Ce que la crise du Corona nous dit d’Isräel
Avant, tout allait bien, du moins le disait-on. La croissance économique avec plus de 3% était au-dessus de la moyenne OCDE, le chômage avec moins de 4% à son minimum historique. Champion de la high tech, avec un nombre record de start-up et de sociétés cotées au NASDAQ, Israël était en train de rééquilibrer son commerce extérieur. Un shekel fort (plus de 0,25 euro) et des réserves de la Banque d’Israël bien supérieures à 100 milliards de dollars attestaient de la bonne santé de l’économie israélienne que les organisations internationales (FMI, OCDE …) saluaient dans leurs rapports. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, la crise du Corona plonge le pays dans les affres des déficits, de la décroissance, du chômage … Plus encore, la crise sanitaire et la crise économique sont aggravées par une crise politique sans précédent : après trois élections en moins de dix-huit mois, le gouvernement est bloqué par ses divisions, incapable de fonctionner. La seconde vague de la pandémie, avec un nombre record de contaminations, une hausse du taux de mortalité, une surcharge importante dans les hôpitaux, a conduit à un nouveau confinement généralisé à partir du 18 septembre pour « trois semaines au moins ». La perte de confiance de la population, des incitations à la transgression des consignes, des appels à la désobéissance civile laissent penser que ce nouveau confinement (le premier dans le monde développé) se passera mal. Le diagnostic est simple : la pandémie est difficile à combattre dans un pays qui ne se portait pas si bien que cela.
Une société fragile
Toutes les communautés qui composent le patchwork israélien sont touchées par la pandémie, mais les Arabes et les Juifs ultra-orthodoxes plus que les autres. Le surpeuplement des appartements de familles nombreuses, et une vie collective intense, avec des prières, des fêtes, et des mariages qui regroupent souvent plusieurs centaines de personnes, ont favorisé la transmission du virus. Car, en dépit de progrès incontestables, ces deux communautés vivent encore en marge du mainstream israélien.
Les Arabes israéliens entre marginalité et insertion
Avant la crise du Corona, les Arabes (21 % de la population, soit près de 2 millions de personnes) étaient déjà plus frappés que les autres Israéliens par la pauvreté qui touchait 44 % des familles contre 21 % en moyenne au niveau national [1]. En dépit d’une égalité inscrite dans les textes, des discriminations sur le marché de l’emploi expliquent cette situation, mais très partiellement. Le niveau des écoles arabes inférieur à la moyenne nationale, et la non-participation au service militaire génèrent un faible niveau de qualification professionnelle. Des caractéristiques culturelles de la communauté arabe sont également en cause avec des femmes pas assez présentes sur le marché du travail : 34 % seulement de celles qui ont de 25 à 64 ans travaillent. Ce chiffre devrait augmenter avec la hausse du niveau d’éducation : désormais 40 % des filles arabes obtiennent le baccalauréat, soit plus que les garçons de leur communauté. Du reste, la transition démographique favorise l’accès à l’emploi : lors de la création de l’Etat, les femmes arabes avaient neuf enfants en moyenne. Aujourd’hui, elles en ont trois. Mais ce puissant facteur de modernisation ne peut faire oublier d’autres phénomènes qui freinent l’évolution. Les communautés bédouines (environ 20 % de la communauté arabe, soit près de 400 000 personnes) restent marquées par le patriarcat avec 40 % de familles polygames [2]. Dans l’ensemble de la société arabe, les mariages forcés sont encore fréquents. La violence est aussi très présente dans les villes et les villages arabes, où les crimes, en particulier les féminicides et les règlements de comptes entre clans, font souvent la Une de l’actualité. En décembre 2015, le gouvernement a adopté un programme pluriannuel pour la communauté arabe de 15 milliards de shekels (près de 4 millions d’euros) destiné à améliorer l’urbanisme, les infrastructures, l’éducation, l’emploi et la sécurité. En 2019, un nouveau plan de lutte contre la délinquance a été mis au point avec les élus arabes. En somme, malgré la révolution féministe, la modernisation de la société arabe israélienne n’a pas encore atteint le seuil critique. Pour cela, il faudrait que les efforts des pouvoirs publics, incontestables, soient relayées à tous les niveaux : dans les entreprises, les médias, le public juif afin d’éradiquer les discriminations. Les dirigeants arabes ont également un rôle à jouer pour lutter contre des pratiques archaïques comme la polygamie ou les mariages forcés.
Les ultraorthodoxes, monde à part
De façon très curieuse, des observations similaires peuvent être faites sur l’insertion de la communauté qui se situe aux antipodes de la société arabe : les Juifs ultraorthodoxes. Ils constituent environ 11 % de la population (soit 1 million de personnes) et connaissent une rapide expansion démographique du fait d’une forte natalité. Le système scolaire qui accueille les enfants de ce public regroupe déjà 23 % du total des écoliers du pays. En toute logique, cette population devrait voir ses effectifs doubler en une génération. Mais cette tendance pourrait être atténuée par une plus grande participation des hommes ultraorthodoxes au marché du travail, alors que jusqu’ici la majorité d’entre eux se consacraient exclusivement à l’étude de la Thora. A ce titre, l’année 2015 peut être considérée comme historique, puisqu’elle a vu une majorité (53 %) des « hommes en noir » [3] exercer une activité professionnelle. Cette meilleure insertion dans le monde du travail et son corollaire, une moindre dépendance à l’égard des allocations familiales, devraient ralentir la natalité. Mais l’évolution a été remise en cause par le gouvernement : pour obtenir l’appui des partis ultraorthodoxes, Binyamin Netanyahou, après sa réélection en 2015, a augmenté les allocations servies aux étudiants de yeshivas (collèges talmudiques), et différé l’adoption d’une loi obligeant ces hommes à effectuer une forme de service national. En conséquence, le pourcentage d’hommes participant au marché du travail est redescendu aujourd’hui au-dessous de 50 %, et le nombre de familles vivant en dessous du seuil de pauvreté a de nouveau augmenté. Ici, le système politique est en cause, et plus précisément le rôle des partis ultraorthodoxes
, qui, en échange de leurs voix à la Knesset, négocient des budgets toujours plus importants pour leur public.
Un État malade
Cette sociologie très particulière où de fortes minorités vivent avec des normes bien différentes de celles du reste de la population, a toujours été à l’origine de fortes tensions dans la société israélienne : les conflits entre Juifs et Arabes, entre religieux et non religieux ont largement structuré l’histoire politique du pays. La crise du Corona a ravivé ces tensions. Les Juifs reprochent aux Arabes d’avoir accéléré la transmission du virus pendant cet été de tous les dangers où la fête de l’Aïd [4]et la vague de mariages qui a suivi ont précipité nombre de villes et de villages arabes dans la catégorie « rouge ». Un même reproche est formulé à l’encontre des ultraorthodoxes qui en refusant de respecter les consignes pour les prières et les mariages, ont fait entrer leurs localités dans cette même catégorie. Pour ne pas heurter ces deux communautés, surtout la seconde qui lui assure sa survie politique, Binyamin Netanyahou a refusé de limiter le confinement aux localités rouges. Ce qui explique largement le choix du confinement généralisé … et la colère du public. On l’aura compris : ces fragilités d’une société éclatée doivent beaucoup à un système politique faisant la part belle aux minorités.
Les ravages de la proportionnelle
Le système électoral est celui de la proportionnelle intégrale, avec un seuil d’éligibilité relativement faible (3,25%), le pays constituant une seule circonscription. Ce qui encourage la multiplication des listes, chaque « secteur » voulant la sienne : les russophones, les Arabes, les ultraorthodoxes ashkénazes, leurs homologues sépharades, etc. Il en résulte un éclatement de la représentation parlementaire : les 120 députés élus le 2 mars 2020 se répartissent en … onze groupes à la Knesset ! D’où de très longues négociations pour former une « coalition », terme préféré à celui de majorité, ce qui est justifié : les différends entre les ministres s’étalent au grand jour dès la formation du gouvernement. L’instabilité règne également à la Knesset où le moindre vote en commission ou en séance plénière donne lieu à des marchandages souvent coûteux pour les finances publiques, on l’a vu. Plus encore : ce système, conçu pour représenter toutes les composantes de la Nation, n’a fait que renforcer chacune d’entre elles, aggravant les divisions au sein de la société. Ainsi, lorsque la seconde vague de la pandémie est apparue, chaque mesure de santé publique a donné lieu à des joutes épiques entre les ministres concernés, entre le gouvernement et la commission dédiée à la Knesset, entre les partis religieux et les autres … D’où une grande confusion, des décisions sans cesses différées ou modifiées … qui finirent par convaincre le public que cette gestion erratique ne méritait que transgression et mépris. L’aggravation considérable à la pandémie à la fin de l’été traduisit en chiffres la gabegie et le décrochage de l’opinion publique.
Dérivatifs
Le système électoral n’est pas le seul à exercer des ravages au niveau de la gestion des affaires publiques. Les partis de droite au pouvoir depuis longtemps, le gouvernement et son chef, Binyamin Netanyahou, ne cessent de mettre en cause la légitimité des institutions : la Cour suprême est accusée de s’opposer, par le contrôle de constitutionnalité des lois, à la volonté du peuple ; la justice serait instrumentalisée par les adversaires politiques du Premier ministre pour l’abattre [5] ; la police aurait mené des enquêtes orientées en ce sens. La presse fait l’objet d’une même hostilité, les journalistes étant dénoncés comme « gauchistes » ; nombre d’associations et d’institutions culturelles seraient également au service de la gauche honnie. Le procès en sorcellerie dure et, en dépit des accusations portées contre la presse, est relayé par de puissants médias : le principal quotidien papier gratuit (Israel ha Yom), nombre de radios associatives, une nouvelle chaîne de télévision (la chaîne 20). Au sein des médias traditionnels, une nouvelle génération de journalistes formés dans les mouvements sionistes religieux fait la part belle à cette campagne. Bien entendu, le rabbinat, dans son immense majorité, diffuse aussi complaisamment ces accusations. L’ampleur des moyens déployés et la simplicité des slogans ont forcément un impact sur une population qui trouve là autant de dérivatifs. Les gouvernants aussi. Plutôt que d’engager la réforme nécessaire du système électoral, et d’appliquer résolument le principe d’égalité dans tous les domaines de la vie publique, ils assurent ainsi leur survie en bénéficiant des maux qu’ils ont créés.
Conclusion
Le premier confinement du pays le 18 mars 2020, plutôt réussi, et un faible taux de mortalité avaient créé dans la population l’idée que la pandémie serait facilement vaincue. Dès le mois de mai, le Premier ministre, Binyamin Netanyahou, jamais en retard d’une déclaration d’autosatisfaction, encourageait les Israéliens à profiter de la liberté de déplacement retrouvée pour sortir, profiter de la vie, « aller boire une bière ». Occupé par son calendrier international - le projet d’annexion d’une partie de la Cisjordanie au printemps, les accords de normalisation avec des pays du Golfe en été - il avait oublié que cette société fragile, blessée par la récession économique, ne pouvait opérer une résilience complète. Avant de s’envoler pour Washington afin de signer les accords de normalisation avec les Emirats arabes unis et le Bahreïn le 15 septembre, il a dû aller devant les caméras de télévision pour expliquer aux « citoyens d’Israël » : il n’y avait pas d’autre choix qu’un deuxième confinement … mais le pays, comparé aux autres, a quand même obtenu de bons résultats. Le problème est que désormais peu d’Israéliens le croient. Ils croient encore moins à la bonne santé de leur société et à l’efficacité de leur Etat. Toutes choses qui conduisent à espérer qu’une fois la pandémie passée, car elle finira bien par passer, on songera, tout en pansant les plaies, au traitement nécessaire de toutes ces pathologies.
Philippe VELILLA