Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Henri Raynal

Innombrables sont les voies

Texte publié le 11 décembre 2014

Les peintres, les sculpteurs sont mes frères. En même temps qu’elle s’attache consciemment à des objets précis ou au seul rapport des formes et des couleurs, leur contemplation active est une méditation de l’étendue, ou de la matière, ou de l’énergie féconde au travail dans l’univers, ou de la beauté (et de l’étrangeté), de la diversité de celui-ci, ou du rapport de l’infini et du fini : cela même à quoi, de mon côté, je m’emploie.

J’accueille avec reconnaissance l’expérience du monde unique, et donc irremplaçable, dont témoigne l’œuvre de certains artistes : elle rejoint d’autres expériences qui me semblent précieuses. Je les présente les unes aux autres, les invite à converser. J’aime à relier — surtout lorsque le rapprochement ne va pas de soi. Autant à distinguer, et le plus précisément possible. Je me ferai un devoir de dire avec justesse, par exemple, en quoi Xavier Valls est Xavier Valls et nul autre.

Ces expériences, s’exprimant, créant, se complètent. Elles collaborent à un commentaire inachevable où le monde se réinvente ; ensemble, elles apportent des richesses nouvelles, continument, à un CORPUS infini. Je l’appelle l’iconosphère  : là a lieu une seconde manifestation de l’entreprise anonyme qui, jour après jour, anime et renouvelle l’univers.

Aussi m’arrive-t-il de penser que c’est lui, l’univers, ou plutôt que c’est elle, l’entreprise énigmatique, qui s’adonne en nous à une expérience multiple, y improvisant. Au moyen de nous, une expérimentatrice ferait venir au jour, donc, les aspects qui attendaient d’être tirés hors de la pure possibilité. Collectionnant les microcosmes.

Concentrique à la sphère naturelle, se développe ainsi l’Iconosphère totale où prennent place, viennent se rassembler, les iconosphères singulières. Chaque paysage physique fructifie, par exemple, en les interprétations qu’en proposent des artistes en nombre indéterminé. Autant de paysages contenus, sertis, dans le regard où ils ont paru. Un regard co-géniteur identifiable. Bref, autant de paysages signés.

*

Que font ceux qui mettent sous nos yeux leurs toiles, leurs dessins, leurs estampes, leurs sculptures ? (Nombre d’entre eux, du moins.) Ils nous présentent le monde. Comme si nous ne le connaissions pas. Et ils ont raison. Car nous le voyons d’un œil qui l’efface, l’œil pratique de l’usager. C’est pourquoi est erronée la thèse si répandue selon laquelle le monde est absent du tableau, tandis que c’est tout le contraire. Une pomme posée dans notre regard par Tirouflet, Fernandez, Sacksick ou Valls n’est-elle pas plus présente que la pomme qu’une main distraite a placée sur la table de la cuisine ? Le rôle éminent de l’artiste consiste à faire en sorte que le fruit se tienne devant nos yeux comme ce qu’ils rencontrent pour la première fois. La façon de s’y prendre diffère avec chaque créateur : grâce à cela, la pomme, neuve à nouveau, advient, paraît. L’artiste a su faire revenir la présence effacée ; mieux encore, nous l’imposer.

Dans la toile, la gouache, le pastel, il s’autorise cette injonction : « Vous ne saviez plus voir — distraits, négligents, oublieux, futiles que vous êtes ! Voyez ! »

(Cela, il était trop tôt pour que Pascal le comprît. La faute en revient à l’encombrement causé par ces natures mortes pléthoriques qui, des siècles durant, nous ont prodigué leurs tours de force. Tandis que la chose, à présent, souvent s’avance seule — ou en modeste compagnie — et sans décor.)

Daniel LEVIGOUREUX « Le Village »
Daniel LEVIGOUREUX « Nuages au-dessus des toits »

Ce n’est plus aux objets que Daniel Levigoureux s’intéresse, mais à l’étendue. À elle il consacre sa peinture. Que se montrent en ses tableaux les plaines de Picardie ou les installations portuaires, les longues coques des méthaniers ou les villas de la côte d’Opale, ne s’y peint, en réalité, que celle qui le fascine, à savoirres extensa. Sous les espèces des immenses pièces de blé, c’est elle, bien sûr. Toutefois, étant le lieu — infini — de la possibilité qu’adviennent toutes choses dans le visible, toutes et chacune, l’étendue se rend concrète aussi bien en ces fragments soigneusement plans, aux contours nets, voire tracés géométriquement : parcelles cultivées, murailles des quais ou des navires, et ces assemblages de triangles, rectangles et trapèzes que sont les maisons. Façades et versants des toits pentus : faces. À ce qu’elles se distinguent avec une belle et franche clarté, sonorité, de façon tonique, servent les couleurs. Le jeu de celles-ci (chaque face disposant en propre de la sienne) est ordonné musicalement. De ce que l’étendue cristallise sans se disjoindre résulte un chant. Les parties sont réunies dans l’ampleur.

Équilibre, dans l’œuvre magistrale de Véra Pagava : autant que les choses, l’espace qui les environne est présent. C’est de lui que l’objet tient sa force mystérieuse. Il est le produit d’un afflux. L’infini le tient posé là.

L’espace ne consent pas à cette belle égalité chez Astolfo Zingaro et chez Pierre Dubrunquez. Océanique avec l’un (dissoutes, les limites du huis clos où il règne), ombreux, mouvant pour l’autre, il ne se comporte pas en partenaire complice. L’objet ne semble bénéficier que d’une autorisation temporaire de paraître ; elle est révocable à tout instant.

Dans l’étendue vierge, inoccupée (ciel, mer, sable de la plage déserte), se tient l’invisible et universelle énergie : c’est ce que l’on ressent si on consulte les dessins que multiplie le sculpteur Ruggero Pazzi. Mais voici qu’en d’autres feuilles, elle s’exalte, l’énergie ! Elle s’est saisie du cheval ; elle se condense dans les cuisses énormes et habite la tête où les deux yeux sont des cercles vacants. Oui, car si l’impersonnelle énergie produit ce concret de la créature, elle ne va pas cependant, chez Pazzi, jusqu’à se manifester en un être singulier. En revanche, on constate l’effet de sa toute-puissante insistance dans le caractère monumental de ces têtes — chacune occupant une feuille —, capable de faire oublier la modestie du format du dessin où l’animal, impérieusement, surgit.

Ruggero PAZZI (1927-2010)
Ruggero PAZZI (1927-2010)

Je remarque une analogue amplification dans maint tableau de Jean Revol. Les tournesols qui dans le champ se pressent en foule, pour prendre cet exemple, dirigent vers nous des capitules démesurés. Même cause chez Pazzi et chez Revol, ou chez Ivan Rabuzin, un puissant naïf de Croatie : l’énergie du Tout est passée en eux, travaille au moyen d’eux.

La vie à l’œuvre dans l’univers (au sein de la matière, déjà) a sauté d’un domaine à l’autre, de celui de la nature à celui de l’art, où la création cosmique se poursuit sur un autre mode. Un relais est pris. En deçà et au-delà de la discontinuité, même et autre, l’entreprise de la diversité explore, innove.

Ce qui est beau, c’est que des artistes qui ont en commun qu’opère en eux le dynamisme du monde, soient si différents ; qu’ils engendrent souverainement, en conséquence, d’inédites réalités — autant de variantes de ce qui est — disposant d’une identité si forte que n’existe aucunement le risque que le spectateur pourrait les confondre entre elles.

Jean REVOL (1929- 2012) « Terres arables »
Jean REVOL (1929-2012) « La Forêt d’Othe »

Dissemblable de Revol autant que de Pazzi, Alexandre Hollan. Lui encore, pourtant, se prête à l’énergie sans nom. L’arbre qu’il contemple inlassablement se réarborise, si j’ose dire, en lui. Par lui, l’arbre s’imagine, se recommence. Sa sève qui traverse Hollan, empruntant sa pensée, utilisant sa main, s’y métamorphose : irrésistiblement, sur la toile ou le papier, il croît, selon les ressources de l’acrylique, de la gouache ou de l’encre. Croît dans la branche, la frondaison de lavis. Cela dans une nouvelle évidence.

(Dans les dessins de Matisse, déjà : la ligne qui engendre la fleur, la main, le fruit, se trace (la vie les trace) sous nos yeux.)

Même incorporation active dans le cas de Fabienne Verdier, chez qui elle se trouve en accord avec la culture traditionnelle de la Chine. L’artiste dit, à propos du constat qu’elle fait au sujet d’elle-même : alors, « l’esprit vital est en vous ».

S’agissant du peintre Jean Bouvier et du pastelliste Jean-Marc Ehanno, c’est encore la profonde imprégnation ayant eu lieu qui rend l’œuvre nécessaire. Ils sont trop admirativement fascinés, trop épris, pour ne pas désirer faire voir ce qui les a si fortement retenus. Ils ne vont pas, cependant, le mettre sous nos yeux tel quel, mais disposé autrement. C’est par le truchement d’une interprétation personnelle du spectacle premier qu’ils réintroduisent la présence. Infidèles par amour. Le procédé de style n’est pas caché ; il se montre comme geste de ferveur qui désigne ce qui les émerveille. De surcroît y apporte une contribution ; à titre d’hommage y prend part.

S’impose alors une double présence : celle, conjointe, et de la nature et de l’art. A lieu une perception double (selon deux modes, oscillation et fusion, qui alternent) : c’est un arbre-c’est un tableau ; c’est la nuit, la mer, la falaise-c’est un pastel. Précieux, troublant cumul.

La contemplation qui commença dehors est devenue, dans l’atelier, contemplation qui œuvre. Autrement dit : ce qui alors, après hésitations et tâtonnements, paraît, doit effectivement être considéré comme une seconde manifestation de ce dont la nature, en sa diversité et sa profusion, était la première.

Dans la logosphère, le même phénomène se produit. Il me faut avouer que je ne l’ai clairement compris, tout écrivain que je suis, qu’en réfléchissant à ce qui a lieu sur la scène intime que constitue le tableau ou le dessin en cours d’élaboration : la page, tout comme l’est la toile, l’aquarelle ou le lavis, est l’écran sur lequel se projette ce qui, reçu du monde, s’est transformé dans ce creuset singulier qu’est chaque créateur, lorsqu’il se fait visionnaire de ce qui est. Cela se passe, dans un cas comme dans l’autre, à l’intérieur du cône de projection qui s’est formé, reliant un regard pensant à la surface de l’advenue.

*

Ne reste-t-il à voir que la couleur que l’énigme n’en continue pas moins à accompagner ce qui à nos yeux est présent dans les compositions de Jean Legros, intensément présent. L’énigme est au cœur de l’évidence. La couleur, Legros l’enserre, la canalise dans l’exacte géométrie de strates parfaites dont seule l’épaisseur varie : c’est pour la contraindre à accéder à un pouvoir qu’elle ne tiendra que d’elle. Autre façon de le dire : le peintre exige de lui-même qu’il sache obtenir que prenne place dans le visible une réalité jamais vue qui soit constituée de couleur et de rien d’autre, et qui, en dépit de cela, soit incontestable ! Or, dès que cela a lieu, ce qui vient s’établir, s’affirmer, dans le visible, entraîne avec soi la question abyssale de toujours : de quoi cela est-il l’apparence ? Pourquoi y a –t-il quelque chose plutôt que rien ?

Jean LEGROS (1917-1981) Lithographie d’après une « toile à bandes »
Jean LEGROS (1917-1981) Lithographie d’après une « toile à bandes »

À la recherche de Legros, il convient d’associer celle de Josef Albers. En outre, celle de Nicolas de Staël, y compris lorsqu’il est figuratif.

À l’opposé de la tension de De Staël, maçon génial, volontaire, autoritaire, ou de la simplification contraignante, de la discipline exaltante qu’Albers et Legros imposent aux couleurs, fermement contenues dans des contours réguliers qui les font en quelque sorte cristalliser, l’art de Mark Rothko consiste à les laisser venir, telle la mince pellicule d’eau qu’une mer quasi immobile envoie néanmoins se dérouler doucement sur le sable de la plage. Il attend qu’elles affleurent sur l’invisible. Adviennent. Elles n’émergent pas complètement du mystère. On le voit à cette palpitation si légère.

*

Les mots sont trop précis. Je voudrais, comme le fait le musicien souvent, le peintre parfois (James Guitet, par exemple), transmettre un frémissement sacré. Plus d’une fois, je les envie. Je ne sais pas me passer d’eux. Et donc, corrélativement, ne pas ne pas parler, la plume à la main, des sculptures, des dessins, des tableaux, à cet effet porté par le mouvement, le même, que font naître en moi la vague, les pivoines, la cascade, la chevelure de la femme, un ruisseau qui serpente entre herbes et cailloux, tranquille, bien caché au cœur de la montagne, la feuille de schiste s’émiettant entre mes mains, une pierre prise au chaos rocheux monstrueux, qui sur ma paume est comme un aérolithe. Et, on l’aura compris, l’énigme.

Identique démarche. Je n’ai pas deux façons d’écrire.

(Entre mes différents écrits, les échos sont nombreux, les passerelles multiples. Livres et textes, y compris ceux que m’inspire l’art : chapitres d’un seul ouvrage.)

Je tâche de ne pas faire dire à l’œuvre commentée ce qu’elle récuserait si elle avait la parole. J’ai coutume d’user de cette comparaison : l’artiste étant un cercle et moi un autre — il faut, bien sûr, qu’ils se recoupent —, je me tiens spontanément sur la zone qui leur est commune : une telle surface (plus ou moins étendue) est de l’un et de l’autre.
Je le suggérais : plasticiens et écrivains travaillons — sans le savoir — à la constitution d’un même corpus.
J’ai à cœur, maintenant, d’évoquer ci-après quelques unes, encore, des grandes sections en lesquelles se peut diviser ce corpus.
*
Ce monde est étrange dans son évidence même. À Félix Vallotton, il suffit du dessin, vaguement bizarre, d’une ombre (d’un arbre ?) sur une mare, pour qu’à la faveur d’un détail qui pourrait être regardé comme anodin, nous prenions conscience de l’étrangeté. Dans l’œuvre vaste et variée de ce peintre et graveur, elle est, à vrai dire, immanente. Si elles sont diverses, les façons qu’il a de nous la faire percevoir sont toujours étonnamment subtiles. Il a le pouvoir d’en donner le sentiment jusque dans ces toiles où les intérieurs bourgeois sont si tranquilles. Là, le mystère a été trop bien oublié au profit de l’ordre paisible, d’une clarté qui ne sait pas qu’elle est naïve, ignorant qu’il lui faudrait cohabiter avec ledit mystère qui ne se donne à éprouver, ici, que par défaut.
À étudier : l’étrangeté chez Derain, chez le Fautrier figuratif, chez Hopper. Ne pas omettre, inattendue, son irruption dans le monde stable de Millet. Elle a la soudaineté du Coup de vent. La perception sort de l’ordinaire, s’hallucine. Accède à une dimension cosmique, celle où les limites subsistent, mais ne sont plus des prisons — où du moins s’en approche, la pressent.
Dans la matière il y a le vouloir obscur de n’être plus seulement la matière : cette tendance est en elle, irrésistible. Nous en trouvons l’illustration dans certaines toiles de Philippe Hossiason, par l’entremise de la perception visionnaire, métaphysique, qui est la sienne. C’est ainsi qu’il a mis un tableau non figuratif de 1973 à la disposition du lent, du colossal mouvement qui érige une pâte chtonienne, mi-lave, mi-chair. Toutefois, on voit la massive colonne, par deux fois, se recourber. D’abord, elle forme un entablement ; ensuite elle esquisse une volute.

Michel BIOT « La Montagne héliotrope »
Michel BIOT « L’Envol »
Hermine CHASTANET (1915-2006)

Surrection aussi dans la peinture de Michel Biot où alternent l’arbre, le rocher, le relief de la planète, la vague. De lui je retiens surtout La Montagne héliotrope — elle se hisse pour se rapprocher du soleil — et L’Envol — un oiseau fait de la même matière que la crête qu’il quitte, prend son essor, s’élance, impatient de s’immerger dans la clarté. Parent en cela de La Roche tombée que dessina le sculpteur Antoine Bourdelle. Tombée à la renverse, est-il nécessaire de préciser : de telle sorte que, tout en demeurant constituée du même matériau que la masse minérale sur laquelle elle repose après s’en être détachée, alors qu’elle a en revanche corps et traits humains, son visage, orientation qui ne manque pas de frapper, est tourné vers le haut.

Alexandra VASSILIKIAN
Alexandra VASSILIKIAN

La puissante aspiration qui se manifeste ainsi dans la création de Bourdelle et de Biot, je la rapproche tout naturellement du mouvement ascendant qui emporte les grands versants rocheux, vertigineux que déploie, dans une série de ses peintures, Alexandra Vassilikian. Et que nous dit celle-ci, confiant ainsi quelle est la dimension véritable de son propos de peintre. Il lui arrive de le préciser : « Le point de vue auquel j’aimerais parvenir est celui de l’étoile. » La dimension cosmique, donc.

Autre rapprochement : avec l’impulsion qui entraîne ensemble les grenouilles vers le haut dans la série de toiles qu’Anne Manoli a baptisée « Migrations ». Encore à demi engagées dans la pâte substantielle, elles n’en escaladent pas moins un sol que l’artiste a redressé verticalement. Le désir qui conduit ces créatures qui déjà ont accompli une métamorphose, est irrépressible. La très pesante glaise dont elles se désembourbent resplendit, est glorieuse : les grenouilles s’élèvent au sein de l’expansion des jaunes, de l’irruption d’un or qui s’empare d’elles.

La Montagne héliotrope et L’Envol : deux œuvres inspirées. L’artiste, ce jour-là, a été saisi par le Vaste — par ce qui agit à travers l’univers, l’anime. Le spectacle (photographiable) gardé en mémoire et revu en esprit est devenu vision. Une transfiguration s’est produite. C’est bien ce mot qui convient en pareil cas. Tout comme il est approprié dans celui, bien différent, de l’émouvant Petite bonne flamande qu’a signé Camille Pissarro. À la faveur de la mutation qui, sans prévenir, est survenue dans la perception du quotidien, l’humble personne — assise en le ciel d’un tablier immense et tout au bord d’une allée de lumière (le parquet illuminé) — paraît, se tenant, en dépit de sa modestie, en majesté. Les mots manquent pour décrire la subtile aura qui l’a faite même et autre.

Montée des profondeurs, l’inspiration, dans le cas de Paysanne assise, soleil couchant, de Pissarro encore. Elle a posé son panier à ses pieds : pensive, oublieuse d’elle-même, elle fait corps avec l‘herbe du verger. Le bloc brun de sa robe massive semble sortir du sol sous nos yeux. L’amplification visionnaire l’a monumentalisée. Impersonnalisée. Déesse néolithique réapparue en vierge romane ? Émanation de la terre, cela est sûr.

Gilles SACKSICK « Anne-Laure en rose et bleu »
Gilles SACKSICK « Anne-Laure dans l’atelier »

Si Gilles Sacksick aime à ce point peindre la femme gagnée par le sommeil pendant la sieste, je crois que c’est parce qu’elle personnifie alors cet ensemble indissociable que forment dans son œuvre les êtres humains, le chat, le coq, les fleurs, les fruits, les objets familiers, les groupes de maisons. Soit le terrestre, un terrestre noblement charnel, rayonnant. Le terrestre en sa plénitude, en sa dignité. Sa profonde unité, que ce peintre — merveilleusement — rend palpable.
« Marcher sur le chemin du divin et qu’à chaque pas soit soulevée une épaisseur de terre », lit-on dans les Carnets de Jean Legros. Cette phrase, je me plais à la citer, car y sont unis les deux tropismes majeurs, celui qui tourne l’être vers le haut, celui qui l’oriente vers le bas. Leur coexistence, leur équilibre est la clé des sculptures et des dessins de d’Antoine Bourdelle. Il n’est que de regarder ses centauresses : créatures terrestres par excellence (Bourdelle fut un grand émerveillé), elles agrippent le sol, y sont solidement ancrées ; en même temps, voyez comme, en un mouvement irrésistible, elle se renversent vers le ciel, extatiquement ! Avec ses si corpulentes et vigoureusesBaigneuses, Picasso, à sa manière, nous donne une superbe variante de cet essor auquel aspire le terrestre, alors même qu’il s’assume pleinement, est loué.
Bourdelle connaissait-il, affectionnait-il les gravures de William Blake ? Je l’ignore ; la double polarité y est flagrante. elle s’y trouve illustrée magistralement. On la retrouve, on l’y reconnaît aisément, car elle y joue un rôle majeur, dans la peinture de Sergio de Castro.

William BLAKE (1757-1827) « La Réunion de l’âme et du corps »

Chez ce dernier, toutefois, l’impressionnant élan ascendant qui incline les objets telles les herbes dont cherche à s’emparer et qu’échevelle le vent, le flamboiement fréquent du visible, ne semblent pas vouloir entrainer celui-ci au-delà de l’immanence. En revanche, lorsque cesse l’emportement, issue tant de la substance même que de l’étendue, une lumière de jonquille se répand, plane, douce, irrésistible. Elle règne, subtile, impériale. Elle a pris le pouvoir.
Complicité de la lumière avec ce dont, mystérieusement, elle émane.

Sergio de Castro « Eclats de l’horizon »
Sergio de Castro « Les Livres »

La lumière de Castro est insaisissable. Toute différente, celle de Jean Bouvier, n’en est pas moins aussi présente. À telle enseigne que les femmes qu’il peint ne sont pas seules en leur nudité ; dans le tableau est un second personnage : cet homogène et ferme élément lumineux qui leur tient compagnie. Il est presque tangible.
*
Ce que j’appelle la vision d’or choisit l’objet qu’elle distingue d’une façon presque aussi souvent arbitraire que le fait la perception de l’étrange. Pourquoi l’or élit-il tel tableau pour s’y poser ? Par exemple, L’Omnibusde Bonnard, L’Élégante de Vuillard, La Jeune Écuyère de Balthus, Nature morte aux poires de Derain, Gâteau des Pyrénées de Pierre-Yves Gervais, Le Passé de Marie-Antoinette Chalus, ou encore la suite des pastels de Michel Lecoque où de modestes silhouettes fouillent le sable — à la recherche de coquillages, on l’imagine — au pied de la falaise, série que j’ai baptisée Les chercheurs d’or  ?

Anne Manoli « Le Petit Laboureur »

Autre exemple, pris dans un tableau de Louis Mazot : dans un coin de la toile, on découvre que l’or a investi la section d’un pain ; mais à cette métamorphose fort restreinte, isolée, il se bornera. Une autre fois, tout au contraire, il oindra quasiment tout le corps de L’Enfant laboureur que l’on voit courbé sur la terre noire, dans une petite peinture d’Anne Manoli, précieuse image de la transmutation de la matière en lumière. Que se produit-il en la vision d’or qui est comme la culmination de la perception magnifiante ? Pourquoi l’hyperprésence, pourquoi cet éclat — hiérophanique ? Le sentiment nous est donné qu’a consenti à se révéler une gloire secrète que l’apparence de tous les jours occulte. De manière subite et fugitive, très localement, le rayonnement de l’énigme s’est laissé entrevoir. Le peintre nous fait témoin de la visitation d’une gloire anonyme.
*
À l’élaboration du corpus, Serge Charchoune, Appel.les Fenosa, Zoran Music, James Guitet participent activement. Je ne ferai que citer leurs noms. De bien d’autres artistes, encore, il conviendrait d’évoquer les apports. En ce qui concerne, notamment, l’accueil des objets dans l’espace pictural, l’afflux de l’infini dans le fini, ou la célébration. Au moins nommerai-je Odile Levigoureux, Roseline Granet, Christine Bry, Jean-Pierre Corne, Nils-Udo, Michèle Iznardo.
*
Un autel implicite : c’est ainsi que je vois la table — elle a souvent disparu sous l’ample nappe, blanche ou de couleur unie, qui la vêt — sur laquelle Xavier Valls a disposé, en petit nombre, des pommes, des citrons, des noix ou des grenades, ainsi que deux ou trois objets.

Xavier VALLS (1923-2006)
Xavier VALLS (1923-2006)

Sacralisation il y a, mais elle est toute de discrétion. Elle tient à l’émerveillement, perceptible, s’il est contenu ; à l’extrême perfection (elle est soin généreux exigeant de soi l’exactitude) qui miraculeusement demeure délicate ; l’émotion pudique.
L’élan de la ferveur, ici, a pouvoir de se tempérer : il s’emploie dans une construction évidente qui elle-même, par sa qualité, est offrande. On dira aussi bien, en inversant les termes, que, dans l’œuvre de Xavier Valls, l’ordre est fervent.
Une ordonnance est conférée au visible ; mais, c’est afin que s’établisse un climat de sérénité, de douceur grâce auquel l’émerveillement paisible est communiqué. De là que la beauté des choses a acquis cette saveur spirituelle unique.
Invisible, un geste de louange les élève — élevant le visible. Un mouvement de célébration.
Comme chez Chardin, le terrestre est présenté.
Transporter ce qui est dans ce lieu propice à son ostension qu’est le tableau : tâche qui se propose à l’artiste et dont nous prenons clairement conscience en regardant Xavier Valls l’accomplir. Dans son cas, office.

P.S. « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux ! » : c’est à cette phrase de Pascal, souvent citée, qu’il était fait allusion.

NOTES