Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Boton

Marcel Duchamp, artiste ou anthropologue ?

Texte publié le 14 septembre 2011

L’art ne tend-il pas vers son propre anéantissement ? Cet effort vers le néant n’est-il pas ce qui anime tout l’art contemporain ? Pour en juger, il est essentiel de s’interroger sur la signification de l’artiste sans doute le plus emblématique de la modernité : Marcel Duchamp. Son œuvre, suggère Alain Boton (qui signait auparavant « l’artiste anonyme »), doit être lue comme un rébus. Un rébus qui nous dit que, derrière son « art », il n’y a qu’une expérience sociologique. C’est « le regardeur qui fait le tableau », écrivait Duchamp. D’où la traduction du rébus : « Si la loi sociologique qui veut qu’un objet créé par un artiste devienne un chef-d’œuvre de l’art s’il a d’abord été refusé par une majorité scandalisée de sorte qu’un minorité agissante puisse se caresser l’amour-propre dans le sens du poil en le réhabilitant est bien une loi « scientifique », alors mon urinoir, qui n’a pourtant aucun des attributs qui, en 1913, sont censés caractériser une œuvre d’art, deviendra un chef-d’œuvre de l’art s’il débute sa carrière par un refus radical et connu de tous ».
Où l’auteur, en suggérant que Duchamp a mystifié le monde de l’art, affirme qu’il en révèle la vérité : la vanité et la vacuité. A discuter. A.C.

« L’amour-propre est à peu près à l’esprit ce que la forme est à la matière. L’un suppose l’autre. »
Marivaux

Pourquoi l’œuvre de Duchamp reste aujourd’hui encore une énigme

Comment une thèse qui ne flatte personne peut-elle trouver lecteur ?

Comment une découverte particulièrement vexante pour homo sapiens trouvera-t-elle des chercheurs homo sapiens pour la valider ?

C’est la question que je me pose et que les lecteurs de la revue du MAUSS pourront peut-être m’aider à résoudre. Je vais exposer succinctement cette thèse, sachant qu’elle repose sur une argumentation très serrée et donc réfutable, exposée dans un ouvrage intitulé « Marcel Duchamp par lui-même, ou presque » qui justement peine à trouver sa place dans le débat public parce qu’il expose des traits peu glorieux pour le moderne. (De fait, il n’est pas encore édité).

Tout le monde connait, au moins de réputation, Marcel Duchamp, artiste dada ayant propulsé une pissotière au statut de chef-d’œuvre de l’art du XX° siècle. Le concept de ready-made qu’on lui attribue est aujourd’hui incontournable et nourrit encore la plupart des créations contemporaines. Un des derniers colloques qui réunissent sa fortune critique innombrable posait : « A chacun son Duchamp », reconnaissant ainsi que son œuvre est considéré actuellement comme une auberge espagnole où chacun apporte ses propres fixettes. On a ainsi un Duchamp alchimiste, un Duchamp chrétien, un Duchamp apôtre de la libération sexuelle, un Duchamp oulipien et pataphysicien, un Duchamp passionné de science amusante et de perspective, un Duchamp adepte de la paresse dans la lignée d’un Paul Lafargue …etc. Son œuvre aurait donc été conçue dans le but de susciter de multiples interprétations et sa forme si énigmatique découlerait de cette volonté d’être une sorte de dream-catcher de tous les fantasmes. Ce qui n’est pas tout à fait faux, vous allez le voir. En effet, Duchamp a bien créé l’ensemble de ses objets, ses « choses » comme il les nommait, dans le but de provoquer la textostérone du critique virtuose mais cette fonction s’inscrit dans un projet d’ensemble qui n’est pas celui d’un artiste mais celui d’un anthropologue voulant démontrer scientifiquement sur quoi repose ce fameux « jugement de goût » qui depuis Hume et Kant est l’objet de la philosophie esthétique. Duchamp a mystifié le « monde de l’art ». Ou plutôt il est l’auteur de la première expérience grandeur nature dans l’histoire des sciences humaines visant à démontrer des lois sociologiques.

En premier lieu, il fallait prendre son œuvre pour ce qu’elle est : une énigme.
On dit d’une œuvre ou d’une personne qu’elle est une énigme lorsque le sens qui la sous-tend ne peut être compris de façon certaine et provoquent donc de multiples interprétations, toutes plus irréfutables les unes que les autres. Paradoxalement, on nomme aussi énigme le jeu d’esprit consistant à créer de toute pièce un problème n’ayant lui qu’une solution vérifiable afin de mettre à l’épreuve l’intelligence et la pugnacité d’un tiers. Deux façons très différentes d’utiliser ce mot. L’ambiguïté est d’autant plus patente que dans le premier cas on utilisera le mot énigme pour se décharger de l’obligation de trouver une solution définitive alors que dans le second on l’utilisera au contraire pour insister sur cette obligation.

L’œuvre de Duchamp est une énigme dans ce second sens et elle a la forme d’un rébus.
Présentez trois petits dessins tels qu’une boule, un Cupidon et une haie de jardin à deux enfants et demandez leurs ce qu’ils en pensent. Le premier, qui connait l’existence de ce jeux de l’esprit qu’est le rebus, dira assez rapidement « boulanger », le second qui ne connait pas ce jeu se lancera dans une digression esthétique :
- j’aime beaucoup le petit ange joufflu…le dessinateur doit être un passionné d’art classique, peut-être est-il aussi croyant…D’ailleurs le cercle est un symbole de perfection, cela doit être la représentation de Dieu…
- pas du tout, pourrait lui rétorquer un autre enfant pas plus au courant que lui de l’existence du rébus, l’artiste est un homme qui défend des valeurs hédonistes, la pétanque, le jardin et l’aventure amoureuse.

Nous ne sommes déjà plus loin de la fortune critique suscitée par les objets créés par Duchamp. Puisqu’ils sont aujourd’hui étudiés séparément et perçus au travers de leur apparence formelle, alors qu’ils n’ont pas été conçus dans ce but. L’œuvre de Duchamp n’est donc pas une multitude de créations artistiques à interpréter mais un ensemble d’objets constituant un rébus à décrypter.

Et dans un second temps, il fallait déceler que le motif général de l’œuvre de Duchamp, celui qui la spécifie, est d’être une manipulation savamment construite du monde de l’art en vue de démontrer expérimentalement sur quoi repose l’art moderne et contemporain : la vanité des intervenants. Ou pour mieux dire leur amour-propre puisque le mot vanité contient déjà une sorte de jugement de valeur péjoratif caractérisant un excès qui ne toucherait que quelques-uns, « les autres » bien évidemment. On a cru que son fameux urinoir renversé, signé et daté était une provocation posant la question du statut de l’œuvre d’art. Cet objet peut-il être considéré comme une œuvre d’art ? Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Quand y-a-t-il art ? Etc. En fait, « fontaine » 1917 est l’accessoire central d’une mystification à très grande échelle, un leurre destiné à provoquer et recevoir une logorrhée de discours critique.

La loi sociologique qui gouverne le « monde de l’art »

Regardons cela de plus près.

Marcel Duchamp a vingt-six ans en 1913 lorsqu’il pense avoir découvert ce qu’il nomme dans son vocabulaire personnel la « loi de la pesanteur », c’est-à-dire la loi sociologique qui détermine que tel objet d’artiste devient une œuvre reconnue et tel autre pas. En effet, des milliers d’artistes qui émergent au XIX° siècle, seuls quelques uns, à peine une centaine, sont entrés au musée et encore avec des fortunes fort diverses. Duchamp détecte au milieu de la foire d’empoigne que se livrent les artistes pour atteindre à la postérité un motif récurent et qui semble si déterminant qu’on peut le nommer une loi. Il saisit cette loi grâce à la réflexion que lui procure l’aventure peu commune de son tableau intitulé « Nu descendant un escalier » peint en 1912 et exposé en 1913 à l’Armory Show de New York. Cette exposition fut pour le public américain la première rencontre avec l’art moderne européen. On pouvait y voir les œuvres d’artistes déjà classiques (Delacroix, Ingres) ou relativement sages (Corot, Bourdelle), celles des avant-gardes déjà assimilées ou en passe de l’être (Manet, Courbet et les multiples impressionnistes), mais aussi celles des avant-gardes faisant encore scandale à Paris (fauves et cubistes). La réaction d’ensemble du grand public américain fut un refus scandalisé de cet art moderne. Le nom de Marcel Duchamp symbolisera rapidement pour lui cet art nouveau et incompréhensible. Et c’est sur son « Nu descendant un escalier » que porta la verve vindicative des commentateurs. De fait son tableau fut si accablé et caricaturé dans tous les journaux, à un point que l’on imagine plus aujourd’hui, que Duchamp devint, dans ce mouvement qui le dépassait largement, l’artiste le plus connu de New York, hué par le grand public et par voie de conséquence coqueluche du tout New York branché. C’est ce double mouvement concomitant qui est la base de la « loi de la pesanteur ». Elle peut se définir ainsi : il faut pour qu’un objet créé par un artiste devienne une œuvre d’art reconnue, qu’il soit d’abord ouvertement refusé par la majorité de telle sorte qu’une minorité agissante puisse se flatter de le réhabiliter. Ainsi une communauté d’amateur d’art se façonne une identité en se différenciant des moutons de Panurge. C’est ce que la sociologue Nathalie Heinich, redécouvrant le motif soixante-dix ans après Duchamp, résume en une phrase : « remarquer pour se démarquer ». Le rôle du scandale dans l’art moderne et contemporain semble connu. Il fonctionne encore de temps à autre bien que la dynamique soit épuisée, usée jusqu’à la corde ; on pense à Jeff Koon et Haruki Murakami à Versailles et au « Piss-Christ » d’Andres Serrano qui doivent aller titiller des ringards antédiluviens pour faire le buzz. Mais encore aujourd’hui on considère le refus scandalisé comme une réaction inévitable et finalement accessoire, à la volonté libre et innovante de l’artiste. On persiste à vouloir regarder l’innovation de l’artiste et les valeurs qu’elle draine comme le seul et unique moteur de l’art moderne, sa cause véritablement efficiente et dans la foule des scandalisés une conséquence annexe qu’il faut traiter avec condescendance : les pauvres ! Ils ne savent pas ce qu’ils font. Marcel Duchamp pense que la réalité est très exactement à l’opposé : les artistes sont obligés d’ « innover » à chaque génération pour obtenir le scandale, sauf-conduit indispensable pour atteindre la gloire, via cette minorité agissante qui travaillera et pour elle et pour l’artiste refusé. Je mets « innovation » entre guillemets puisque si on compare « Le radeau de la méduse » de Géricault ou l’ « Olympia » de Manet, premiers tableaux à déclencher scandales et controverses en tout début de processus à un monochrome blanc de Riemann ou à une sérigraphie de Warhol quand le processus s’épuise, il faut être un dialecticien hors pair pour y voir une quelconque innovation. Comme le scandale, l’importance d’être un refusé est connue, toujours minorée, mais reconnue par le monde de l’art.

Enfin, il peut bien penser ce qu’il voudra le petit Marcel, tout le monde s’en fout, ce n’est à ce moment encore qu’une opinion et s’il avait eu la malencontreuse idée de tenter de convaincre et de défendre sa thèse par un discours argumenté, on imagine bien comment il se serait fait rire au nez. Pensez-vous, il suffit de lire une anthologie de la critique d’art du XIX° siècle pour comprendre que des penseurs aussi libres sont bien au-dessus de ce type de déterminisme sociologique si trivial.

Fin connaisseur de la nature humaine, malgré son jeune âge, Duchamp décide donc de les mettre plutôt à l’épreuve, ces lois sociologiques. Si elles sont bien aussi déterministes qu’il le pense, normalement n’importe quel objet, même le plus incongru, peut devenir un chef d’œuvre de l’art dès lors que son apparition dans le monde de l’art les respecte, en l’occurrence, il faut que cet objet déclenche un scandale, se fasse oublier, pour mieux être réhabilité ensuite. Et dès 1913, il met en place son projet, en commençant par choisir l’objet en question : ce sera un urinoir. Reste à trouver l’occasion de le lancer dans la carrière dans les conditions qu’il convient. La bonne opportunité arrivera en 1917 lors de l’exposition qu’on nomme le « Big Show » à New York. Duchamp contrôlait bien les circonstances puisqu’il était le responsable de l’accrochage de cette exposition ouverte à tous sans restriction. « No jury, no prize » était la devise de l’association des artistes indépendants qui organisait l’expo. Il proposera en sous main, dans le secret et sous le pseudonyme de R. Mutt, sa fameuse « Fontain ». Qui fut refusée évidemment.

Mais revenons à un point important que Duchamp a dû régler pour finaliser son programme. S’il veut prouver sérieusement par l’expérience que le jugement de goût est déterminé par le motif « refusé par les uns et donc réhabilité plus tard par les autres », il lui faut se plier à la méthode expérimentale qui fonde la science moderne. Je rappelle qu’une théorie scientifique se doit, pour être dite telle, d’être réfutable, c’est-à-dire qu’on doit pouvoir extraire de cette théorie générale une conséquence logique particulière qu’on peut soumettre à l’épreuve de l’expérience. On fixe alors d’un commun accord un protocole d’expérience ayant cette forme : si ma théorie est juste et que je fasse ceci et cela alors le résultat devrait être ainsi. Si le résultat de l’expérience est bien celui prédit et attendu, cela valide l’expérience, dans le cas contraire, la théorie est invalidée. Donc Duchamp doit avoir lui aussi créé et fixé lisiblement un protocole de ce type avant de lancer son projet. Il dirait ceci : si la loi sociologique qui veut qu’un objet créé par un artiste devienne un chef d’œuvre de l’art s’il a d’abord été refusé par une majorité scandalisée de sorte qu’un minorité agissante puisse se caresser l’amour-propre dans le sens du poil en le réhabilitant est bien une loi « scientifique », alors mon urinoir, qui n’a pourtant aucun des attributs qui en 1913 sont censés caractériser une œuvre d’art, deviendra un chef d’œuvre de l’art s’il débute sa carrière par un refus radical et connu de tous.

Ce protocole existe. C’est l’œuvre maitresse de Duchamp intitulée « La mariée mise à nu par ses célibataires, même » et plus communément appelé le « Grand verre » ; il fut créé en 1913/1917. C’est un objet mi-plastique, mi-littéraire puisqu’il est un tableau de 3 m sur 2 peint sur verre représentant une sorte de mécanique bizarroïde associée à un ensemble de notes sibyllines nommant et décrivant les divers personnages et leurs interactions mutuelles. Aujourd’hui le « Grand verre » est considéré comme le chef d’œuvre de Duchamp, un objet d’art riche de multiples interprétations entre culte futuriste de la mécanique et rêverie érotico-poétique très typée surréaliste. En effet, que ce soit par son aspect graphique ou par l’aspect descriptif des notes qui l’accompagnent, le « Grand verre » est ouvertement ésotérique. Selon mon hypothèse le « Grand verre » décrit très précisément, étape par étape, l’aventure programmée d’un urinoir en route vers la postérité. Ce n’est pas par goût pour une tradition gnostique quelconque que Duchamp a crypté son œuvre majeure. Cet ésotérisme s’explique très logiquement si on retrouve le point de vue qui était le notre. Donc Duchamp est en train de mettre en place sa future expérience grandeur nature, pour se faire il doit déposer le protocole qui la décrit dans l’espace public car, en effet, il faut bien qu’on sache un jour qu’il s’agit d’une véritable expérience. Le problème étant que, pour que l’expérience en soit bien une, il faut aussi absolument que les intervenants de cet expérience, c’est-à-dire les centaines de milliers d’amateurs d’art qui se succèderont des générations durant, de 1913 à nos jours, ne se doutent jamais que Duchamp les aura malgré eux transformés en petits rats de laboratoire. Cela fausserait tout. Le comportement de la minorité agissante ne pourrait plus être le même et l’expérience ne voudrait plus rien dire.

Pour autant, il faut aussi qu’un jour quelqu’un lève ce secret et dévoile l’existence de cette expérience. Voila la raison de l’ésotérisme de Duchamp, pour que son projet fonctionne il lui fallait le garder secret à ses contemporains et en même tant en déposer une trace claire et nette, bien que cryptée, quelque part pour le futur. La définition la plus basique de l’ésotérisme, celle qui s’applique à un simple rébus d’enfant, est de vouloir cacher à certains, tout en dévoilant à d’autres. En ce sens, elle s’applique parfaitement à son « Grand verre ». Mais habituellement, la tradition ésotérique s’attache à distinguer deux groupes humains qui ont la particularité d’être contemporains. Elle sépare les cons, vous et moi, des initiés qui peuvent se flatter d’être dans le secret (Peu importe lequel du moment que l’initié puisse se flatter de « savoir »). Or l’ésotérisme de Duchamp échappe radicalement à cette dynamique reposant exclusivement sur la vanité de ceux qui sont dans le secret des Dieux puisque Duchamp, s’il sépare bien deux communautés, les sépare dans le temps. Il y a les contemporains de l’expérience et aucun de ceux-là, jamais, ne sera au courant de son projet. Et il y a ceux qui viendront plus tard, les générations futures dont chaque personne pourra prendre connaissance, si elle le veut, de son résultat puisqu’il sera du domaine public (c’est le but de ce texte).

« … Peut-être vous faudra-t-il attendre cinquante ou cent ans pour toucher votre vrai public, mais c’est celui-là seul qui m’intéresse… »
Marcel Duchamp

Le jugement de goût, sésame de la modernité ?

Les deux groupes, que sépare le dévoilement de la mystification de Duchamp, sont compacts et unanimes. Tous étaient dans l’ignorance, tous maintenant peuvent savoir. L’ésotérisme de Duchamp est strictement utilitaire et ne dégage pas la puanteur habituelle qui fermente lorsque plus de trois initiés se réunissent, quel que soit le temple. C’est parce que le but de Duchamp était de dévoiler à chacun le véritable motif de ses jugements de goût qu’il lui a fallu cacher à tous l’existence de son expérience. C’est pourquoi je posais cette question au tout début de ce texte :

Comment une thèse qui ne flatte personne peut-elle trouver lecteur ?

En effet, cette hypothèse ne peut que heurter tout un chacun sans exception puisqu’elle porte sur le « jugement de goût ». Et, à l’évidence, aucun et aucune de ceux qui liront ces lignes ne pourra dire qu’il n’aime ni Damien Hirst ou Maurizio Catellan, ni Warhol ou Rauschenberg, ni Pollock ou Rothko, ni Picasso ou Matisse, ni Monet ou Pissarro, ni Courbet ou Manet, ni Delacroix ou Ingres, ni Chardin ou David. Chacun aura son goût obligatoirement. Or, ce goût pour l’un ou l’autre de ces artistes ne montre qu’une chose, bien au-delà de la diversité des objets sur lesquels il porte : il est tout simplement le signe que vous êtes un moderne. Et de ce fait, que vous ne pouvez pas échapper, que vous le vouliez ou non, à l’impératif de singularité, que vous ne pouvez en aucun cas vous soustraire à l’exercice obligatoire de différenciation mimétique, pour le dire dans les termes de l’anthropologue René Girard, que vous faites bien partie de la classe de loisir pour le dire dans ceux de Thorstein Veblen. Le goût est tout à la fois le moteur et le résultat de cette nécessité d’ « être » quelqu’un, de ce désir d’« être ».

Une des sentences de Duchamp qui est passée à la postérité est : « c’est le regardeur qui fait le tableau ». Il insiste par là sur le pôle actif du processus, l’individu moderne et sa quête d’identité singulière, et relègue l’objet culturel sur lequel il porte, qu’il soit de l’art ancien ou contemporain, de la high ou low culture, de la peinture ou du roman, au rôle d’accessoire dont les qualités intrinsèques entrent finalement assez peu en jeu dans le processus intersubjectif de définition de l’objet d’art. Duchamp est clair quant au rôle obligé du moderne qu’il nomme « le regardeur », voila ce qu’il disait lors d’une très sérieuse table ronde à propos de l’art moderne en 1949 à San Francisco.

« Nous supposons également que l’art ne peut pas être compris au travers de l’intellect, mais qu’il est ressenti au travers d’une émotion présentant quelque analogie avec la foi religieuse ou l’attraction sexuelle – un écho esthétique. Le goût donne un sentiment sensuel, pas une émotion esthétique. Le goût présuppose un spectateur autoritaire qui impose ce qu’il aime ou ce qu’il n’aime pas, et traduit en « beau » et « laid » ce qu’il ressent comme plaisant ou déplaisant. De manière complètement différente, la « victime » de l’écho esthétique est dans une position comparable à celle d’un homme amoureux, ou d’un croyant, qui rejette spontanément les exigences de son ego et qui, désormais sans appui, se soumet à une contrainte agréable et mystérieuse. En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »
1949, Marcadé p. 393

C’est donc la façon de l’aborder qui définit l’œuvre.

(Comprenez ici que je pose la pensée de Duchamp, précise et maitrisée même si elle est véhiculée par un médium inouï, et non la mienne. Il faut me considérer comme un ultime accessoire de sa mystification en forme de Champollion. J’ai passé suffisamment de milliers d’heures dans son œuvre pour évacuer petit à petit le maximum de ce qui m’appartenait en propre).

Cette citation permet de poser deux aspects importants de l’œuvre. D’une part, on peut aisément saisir à quel niveau spirituel se situe ce que Duchamp a à nous transmettre. Et, d’autre part, on voit ici clairement apparaitre une dualité : le goût est la projection de son ego sur l’œuvre, alors que l’écho esthétique est une échappée vers un autre état de conscience. Cette dualité structure l’œuvre entière, elle oppose l’Érôs à l’Agapè pour reprendre les mots d’Anders Nygren. L’Érôs étant cette nécessité incontournable d’ « être » et de se façonner une identité, l’Agapè étant pour les chrétiens l’amour divin et pour les extatiques, comme ceux dont Duchamp fait partie qui ont vécu une Expérience de Mort Imminente, l’amour inconditionné ressenti à cette occasion. En transposant la dualité Érôs/Agapè dans le vocabulaire spécifique de Duchamp, on a le « ready-made » qui s’oppose à l « infra-mince ». Il a créé ces néologismes par soucis de cryptage mais il donne aussi suffisamment d’indication dans son rébus pour nous permettre de retrouver sa source : Bergson. Dans son petit essai intitulé « Le rire » le grand philosophe oppose, lui, le « Tout-fait » à la « grâce ». Le concept bergsonien de « tout-fait » englobe tous les comportements humains rendus mécaniques par l’aveuglement dû à l’amour-propre et la vanité, auxquels Bergson oppose la grâce, l’attention souple et adaptative difficilement accessible au commun des mortels, sauf peut-être selon lui à quelques artistes. Duchamp ne fera que traduire en anglais le « tout-fait » bergsonien qui devient ainsi le « ready-made ». Quant à la grâce ou infra-mince, Duchamp consacrera pas moins de quarante six notes afin de la définir et si ces notes semblent peaufiner un concept spatial, c’est toujours par souci de cryptage évidemment mais aussi parce que cela lui permet de parler de la grâce comme potentialité immanente et ainsi de se situer en dehors du vocabulaire biblique du Dieu transcendant que Duchamp refuse tout simplement de discuter.

Le discours d’un sage ou l’ironie socratique comme méthode

Pascal disait que la seule garantie d’un véritable altruisme était le secret absolu. En effet, une fois rendue publique, même très discrètement, une seule personne suffit, une bonne action est déjà ostentatoire et partiellement destinée à se flatter d’être altruiste. Nous retrouvons ici le thème du secret abordé plus haut sous un autre angle. Si le secret était une condition nécessaire au bon déroulement de son expérimentation scientifique, il n’empêche qu’il est humainement intenable. C’est sur cette inaccessibilité que Pascal insiste. Or Duchamp l’a tenu. Il faut bien s’attarder sur ce point. Voilà un jeune homme de vingt-six ans qui s’engage dans un projet qui durera toute sa vie sans que jamais personne ne le sache et mourra sans même être sûr qu’un jour ce à quoi il aura consacré sa vie soit dévoilé. C’est extraordinaire, nous sommes bien d’accord. Le vingtième siècle, le siècle de toutes les barbaries froides, aurait aussi produit un sage à l’intelligence inégalée, un sage qui sait qu’il ne peut témoigner par le discours de l’Agapè, qui sait aussi qu’il ne peut témoigner de l’emprise qu’a sur nous le désir mimétique, ou plus simplement la soif de prestige, sans que ce témoignage ne puisse être autrement reçu que comme l’agression d’un cureton moralisateur, peu importe sous couvert de quelle idéologie religieuse, ancienne ou créée pour la circonstance. Qui ne peut donc rien faire de sa lucidité quant à la condition humaine, qui ne peut rien faire pour nous. Ce problème est un des paradoxes classiques des grandes traditions spirituelles. Rudolf Otto, dans son ouvrage « Mystique d’orient et d’occident » montre bien (malgré lui s’entend puisque lui-même est protestant et donc a le vrai Dieu révélé) comment l’expérience dont témoignent les grands mystiques déborde de toute part les cadres dogmatiques religieux. Il les montre dans les plus grandes difficultés à concilier leur expérience ineffable et les concepts à leur disposition dans leur culture religieuse respective. Il les positionne entre nécessité de transmettre et plus ou moins claire conscience de notre inaptitude à recevoir.

« La voie qui peut être exprimée par la parole n’est pas la Voie éternelle
le nom qui peut être nommé n’est pas le nom éternel. »

Première phrase du Tao-te-King.

Devant le problème immémorial qu’est l’impossibilité de transmettre ce qu’apporte la grâce, Duchamp va concevoir une solution originale : l’ironie. S’il ne peut dire le vrai, ni sur l’Agapè ni sur l’Éros en ayant la moindre chance d’être entendu, il peut toujours prêcher à outrance le faux de telle manière que celui-ci devienne si explicite, si incontournable qu’il nous oblige à nous en rendre compte. C’est le sens de sa mystification ironique du « monde de l’art » par l’intermédiaire de son urinoir. Plutôt que de dire en 1913 comme l’Ecclésiaste depuis trois mille ans : « Vanité, vanité, tout n’est que vanité et poursuite de vent », avec les résultats que l’on sait, il va pousser jusqu’à l’outrance cette vanité jusqu’à l’amener à produire un oxymoron, un chiotte chef d’œuvre de l’art, particulièrement et très visiblement problématique. Et notez qu’il aura réussi son coup puisqu’il est frappant que l’apogée de « Fontaine » correspond chronologiquement au début de ce qu’on nomme « la controverse sur l’art contemporain », large débat qui agite le monde de l’art depuis maintenant vingt ans et qui peut se résumer aux questions : comment a-t-on pu en arriver là ? Qu’est-ce que cela nous dit sur nous-mêmes et notre époque ? Etc. Le dévoilement de la mystification de Duchamp permet de résoudre ce débat. Principalement, en en dépassant le cadre, restreint actuellement au monde de l’art, et en le resituant dans une perspective anthropologique sur le plus long terme : jusqu’à quelle aberration peut mener l’amour-propre ?

Il faut être persuadé que le but de Duchamp est d’éclairer Homo Sapiens sur lui-même. Sa méthode, il la décrit ainsi : « l’ironisme d’affirmation, différent du Rire négateur seulement ». Le Rire avec majuscule est encore une référence au traité de Bergson « Le rire » qui était son livre de chevet dans les années 1910 et qui est le livre de référence indispensable auquel il nous renvoie par de multiples clins d’œil afin de comprendre son œuvre. Il a donc appris de l’illustre philosophe que le rire était toujours une dénonciation qui permet de créer une communauté, celle des rieurs, au dépends du risible. Et c’est de cette fonction habituelle du rire dont il se démarque avec la notion d’ironisme d’affirmation car son but n’est pas qu’on se moque aujourd’hui de quelques snobs d’hier pour mieux nous distinguer d’eux comme si nous n’étions pas nous-mêmes en cause. Vous remarquerez que le principe pédagogique de l’ironie est de laisser à l’interlocuteur, après avoir poussé le bouchon le plus loin possible, l’initiative de découvrir de lui-même à quelles difficultés insurmontables le mènent ses propres contradictions (un chiotte chef d’œuvre de l’art par exemple) ; C’est la fameuse maïeutique socratique. C’est le principe premier de Duchamp.

Les possibles conséquences en anthropologie

J’aimerais maintenant que vous preniez le temps de vous arrêter sur un point remarquable. En posant : « l’œuvre de Duchamp n’est pas une œuvre à interpréter mais un rébus à déchiffrer » ou « Duchamp a mystifié le monde de l’art », nous quittons le domaine de l’interprétation puisque l’assertion porte sur les intentions conscientes de Duchamp et non seulement sur ses créations. En effet, si l’ensemble de ses « choses », c’est-à-dire l’ensemble d’objets et de notes qu’il a laissé à la postérité peut être lu comme un rébus c’est obligatoirement que Duchamp l’a sciemment créé à cette fin. De sorte que cette assertion est soit vraie, soit fausse. De même, soit l’œuvre est une mystification, soit elle ne l’est pas. En aucun cas, l’entre-deux indéterminé de l’interprétation qui caractérise la critique d’art n’est une position acceptable. Ce qui équivaut à dire que Duchamp ne s’adresse pas au monde de l’art. Et d’ailleurs aucun critique, ni aucun amateur d’art moderne ne pourra accepter de s’être fait rouler dans la farine. Aucun ne pourra admettre que, alors qu’il se croyait sujet étudiant son époque à travers le prisme de son art, Duchamp l’a retourné et mis à nu, c’est-à-dire transformé en objet d’étude pour les générations futures de chercheurs en sciences humaines (ou pour les autodidactes dans mon genre). C’est pourtant le cas.

C’est donc dans le champ des sciences humaines, je me permets d’insister, et non dans le monde de la critique d’art que sa mystification apporte un fait déterminant.

Ainsi, par exemple, le motif que son expérience a dévoilé, le motif « refusé par les uns/ réhabilité par les autres », peut-il être comparé au motif que l’anthropologue René Girard a mis en lumière à propos du christianisme et qui peut être résumé ainsi « sacrifié par les uns, divinisé par les autres  », puisque ce que Girard nomme la lecture sacrificielle de la Passion par le christianisme historique est bien le fait que la victime sacrificielle innocente, Jésus, a été tuée par les méchants et transformée en Christ, donc divinisée, par les gentils. L’artiste Michel Journiac a aussi intuitivement compris cette concordance et synthétise les deux motifs : il donna à manger un boudin confectionné avec son propre sang aux regardeurs dans une cérémonie ouvertement eucharistique. Le propos est clair. L’artiste Journiac incarne dans cette cérémonie/happening l’Artiste mythique qui traverse le siècle dans sa posture résolument christique. On est tout à fait en droit de refuser le catéchisme rénové du chrétien Girard, mais il me semble tout de même qu’une telle concordance doit attirer l’attention des lecteurs de la Revue du MAUSS. La réhabilitation de l’artiste vilipendé serait la façon d’apparaître dans un secteur particulier, l’art, d’un trait assez spécifique à l’occident chrétien, son attention aux victimes (structuralement associée à la dénonciation des bourreaux, « les autres » encore et toujours). On retombe sur le thème qu’abordait un dernier numéro de la revue du MAUSS : L’amour des autres, care, compassion et humanitarisme.

Et donc Duchamp apporterait un élément dur et cassant à la question de l’antinomie entre l’amour du proche, dont la principale fonction est de définir une identité exclusive, et l’amour du prochain, visiblement inaccessible à homo sapiens tant il présuppose la dilution de cette identité.

« En exerçant son goût, il adopte une attitude d’autorité ; alors que touché par la révélation esthétique, le même homme, sur un mode quasi extatique, devient réceptif et humble. »

Voilà, ce texte est court, il donne l’impression d’avancer un peu à l’esbroufe. Mais rien ne vous empêche de prendre le temps de soupeser plus sérieusement cette hypothèse et ensuite, une fois ceci fait, d’aller, pourquoi pas, jusqu’à vérifier sur quelle argumentation elle se fonde ?
Ceci ne peut se faire ici et maintenant, puisque la démonstration est longue et minutieuse. De plus le livre « Marcel Duchamp par lui-même, ou presque » n’est pas encore édité. Mais ceux qui seraient intéressés dès à présent peuvent toujours prendre contact avec moi, pour l’envoi postal d’un CD le contenant.

En remerciant encore Alain Caillé pour son soutien.

Alain Boton
lartisteanonyme@live.fr

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