Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

François Gauthier

L’éducation n’est pas un investissement individuel

Texte publié le 23 janvier 2012

Ce court texte, en forme de lettre ouverte à la ministre québécoise de l’Education, de notre ami François Gauthier. D’où vient l’idée que l’éducation serait une seule et unique affaire individuelle ?

La hausse brutale des frais de scolarité universitaires, qui doivent passer de 1968$ à 3793$ annuellement [1], est justifiée par l’argument suivant lequel « l’éducation supérieure est un investissement rentable pour les individus ». On voyait depuis plusieurs années déjà cette opinion devenir de plus en plus répandue et socialement acceptable, voire une évidence, et il n’est donc pas surprenant qu’elle soit désormais l’éperon par lequel cette réforme se voit imposée. L’éducation est ainsi présentée comme un passeport pour « l’économie du savoir », dans laquelle les salaires à venir suffiront largement pour rembourser la dette encourue. On pourrait objecter à un tel argument que les études universitaires ne résultent pas toutes et pas automatiquement à des positions confortables et bien rémunérées. C’est le cas notamment en éducation et en sciences humaines. Ces dernières sont particulièrement mal ajustées aux besoin du « marché du travail », car à quoi en effet peut bien servir d’avoir appris à penser de manière critique ? Pour ma part, j’ai eu la très grande chance d’avoir obtenu, la mi-trentaine passée, un poste de professeur à l’université, après une maîtrise, un doctorat et deux post-doctorats. Plus chanceux en tout cas que ces nombreux chargés de cours et chercheurs à contrats qui ne bénéficient ni de salaires décents, ni de protection sociale. Chanceux, je serai parvenu à liquider ma dette d’étude, contractée durant les années de gel, à la mi-quarantaine.

Ce qui me paraît toutefois le plus problématique dans l’argument de l’éducation comme investissement personnel, c’est sa fausse et apparente évidence. Elle présente en effet la question de l’éducation, ses visées, sa fonction sociale, du seul point de vue de « l’individu ». La figure de l’individu, comme celle du client, du consommateur et de l’usager, évoque une monade libre et autonome, placée devant des opportunités de vie, choisissant de manière rationnelle et maximisatrice son destin, ici en « investissant » un secteur ou un autre de la vie économique. Son corollaire est une définition de la société qui ne serait rien d’autre que la simple somme des éléments qui la composent, c’est-à-dire les individus. C’est également une réduction de la société à ses composantes économiques : il n’y a pas d’autres fonctions à l’éducation que de déboucher sur une « employabilité » ; ou plutôt ces autres fonctions, par exemple former des citoyens, transmettre le bagage d’une société et d’une culture, permettre la recherche fondamentale non liée à des impératifs strictement utilitaires par exemple, sont négligeables et seconds.

Cette définition de la société comme somme des individus est celle du libéralisme radical et économique, ce que l’on nomme aujourd’hui néolibéralisme. Au début des années 1980, une majorité de Québécois a ressenti un frisson d’horreur devant le propos de Margareth Thatcher lorsque celle-ci déclara, précisément, « qu’il n’y avait rien de tel qu’une société, seulement une collection d’individus ». Sans doute la mémoire sociale n’avait pas encore eu le temps d’effacer l’histoire. Le premier des chantiers de la Révolution tranquille avait justement été le domaine de l’éducation, qui avait été déconfessionnalisé (l’enseignement ne serait plus l’affaire des religieux mais de personnes formées par l’État) et démocratisé, avec l’ouverture de l’éducation post-secondaire au plus grand nombre par la création des CEGEPS et du réseau de l’Université du Québec. Or personne à cette époque n’a trouvé à justifier cet investissement massif en termes individuels. Il ne s’agissait aucunement de permettre à des individus de choisir parmi un plus grand éventail de possibilités de la vie bonne mais d’un investissement collectif qui avait pour première fonction de créer une société québécoise moderne. Or à entendre la ministre de l’éducation actuelle et ses supporters, il se serait passé quelque chose comme une mutation de la nature même de l’éducation qui aurait rendu obsolète tout discours qui ne soit formulé en termes économiques et individuels.

Or ce n’est pas l’éducation qui a changé de nature. Elle est toujours et d’abord le moyen premier par laquelle nos sociétés modernes forment des personnes qui seront des citoyens dans son espace politique, le premier et le plus important rouage dans la transmission de sa substance, bien au-delà des retombées économiques. Ce qui a changé, c’est l’imaginaire social, la manière dont nos concitoyens perçoivent spontanément la réalité. En ce sens, le néolibéralisme a gagné. J’ai l’habitude de commencer la session en sondant les étudiants de premier cycle universitaire sur la définition de certains termes importants pour la suite, dont la notion de « société ». Je demande ainsi à une personne qui se considère bien à gauche sur le spectre politique de définir ce qu’est pour elle une société. Dans tous les cas, ces dernières ont répondu quelque chose comme « l’ensemble des individus qui la composent », c’est-à-dire la définition même du néolibéralisme qu’ils combattent pourtant et la hausse des frais de scolarité.

Ce à quoi doit « servir » l’université, c’est précisément à comprendre ces contradictions, qu’il en a déjà été autrement, que les mots ont un sens qui réside ailleurs que dans l’évidence, qu’une société est autre chose que la somme de ses éléments atomisés, que les « individus » sont en fait des personnes, des sujets sociaux qui ne peuvent être isolés des sociétés et des cultures dans lesquelles elles ont grandi, qu’un citoyen du monde est d’abord citoyen d’une société particulière, et que sans ces connaissances, ces mêmes sociétés ne font qu’avancer les yeux bandés. Mme Beauchamp et son premier ministre, malgré les responsabilités qui leur incombent, ont déjà fait la démonstration qu’ils échoueraient dans mon cours d’introduction de premier cycle. Espérons que les étudiants qui combattent la hausse des frais se ressaisissent avant la fin de la session.

NOTES

[1L’auteur enseigne à l’Université de Montréal