Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Etienne Autant

Les fondements de la vie sociale et la religion

Texte publié le 25 novembre 2011

Dans ce court texte, Étienne Autant revient sur la question du caractère religieux ou non des fondements de la vie sociale. Les fondements de nos sociétés modernes, s’ils sont sacrés, sont-ils pour autant religieux ? L’auteur tranche en rejoignant Marcel Gauchet contre une perspective plus durkheimienne selon laquelle la modernité se serait bien déprise de ses fondements relevant d’un monde autre. L’un entraînant l’autre, l’auteur plaide ainsi en faveur d’une définition restreinte de la religion dont le foyer dernier résiderait dans la subjectivité et non dans le symbolique et le social. FG

La vie sociale connait depuis plusieurs siècles de profonds bouleversements, en particulier dans ce qui constitue ses fondements. Pour essayer d’en rendre compte, les sciences sociales utilisent différents termes, parfois par couples : le sacré et la religion, la religiosité et la spiritualité, le religieux et le politique, l’échange et le don… Je me propose dans cet article d’étudier les relations qu’entretiennent entre elles ces diverses notions, sachant que la difficulté réside ici dans l’imprécision des mots employés pour désigner les différents phénomènes ou, plus exactement, dans le fait que des auteurs traitant de ces sujets ne donnent pas toujours aux mots le même sens. J’aurai donc à préciser le sens que je donnerai à chacun d’entre eux, en principe celui qui me paraitra le plus éclairant. Mon but est de rechercher en quoi ces différents phénomènes se distinguent les uns des autres mais aussi se combinent et parfois se recouvrent, d’où il peut résulter que les mots qui les désignent soient employés les uns pour les autres. Je partirai du caractère sacré des fondements de la vie sociale, pris dans leur ensemble, pour voir ensuite ce qu’il en est dans la religion, puis j’aborderai brièvement les mutations de ces fondements avant de conclure sur ce qui différencie fondements religieux et fondements non-religieux de la vie sociale.

Le caractère sacré des fondements de la vie sociale


J’entends ici par « fondements de la vie sociale » des ensembles de croyances, de rites et de préceptes qui donnent sens à la vie de ceux qui les vivent et les unit en un tout qui les rassemble : évènements occasionnels, groupes, communautés, institutions, sociétés…. Il ne saurait être question ici d’entrer, même de manière sommaire, dans leur description, je me bornerai seulement à donner quelques exemples : les membres d’une rave party partagent la croyance dans les vertus de la musique et/ou de la drogue, dansent sur les rythmes techno et partagent des valeurs d’ouverture aux autres et de convivialité ; un club de football ou de rugby croit dans l’intérêt de ce sport pour la santé physique et morale de ceux qui le pratiquent, a ses rites, matchs et cérémonials qui les accompagnent, et ses valeurs de courage, de solidarité et de respect des règles du jeu ; une communauté paroissiale ou monastique repose sur des croyances, des rites, des valeurs et des préceptes religieux ; l’Armée est une institution qui croit dans sa mission de défense d’une nation, pratique des entrainements et des parades militaires, a ses valeurs d’honneur et de courage ; un Etat croit dans ce qu’il estime faire sa légitimité, pratique les rituels électoraux et les cérémonies patriotiques, affirme ses valeurs comme la liberté, l’égalité et la fraternité et impose ses lois à ses citoyens...

La taille de ces unités occasionnelles ou permanentes qui constituent des éléments de la vie sociale est variable, de même que le domaine de la vie humaine qu’elles couvrent. Egalement, en leur sein, l’adhésion aux propositions qui constituent leur cadre culturel peut grandement varier d’une personne à une autre selon leur degré de certitude ou d’intérêt (salience en anglais). L’anthropologue américain Melford E.Spiro distingue, en ordre croissant d’importance, « les cinq niveaux suivants :

1. Comme résultat du processus normal d’enculturation, les acteurs sociaux apprennent quelque chose à propos de ces propositions ; ils acquièrent une certaine « acquaintance  » avec elles, comme dirait Bertrand Russel.
2. En plus d’apprendre quelque chose à propos de ces propositions, les acteurs comprennent aussi leur signification traditionnelle telle qu’elle est interprétée, par exemple, dans des textes faisant autorité ou par des spécialistes reconnus.
3. Comprenant leur signification traditionnelle, les acteurs « internalisent » les propositions – ils les tiennent pour vraies, correctes ou justes. C’est seulement alors qu’elles sont acquises comme croyances personnelles. La transformation d’une proposition culturelle en une croyance culturellement constituée n’indique pas cependant en elle-même qu’elle affecte de manière importante la manière selon laquelle les acteurs conduisent leur vie, ce qui conduit au quatrième niveau.
4. Comme croyances culturellement constituées, les propositions culturelles font partie de l’environnement comportemental des acteurs sociaux, servant à structurer leur perception du monde et dès lors, à guider leurs actions.
5. A ce niveau, les croyances culturellement constituées servent non seulement à guider mais à provoquer l’action, c’est-à-dire qu’elles possèdent une efficacité émotionnelle et motivante aussi bien que cognitive. » [Spiro, 2003, p. 38, traduction de l’auteur].

Quel que soit leur degré d’adhésion aux croyances, aux rites et aux préceptes qui constituent les fondements de la vie du groupe (au sens le plus large) dans lequel ils se trouvent, les membres de ce groupe ne sauraient les remettre ouvertement en question sans s’exposer à des sanctions pouvant aller jusqu’à l’exclusion du groupe ou même à l’élimination physique (des hérétiques par exemple). La raison en est qu’une telle remise en question menace l’unité du groupe et, à terme, son existence même. Dès lors les fondements de la vie du groupe revêtent, pour les membres de ce groupe, un certain caractère sacré, si l’on entend par là le fait qu’ils exigent le plus grand respect. J’entends ici par sacré, comme l’a fait Durkheim, tout ce qu’une société estime être sacré. Ainsi, si le communisme, le sport, le marché financier, le sexe ou Dieu sont d’une importance capitale pour une société ou pour l’un des groupes sociaux qui la constituent, ils sont, par définition, sacrés. Ont le même caractère sacré les divers symboles de l’unité du groupe que sont le totem, le drapeau, la croix, le croissant, la croix gammée, la faucille et le marteau… ou toute autre forme d’emblème dans lequel les membres se reconnaissent et qu’il est interdit de profaner sous peine de graves sanctions. Ce caractère sacré apparait également dans le respect dû aux personnes chargées de diriger l’ensemble et d’en maintenir l’unité, respect qui peut prendre le caractère d’un véritable culte pour des chefs politiques (Napoléon, Hitler, Staline, Mao…), religieux (qu’il s’agisse du pape, du dalaï-lama ou de tel ou tel gourou ou fondateur de secte) ou de personnes particulièrement charismatiques comme Gandhi ou Martin Luther King. Font aussi l’objet d’une sacralisation les manifestations et les différents fêtes communes dans lesquelles les membres de la collectivité se retrouvent et éprouvent, presque physiquement, le Nous qu’ils constituent et qui suscite en eux de l’enthousiasme, un sentiment de force et de solidarité, ceci aussi bien dans les célébrations religieuses, les fêtes nationales, les meetings politiques, les manifestations syndicales que dans certaines réunions familiales, les compétitions sportives, les techno parades, les forums sociaux ou autres évènements collectifs. Très souvent la musique joue alors un grand rôle, signe qu’elle a la capacité d’exprimer des sentiments et de réaliser une certaine communion entre les humains.

Nous sommes ici en présence d’un phénomène extrêmement profond, que l’on retrouve dans toutes les formes de vie sociale et qui mérite que l’on s’y intéresse pour lui-même, le seul problème étant qu’il n’existe pas de mot faisant autorité pour le désigner : le mot de sacré ne fait pas l’unanimité ; certains le nomment le religieux mais alors tout fondement de la société est religieux et ce qui fait la spécificité de la religion n’apparait plus ; le terme le plus général serait peut-être celui d’idéologie mais il en laisse échapper la dimension affective et festive ; pour ma part, j’ai fait ici le choix de le désigner par les fondements, qu’ils soient religieux ou laïcs.

Peut-être pourrait-on aussi utiliser l’expression le spirituel, au lieu de l’expression le religieux. Pour Georg Simmel, « la vie dans son déroulement continu engendre des sentiments et des modes de comportement qu’on est obligé d’appeler religieux ». On ne voit pas d’où viendrait cette obligation alors que le texte qui suit reconnait qu’il ne s’agit en rien de phénomènes religieux : ces phénomènes, poursuit en effet Simmel, « ne se vivent aucunement sous le concept de religion, ni en relèvent à proprement dire : l’amour, les impressions de la nature, les élans idéaux, le dévouement aux communautés humaines de diverses dimensions présentent assez souvent cette coloration qui n’est pas due en fait au rayonnement de la ‘’religion’’, préalablement établie en toute autonomie. » [Simmel, 1988, p.234]. Le terme le spirituel au lieu de le religieux ne serait-il pas mieux adapté ici ? Il aurait l’avantage de désigner l’ensemble d’un phénomène dont le religieux n’est qu’une manifestation parmi d’autres possibles. La chercheuse belge Liliane Voyé, qui cite dans un article le texte ci-dessus, suggère, quant à elle, « que l’on adopte l’expression de ‘’ système de sens’’ plutôt que de galvauder le terme de religion, d’ailleurs trop historiquement daté et culturellement marqué pour n’être pas ambigu et pour ne pas risquer de dévoyer la recherche. ». [Voyé, 2008, p.169].

La religion

Je prendrai le terme de « religion » dans son sens le plus répandu pour lequel la religion concerne les relations que des hommes et des collectivités estiment entretenir avec des êtres ou entités d’une autre nature qu’eux, supposés plus puissants qu’eux et susceptibles de leur nuire ou de leur venir en aide. Lorsque ces relations sont vécues au sein d’institutions organisées, elles présentent le même type de fondement que d’autres institutions : croyances, rites et préceptes ; caractère sacré reconnu à des êtres surhumains mais aussi aux autorités religieuses ; célébration de cérémonies et de fêtes. Comme le constate l’anthropologue américain Melford E. Spiro : « toutes les institutions consistent en un système de croyances, c’est-à-dire une organisation durable de connaissances relatives à un ou plusieurs aspects de l’univers ; un système d’actions, ou organisation durable de modèles de conduite destinés à satisfaire des besoins par la réalisation de certaines fins ; et un système de valeurs, ou organisation durable de principes permettant de juger la conduite selon une échelle de valeurs. La religion diffère des autres institutions en ce que les trois systèmes qui la constituent se réfèrent à des êtres surhumains. » [Spiro, 1972, p. 123].

Le fait que les religions instituées, poly ou monothéistes, aient longtemps servi de fondement par leurs croyances, certains de leur rites et de leurs prescriptions morales à ces autres institutions que sont les Etats, explique pourquoi certains auteurs qualifient de religieux toute forme de fondement de la vie sociale. Mais il importe de bien prendre conscience que nous sommes là en présence de deux réalités différentes, même si parfois elles sont intimement mêlées. La religion proprement dite ne saurait être considérée comme le seul sens donné à la vie et le seul fondement possible de l’unité de la société dans son ensemble car elle n’est elle-même qu’une institution parmi d’autres au sein de cette société. Surtout, la religion a bien d’autres fonctions que celle qu’elle a eu historiquement de fonder le politique : elle est une des manières possibles d’affronter la finitude humaine, le scandale de l’injustice et de la souffrance et finalement de la mort, en postulant l’existence d’êtres plus puissants que les hommes et susceptibles de leur porter secours dans cette vie terrestre et/ou dans un au-delà de la mort.

Le sociologue québécois François Gauthier propose, pour éviter les malentendus quand on parle de religion, de distinguer « entre la religiosité, une religion constituée et le religieux » [Gauthier, 2008, p. 116]. Pour lui, « quand on s’intéresse à celui ou à celle qui fait des exercices prescrits par les diverses sources de la nébuleuse psycho-philo-spirituelle, on est dans l’ordre de la religiosité, à savoir d’une appropriation singulière et plus individuée d’un système symbolique comportant une ‘’dimension religieuse’’ ». Ce faisant il étend la notion de religiosité à l’ensemble des manières de vivre le sens donné à la vie ; pour ma part je pense préférable de réserver cette appellation au domaine spécifique de la religion, au sens précis donné plus haut, et de donner le nom de spiritualité à l’ensemble des pratiques spirituelles, qu’elles soient religieuse ou non. Par ailleurs, pour François Gauthier, « des systèmes symboliques variablement institutionnalisés et qui démontrent un certain degré de cohérence et de durabilité sont des religions, à l’instar des religions séculières. » De nouveau nous sommes ici en présence d’une conception de la religion élargie à des phénomènes ne relevant pas de la religion au sens strict. Mieux vaudrait réserver, me semble-t-il, le terme de religion à ce qui relève du religieux proprement dit et parler, par exemple, de systèmes idéologiques pour désigner d’autres modes symboliques institutionnalisés, comme le communisme ou le nazisme, qui présentent certaines analogies avec des religions mais n’en sont pas. François Gauthier ajoute enfin : « quant aux croyances fondatrices et largement implicites de nos sociétés tel le progrès, ne vaut-il pas mieux parler de religieux ? ». Nous sommes, là encore, en présence d’un élargissement de la notion de religion, aussi, pour savoir exactement de quoi l’on parle, mieux vaudrait, comme nous l’avons vu plus haut, réserver l’expression le religieux à ce qui concerne les relations que des hommes et des collectivités estiment entretenir avec des êtres qu’ils estiment être d’une autre nature qu’eux et utiliser l’expression croyances fondatrices ou encore le spirituel ou bien systèmes de sens pour désigner l’ensemble de ces croyances. A ces réserves près, mais qui me paraissent fondamentales, une distinction entre le religieux, une religion, la religiosité et la spiritualité peut être très éclairante et éviter bien des malentendus dans les échanges sur ces sujets.

La mutation des fondements


Le développement des sciences et des techniques a pour effet de rendre de plus en plus difficile l’attribution à des êtres d’un autre monde l’origine des phénomènes naturels et sociaux et la capacité d’agir sur eux. Dès lors le monde se vide peu à peu des créatures plus ou moins invraisemblables qui venaient l’expliquer et l’enchanter. Quels sont les effets d’un tel désenchantement sur ce qui constituait les fondements de la vie sociale ? Marcel Gauchet [Gauchet, 1985] a mis en évidence le fait que la religion inspire de moins en moins la vie politique, au moins dans les pays occidentaux, et a parlé à ce propos de « sortie de la religion ». Il convient me semble-t-il, de nuancer cette expression. S’il s’agit bien d’une prise de distance du politique par rapport au religieux (au sens strict) et d’un changement de fondement de la vie sociale, celle-ci n’en a pas moins toujours besoin de s’enraciner dans du symbolique et du sacré.

Il n’y a donc pas disparition d’un fondement sacralisé de la société mais déplacement vers de nouvelles formes de sacralisation : à une conception transcendante du fondement de la vie sociale, provenant d’êtres situés au-dessus de l’humanité, succède une conception immanente reposant plus simplement sur l’humanité elle-même ; les hommes ne tirent plus leur dignité du fait d’être des fils de Dieu, comme dans les monothéismes, mais du simple fait d’être hommes ; le pouvoir politique ne provient plus de Dieu mais du peuple et, à la croyance en Dieu pour fonder la société, succède en politique la croyance dans la démocratie. Des fêtes et des rites séculiers prennent le relais de fêtes et de rites religieux : fêtes et hymnes nationaux mais aussi fêtes du travail, de la musique, des mères… et à intervalles réguliers rites des processus électoraux. Aux valeurs religieuses fondées sur la soumission à Dieu succèdent les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité et, à l’obligation de respecter les préceptes divins, succède celle de respecter les droits de l’homme et du citoyen. Le besoin de célébrations, dans lesquelles chacun s’éprouve avec exaltation comme faisant partie d’un Tout, ressurgit dans les manifestations patriotiques, les gigantesques rassemblements autour de la musique, les grands élans de solidarité du téléthon ou des restos du cœur accompagnés de fêtes et de musique, les compétitions sportives de dimensions nationales et internationales dont les cérémonies d’ouverture et de clôture sont retransmises sur toute la planète… Le besoin de sacralisation de la vie sociale pour faire communier les hommes dans une certaine unité est toujours présent : quand il se retire du religieux il ressurgit sous d’autres formes. La sortie de la religion du politique n’est donc pas pour autant une sortie du sacré de ce politique et le sacré est toujours bien présent dans notre société, bien que sous des formes différentes.

Survivance et atomisation du religieux

Contrairement à ce qu’ont cru certains penseurs du XIXe siècle, le désenchantement du monde n’a pas provoqué non plus la disparition de la religion, au point que l’on parle aujourd’hui de « retour du religieux ». Mais s’agit-il vraiment d’un retour ou, là encore, seulement d’une mutation ? Le désenchantement du monde, provoqué par la science et la technique, fait qu’il est beaucoup plus facile aujourd’hui de ne pas adhérer à des croyances, des rites et des morales religieuses. Ceci explique la baisse constatée de la croyance en Dieu, de la pratique religieuse et de la soumission aux interdits de la morale religieuse, au moins dans les sociétés les plus démocratiques. Mais subsiste toujours, dans une partie au moins de la population, l’aspiration à échapper à la finitude humaine et à une mort définitive par le recours à des êtres ou à des puissances d’une autre nature. La différence avec le statut antérieur du religieux réside dans le fait que ceux qui ressentent ce besoin se tournent de moins en moins vers le tout-en-un des religions constituées et préfèrent, comme dans d’autres domaines, faire leur choix par eux-mêmes sur le marché des biens ésotériques. Comme le constate Marcel Gauchet, « sans doute y a-t-il lieu de reconnaitre l’existence d’une strate subjective inéliminable du phénomène religieux, où indépendamment de tout contenu dogmatique arrêté il est expérience personnelle […] qui n’a nul besoin de se projeter dans des représentations fixées, articulées en corps de doctrine et socialement partagées pour s’exercer » [Gauchet, 1985, p.292]. Dès lors le religieux apparait comme éclaté en une multitude de croyances, de pratiques et de comportements empruntés, souvent sans souci de cohérence, à diverses sources allant du chamanisme aux religions anciennes et des monothéismes au bouddhisme. Quand il fait partie de ce religieux, l’espoir d’une survie au delà de la mort oscille de l’immortalité de l’âme à la résurrection des corps et de la réincarnation à l’immersion dans le grand Tout du nirvana.

Les fondements religieux

Pour les religions la vie sociale repose sur la croyance dans des puissances ou dans des êtres d’une autre nature que la nôtre auxquels nous devons, pour obtenir leur bienveillance et la garder, offrir des dons et des sacrifices et dont nous devons respecter les prescriptions. Nous sommes ici, selon Camille Tarot reprenant une suggestion d’Alain Caillé [2009, p.20], dans un système de dons qui se déploie suivant trois axes : « Tous les grands systèmes du religieux semblent bien articuler plus ou moins étroitement trois systèmes du don. Un système du don et de la circulation vertical, entre un monde-autre ou l’autre monde et celui-ci, qui va de l’inquiétante étrangeté des altérités immanentes au Sapiens, aux recherches de transcendance pure. Un système du don horizontal, entre pairs, frères, co-tribules ou co-réligionnaires, oscillant du clan à l’humanité, car le religieux joue dans la création de l’identité du groupe ; un système de don longitudinal enfin - ou d’abord – selon le principe de transmission aux descendants ou de dette aux ancêtres du groupe ou de la foi, bref d’échange entre des vivants et des morts. » [Tarot, 2000, p. 146] Une telle représentation du religieux est celle que se donnent de l’intérieur les croyants pour lesquels existe « le monde autre ou l’autre monde » et il est normal que la sociologie en prenne acte, mais cela ne signifie pas pour autant que ce monde existe. C’est là que divergent les conceptions croyantes et non croyantes de la vie personnelle et sociale. Dans les monothéismes, le fondement de la dignité humaine réside dans le fait d’être fils de Dieu et celui qui refuse de le reconnaître, dans les termes propres à telle ou telle religion, est mis en marge de la communauté et, dans les cas extrêmes, peut être éliminé physiquement ; Dieu, qui a créé l’homme à son image, exige de lui la soumission à sa volonté telle qu’elle est sensée s’être exprimée de manière définitive à travers ces porteurs de la « parole de Dieu » que sont Moïse et les prophètes d’Israël, Jésus ou Mahomet ; dans le bouddhisme la pensée de Bouddha joue le même rôle. Ici le motif de l’obligation d’entretenir de bonnes relations avec les autres se trouve dans ce que l’on estime être cette volonté de Dieu : nous sommes en présence d’une morale de la soumission et du don, fondée sur une transcendance extérieure à l’humanité, pour laquelle l’aumône (dans l’Islam et le bouddhisme) et la charité (dans le christianisme) sont la manière de remédier aux inégalités entre les hommes.

Les nouveaux fondements

Depuis plusieurs siècles se construisent progressivement de nouvelles manières de concevoir la vie. Le fondement de la dignité humaine n’est plus situé au-dessus de l’humanité, mais dans l’homme lui-même, du seul fait de son humanité, (immanence). Les obligations morales, quant à elles, se fondent sur la prise de conscience, progressive, d’une triple immersion de l’homme dans la nature, la société et l’histoire.

L’homme trouve dans la nature ce qui lui est nécessaire pour vivre mais il ne s’agit pas d’un don, il lui faut aller le chercher. Les ressources naturelles n’étant pas inépuisables, il faut permettre leur renouvellement et pour cela respecter la nature. Ce que nos ancêtres avaient bien compris, et que nous avions oublié en pratiquant une exploitation effrénée des ressources naturelles, est aujourd’hui redécouvert avec la prise de conscience écologique : les échanges entre les humains et la nature, dont ils font eux-mêmes partie, doivent être équilibrés, première source d’obligation dont dépend l’avenir de l’humanité.

L’homme est aussi immergé dans la société, il dépend d’elle et des échanges qui s’y pratiquent. La reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains et de l’égalité de leurs droits crée l’obligation de permettre à chacun de se procurer ce qu’il lui faut pour vivre, grâce aux échanges où il reçoit des autres mais aussi où il leur apporte. Nous sommes dans une morale de l’autonomie et de l’échange. Si les échanges sont par trop déséquilibrés, des tensions, des révolutions ou des guerres opposent les hommes entre eux, d’où l’obligation, pour vivre en paix, d’instaurer entre les individus et les peuples une juste répartition des richesses. Celle-ci ne doit pas dépendre de la bonne volonté de chacun mais de la reconnaissance des mêmes droits pour tous. Ainsi, en présence de la misère, il ne suffit plus de recourir à l’aumône et à la charité, il faut instaurer pour chacun le droit à des revenus et à des services minimum. Là où les religions insistaient sur la charité, les nouvelles conceptions humanistes laïques mettent en avant le devoir de solidarité et de justice.

L’homme, enfin, est aussi immergé dans l’histoire. L’humanité actuelle est celle que, pendant des centaines de milliers d’années, les générations précédentes ont peu à peu forgée au prix d’efforts et de souffrances. Les générations actuelles leur sont donc redevables de la vie reçue d’elles et, au nom de la réciprocité entre ce qui est reçu et ce qu’il convient d’apporter, elles ont l’obligation de veiller à leur tour à laisser une planète vivable aux générations suivantes. D’où l’exigence de travailler à un développement non plus anarchique mais durable et de faire preuve de responsabilité.

Ainsi, dans les nouveaux fondements non religieux de la vie sociale, l’homme tient sa dignité du fait même d’être homme et non plus du fait d’avoir été créé par un Dieu hypothétique ; il tient ses obligations morales non plus de la volonté d’êtres supposés au-dessus de lui mais du fait qu’étant homme il est solidaire de la nature, de ses contemporains et de toutes les générations. Il s’agit là d’une exigence vitale pour toute l’humanité, d’où son caractère sacré.

Bibliographie

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NOTES