, la mère s’arrêtait pour lui donner à boire, quand une petite fille pleurait, soit elle ne l’écoutait pas, soit pire, elle s’en débarrassait pour la donner à une amie qui passait par là. Cela méritait l’attention, j’ai posé la question aux femmes, ça les a beaucoup fait rire d’ailleurs, et elles ont toujours répondu la même chose (une explication biologique d’un côté et sociologique de l’autre). Elles me disaient, argument biologique que les garçons ont le cœur rouge, c’est-à-dire passionné, violent, courageux, colérique et si on ne leur donne pas satisfaction, ils risquent d’entrer dans une rage folle et de mourir, ils ont donc besoin d’obtenir satisfaction tout de suite. Tandis que pour les filles, argument sociologique, on disait qu’une femme n’aurait jamais ce qu’elle voulait dans la vie, alors autant qu’elle l’apprenne tout de suite. C’est-à-dire qu’on faisait des filles frustrées dès le départ, et qu’on comble le désir de garçons dès le départ. On construit de la sorte deux catégories d’êtres humains, je dirais même carrément deux races : une catégorie pour qui le moindre désir doit être satisfait immédiatement, puisque dès sa petite enfance le moindre désir était satisfait immédiatement. Le « moindre désir », aussi le désir sexuel, le moindre désir est une nécessité absolue qui doit trouver satisfaction. Et d’autres, les filles, à qui on dit que le moindre de tous leurs désirs est nul et non avenu, et qu’elles doivent se plier aux désirs des autres, attendre le désir des autres. N’est-ce pas une éducation idéologiquement extrêmement contraignante dès le départ ?
TFP : Si on le voit de cette manière, si on reproduit le même système, on ne court pas le risque de penser qu’on ne pourrait pas changer le monde ?
FH : On peut changer le monde quand on en prend conscience, et quand on prend conscience, on agit pour changer le monde. Il n’y aurait pas eu de changement si on n’en avait pas pris conscience progressivement. Ce que je vous dis, moi, c’est ma manière intellectuelle d’expliquer comment les choses s’étaient produites, et je crois en la vérité de ce modèle. J’essaye de le transmettre et il commence, je pense, à passer de façon publique.
Disons, pour commencer, que ce modèle a été fondé sur une connaissance erronée. Les gamètes sexuels et leur double rôle n’ont été découverts qu’à la fin du 18 siècle et leur rôle admis au vingtième siècle seulement. C’est cette longue ignorance qui explique la vitalité de la transmission du modèle archaïque dominant. Mais si ça a bougé jusqu’à présent c’est qu’il y a eu des femmes qui se sont révoltées. Dans la société où je travaille, les femmes sont données à leur naissance en mariage, avant leur 3e anniversaire. Ça ne veut pas dire qu’elles sont données bébés à un mari, mais ça a été décidé entre hommes. Il y a nécessairement un écart d’âge, généralement entre 20 et 40 ans, entre une femme et son mari. C’est la règle générale. Une fille qui a 13-14 ans c’est-à-dire dès qu’elle est pubère, est donnée à son mari lequel a au moins 40 ans. Mais il y a quand même des femmes qui refusent et s’il arrive que leurs maris meurent et qu’elles se retrouvent libres, elles refusent à ce moment-là de se plier à la règle qui consiste à épouser le frère cadet du mari. Mais à ce moment-là, il faut qu’elles s’assument toutes seules. On les appelle « femmes sauvages », dans la mesure où seule la femme mariée est vraiment domestiquée.
TFP : Il y a un livre qui s’appelle « les femmes qui courent avec les loups » et c’est un texte où l’auteur, en tant que psychologue, aborde l’idée des femmes sauvages. Elles expérimentent une libération psychologique de leur monde domestique, et en conséquence elles deviennent libres aussi de leur corps.
FH : Mais ce qu’on appelle « sauvage » ne veut pas dire hors-la-loi. Cela veut simplement dire que vous refusez d’être domestiqué. Refuser d’être domestiqué, alors qu’on apprend aux petites filles à attendre le prince charmant, on leur apprend à rêver d’être domestiquées. Il faut faire ce petit basculement. Ce n’est pas un rêve d’être domestiqué. Les « femmes sauvages » font changer leur monde, à leur mesure, et cela de plus en plus.
TFP : Mais c’est difficile d’être libre, et la prise de conscience de n’être pas domestiqué, ce n’est pas facile parce qu’on trouve toujours quelque chose qui se cache et qu’on ne peut pas vraiment reconnaître en tant que femmes. Par exemple, il y a aussi l’éducation et la socialisation, « des matrices structurelles », qui produisent un langage « incorporé » et ça structure aussi une mentalité. Comment pourrait-on faire pour déconstruire ce type de langage déjà structuré, incorporée pour les femmes, spécialement pour celles qui ont été socialisées avec ce type de modèle de pouvoir-savoir ?
FH : On y arrive individuellement par la prise de conscience et en cassant les distances. Je ne dis pas que c’est facile. Moi-même, j’ai 80 ans, donc je suis vraiment beaucoup plus âgée que vous et je ne peux pas dire que je pensais à 20 ans comme je pense à 80. Je me suis construite progressivement. Donc, on se construit progressivement, et comme on se construit progressivement, on change aussi peut-être progressivement le regard des autres autour de soi, et c’est par cette « osmose progressive » que les choses se font, avec, en plus, les actions positives. Je ne dis pas nécessairement des actions violentes mais toute action est déjà en soi une violence. Le fait de simplement tenir une banderole, ça implique une violence qu’on se fait. C’est absolument nécessaire aussi pour que les choses changent. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’elles changent de par la volonté des hommes. Non. Je ne crois pas à la lutte des sexes, je crois qu’ils ne se rendent même pas compte du support de forces qui leur paraît naturel à cause de cette éducation qu’on leur a donnée. Un peu comme ce bébé à qui on donnait systématiquement du lait quand il avait soif et non pas à sa petite sœur. Eh bien, la plupart des hommes chaussent avec plaisir les pantoufles du confort. Ils ne se rendent même pas compte de la situation dans laquelle sont les femmes. Ils disent : « il y a un problème ? Mais où est-il ? » Ils ne le voient pas. Du moment qu’on les aime, du moment qu’on leur offre l’aisance, ils ne le voient pas. Il faut l’avoir ressenti soi-même. Le regard masculin, il faut reconnaître ce langage d’appropriation dans le regard. Les hommes ne le voient pas. Quand, par hasard, l’un d’entre eux se met dans la peau d’une femme, il en ressort absolument troublé, vraiment troublé, parce que c’est très dur. Et ils ne le voient pas. Ils ne voient donc pas non plus quand ils sont installés dans l’existence où serait leur intérêt à changer. Un homme qui rentre le soir et qui trouve le couvert mis, le repas servi, les bébés lavés, et les aînés dans leur lit, il faut juste leur donner un baiser sur le front juste avant d’aller se coucher, c’est très agréable !
TFP : Exactement, c’est cela qui les empêche aussi d’apprendre !
FH : Mais c’est à eux aussi d’ouvrir les yeux. On peut déjà demander un certain nombre de mesures qu’au départ pourraient paraître aller à contrecourant, par exemple un vrai congé de paternité. Le congé de paternité, il est de quatorze jours, c’est ridicule ! Mais avant il n’y en avait pas, c’est déjà ça. Maintenant il existent des congés de parentalité pour lesquels, soit le père, soit la mère peuvent, soit s’arrêter totalement de travailler, soit partiellement. Et ils ont à ce moment-là une compensation. Pour celui qui s’arrête complètement, il n’y a pas de compensation s’il s’arrête pour le premier enfant, mais il y en a pour le deuxième et le troisième. Et ce peut être soit le père, soit la mère. Qui croyez-vous qui prend les congés ?
TFP : C’est la femme.
FH : C’est la femme ! Il faut arriver à faire comprendre que le travail domestique est un travail qui a une valeur. Comment faire comprendre qu’il a une valeur ? Il faudrait rendre obligatoire le partage. C’est-à-dire qu’il n’y aurait de congé de parentalité que s’il était partagé par le père et par la mère alternativement ; 6 mois pour le père et 6 mois pour la mère mais qu’il n’y aura pas 12 mois par la mère reconductibles trois fois. Ils se débrouillent selon les choix mais c’est alterné. De plus, je propose qu’on donne à ces congés une double valeur pour l’obtention des droits à la retraite. Le passer à vous occuper de vos enfants, comptera le double pour le droit à la retraite, c’est-à-dire qu’on donne aux hommes un avantage financier nouveau. L’important est que cette mesure donnerait de la valeur au travail domestique aux yeux des hommes.
TFP : C’est une bonne stratégie !
FH : Il y a déjà des gouvernements qui ont opté pour cela sauf que c’est une mesure qui coûte un peu d’argent à mettre en place. J’aimerais bien qu’il y ait une pétition pour que tout le monde dise : « oui, il faut faire ça. ».
TFP : Alors, Madame, une question concernant justement les stratégies d’organisations des femmes et ses origines. Est-ce qu’il avait des organisations des femmes dans la préhistoire, avant d’avoir été empêchées par le modèle des organisations des hommes ?
FH : Il n’y a jamais eu d’organisations féminines globales, ni régionales, ni locales.
TFP : Par exemple, en Colombie, il y a dans certaines communautés la matrilinéarité.
FH : La matrilinéarité est une autre chose, la matrilinéarité est un principe de filiation qui dit que les hommes ne transmettent pas la filiation mais que c’est les femmes qui la transmettent. Un système matrilinéaire est donc l’opposé d’un système patrilinéaire qui n’a rien à voir avec notre système à nous qui est cognatique. Dans ce système, on reconnait la filiation dans toutes les lignes, celles des ancêtres paternels comme maternels. Vous pouvez hériter de vos grand-mères comme de vos grands-pères. Nous reconnaissons les droits d’héritage et de succession dans toutes les lignes. Imaginez que vous ne puissiez reconnaître qu’une ligne seulement, et non pas quatre (je dis quatre aux grands-parents en m’arrêtant).
Dans la patrilinéarité on ne reconnait que la ligne qui passe par les hommes : le père, le père du père, le père du père du père. Toutes les autres ne comptent pas. Vous n’héritez pas, vous ne succédez pas. Vous reconnaissez vos liens de parenté, mais ce n’est pas votre nom ni votre lien commun.
Dans un système matrilinéaire, on ne reconnaît que la ligne qui va de la mère à la mère de la mère, puis à la mère de la mère. Les femmes transmettent la filiation et pas les garçons. C’est juste l’inverse. Mais, dans un système matrilinéaire, ce n’est pas pour autant les femmes qui ont le pouvoir. C’est aussi les hommes, mais non pas en tant que père ou en tant que mari, mais en tant que frère de la mère. L’oncle maternel est plus important que le père.
TFP : Oui, exactement, on a trouvé cela, en effet c’est le frère qui leur cherche un mari et qui garde les enfants. Il n’y a pas un mari pour la femme mais c’est le frère qui garde les enfants.
FH : Donc ce ne sont pas les femmes non plus qui décident mais toujours les hommes. La matrilinéarité n’a rien à voir avec le matriarcat.
TFP : Oui ? Ça existait ?
FH : C’est une théorie qui a été élaborée par un chercheur allemand à la fin de XIX° siècle, Baschofen, qui disait que vraisemblablement aux aubes de l’humanité les femmes avaient le pouvoir et qu’un jour les hommes se sont révoltés. Mais non, ce n’est pas vrai, aussi loin qu’on remonte.
Il arrive qu’on retrouve des ossements de groupes. Il y a eu une catastrophe naturelle et vous avez tout un groupe familial mort d’un coup. C’est comme cela qu’on sait que les groupes ne dépassaient pas 25 personnes. C’était des groupes de chasseurs de la préhistoire. Il y en a deux en Espagne et un en Afrique du Sud, ou l’inverse. Celui d’Espagne est assez connu, il porte le nom de la « Grotte des os ». On y a trouvé 25 corps complets, qui ont été emportés par des éboulements de terrain, sans doute. C’étaient des hommes, des femmes et des enfants. On a réussi à reconstituer leur ADN mitochondrial. La mitochondrie, c’est ce petit moteur énergétique qui est joint à l’ADN proprement dit, et qui est transmis par les femmes. On s’est rendu compte que tous les hommes et les enfants appartenaient au même groupe, avaient le même ADN, et que les femmes avaient des ADN différents. Cela voudrait dire qu’elles étaient déjà échangées, que les hommes fondaient un groupe régional et que les femmes venaient de l’extérieur, qu’elles étaient venues d’ailleurs : on peut faire l’hypothèse qu’on pratiquait déjà l’échange des femmes.
TFP : Mais qu’en est-il aujourd’hui, il y a une conscience qui change, ça fait moins de 100 ans qu’on commence à construire une société différente, qu’on commence à réfléchir sur le pouvoir des études, des intellectuelles, c’est un but universel ?
FH : Ce qui est universel c’est la façon dont les sociétés ont toutes évolué à partir de la même matrice, du même modèle. Ce même modèle cognitif qui a été mis au point pour répondre à une question. Mais ces hommes et femmes des origines, ils travaillaient avec ce qu’ils voyaient. Ils voyaient que s’il n’y avait pas de rapports sexuels, il n’y a pas d’enfants.
Dans le rapport sexuel, il y a quelque chose qui est passé d’un corps à un autre mais ils ne savaient pas qu’une femme avait des ovules, ils ne savaient pas que les hommes avaient des spermatozoïdes. Ils ne savaient pas qu’il fallait la rencontre des deux pour la procréation, donc ils l’attribuaient seulement à l’homme dont ils voyaient le sperme passant par un organe intromisseur.
Maintenant depuis la fin du XVIII siècle - c’est très récent -, on sait qu’il y a à la fois le double apport de la mère et du père. La mère effectivement porte l’enfant en plus, mais ça il ne s’agit pas de le nier ; il n’est pas question de transformer physiologiquement le monde, mais d’assumer autrement cette asymétrie. Maintenant, on sait que la procréation est partagée, ce n’est pas simplement les hommes qui font un enfant de leur sang, non, hommes et femmes procréent ensemble. Il faut laisser le temps à ces grandes nouveautés intellectuelles de faire leur chemin. Ce qu’il faudrait de plus en plus, c’est avoir des hommes qui partagent les mêmes convictions. Or, je me rends compte que c’est un mouvement qui s’esquisse de façon importante. Pourquoi ? Quand j’ai commencé à travailler sur la valence différentielle des sexes, les années 80 et 90, il m’arrivait de faire une conférence à l’extérieur, c’était simple : s’il y avait 3 hommes, c’était celui qui était préposé au son, celui qui était préposé à la lumière et celui qui enregistrait. Il n’avait aucun homme dans l’auditoire. Maintenant, il y a souvent 30 à 35% d’hommes, ça veut dire que ça a commencé à porter ses fruits.
Les 345 hommes qui signent le manifeste des 345 « salauds » (je le dis parce que ce sont eux qui l’écrivent) et disent qu’ils réclament le droit des hommes à la prostitution, se réfèrent au manifeste des 343 « salopes » qui étaient ces femmes qui avaient eu le courage de faire un manifeste en disant : « J’ai avorté ». C’est honteux de se référer à cette demande de la liberté des femmes à disposer de leur corps, pour demander la liberté de disposer du corps des femmes.
Il existe une association qui s’appelle Zéro macho, simplement les journaux n’en parlent pas. Elle a réagi par une pétition signée près de 1800 hommes pour dire : « nous ne sommes pas d’accord et on ne veut pas de la prostitution » ; mais de celle-là on ne parle pas, parce que les médias, ce qu’ils veulent, ce sont les messages un peu saignants, choquants. Il faut lutter contre cette prééminence des médias qui nous enchaînent et enchaînent les petites filles dans le modèle de la starification tel qu’on est en train de le voir. Ça, c’est une violence.
Donc, il faut lutter par tous les moyens mais il ne faut pas croire que ça ne peut pas changer. Tout dépend de ce qui est possible en esprit. Nos ancêtres ne savaient pas qu’était possible en esprit le fait que les femmes peuvent contribuer par moitié. Ils pensaient que c’était la semence masculine qui poussait dans le corps des femmes… Maintenant, on sait que c’est double. Ce n’est plus la même manière de concevoir des choses. Alors il faut lutter contre cette tendance que l’on croit bien-pensante et où l’on dit aux enfants qui demandent : « comment je suis venu au monde ? » : « papa a mis une petite graine dans le vendre de maman ». On croit que l’on a fait savant, mais on n’a pas fait savant. On a redit la même erreur. Ce n’est pas papa qui met une petite graine, car qu’est-ce qu’on dit aux enfants en disant cela, c’est que maman est un vase ou de la terre. La petite graine, c’est la seule chose qui compte... Si vous dites maman et papa ont tous les deux une petite graine, qu’ils se rencontrent, qu’ils vont faire une belle plante, et que ça sera toi, c’est autre chose.
TFP : C’est très important, il faut raconter l’histoire différemment.
FH : Oui, il faut raconter l’histoire différemment et il ne faut rien laisser passer. Chaque fois, il faut voir où se trouvent les biais qui nous enchaînent. Il faut pouvoir les voir et les montrer. Quand on les montre, les gens de bonne foi les voient. Je ne prétends pas que c’est toujours facile. Une fois j’étais devant des hommes et des femmes, des chefs d’entreprise ou des gens hauts gradés dans les entreprises. Un monsieur m’a dit : « je ne vois pourquoi, alors qu’une femme prend un congé maternité pour son plaisir, (il voulait dire de parentalité) et qu’elle revendique de rentrer trois ans après qu’elle aurait le même droit d’avancement que moi. Moi, j’ai travaillé pendant tout ce temps-là ». Au départ, ça m’a décontenancé mais j’ai réfléchi et je lui ai dit : « Monsieur, vous me permettez de vous reprendre sur un point précis, qui vous a dit qu’elle le faisait par plaisir ? » Une femme prend un congé de maternité par plaisir ? Non, elle ne le prend pas par plaisir, elle le prend par nécessité. Si l’homme le veut, il peut le prendre. S’il le partageait, elle le partagerait. Par ailleurs, si ce n’était pas sur elle que pesait le poids de la reproduction sociale, ne voudrait-il pas avoir d’enfant ? Donc j’ai demandé à ce monsieur : « vous ne voudriez pas avoir d’enfant ? » Il a répondu : « si, je voudrais en avoir ». « Alors, pourquoi voulez-vous que votre femme en paie le prix, et seulement elle, dans sa carrière ? » Il voulait absolument tout avoir : le beurre et l’argent du beurre et la crémière par-dessus le marché !
TFP : Est-ce que vous pouvez nous raconter votre relation avec Lévi-Strauss, car vous avez été nommée comme son successeur. C’était très rare à cette époque-là qu’une femme prenne ce rôle.
HF : En fait, Lévi-Strauss était plutôt misogyne. Mais sa misogynie était un aspect de sa misanthropie générale. Lévi-Strauss n’aimait pas les gens, il aimait les individus particuliers. Il était misogyne d’une façon très traditionnelle, il pensait que le rôle des femmes était d’être épouse dans leur foyer et mère. Si je pouvais en sortir, si j’en avais la capacité, c’était normal que l’on me demande plus qu’à un homme, parce que mon rôle naturel était d’être dans mon foyer et de m’occuper des enfants. Cependant, il pensait que j’étais la seule capable de lui succéder. Oui, c’était un grand compliment. Il pouvait savoir que j’étais intellectuellement tout à fait capable de le faire, et en même temps, trouver que je rejetais ce qui lui paraissait être une règle naturelle : la femme qui s’occupe de son foyer et ses enfants. Lévi-Strauss pensait comme ça. Donc, ce que j’ai pu penser de la valence différentielle des sexes, c’était quelque chose d’inouï pour lui. Ça mettait à mal un certain nombre de ses constructions. Il voyait bien qu’il y avait une différence dans le rapport entre frères et sœurs, et que deux frères et deux sœurs ne sont pas dans le même rapport qu’un frère et une sœur, mais il n’arrivait pas à tirer la conséquence et il ne voyait pas ce fait comme un universel de la création de la société humaine au même titre que la prohibition de l’inceste. La valence différentielle des sexes pour lui cela relève de la nature, et non pas de la culture. C’est une chose étonnante, notre différence fondamentale. Je suis effectivement une élève de Lévi-Strauss. Je suis universaliste et je suis effectivement structuraliste mais ce structuralisme n’est pas le même que celui de Lévi-Strauss.
TFP : Vous pensez différemment de Lévi-Strauss parce que vous êtes femme ? Est-ce qu’il aurait-il un rapport avec le fait d’être une femme ?
FH : Je ne pense pas que ce soit le fait d’être femme car je pense qu’il n’y a rien d’inné qui nous fait différents dans nos capacités intellectuelles ou physiques, entre hommes et femmes. Tout vient de la culture et de la confiance plus ou moins grande que l’on a en ses capacités. Je n’ai pas eu cette confiance « innée ». Je ne l’ai toujours pas de la même manière qu’un homme l’a presque de façon naturelle puisqu’on la lui donne en naissant. Tandis que pour les femmes, il faut l’acquérir.
TFP : Mais on dirait que le point de vue sur la construction du monde des femmes est différent ?
FH : Si vous me dites que les femmes ont la voix douce et que les hommes ont la voix plus grave, je suis d’accord qu’il y a des différences qui tiennent au jeu hormonal. On ne fera jamais porter d’enfants dans le corps d’homme à moins de lui faire supporter toute une série de modifications chimiques qui sont telles qu’aucun homme ne l’accepterait. Et ce n’est pas une plaisanterie. On y a pensé et il y a actuellement des chercheurs très sérieux comme René Frydman [4] (l’obstétricien qui a fait naître le premier bébé éprouvette en France ; elle s’appelle : Amandine, ça ne vous dit rien car vous n’étiez pas encore nées. Le premier bébé né par la fécondation in vitro, Amandine, doit avoir 28 ans maintenant) m’ont dit que l’on pourrait faire porter un enfant dans le corps masculin, si l’on voulait, en bourrant le corps d’immunosuppresseurs pendant la grossesse ; un enfant qui naîtrait par césarienne et qui logerait dans deux parties du corps masculin, le péritoine qui peut très bien fonctionner soit comme un utérus, soit dans les testicules. Aucun homme qui ne s’est jamais porté volontaire.
TFP : On n’arrive pas à le croire ! Est-ce vraiment possible ?
FH : Ça fait partie des choses qui seront possibles et courantes peut-être dans 300 ans. C’est que l’idée n’est pas inaccessible et que si on voulait le faire, on pourrait faire porter un enfant dans des testicules, oui, mais c’est encombrant. Pour les femmes, c’est également encombrant, mais peut-être même si ce serait encombrant, c’est possible. Simplement il faut beaucoup d’immunosuppresseurs. Alors que l’organisme des femmes prévoit cette culture de placenta qui fait barrière, donc prévoit l’immunosuppression, la tolérance de ce corps qui est un corps moitié étranger. Pourquoi les femmes n’avortent pas ? C’est parce qu’il y a des immunosuppresseurs qui sont mis en route pour que le corps de la mère tolère la présence du bébé. Ça, ce ne serait pas spontané chez les hommes, il faudrait le lui fournir, ce qui est difficile.
TFP : Ne trouvez-vous pas qu’il y a une certaine frustration des hommes de ne pas pouvoir porter un enfant dans leur propre corps ?
FH : Je pense qu’il y a un certain nombre d’hommes qui ressentent un manque. Mais, ce n’est pas fréquent. Il peut y avoir des hommes qui ressentent comme une incomplétude de ne pas pouvoir faire « leur propre fils ». Je dis bien « leur propre fils » car quand ils pensent aux enfants, c’est rarement à des filles, mais à quelqu’un qui leur ressemble. Le problème que je me pose pour l’avenir avec l’accès aux techniques modernes de procréation et à des ovules et à des utérus, c’est la généralisation à une tendance qui est pour le moment extrêmement faible et minoritaire.
Il existe aux Etats-Unis, notamment, des hommes qui veulent bien avoir une famille, c’est-à-dire des enfants, mais ils ne veulent pas s’encombrer d’une épouse. L‘achat d’ovules et d’utérus leur convient. Mais c’est là une pratique contradictoire avec l’exigence de liberté et d’égalité pour les femmes, réduites à ne même plus figurer comme partenaires.
Récemment encore un homme s’exprimait dans un journal américain : « d’accord pour payer 200 000 dollars pour avoir mon fils parce que ça coûte moins cher que ce qui coûterait l’entretien d’une femme ». Donc pour vous dire, on n’est pas nécessairement prêts de sortir de l’auberge, parce qu’il y a toujours des hommes qui pensent comme ça. Faisons le pari que ce le sera de moins en moins. Nous pouvons changer le socle de la pensée et donc changer le monde. Je suis extrêmement optimiste pour l’avenir, mais je n’ai pas dit que je le verrai. Je n’ai pas dit que les femmes le verront dans 300 ans. Je pense que vous aurez plus de chances de voir quelque chose et d’en profiter, mais moi je ne le verrai pas.
FH : Il y a des garçons dans vos groupes ?
TFP : Oui, il y a trois garçons dans notre classe.
FH : Ils s’intéressent à cette question ?
TFP : Oui, de plus en plus. J’ai des collègues qui s’engagent dans ce domaine et ils font des changements. C’est difficile de changer le point de vue mais ils font des efforts.
FH : S’ils font des efforts, c’est bien. La question est de ne pas promouvoir la guerre. Il faut travailler de la même façon, et comprendre le bénéfice que l’on a à tirer de l’égalité. Considérer les autres avec respect. Je crois réellement que nos échecs sentimentaux et affectifs au cours de la vie sont dus au fonctionnement de la valence différentielle des sexes qui fait que très vite les couples s’enracinent dans la routine, qui fait que l’on n’écoute plus l’autre. Ainsi, bien de vieux couples ont des problèmes de divorce quand ils partent à la retraite car ils sont obligés de se supporter toute la journée. Ça devient très difficile, si vous avez perdu l’habitude de vous parler. Se parler implique de porter de l’intérêt à ce que dit l’autre, et de continuer à lui porter intérêt. Je crois qu’on peut fonder des relations différentes entre les couples et plus intéressantes. Il faudrait éventuellement changer les modalités de vie. Après tout, nous avons établi un modèle où il est entendu que pour faire une famille, on doit nécessairement vivre 24h sur 24h tous ensemble dans un même lieu. On n’est pas naturellement contraintes de vivre ainsi. Mais quand on est ensemble, on peut continuer l’entreprise de séduction et s’attirer mutuellement. Cette volonté de séduction permanente par l’attention et le respect permanent créerait, je vous l’assure, un type de rapports ou tous seraient gagnants.
TFP : On a entendu dire que que vous ne seriez pas vraiment féministe …
FH : Mais si, je suis féministe dans l’âme. C’est-à-dire que je ne suis pas militante. Je n’ai jamais fait des manifestations (descendre dans la rue, distribuer des tracts etc.), mais je suis militante de la première génération. J’ai fait partie du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) au début, mais j’ai très vite arrêté, car des rapports d’autorité s’établissaient avec les personnes qui avaient lancé le mouvement MLF. Pour moi, c’était le mouvement de la libération, ça voulait dire que l’on est réunies pour parler et essayer d’établir ensemble des lignes de conduite. Mais si lors d’une réunion, on vous fait taire, c’est une prise de pouvoir par le leader. Cela ne m’allait pas. Pour moi, il faut discuter, travailler ensemble, il faut avancer pas à pas. Il ne s’agit pas de se faire intimer l’ordre de faire telle ou telle chose.
TPF : Nous ne sommes pas spécialistes en anthropologie mais tout ce que vous nous avez raconté, c’est énorme !
FH : Ce n’est pas simple, mais ne soyez pas trop impressionnées. J’ai essayé de vous expliquer en 1h ou 1h30 ce qui m’a pris 50 ans. Il faut apprendre à mesurer le champ et l’objectif, à le découper et le prendre tranche par tranche. Comme je vous ai dit au début, je n’ai pas travaillé sur la violence par une décision brutale, c’est venu nécessairement. Il faut mettre chaque chose à sa place pour finir par faire un tableau cohérent. Oui, au départ, quand vous vous lancez dedans vous ne savez pas que ça va faire un tableau cohérent, mais l’important, c’est de faire le pas en avant.
Au début, on est toute seule dans son coin. Quand j’ai commencé à traiter de cette question, la valence différentielle des sexes, on m’a écouté dans un silence poli et intrigué. Maintenant, il suffit que je me rende quelque part pour trouver une assistance ouverte et prête à discuter. Je suis toujours la même et mon discours n’a pas changé. Mais la capacité d’écoute s’est progressivement faite, témoignant de la contagion des idées et d’un changement perceptible dans l’air.
[1] Françoise HÉRITIER, « Les fondements de la violence. Analyse anthropologique », in : En Substances. Textes pour Françoise Héritier, sous la direction de Jean-Luc Jamard, Emmanuel Terray et Margarita Xanthakou, Paris, Fayard, 2000. Entretien réalisé chez Mme. Héritier le 20 novembre 2013.
[2] C’est le nom du groupe formé par ces trois étudiantes, ici les auteurs : Tomoko HIHARA, Vitalia KHOLKINA et Laura MELO ALARCON.
[3] Entretien fait dans le cadre du cours de Philosophie de Madame Carina BASUALDO (MCF), du Programme F.E.T.E (Français pour étudiants étrangères) à l’Université de Nanterre, du 1er octobre au 20 décembre 2013.
[4] Voire Wikipédia René Frydman et bébé éprouvette : http://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9_Frydman