
Dieudonné, Gaza, 11 janvier, ce qui s’est brisé
Depuis le 11 janvier 2015, « la France s’est retrouvée, forte et fière » [1], unie contre le terrorisme, pour défendre la République, ses valeurs, et d’abord la liberté d’expression, autour d’une laïcité garante du vivre-ensemble. On aimerait y croire. Mais deux phénomènes contredisent cette belle unanimité : le malaise des Musulmans et celui des Juifs mettant fin à tout espoir de construire un vivre ensemble qui, en fait, n’a jamais existé.
« Tu vois lui, si le vent tourne, je ne suis pas sûr qu’il ait le temps de faire ses valises. Moi, tu vois, quand je l’entends parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres à gaz... Dommage ! ». Telle était la déclaration de Dieudonné à propos d’un journaliste qui contestait l’invitation de l’’humoriste’ sur les plateaux de télévision. Ce propos destiné à devenir un morceau d’anthologie figurait dans le nouveau spectacle de Dieudonné, « Le Mur », pour lequel une grande tournée était programmée. Le 9 janvier 2014, sur l’initiative du ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qui demande aux autorités administratives d’intervenir pour la « protection de la dignité humaine », ce spectacle est interdit à Nantes. D’autres décisions administratives ou de justice conduiront à empêcher les représentations en France et en Belgique. Manuel Valls paiera le prix de sa lutte sans merci contre l’antisémitisme : sa côte de popularité va s’affaisser, particulièrement chez les sympathisants de gauche et dans la jeunesse [2].
La Dieudosphère et la galaxie Soral
Car le phénomène Dieudonné ne va pas s’affaiblir, bien au contraire. Dans l’année, l’’humoriste’ connaîtra ses plus grands succès, et sa société de production verra son chiffre d’affaires s’envoler [3]. Le compte Twitter de Dieudonné réunit plus de 130 000 « followers », et ses pages Facebook enregistrent près de 1 million de « like » [4]. Dieudonné réussit à fédérer sur le plan social des centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes issus de milieux très différents : classes populaires, jeunes diplômés, enfants de la bourgeoisie … On trouve dans la Dieudosphère quelques adeptes de l’extrême droite, des jeunes Beurs et Blacks réceptifs à la thématique antisioniste, et des jeunes Blancs séduits par son discours « antisystème ». Naturellement, après des mois et des années passés à écouter et à reproduire les ‘ bons mots’ [5] de l’humoriste déclaré, ils ont l’antisémitisme en partage. Le succès des sites de la mouvance n’a d’égal que celui des spectacles au Théatre de la Main d’Or – où Dieudonné fait toujours salle comble – et dans les villes de province où souvent plus de 5 000 personnes assistent à chacune des représentations.
L’affaire Dieudonné aura des répercussions non négligeables. Sur le plan idéologique, elle va provoquer dans l’opinion un clivage entre ceux, à peine majoritaires [6] qui soutiennent l’interdiction, et tous les autres, dont beaucoup de jeunes, qui refusent de voir brimée l’expression de l’’idole’. Sur le plan politique, l’affaire renforcera l’entreprise d’Alain Soral qui avec son mouvement (Egalité & Réconciliation) milite pour rapprocher jeunes Beurs et jeunes Blancs contre « l’Empire », mot-valise qui, dans la galaxie, désigne « les sionistes », c’est-à-dire les Juifs comme responsables de tous les maux. Cette alliance idéologique nouvelle entre « droite du travail et gauche des valeurs » conduira Dieudonné et Alain Soral à fonder en novembre 2014 un parti, Réconciliation nationale, pour protester contre les dérives « sionistes » du FN. Mais dès les manifestations contre la guerre à Gaza à l’été 2014, les partisans de Dieudonné et d’Alain Soral avaient montré tout leur savoir-faire.
Gaza Firm contre LDJ
Pendant les 50 jours que devait durer la guerre à Gaza à l’été 2014, des manifestations de soutien à la cause palestinienne furent organisées dans toute la France. Certaines furent interdites par le ministre de l’Intérieur lorsque leur encadrement était jugé insuffisant, d’autres autorisées quand les organisateurs étaient estimés suffisamment ‘professionnels’ (cas du PCF ou de la CGT). En tout état de cause, ces manifestations donnèrent lieu à des débordements - pas toujours approuvés par la masse des manifestants, il faut le souligner. Des drapeaux israéliens furent brulés et des slogans antijuifs lancés. Ces comportements, habituels dans ce type de manifestations, n’avaient parfois rien de spontané. Une telle ambiance n’était pas sans rappeler celle qui avait envahi les rues de Paris six mois auparavant, le 26 janvier 2014. Lors de la manifestation Jour de Colère, rassemblement hétéroclite dirigé contre le gouvernement, on avait entendu pour la première fois depuis longtemps, des slogans ouvertement antisémites dans les rues de Paris (« Juif, casse-toi, la France n’est pas à toi ! »). Dans les manifestations de solidarité avec Gaza, outre les groupes radicaux soutenant ouvertement le Hamas (comme le collectif Cheikh Yassine), une étrange organisation, Gaza Firm, dirigée par Mathias Cardet, un proche d’Alain Soral, se montrait particulièrement virulente et provocante, même à l’égard du service d’ordre des organisateurs. Les militants de Gaza Firm lançaient des slogans antisémites et multipliaient les quenelles devant les caméras.
Gaza Firm, et d’autres organisations radicales justifiaient leur extrémisme par leur volonté d’en découdre avec la Ligue de défense juive (LDJ). Le 13 juillet 2014, à la fin d’une manifestation (autorisée) de soutien aux Palestiniens, de graves incidents place de la Bastille dégénéreront en affrontements violents devant la synagogue de la rue de La Roquette. Une polémique très médiatisée verra s’opposer des témoignages attribuant ces incidents à des provocations de la LDJ à d’autres parlant de tentative de pogrome. Le cycle de violences ne s’arrêta pas là. Après des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants survenus le 19 juillet dans le quartier Barbès du XVIIIe arrondissement de Paris en marge d’un rassemblement non autorisé, une nouvelle manifestation devait dégénérer le lendemain à Sarcelles : des commerces cacher furent vandalisés et une pharmacie tenue par un Juif incendiée. La synagogue de Sarcelles subira un véritable siège. Cette fois-ci, tous les témoignages convergeront : il s’agissait bien pour quelques centaines de jeunes manifestants mobilisés par de mystérieuses associations locales de « casser du Juif ». Marginalisée par les institutions communautaires comme le CRIF, la LDJ réussit à s’imposer comme une organisation incontournable pendant cet été de tous les dangers : en première ligne pour la défense de la synagogue de Sarcelles, la LDJ devait gagner l’admiration de nombreux Juifs impressionnés par le courage physique de ces ‘meilleurs défenseurs de la communauté’.
Droit au blasphème
On en était là lorsque le 7 janvier 2014 les frères Kouachi pénétrèrent dans les locaux de Charlie Hebdo, faisant onze morts, avant d’abattre un policier dans leur fuite. Le contentieux entre le célèbre hebdomadaire satirique et les islamistes était ancien. Le 6 février 2006, le journal avait publié les caricatures de Mahomet parues dans l’hebdomadaire danois Jylland Posten. Dans l’ensemble du monde musulman, la protestation prit de l’ampleur, souvent sous la forme d’attaques contre des personnes et des biens considérés comme des symboles de l’Occident impie. En France, un procès aboutira à la relaxe des représentants du journal. L’affaire verra s’opposer les partisans de la liberté de blasphème, et des organisations comme la très modérée Grande mosquée de Paris et la beaucoup moins souple UOIF. En 2011, les mêmes arguments seront repris lorsque Charlie Hebdo fera l’objet d’un incendie criminel et d’un piratage de son site avec une page d’accueil reproduisant La Mecque et des versets du Coran.
Le lendemain de l’attentat à Charlie Hebdo, le jeudi 8 janvier 2015, une fusillade dans les rues de Montrouge devait coûter la vie à une jeune policière municipale. Le surlendemain, 9 janvier, Amédy Koulibaly prenait en otages les clients d’une épicerie cacher à Vincennes, et en abattait quatre. Les samedis 10 et dimanche 11 janvier 2015, avec le slogan « Je suis Charlie », quatre millions de personnes défilaient dans les principales villes de France, dont deux millions à Paris. Les manifestations se déroulèrent dans un calme exemplaire unissant les générations. Tous les observateurs notèrent néanmoins que la France du 11 janvier était très monocolore – blanche – avec une faible participation des banlieues et de la jeunesse métissée. Dans la même logique, ces cortèges étaient socialement très typés, avec une surreprésentation des classes moyennes et une sous-représentation des classes populaires. Ces caractéristiques inspireront à Emmanuel Todd une thèse [7] qui déclenchera une polémique. Sur la base de son analyse de la fracture sociale qui l’a rendu célèbre, il souligne les nouvelles divisions intervenues dans cette France qui vit avec plus de 10 % de chômeurs, où les « ouvriers ’de souche’ marginalisés et maltraités s’en prennent aux milieux populaires arabes, les jeunes Maghrébins s’en prennent aux juifs et réciproquement ». Prenant acte de la cartographie du 11 janvier qui illustre la plus forte mobilisation des régions de tradition catholique, Emmanuel Todd affirme que la France est désormais une « néo-République » qui ne fédère plus que « sa moitié supérieure éduquée, les classes moyennes et les gens âgés ». Il en conclut que la protestation était surtout dirigée contre l’islam, le droit au blasphème s’exerçant au détriment d’une des composantes les plus faibles de la société. En tout état de cause, le 11 janvier devait provoquer bien des confusions.
Deux poids, deux mesures
On vit ainsi se propager une curieuse comparaison entre la liberté dont avaient bénéficié les caricaturistes de Mahomet et la censure de Dieudonné. Cette idée du « deux poids-deux mesures » fera des ravages, encourageant de nombreux enfants à ne pas respecter la minute de silence décrétée dans les établissements scolaires. Officiellement, 200 incidents de ce type furent recensés, mais le décompte officiel est certainement très en dessous de la réalité. Tirant la leçon de cette expérience quelques mois plus tard, la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, conclura que Dieudonné « a fait énormément de mal dans la jeunesse française » [8]. Elle a raison. A cette jeunesse en proie au doute et à l’incertitude, Dieudonné envoie des messages simplistes : les difficultés sont créées par « le système », lui-même dirigé par les Juifs, « ces négriers reconvertis dans la banque, le spectacle et aujourd’hui l’action terroriste qui manifestent leur soutien à la politique [d’Israël] » [9]. Ce « prêt à porter » idéologique vise particulièrement la jeunesse issue de l’immigration, exploitant le sentiment d’exclusion véhiculé par le cumul de toutes les difficultés. Comme toute leur génération, les jeunes Beurs et Blacks sont en proie au chômage de masse. Ils sont de surcroît victimes de discriminations. C’est le cas dans les loisirs (refus d’entrée dans certaines boîtes de nuit), dans la recherche d’emploi [10], et pour le logement [11], même lorsqu’ils ont fait des efforts pour acquérir les diplômes nécessaires. Comme l’écrit Hugues Lagrange : « La disparité croissante des revenus, l’augmentation de la pauvreté, le chômage sélectif qui touche les jeunes issus des immigrations africaines, surtout quand ils sont diplômés, et les jeunes des quartiers sensibles en général, ont ruiné le pacte social. Ils ont détruit ce qui rendait acceptable le discours des droits et des devoirs à la base d’une conception de l’intégration comme assimilation ».
Comme Dieudonné et Alain Soral, les islamistes ont compris depuis longtemps qu’ils pouvaient prospérer sur ce terreau. Mais leurs méthodes ont muté. L’endoctrinement se fait encore dans les mosquées, mais ce moyen n’est plus très important. D’abord parce que le nombre de lieux de culte diffusant le salafisme reste limité, même s’il est en progression [12]. Plus que le nombre, c’est la stratégie des salafistes qui est intéressante à analyser : un groupe de jeunes conteste l’imam en place, impose une lecture rigoriste du Coran, et finit par installer son prédicateur. En clair, c’est la jeunesse qui fait de plus en plus la loi dans ces mosquées où, théoriquement, les salafistes n’incitent pas au djihad. Mais en pratique, ils créent un climat favorable au discours populo-piétiste des recruteurs. La surveillance des mosquées ne peut empêcher la propagation de l’idéologie djihadiste qui se fait d’abord en prison, et surtout sur la toile. Avec ce vecteur désormais à la portée de tous, le djihad ne peut plus être considéré comme un phénomène anecdotique dans la jeunesse. Comme le note un rapport parlementaire, à la mi-2015, il y avait 1750 Français impliqués à un titre ou à un autre dans les filières djihadistes. Le rapporteur note : « La dimension politique et géopolitique, de combat contre l’oppresseur occidental, et la légitimation de la violence érigée en programme politique, sont déterminants dans l’attractivité du djihadisme. Ces deux éléments confèrent au phénomène un fort potentiel de développement et font craindre qu’il ne devienne un phénomène de masse » [13]. Le même rapport montre combien le mal est profond, mettant en jeu tout l’univers d’une jeunesse connectée mais enfermée sur elle-même, imperméable aux discours politiques mais sensible aux théories du complot, frustrée de ne pas bénéficier des mécanismes de solidarité, de protection sociale et de progression individuelle « ressentis comme les privilèges d’une génération qui ne veut pas céder sa place ».
Musulmans sous surveillance
A l’opposé de la jeunesse tentée par le djihad, des Musulmans qui s’affirment athées, comme Sophia Aram, ou qui refusent de se prononcer sur le conflit israélo-palestinien, comme Omar Sy, ou encore Malek Boutih, qui est appelé « Jean-Marie Boutih » sur certains sites [14], font l’objet d’une étroite surveillance de la part des intégristes qui les accusent de trahir la cause. Pour dire qu’on est Musulman, Français et fier d’être les deux, il faut avoir la notoriété d’un Djamel Debbouze [15], qui sut faire entendre la voix du cœur et de la raison après le 11 janvier. Dans le même ordre d’idée, on notera que Najat Vallaud-Belkacem, qui se définit comme « Musulmane non pratiquante », fait aussi l’objet d’une campagne systématique de dénigrement venue de la droite : présentée comme « L’Ayatollah » par l’hebdomadaire Valeurs Actuelles, lors de sa prise de fonction au ministère de l’Education, elle est fréquemment victime d’intox décrivant son action comme aboutissant à vouloir rendre obligatoire l’apprentissage de l’arabe au collège. Une photo d’elle portant le voile dans une mosquée est aussi abondamment diffusée sur les réseaux sociaux, cette fois-ci de la part de militantes qui se proclament laïques et féministes. En somme, il n’est pas facile d’être fils ou fille de l’islam dans la France d’aujourd’hui, malgré les efforts, bien réels, des gouvernants.
Après le 11 janvier, le gouvernement mit en place une « Instance de dialogue avec les Français de confession musulmane » [16]. Les thèmes choisis (sécurisation, construction et gestion des lieux de culte, formation des aumôniers et des cadres religieux, « pratiques rituelles ») indiquent que cette initiative prenait acte de l’échec du CFCM, incapable de dépasser les rivalités entre tendances et influences des pays d’origine. On notera aussi la volonté de représenter la « société civile » des Musulmans de France. En tout état de cause, le gouvernement entend prolonger « l’esprit du 11 janvier » en favorisant la tolérance, le dialogue et l’intégration. Mais en France, tout le monde ne l’entend pas ainsi.
Après les évènements du 11 janvier, on assista à une véritable offensive anti-islam, avec un développement des violences, notamment contre des femmes voilées (une femme enceinte de huit mois en fut même victime) [17]. Les lieux de culte furent également la cible d’attaques, parfois avec des armes, conduisant le ministère de l’Intérieur à renforcer leur protection. A l’université, c’est le débat sur le port du voile qui est relancé, de nombreux responsables politiques et intellectuels – y compris à gauche - s’exprimant en faveur de son interdiction. Les arguments avancés sont ceux de la défense de la laïcité à laquelle on associe parfois le féminisme. L’offensive n’épargna pas les collectivités locales, où à la suite du maire de Châlons-sur-Saône, plusieurs municipalités firent part de leur volonté de mettre fin aux menus de substitution (menus sans porc) dans les cantines scolaires.
Au final, entre l’offensive salafiste et l’étroit contrôle dont l’islam fait l’objet de la part des nouveaux zélotes de la laïcité, les Musulmans modérés, c’est-à-dire l’immense majorité des pratiquants et des non pratiquants de culture musulmane, dont on ne cesse de souhaiter qu’ils s’expriment haut et fort, ont de moins en moins d’espace médiatique. Ce climat délétère est aussi tributaire de préoccupations purement politiques et même électorales.
Vote anti-islam et vote musulman
La suppression des menus de substitution fut approuvée par Nicolas Sarkozy, mais chez Les Républicains, plusieurs responsables (François Fillon, Alain Juppé, NKM …) s’exprimèrent en sens inverse. Le président des Républicains a choisi sa stratégie pour la primaire de son parti en 2016 : l’islam, voilà l’ennemi ! Ce n’est pas nouveau chez lui. Après avoir tenté sans succès de séduire la part la plus conservatrice de l’électorat musulman [18], il fit volte-face lors de sa première campagne présidentielle (2007) en dénonçant ceux qui « égorgent le mouton dans la baignoire » [19]. Il utilisa de nouveau ce registre pendant son quinquennat avec le « débat sur l’identité nationale » qui donna lieu à de nombreux dérapages de la part de responsables de l’UMP (Pascal Clément, Jean-Claude Gaudin, Nadine Morano …). Il fit de l’argument anti-islam un élément central de sa campagne de 2012, surtout entre les deux tours, où conseillé par le sulfureux Patrick Buisson, il enregistra une remontée assez nette des suffrages en sa faveur, mouvement d’opinion de nature à le persuader qu’il tenait avec ce discours la martingale pour l’emporter. Pour 2017, il renforce cette orientation, en préconisant en sus de la fin des menus de substitution, l’interdiction du voile à l’université. Plus encore, reprenant sans nuance le discours de Marine Le Pen, il propose de mettre fin à la politique d’intégration au profit de l’assimilation. Cette stratégie est d’abord destinée à battre lors de la primaire à droite son principal adversaire, Alain Juppé, qui, lui, défend une « identité heureuse ». A contre-courant du discours dominant à droite, le maire de Bordeaux s’élève en effet contre l’idée d’assimilation qui reviendrait à « effacer les origines, nier toute différence », et propose de « comprendre et accepter » la fidélité des immigrés à leurs origines, « source d’une diversité qui enrichit notre patrimoine ». Gageons qu’avec un FN en hausse constante, ce clivage à l’intérieur de la droite va s’accentuer, et que le populisme ambiant permettra à Nicolas Sarkozy - sauf accident judiciaire - de s’imposer lors de la primaire de son parti en 2016.
Le débat n’est pas seulement idéologique. Beaucoup de candidats de l’UMP ne renoncent pas à conquérir tout ou partie du vote musulman. Car les dernières élections locales ont montré que la gauche n’a plus le monopole du cœur aux yeux des Musulmans de France. François Hollande au second tour de l’élection présidentielle de 2012 bénéficia d’un véritable plébiscite au sein de cet électorat (86 % selon l’IFOP). Plus dure fut la chute. Dans le climat de désaffection générale frappant le Parti socialiste, les Musulmans exprimèrent des griefs particuliers à l’égard de la loi sur le mariage pour tous, griefs exacerbés par la campagne bien orchestrée par Farida Belghoul sur la prétendue théorie du genre qui serait enseignée dans les écoles. Lors des élections municipales de mars 2014, plusieurs candidats de droite s’engouffrèrent dans la brèche, et réussirent en conquérant quelques centaines de voix musulmanes à faire basculer des villes ancrées à gauche, parfois depuis des décennies, particulièrement en Seine-Saint-Denis (Aulnay-sous-Bois, Bobigny, Le Blanc-Mesnil, Saint-Ouen), ailleurs en Ile-de-France (Argenteuil, Asnières) ou en province (Roubaix). Cela n’a pas échappé à Valérie Pécresse, candidate de la droite à la présidence de la région francilienne en 2015, qui fait bon accueil aux invitations des associations musulmanes, comme le 8 juillet dernier 2015 au Blanc-Mesnil, où, à l’invitation de l’Union des associations des musulmans de Seine-Saint-Denis (UAM 93), elle participa à la rupture du jeûne, avec d’autres élus de droite dont le maire Thierry Meignen et son collègue maire de Livry-Gargan, Pierre-Yves Martin. Elle se prononça à cette occasion pour le maintien de l’autorisation du port du voile à l’université.
15 ans de solitude [20]
La voie des urnes étant impénétrable, nul doute que la candidate de l’UMP saura aussi s’adresser à la communauté juive qui compte environ 250 000 personnes en Ile-de-France, et qui, elle aussi, a besoin d’être rassurée. Car, dans la France de 2015, il ne fait pas bon être Juif. Cela n’a pas été toujours le cas, mais cela l’est devenu depuis la deuxième Intifada (septembre 2000). Une déferlante antisémite s’est abattue sur la première communauté juive d’Europe. D’abord au niveau des agressions dont le nombre n’a plus aucune commune mesure avec ceux enregistrés dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Pendant toutes les années 2000, le nombre d’agressions était étroitement corrélé au conflit au Proche orient. Depuis 2012 et l’assassinat de quatre Juifs, dont trois enfants, à l’école Ozar a Thora de Toulouse, la ‘logique’ des agressions a partiellement changé, acquérant une certaine autonomie par rapport à ce conflit, les agressions se multipliant à la suite des faits antisémites les plus graves et des réactions subséquentes des pouvoirs publics et de la communauté juive. Ainsi, après l’assassinat de quatre Juifs à l’Hypercacher de la porte de Vincennes, et la manifestation du 11 janvier, on vit se multiplier menaces, insultes et violences physiques, particulièrement vis-à-vis des enfants juifs.
Face à la déferlante antisémite, la communauté juive a réagi de deux façons. La première, en accentuant la tendance au ‘revivalisme’ (Erik Cohen) apparue depuis les années quatre-vingt : une plus grande religiosité et un soutien renforcé à Israël dans un mouvement de distanciation vis-à-vis du reste de la société française confinant parfois au séparatisme [21]. Politiquement, cela s’est traduit par une accentuation du virage à droite du judaïsme français engagé depuis la fin des années quatre-vingt [22]. Lorsque l’antisémitisme s’est traduit par des meurtres, la communauté juive a fait l’expérience de la solitude. A l’exception de quelques personnalités politiques et de quelques militants antiracistes, seuls des Juifs ont manifesté après l’assassinat d’Ilan Halimi en 2006, et la tuerie de Toulouse en 2012. Nul doute que si le quadruple meurtre de l’Hypercacher en 2015 avait été le seul attentat de la période, la manifestation du 11 janvier n’aurait jamais eu la dimension géante qu’elle a pris.
La seconde réaction de la communauté juive s’est traduite par un important mouvement d’exil, en premier lieu vers Israël [23]. Cette alya de masse devrait se poursuivre, vidant la communauté de ses cadres et de sa jeunesse, et mettant fin à deux siècles d’une intégration qui était considérée comme exemplaire. C’est aussi cela qui s’est brisé au cours de cette année terrible.
Hystérie raciste
Le développement concomitant de l’antisémitisme et l’islamophobie aurait pu rapprocher les deux communautés, en incitant au développement d’un dialogue, à des actions communes en direction des jeunes, des intellectuels et des artistes etc. Il n’en est rien, pour des raisons avouables et d’autres inavouables. Au titre des raisons avouables, on mentionnera une vraie divergence sur le conflit au Proche orient. Cela n’est guère surprenant, car, contrairement aux discours officiels – ceux des responsables politiques et communautaires – le conflit est importé depuis longtemps dans l’Hexagone comme dans toute l’Europe. D’abord parce qu’il est présent dans les têtes : les Juifs pensent à Israël et les Arabes à la Palestine. Peut-on le leur reprocher ? Cette solidarité naturelle avec l’un des protagonistes du conflit est liée à l’Histoire, à la religion, à la culture … et serait admissible s’il n’y avait des débordements. Ceux-ci sont devenus systématiques, mais inavoués. On avait déjà noté les dérives produites par Dieudonné, Soral et consorts qui ne cachent même plus sous couvert d’antisionisme leur négationnisme et leur antisémitisme. Les dérives portent aussi désormais sur le champ du différend. Alors qu’autrefois le conflit israélo-palestinien était présenté sur le seul plan concerné - celui de la politique – les arguments aujourd’hui développés font une large place à la religion : l’islam, religion des opprimés, et le judaïsme, religion du peuple élu, se disputeraient le pays, dar al islam pour les uns, terre promise pour les autres. Au titre des raisons inavouables, on doit aussi mentionner que le dialogue entre les religions et les cultures fait moins recette que l’islamophobie qui a produit fin 2014 deux grands succès de librairie : un essai politique, Le Suicide français d’Eric Zemmour, et un roman Soumission de Michel Houellebecq [24]. Mais ce sont tous deux des œuvres de fiction, le premier étant fondé sur des statistiques et des affirmations historiques fausses, et le second sur une vision irrationnelle d’un islam ayant conquis la France de 2022. Et quand l’irrationnel s’en mêle, l’hystérie n’est jamais loin.
L’hystérie est d’abord idéologique, avec la montée en puissance du Parti des indigènes de la République (PIR) qui dès le mois de mars 2015 prit la tête de la contre-offensive de l’après-Charlie en organisant successivement un meeting contre l’islamophobie, avec Angela Davis en vedette, et une manifestation de rue le 21 mars avec un slogan : « Non au(x) racisme(s) d’État, non au philosémitisme d’État ! ». Le PIR a l’habileté de se distancer de Dieudonné, mais c’est pour mieux atteindre sa cible. Ainsi, dans une intervention remarquée, Houria Bouteldja, porte-parole du PIR déclarait : « L’État-Nation a donné aux Juifs deux missions cardinales : devenir la bonne conscience blanche et faire de la Shoah une nouvelle « religion civile » en la dépouillant de toute historicité … devenir les porte-paroles de l’Occident ou plus exactement ses goumiers notamment par le biais d’un autre État-Nation colonial : Israël, qui, lui, a pour mission de garantir les intérêts occidentaux dans le monde. » Et de conclure : « Les Juifs, parce que très majoritairement annexés par le mouvement sioniste au projet israélien, sont ainsi rendus complices de ses crimes comme l’été dernier à Gaza … Les Juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe. » [25]
Dans la communauté juive, on constate aussi des dérives, et pas seulement dans les quartiers populaires où recrute la LDJ. Alors que la bonne entente avec les responsables musulmans était la règle il n’y a pas si longtemps, on vit le président du CRIF mettre à bas tout l’édifice. Le jour même du dîner annuel de son organisation qui accueille les élites politiques et médiatiques du pays, il déclara : « Toutes les violences antisémites sont commises par des jeunes Musulmans », estimation réductrice sur deux plans. D’une part, des agresseurs ne sont pas Musulmans (il y avait de jeunes Chrétiens dans le gang des barbares qui assassina Ilan Halimi), et d’autre part, de telles déclarations masquent le rôle décisif des sponsors des agresseurs (Dieudonné, Soral …). Cette déclaration était d’autant plus critiquable qu’au cours de la même interview, Roger Cukierman décernait à Marine Le Pen un brevet de respectabilité (il la qualifia d’« irréprochable personnellement ») [26]. Les responsables du CFCM annulèrent leur participation au dîner, et il fallut toute l’habileté du président de la République pour rappeler que la profanation du cimetière juif de Sarre-Union quelques jours auparavant avait été le fait de jeunes « Français de souche ». Il convoqua le lendemain les présidents du CRIF et du CFCM à l’Elysée pour une opération ‘réconciliation’ … jusqu’à la prochaine fois.
L’hystérie descend aussi parfois dans la rue. Ainsi vit-on à l’occasion d’une bien innocente journée de Tel-Aviv-sur-Seine organisée le 13 août 2015 par la mairie de Paris dans le cadre de Paris-Plage, se déchaîner une campagne sans nuance, accusant les organisateurs d’oublier les enfants tués à Gaza, de promouvoir un « Etat colonial », et mettant sur un pied d’égalité Israël et l’Afrique du sud de l’apartheid. Un député socialiste (Alexis Bachelay), comparant Pretoria et Tel-Aviv, se fit reprendre par son camarade de parti, Jérôme Guedj … Sur tweeter, on vit même un élu de banlieue demander combien Israël avait payé pour cette opération. On notera à ce titre que l’appartenance des élus à l’une ou l’autre des communautés tend maintenant à s’exprimer, particulièrement au Parti socialiste, où les vieux militants juifs et les jeunes élus beurs s’opposent, en particulier sur les réseaux sociaux.
Les Musulmans ont aussi quelque raison de craindre l’hystérie ambiante. L’agression d’une jeune femme le 25 juillet 2015 dans un parc de Reims par un groupe de jeunes filles qui ne supportaient pas de la voir en maillot de bain devait susciter pendant le reste du week-end une campagne de presse relayée par des politiques affirmant qu’il s’agissait là d’un acte inspiré par l’islamisme. L’association SOS Racisme, que l’on avait connue plus circonspecte, appela même à un rassemblement en maillot de bain dans le parc où s’était déroulée l’agression [27]. Au bout du compte, on s’aperçut que cette affaire n’avait rien à voir avec l’application de la Charia par temps de canicule. Il s’agissait d’une banale altercation entre filles excitées. Il n’empêche, l’incident est révélateur : dans la France de l’après 11 janvier, le racisme peut se déchaîner à tout propos, contre les Juifs, contre les Musulmans, les Noirs et les Roms n’ayant rien de bon non plus à attendre.
C’est d’abord cela qui s’est brisé entre l’affaire Dieudonné, la guerre à Gaza et les attentats de janvier. Le vivre ensemble entre les communautés n’avait jamais vraiment existé, mais il y avait eu dans le passé de grandes périodes de coexistence pacifique. Comme au sortir de la Guerre froide, on avait espéré que cela déboucherait sur une étroite union entre gens de bonne volonté. Pendant la parenthèse enchantée du début des années quatre-vingt, avec la marche des Beurs (1983) et la naissance de SOS Racisme (1984), on avait vu ainsi se développer un mouvement de masse unissant Beurs, Feujs, et bien d’autres sur une base éminemment progressiste : la lutte contre le racisme et pour l’égalité. Mais la parenthèse se referma quelques années plus tard [28]. L’universalisme de la ‘génération morale’ céda devant les revendications identitaires qui triomphent aujourd’hui : les Arabes défendent les Arabes, les Juifs défendent les Juifs, les Noirs défendent les Noirs, les Homosexuels défendent les Homosexuels … Le 11 janvier n’a pas changé la donne, et l’a même aggravé. Loin d’avoir calmé les esprits, les évènements du début de l’année 2015 n’ont pas conduit à la réflexion et à l’attitude qui auraient dû s’imposer : la modération des propos et la pacification des comportements. Tout au contraire, dans un climat d’hystérie généralisée, les appels au calme du gouvernement n’ont aucune chance d’être entendus. La LDJ continuera d’avoir le vent en poupe au sein d’une communauté juive en voie de désintégration. Les Indigènes de la République pourront instiller le poison dans les communautés noires et musulmanes à travers l’invention bien commode du philosémitisme d’Etat. Dieudonné et Alain Soral n’ont rien à craindre : leurs affaires vont prospérer.