Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Frédéric Porcher

« Utilité » versus « volonté de puissance ». Sens et portée de l’anti-utilitarisme de Nietzsche

Texte publié le 6 juillet 2010

Peut-on faire de Nietzsche un champion de l’anti-utilitarisme ? Vous le saurez en lisant ce texte de Frédéric Porcher repris, dans sa version intégrale, du dernier numéro du MAUSS consacré à la gratuité (n° 35, 1er sem. 2010). Car si Nietzsche critique les utilitaristes, n’est-ce pas d’abord à titre de « repoussoir » ? Pour s’en différencier et, peut-être, pour mieux renverser en bout de course la morale de l’aspiration au bonheur en interrogeant l’aspiration à la puissance – et à l’impuissance – qui se cache derrière son axiologie. Ph. C.

« Salut à vous, braves bêtes de trait,
“Plus ça traîne en longueur, mieux ça vaut” à tout coup,
La tête et le genou toujours plus raides,
Sans enthousiasme, sans raillerie
Médiocres sans rémission,
Sans génie et sans esprit ! » [Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 228]

C’est sur ces mots que s’achève le seul aphorisme du corpus nietzschéen où apparaît nommément Bentham. Ils ne laissent à première vue pas l’ombre d’un doute quant au mépris de Nietzsche envers les utilitaristes, autant dire quant à son anti-utilitarisme. Cette diatribe, cependant, n’a que l’originalité de son expression dans la mesure où elle constitue en réalité quelque chose d’extrêmement banal, pour ne pas dire un lieu commun de son époque, qu’on trouve chez de nombreux romantiques français, anglais ou allemands [1]. Ce qui, chez un philosophe tel que Nietzsche qui s’efforce de penser « contre son temps », a de quoi décevoir nos attentes.
De cet anti-utilitarisme explicite et semble-t-il tout à fait commun, on peut en outre se demander si finalement, il ne rate pas sa cible. Comme l’a montré A. Caillé et, avec lui, de nombreuses contributions du MAUSS, l’ambiguïté d’un tel anti-utilitarisme tient à ce qu’il ne prend pas suffisamment au sérieux l’utilitarisme. Si la critique de Nietzsche se révélait aussi banale qu’elle en a l’air, c’est qu’elle n’aurait donc pas saisi ni compris l’enjeu que l’utilitarisme représente pour la modernité. Faute de s’être confronté aux valeurs utilitaristes, son anti-utilitarisme continuerait malgré lui de faire « le lit de l’utilitarisme » [Latouche, 1995 : 52] [2].
Le présent article a précisément pour but de vérifier si l’anti-utilitarisme de Nietzsche est aussi simple qu’il en a l’air. Car, pour reprendre la formule d’un important spécialiste des études nietzschéennes : « Les situations claires – trop claires – ne sont toutefois jamais bon signe dans le cas de Nietzsche » [Wotling, 2008 : 55]. Et lorsqu’on regarde les textes d’assez près, on se rend compte en effet que ce que la critique des utilitaristes fait apparaître en creux, ce n’est pas tant l’anti-utilitarisme de Nietzsche que, de façon bien plus grave, l’apparent utilitarisme de ses propres thèses [3]. On trouve chez lui non seulement des thèmes adhérant à l’utilitarisme (réhabilitation du plaisir et de l’égoïsme primitif, critique du désintéressement et de l’ascétisme) mais un ancrage commun dans la même intention de subvertir les fondements traditionnels et philosophiques de la morale. D’où l’hypothèse simple que nous voudrions défendre : si Nietzsche critique les utilitaristes, c’est d’abord à titre de « repoussoir », parce qu’il a besoin de s’en différencier.
Nous verrons dans un premier moment qu’il existe un point de convergence essentiel entre les utilitaristes et Nietzsche, qui consiste à interroger l’origine de la morale identifiée, chez les utilitaristes, à l’utilité, et chez Nietzsche à la volonté de puissance. C’est donc dans la proximité apparente, pour ne pas dire compromettante, d’un même questionnement « généalogique » que l’hypothèse de la volonté de puissance peut être apparentée voire confondue avec la notion d’utilité. Ce qui nous conduira, dans un second moment, à chercher la portée de ce dépassement de la logique moniste de l’utilité par celle, pluraliste, de la puissance : si l’utilité est dérivée de la puissance, quel impact cette dérivation axiologique a-t-elle pour le sens de l’anti-utilitarisme de Nietzsche ? La réévaluation des utilitaristes à partir de l’économie de la puissance permet-elle de préciser le statut et, peut-être même, la fécondité de l’anti-utilitarisme nietzschéen ?

La proximité apparente entre Nietzsche et les utilitaristes

Nietzsche reconnaît, semble-t-il, une portée critique aux philosophes utilitaristes qui peuvent même apparaître comme des « rivaux » du questionnement nietzschéen [Kaufmann, 1974 : 212]. Or, une telle rivalité suppose au moins une proximité de méthode d’interrogation que Nietzsche semble parfois assumer, notamment lorsqu’il affirme qu’ils sont les seuls à avoir tenté une généalogie de la morale :

« Ces psychologues anglais (Englischen Psychologen), auxquels on est de fait redevable des seules tentatives (Versuche) faites jusqu’à présent pour élaborer une histoire de l’émergence de la morale (Entstehungsgeschichte der Moral) » [GM [4], I, § 1]

Pour saisir cette proximité critique entre Nietzsche et les utilitaristes, on peut prendre appui sur l’ouvrage De l’origine des sentiments moraux de Paul Rée, lequel fait office de médiation directe entre les utilitaristes et l’auteur de la Généalogie de la morale. De l’aveu même de Nietzsche, l’ouvrage participe en effet à ce corps d’hypothèses anglaises sur l’origine de la morale qui lui aurait donné la première impulsion :

« La première impulsion m’incitant à divulguer quelque chose de mes hypothèses sur l’origine de la morale (Ursprung der Moral) me fut donnée par un petit livre clair, propre et intelligent, et même cuistre, où je rencontrais pour la première fois une espèce inversée et perverse d’hypothèses généalogiques, l’espèce proprement anglaise et qui m’attira » [GM, Préface, § 4].

L’ouvrage de Paul Rée se présente en effet comme une sorte de syncrétisme de l’utilitarisme. Faisant référence aux philosophes Helvétius et Bentham, il emprunte aussi à l’école anglaise de la morale en son ensemble (Hutcheson, Hume, Stuart Mill). De manière plus fondamentale encore, il est placé sous l’égide du transformisme de Lamarck et Darwin. Dès l’introduction, il énonce en effet la prémisse que Nietzsche considère comme « la hache que l’on portera à la racine même du « besoin métaphysique des hommes » [HTH, I, § 37] :

« Aujourd’hui cependant, depuis que Lamarck et Darwin ont écrit leurs œuvres, les phénomènes moraux peuvent, tout comme les phénomènes physiques, être ramenés à leurs causes naturelles : l’homme moral n’est pas plus proche du monde intelligible que l’homme physique » [Rée, 1982 : 73].

Prémisse qui sonne le glas de toute métaphysique de la morale en ce qu’elle affirme que la morale tire son origine non seulement de l’homme, mais de sa configuration physique et biologique.
Or ,cette inflexion du questionnement moral a commencé bien avant P. Rée. Elle s’est opérée principalement selon deux axes corrélés, psychologique et historique, et recoupe, en réalité, deux grands courants de la philosophie dite « utilitariste » : le premier ancre la morale dans les sentiments moraux (XVIIe et XVIIIe) et le second (XIXe) y adjoint des réflexions d’ordre biologique et évolutionniste conduisant à repenser l’origine de la morale à partir du phénomène de la vie [5].
Selon le premier axe, le débat commence dès le XVIIe siècle en Angleterre et consiste à identifier la véritable origine de la morale. Si l’utilité apparaît ici comme le ressort de toute action humaine, c’est dans la mesure où l’homme agit pour son bien, entendu comme poursuite du plaisir et évitement de la douleur. Cette psychologie rudimentaire se fonde donc sur la nature humaine et ses deux sentiments « éternels et irrésistibles » que sont « le plaisir et la peine » [Bentham]. Aussi Nietzsche rend-t-il hommage aux psychologues anglais d’avoir « poussé au premier plan la partie honteuse de notre monde intérieur » [GM, I, § 1], au sens où la psychologie morale trouve ses principes (sentiment de plaisir et de peine, habitude, utilité) en dehors de la partie dite supérieure (raison ou esprit), c’est-à-dire essentiellement dans des dispositions empiriques d’origine corporelle. Les « psychologues anglais » sont donc bien remontés à une origine non morale ou infra-morale de la morale elle-même. D’où, on le comprend, la séduction que l’ensemble de cette tradition a pu effectivement exercer sur l’auteur de Par-delà bien et mal.
Le second axe, corrélatif de la psychologie, va plus loin encore puisqu’il cherche cette fois à approfondir l’histoire ou le devenir de la morale. Si la morale n’est pas transcendante ou d’origine métaphysique, elle n’est pas non plus immuable. Dans cette optique, l’histoire de la morale va s’accomplir grâce aux découvertes évolutionnistes. C’est pourquoi Rée – tout comme Nietzsche d’ailleurs – inscrit le phénomène moral dans le phénomène plus général de la vie, depuis l’animalité jusqu’à l’humanité. On sait en effet que la reconnaissance du caractère historique de la morale implique, pour le courant évolutionniste, de partir de « l’instinct social » [Darwin] ou de « la loi de l’évolution à partir de la persistance de la force » [Spencer] pour déduire l’émergence et l’évolution des facultés morales. Pour cette tradition, le bien est assimilé à l’utile au sens de l’ajustement ou de l’adaptation au milieu environnant et c’est cet ancrage biologique des comportements moraux et altruistes qui permet ainsi de radicaliser l’utilitarisme en lui donnant un fondement non seulement rationnel mais positif [6].

La prémisse du débat entre Nietzsche et les utilitaristes

Si la question de l’origine de la morale est donc bien le trait d’union entre Nietzsche et les utilitaristes via P. Rée, il se trouve qu’elle représente aussi – et c’est ce que nous voudrions montrer maintenant – la prémisse permettant de comprendre le déplacement que Nietzsche opère vis-à-vis des utilitaristes et qui, nous le verrons, consiste à dériver l’utilité de la puissance.
Paradoxalement, la généalogie proposée par Nietzsche s’oppose aussi bien à la recherche d’un premier commencement (Anfang) dans le temps qu’à la quête d’un fondement ultime (Grundlage) de la morale, et même – ce qui est le plus surprenant pour un généalogiste – à la recherche d’une origine ultime (Ursprung). C’est ce qui explique que nous trouvions dans le texte de Nietzsche, comme l’a bien montré M. Foucault, des différences terminologiques – plus ou moins marquées selon les textes – entre trois mots allemands désignant l’objet de la généalogie [Foucault, 2001]. Alors qu’Ursprung désigne littéralement l’origine dans sa dimension encore idéaliste ou simplificatrice, il arrive que Nietzsche lui préfère les termes d’Entstehung (émergence) et surtout de Herkunft (provenance). Les notions de provenance et d’émergence désignant tour à tour l’héritage (la souche) et les modalités d’apparition des morales, elles interdisent que l’on remonte le fil de l’histoire de manière continue. Elles redéfinissent, au contraire, l’objet propre de la généalogie comme un objet pluriel renvoyant tant au corps, comme lieu d’inscription et d’incorporation des valeurs, qu’au point de surgissement de ces valeurs. La généalogie nietzschéenne est donc inséparablement historique et axiologique puisque son problème consiste à identifier le lieu d’où proviennent les valeurs et, ainsi, à les réévaluer.
Or, si nous nous appuyons sur cette précision d’ordre terminologique, c’est surtout parce qu’elle permet d’établir la distance qui sépare radicalement la généalogie de Nietzsche de celle des utilitaristes et des évolutionnistes [7]. Croire comme les utilitaristes qu’il existe une origine de la morale, c’est encore présupposer un fait fondateur – que ce fait soit la recherche du plaisir et l’évitement de la douleur [Bentham], l’instinct social [Darwin] ou encore l’instinct non égoïste [Rée] – et vouloir reconstruire entièrement la morale à partir de ce fait originaire. En ce sens, l’origine est donc toujours conçue comme une essence ou un principe « hors du temps ».
Ainsi les « généalogistes anglais » se font une idée métaphysique de l’origine et, paradoxalement, ces historiens de la morale « pensent, tous autant qu’ils sont, comme c’est la vieille coutume chez les philosophes, de manière essentiellement anhistorique » [GM, I, § 2]. Ce qui explique aussi pourquoi ils réintroduisent l’idée d’un but, d’une fin ou encore d’un progrès dans l’histoire. De sorte que, partisans de l’origine, les utilitaristes se transforment naturellement en « théoriciens du but de l’existence » [GS, § 1] croyant à l’idée de progrès de l’espèce humaine vers la réalisation du « bonheur du plus grand nombre ». Contre toute perspective hédoniste ou eudémoniste, Nietzsche affirmera au contraire que « l’évolution ne veut pas le bonheur mais l’évolution, et rien d’autre » [A, § 108 : 87].

Utilité et puissance chez Nietzsche

Le premier résultat de ce déplacement de la question de l’origine consiste, on l’a dit, à amender le concept d’utilité. Plus précisément, Nietzsche dérive la valeur de l’utilité du processus plus originaire de la volonté de puissance. Si l’utilité ne peut pas rendre compte des origines, c’est qu’elle résulte elle-même d’un processus d’interprétation dont la logique sous-jacente est celle de la volonté de puissance.
Or un tel résultat n’a en réalité rien d’évident dans la mesure où, dans de nombreux textes, Nietzsche associe lui-même les concepts d’utilité et de puissance. La relation entre les deux concepts n’est donc pas exempte de rapprochements voire de similitudes et, en ce sens, on peut se demander jusqu’où Nietzsche se différencie réellement de l’utilitarisme. C’est par exemple le cas lorsqu’il s’agit de montrer que la valeur de la vérité répond à une utilité d’ordre biologique : « Le “critérium de la vérité” n’était en fait que l’utilité biologique d’un tel système de falsification par principe » [FP XIV, 14 (153)]. Plus généralement, le besoin de vérité s’origine dans son utilité pour la vie, ce qui aboutit à réinterpréter la vérité non plus comme idéal du savoir mais comme simple croyance qui tire son origine du besoin vital et, en fin de compte, du sentiment de puissance :

« Par quoi la vérité se prouve-t-elle ? par le sentiment de puissance accrue (“une foi de certitude”) – par son utilité –, par son caractère indispensable – bref, par ses AVANTAGES » [FP XIV, 15 (58)].

La généalogie de la valeur de la vérité s’effectue donc en empruntant à l’utilitarisme son vocabulaire et, comme le suggère J.-P. Cléro, il semble que l’on soit ici très proche d’un pragmatisme comme celui de Bentham : « Ce qui frappe, quand on regarde d’assez haut les textes sur l’utilité et la vérité […], c’est la grande proximité avec ceux de Nietzsche » [Cléro, 2006 : 57]. Sans développer davantage cette généalogie de la connaissance, on constate que Nietzsche la construit en prenant appui sur la dimension biologique et utilitariste de la vie, ce qui suscite une difficulté puisque utilité et puissance semblent dès lors solidaires d’un même questionnement. En outre, ce rapprochement n’est pas local, mais il revêt une portée générale du fait que Nietzsche parle aussi bien de « l’utilité de la morale » pour la vie [HTH, II, « Le voyageur et son ombre », § 40], de « l’utilité des affects » [FP XIII, 10 (133)] ou encore de « la grande utilité de l’état esthétique » [GM, III, § 6].
Mais il y a plus encore car, à travers l’utilité, c’est aussi le sentiment de plaisir qui, chez Nietzsche, accompagne toujours le sentiment de puissance. Or, l’utilité et le sentiment de plaisir sont si souvent rapportés à la volonté de puissance qu’on peut se demander si rechercher la puissance ne signifie pas rechercher le plaisir et, donc, ce qui nous est utile :

« Unique est le désir de l’individu, désir de jouissance égoïste (uni à la crainte d’en être frustré) qui se satisfait en toutes circonstances, de quelque façon que l’homme puisse, c’est-à-dire doive nécessairement agir : que ce soit par des actes de vanité, de vengeance, de concupiscence, d’utilité, de méchanceté, de perfidie, ou par des actes de sacrifice, de pitié, de connaissance » [HTH, I, § 107] [8]].

Faut-il conclure de là qu’il n’y a pas de réelle différence entre les notions d’utilité et de puissance ? Plus encore, l’utilité biologique n’est-elle pas, en réalité, un autre nom de la volonté de puissance ? Dans cette hypothèse, Nietzsche serait bel et bien utilitariste puisqu’il défendrait au fond la même anthropologie : l’individu recherche ce qui lui est utile ; dans le langage de Nietzsche, il veut accroître sa puissance et donc maximiser son plaisir.
La réponse à ces questions se trouve au § 12 du second Traité de la Généalogie de la morale qu’on range généralement parmi les digressions qui scandent les trois traités, mais qui s’avère en réalité capital si on le lit en le rapportant à l’utilitarisme. Nietzsche y effectue en effet une double tâche : la première consiste à prévenir la confusion méthodologique, préjudiciable pour l’historien généalogiste, entre l’origine d’une chose et son utilité, deux dimensions que les utilitaristes confondent à tort ; la seconde réside dans la confrontation systématique de l’hypothèse de la volonté de puissance à la notion d’utilité, comme si l’utilité permettait de mieux faire ressortir, au sens perspectiviste, la portée de l’hypothèse de la volonté de puissance. Dans cette optique, on le voit déjà, le §12 représente donc un tournant tout à fait crucial pour comprendre le sens de l’anti-utilitarisme de Nietzsche.

Utilité versus volonté de puissance

C’est dans le contexte d’une critique des interprétations morales du châtiment [Rée et Dühring] que Nietzsche en vient, au § 12, à poser le principe méthodologique qu’il juge essentiel pour l’historien généalogiste :

« Il n’y a tout au contraire pas de principe plus important (keinen wichtigeren Satz) pour l’histoire sous toutes ses espèces […] à savoir que la cause de l’émergence (Entstehung) d’une chose et son utilité (Nützlichkeit) à terme, son application réelle et son intégration à un système de buts sont des choses séparées toto coelo » [GM, II, § 12] [9].

Comme on peut le voir, le principe méthodologique jugé « le plus important » par le généalogiste s’énonce d’abord négativement comme un principe de dissociation entre l’émergence et l’utilité d’une chose. L’erreur des « généalogistes anglais » a consisté à croire, par exemple, que l’utilité suffisait à expliquer l’origine de la morale. Or Nietzsche dénonce ce tour de passe-passe qui, méthodologiquement, revient à mettre en premier ce qui n’arrive qu’en dernier. Confusion qui, précise-t-il dans Aurore, procède d’une sorte d’illusion rétrospective consistant à prendre pour point de départ l’utilité actuelle d’une chose et vouloir la transporter dans ses origines :

« Fausses conclusions tirées de l’utilité. Lorsqu’on a prouvé l’extrême utilité d’une chose, on n’a encore rien fait pour expliquer son origine (Ursprung) : cela veut dire qu’à partir de l’utilité (Nützlichkeit), on ne peut jamais rendre intelligible la nécessité d’une existence (die Notwendigkeit der Existenz) » [A, § 37].

L’impuissance « généalogique » de l’utilité tient donc au fait qu’elle est toujours ordonnée au présent ou à l’actualité d’une chose et non à son origine, entendue ici comme émergence, surgissement ou encore passage à l’existence.
Pour justifier ce principe méthodologique de dissociation entre émergence et utilité, Nietzsche s’appuie, dans un second moment, sur le modèle biologique de l’organisme qu’il rattache à l’activité interprétative de la volonté de puissance :

« […] que quelque chose d’existant, qui s’est réalisé d’une manière ou d’une autre ne cesse d’être réinterprété en fonction d’intentions nouvelles par une puissance (Macht) qui lui est supérieure, d’être accaparé de manière nouvelle, de se voir reconfigurer et réordonner dans un usage nouveau (Nutzen) ; que tout ce qui arrive dans le monde organique est un subjuguer (Überwältigen), un se-rendre-maître (Herrwerden), et qu’à son tour tout subjuguer et se-rendre-maître est un interpréter de manière neuve, un réarranger dans lequel le « sens » et le « but » qui prévalaient doivent nécessairement être obscurcis ou totalement éteints. Quand bien même on a parfaitement bien saisi l’utilité (Nützlichkeit) de quelque organe physiologique (ou également d’une institution juridique, d’une coutume sociale, d’un usage politique, d’une forme dans les arts ou dans le culte religieux), on n’a encore rien saisi de ce fait relativement à son émergence (Entstehung) […]. Mais tous les buts, toutes les utilités ne sont que des signes indiquant qu’une volonté de puissance (ein Wille zur Macht) s’est rendue maîtresse de quelque chose de moins puissant et lui a imprimé à partir d’elle-même le sens d’une fonction » [GM, II, § 12].

Si Nietzsche prend ici le modèle de l’organisme, c’est parce que le corps - et plus largement la physiologie - est, selon lui, le « fil directeur » dans l’interprétation de la vie [10]. Mais dans la perspective d’une remontée de l’utilité à la puissance, le modèle organique est d’autant plus pertinent que l’on définit généralement un organe par sa fonction ou son utilité au sein d’un organisme (organon : instrument, outil), ce qui pourrait sous-entendre du même coup qu’il suffit d’identifier son utilité présente au sein d’un organisme vivant pour en saisir le sens et l’origine. Or le principe méthodologique de dissociation aboutit, au contraire, à séparer radicalement ce qui relève d’une procédure originaire – la volonté de puissance – de ce qui relève du sens ou de l’utilité que cette procédure peut prendre dans le temps et, donc, dans l’Histoire. Ainsi l’utilité d’un organe n’est finalement que le terme d’une lutte entre les puissances internes à l’organisme dont la nature consiste à vouloir commander et assujettir. Pour le dire autrement, l’organe n’est pas d’abord utile, mais il est assujetti, au sens où une volonté cherche, à travers lui, à accroître sa puissance [11]. L’une des explications de l’hypothèse de la volonté de puissance réside, en effet, dans l’interprétation de toute chose comme relation incessante de « volonté » à « volonté », et non comme fait :

« La “volonté”, bien entendu, ne peut agir que sur une “volonté” et non sur une matière (sur les “nerfs”, par exemple) ; bref, il faut en venir à poser que partout où l’on constate des “effets”, c’est qu’une volonté agit sur une volonté, et que tout processus mécanique, dans la mesure où il manifeste une force agissante, révèle précisément une force volontaire, un effet de la volonté » [PBM, § 36].

La « volonté » ne peut donc être un processus subjectif – d’où l’usage systématique des guillemets – mais doit être étendue à tout mode relationnel entre les forces agissantes et internes aux phénomènes. La volonté de puissance, par conséquent, ne désigne pas le sujet voulant augmenter son pouvoir mais repose sur l’hypothèse que toute force exprime un « vouloir-de-puissance » [Müller-Lauter, 1998 : 66-67] : chaque volonté, recherchant l’augmentation de sa puissance, agit sur d’autres volontés qui vont tour à tour dominer ou être dominées, commander ou obéir. Ce processus de domination-assujettissement se confond alors avec la volonté de puissance en tant qu’« interprétation de tout ce qui advient » [FP XI, 40 (50)] et se traduit par l’émergence ou la création de formes plurielles résultant de l’activité d’interprétation.
Or c’est très précisément ce processus interprétatif que Nietzsche identifie à l’activité de la volonté de puissance :

« La volonté de puissance interprète  : quand un organe prend forme, il s’agit d’une interprétation ; la volonté de puissance délimite, détermine des degrés, des disparités de puissance.[…] En vérité, l’interprétation est un moyen en elle-même de se rendre maître de quelque chose. (Le processus organique présuppose un perpétuel INTERPRÉTER) » [FP XII, 2 (148)].

L’interprétation, entendue ici comme activité de la volonté de puissance, ne présuppose ni sens préexistant, ni sens final, mais l’émergence d’un sens qui, du même coup, peut toujours être recréé et remplacé par un nouveau sens. Nietzsche peut ainsi conclure qu’il n’y a pas une utilité dernière mais « des utilités », l’utilité n’étant qu’un « signe » ou une simple « forme » indiquant qu’une volonté de puissance s’est momentanément rendue maître d’une autre, moins puissante. D’où la question que Nietzsche pose très fréquemment lorsqu’il met en cause la pertinence du concept d’utilité : utile à quoi ? utile pourquoi  ? utile en quel sens ? [12] Et il en va de même du plaisir qui n’est qu’un signe de l’accroissement de puissance et non un fait originel :

« L’homme ne cherche pas le plaisir et n’évite pas le déplaisir : on comprend à quel fameux préjugé je m’oppose en cela. Plaisir et déplaisir ne sont que des conséquences, de simples phénomènes secondaires, ce que l’homme veut, ce que veut la plus infime parcelle d’un organisme vivant, c’est un surcroît de puissance » [FP XIV, 14 (174)].

Utilitarisme et déni de la volonté de puissance

À la fin de ce même paragraphe, Nietzsche envisage la doctrine évolutionniste défendue par Spencer, mais son verdict vaut aussi bien pour l’ensemble des doctrines utilitaristes. En apparente rupture avec l’analyse précédente, il y montre tout d’abord que le principe de dissociation (entre émergence et utilité) va à l’encontre du « goût de l’époque » qui se caractérise, selon lui, par « l’idiosyncrasie démocratique » [GM, II, § 12]. La démocratie désigne ici un trait de caractère – ou encore un affect dominant l’époque – que l’on trouve sous des formes diverses (spirituelles ou déguisées) dans l’ensemble de la culture moderne. Nietzsche l’identifie à un « formidable processus physiologique » d’égalisation [PBM, § 242] ou, comme c’est le cas ici, au « misarchisme » [GM, II, § 12], soit littéralement la haine de ce qui commande (archè). Nietzsche y voit l’affect dominant la culture moderne consistant, en vertu du « tout est égal ! », à rejeter ce qui commande et, corrélativement, l’idée même de hiérarchie. Cet affect sous-tend dès lors non seulement la démocratie comme système politique mais, aussi bien, la science mécaniste – y compris la théorie de l’évolution – en ce qu’elle repose sur la loi de conservation et d’équilibre entre les forces.
Or l’hypothèse de la volonté de puissance implique, au contraire, que toute chose est, dans son devenir, structurée par l’aspiration à la domination et, donc, par l’affect du commandement. La volonté de puissance repose ainsi – et par définition – sur le contraire du principe d’égalité et d’indifférence entre les forces internes aux phénomènes. Ce qui conduit Nietzsche à dénoncer, dans le misarchisme, une profonde mécompréhension du phénomène de la vie que Spencer confirme en plaçant les notions d’adaptation et de conservation au centre de son interprétation de l’origine et du sens de la vie.
Ce qui apparaît, à la lumière de ce dernier moment, c’est donc désormais la dimension fondamentalement « réactive » – parce que dérivée – de la notion d’utilité. N’étant pas de l’ordre d’un processus d’émergence, elle est apparue tardivement et en « réaction » vis-à-vis du devenir lui-même. L’utilité adaptative va à l’encontre du devenir en ceci qu’étant réactive, elle fait écran à la volonté de puissance comme « véritable activité » [GM, II, § 12]. Identifiant l’utilité à la raison émergente ou à l’origine de la morale, les utilitaristes confondent en fin de compte « une activité de second ordre » [GM, II, § 12] avec une activité de premier ordre. La vie, du même coup, se trouve interprétée de manière réactive puisqu’elle est assimilée à une activité économique de gestion régulatrice et non d’expansion créatrice. En d’autres termes, l’évolutionnisme et l’utilitarisme sont encore redevables d’une certaine interprétation de la volonté de puissance même si elles refusent de l’admettre en théorie [13].
Concluons brièvement sur le parcours effectué : l’utilitarisme se caractérise non seulement par une méconnaissance de la vie mais aussi par le déni de la puissance ainsi que de la violence inhérente à son mode de déploiement. Ce déni conduit les utilitaristes à défendre une morale qui contredit la vie, et ce en introduisant des considérations idéales et abstraites ne correspondant pas à son mode d’émergence : l’utilité comme principe d’explication d’une chose dans son évolution, l’idéal de « la meilleure adaptation » ou encore « la maximisation du bonheur du plus grand nombre ». C’est d’ailleurs un leitmotiv – lorsque Nietzsche attaque les utilitaristes en personne – que de stigmatiser leur naïveté, leur manque de profondeur ou encore leur lourdeur [14]. Croyant naïvement avoir saisi le critère ultime de la valeur du « bien » et du « mal » dans « l’utilité », « l’adaptation utile à l’espèce » ou « le bonheur du plus grand nombre », les doctrines utilitaristes représentent autant de stratégies d’évitement de ce qui est fondamentalement non moral : la puissance qu’exercent « les forces spontanées, agressives, expansives, interprétant de manière nouvelle, ordonnant de manière nouvelle et donnant forme » [GM, II, §12].
À ce stade de la Généalogie de la morale, l’effort de Nietzsche a consisté à remonter en amont de l’utilité en situant sa généalogie sur le plan d’émergence, voire de surgissement des phénomènes, c’est-à-dire dans la volonté de puissance. Or la conséquence d’une telle dévalorisation de l’utilité au profit de la puissance est considérable dans la mesure où la recherche de l’utile ou la maximisation du bonheur n’est ni l’origine, ni la fin de toute morale. De sorte que la confrontation entre les notions d’utilité et de volonté de puissance s’accomplit dans la généalogie de la morale utilitariste.
Nous sommes désormais en mesure de répondre au problème posé en introduction : l’anti-utilitarisme de Nietzsche est-il si clair qu’il aurait manqué sa cible ? Est-il stérile en ce qu’il congédie l’utilitarisme dont il n’aurait dès lors pas saisi l’enjeu qu’il représente pour la modernité ? Bref, Nietzsche n’a-t-il rien à nous apprendre sur le sens et la valeur de l’opposition entre utilitarisme et anti-utilitarisme ?

Cet article a voulu défendre l’hypothèse selon laquelle la pensée de Nietzsche contient en elle les ressorts d’un anti-utilitarisme fécond, et ce pour deux raisons essentiellement :
a) En raison de l’apparente proximité de questionnement sur l’origine de la morale et, en même temps, parce que Nietzsche ne veut pas être confondu ou assimilé aux utilitaristes, il nous semble qu’on peut parler des utilitaristes comme d’une « figure pivot » dans l’économie de la pensée nietzschéenne. Il en est de même pour Nietzsche et les utilitaristes que pour Zarathoustra et les « défenseurs de l’égalité » ou « les tarentules » :

« Mes amis, je ne veux point être mêlé, ni confondu avec d’autres. » [APZ, « Les tarentules » : 138]

L’anti-utilitarisme nietzschéen ne signifie donc ni le rejet ni la méconnaissance de l’utilitarisme mais, au contraire, une confrontation consciente d’elle-même cherchant le lieu ou le levier de l’inversion des valeurs.
b) Cette confrontation est si féconde qu’elle conduit Nietzsche à développer son hypothèse de la volonté de puissance en la confrontant, presque systématiquement, à la notion d’utilité. Or, c’est précisément la dérivation axiologique de l’utilité qui nous semble capitale pour comprendre la portée de l’anti-utilitarisme nietzschéen. Celui-ci consiste en effet à montrer que l’utilité n’a pas de sens ni de valeur en soi, mais qu’elle présuppose une axiologie structurée par les relations internes dont est composée la volonté de puissance. Où l’on voit que Nietzsche renverse entièrement la morale utilitariste de l’aspiration au bonheur en interrogeant l’aspiration à la puissance – et à l’impuissance – qui se cache derrière son axiologie.

Bibliographie et abréviations

Tous les textes de Nietzsche sont cités dans les éditions et suivant les abréviations suivantes :
A – 1980, Aurore, traduction par J. Hervier, Paris, Gallimard.
APZ – 1983, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction par G.-A., Goldschmidt, LGF3.
FP – 1968-1997, Fragments posthumes classés selon les numéros du tome correspondant à l’édition française des œuvres complètes (X, XI…) : Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard.
GS – 1997, Le gai Savoir, traduction par P. Wotling, Flammarion, Paris, GF.
GM – 2000, Éléments pour la généalogie de la morale, traduction par P. Wotling, Paris, LGF, « Livre de poche ».
HTH – 1988, Humain, trop humain, I et II, traduction par R. Rovini, Paris, Gallimard, « Folio-Essai ».
PBM – 2000, Par-delà bien et mal, traduction par P. Wotling, Paris, Flammarion, GF.

Autres ouvrages cités

CHOULET Ph., 2006, « La violence du sens chez Nietzsche », Revue Philosophique de la France et de l’étranger, tome 131 : 437-454.
CLERO J.-P., 2006, Bentham (philosophe de l’utilité), Paris, Ellipse.
FOUCAULT M., 2001 « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], in Dits et Écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard.
FRANCK D., 1998, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF.
GAUTIER Th., 1837, Mademoiselle De Maupin, Bruxelles, Société belge de Librairie.
KAUFMANN W., [1950] 1974, Nietzsche, Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, Princeton University Press.
LATOUCHE S., 1995, « Utilitarisme noble et anti-utilitarisme des Nobles », Revue du Mauss semestrielle, n° 6, second semestre.
MÜLLER-LAUTER W., 1998, Nietzsche. Physiologie de la volonté de puissance, Paris, Allia.
QUINIOU Y., [2001] 2007, « La vie contre l’utile », in CAILLE, A., LAZZERI, C., SENNELARD M. (dir.), Histoire raisonnée de philosophie morale et politique, tome II, Paris, Flammarion.
REE P., [1877] 1982, De l’origine des sentiments moraux, traduction par M.-F. Demet, introduction-préface de P.-L. Assoun, Paris, PUF.
SEILLIERE E., 1905, Apollon ou Dionysos. Étude critique sur Frédéric Nietzsche et l’utilitarisme impérialiste, Paris, Plon-Nourrit.
SPENCER H., 1907, Autobiographie, traduction par Varigny, Paris, Alcan.
TORT P., 1983, La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier.
WOTLING P., 2008, La philosophie de l’esprit libre, Paris, Flammarion.

NOTES

[1Que l’on compare, par exemple, les mots de Nietzsche avec ceux de Théophile Gautier : « Il n’y a rien de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. » [Gautier, 1837 : 42]. Ce rejet de « tout ce qui est utile » semble en effet très proche de l’anti-utilitarisme de Nietzsche, puisqu’on voit qu’il repose sur un même dégoût pour l’homme, sans esprit, qui ne se préoccupe que de ses affaires bassement utilitaires.
Si l’on ajoute comme pièce au dossier de l’anti-utilitarisme de Nietzsche l’ensemble des textes dirigés contre le mercantilisme et les philistins de la culture moderne, on en arrive encore à la même conclusion : le mépris de Nietzsche envers les utilitaristes n’a absolument rien d’« inactuel » puisqu’on le trouve aussi bien chez des auteurs comme Stendhal ou Baudelaire, Dickens ou Carlyle.

[2C’est l’expression qu’emploie S. Latouche lorsqu’il souligne « l’ambiguïté » d’un anti-utilitarisme comme celui de La Rochefoucauld que l’on retrouverait, selon lui, chez de nombreux romantiques. Formule qui mutatis mutandis pourrait s’appliquer à Nietzsche dans l’optique envisagée ici.

[3Ce qui a pu conduire E. Seillière – un commentateur presque contemporain de Nietzsche et aujourd’hui oublié – à parler d’un « utilitarisme impérialiste » à propos de Nietzsche, par opposition à un « utilitarisme sélectionniste » comme celui de Darwin. Voir : [E. Seillière, 1905].

[4Les références aux ouvrages de Nietzsche sont indiquées par des abréviations. Pour les références complètes, voir à la fin de cet article.

[5Par commodité, nous nommons « évolutionniste » le courant de pensée qui va de Lamarck à Spencer en passant par Darwin bien que, rigoureusement parlant, nous ne devrions parler d’évolutionnisme que pour Spencer et son « système de l’évolution ».

[6Au sujet de l’évolution de l’utilitarisme, P.Tort précise ce qui sépare les deux courants : les morales utilitaristes (premier courant) se sont « arrêtées en chemin » parce qu’elles ont procédé par simple généralisation empirique alors qu’avec l’évolutionnisme (second courant), nous serions passés à un véritable « utilitarisme déductif » inscrivant le concept d’utilité dans « le progrès de la vie et de ses conditions réelles » [Tort, 1983 : 407-408]. Cet argument est d’ailleurs défendu par Spencer lui-même lorsqu’il s’agit de répondre à J.-S. Mill que son système de l’évolution n’est pas « anti-utilitariste » mais une forme scientifique de l’utilitarisme comme l’astronomie moderne par rapport à l’ancienne [Spencer, 1907 : 304 sqq.].

[7Comme l’a très bien montré Y. Quiniou, la « filiation » entre Nietzsche et les utilitaristes se situe donc bien dans l’idée de généalogie de la morale. Néanmoins, nous sommes plus réservés quant à la différence qu’il propose entre genèse et généalogie pour situer cette filiation [Quiniou, 2007 : 251-262]. Il nous semble que ces précisions terminologiques permettent, au contraire, de comprendre que Nietzsche cherche d’emblée à se démarquer du questionnement génétique de Rée et de l’ensemble de la tradition utilitariste. Voir sur ce point l’étude-préface de P.-L. Assoun [Rée, 1982 : 55 sqq.].

[8Voir aussi : « Pas de vie sans plaisir ; la lutte pour le plaisir est la lutte pour la vie » [HTH, I, § 104)

[9Voir aussi : [FP X, 26 (174)] où l’on trouve le même principe s’appuyant , cette fois, sur une sorte de loi généalogique qui veut que ce qui vient en premier pour nous (le sens ou l’utilité) soit aussi ce qui vient en dernier (ou le plus tard) dans l’évolution.

[10Sur « le corps comme fil conducteur », voir parmi de nombreux textes : [FP XI, 36 (35)].

[11Sur ce point, voir : [Franck, 1998 : 227- 228].

[12Voir notamment : [FP XII, 7 (25)]. Ce sont les questions proprement nietzschéennes du sens et /ou du non-sens comme Wohin (en quel sens ou vers où ?) et Wozu (littéralement pourquoi ?) qui s’appliquent ici à l’utilité.

[13Sur ce point, P. Choulet montre que l’analyse de Nietzsche au § 12 implique bien, à un niveau d’ensemble, une critique de la modernité qu’elle soit économique ou politique [Choulet, 2006 : 437- 454].

[14Voir : [PBM, § 228 ; § 223 ; § 252 ; GM, I, §1 ; FP XIII, 11 (148) et FP XIV, 14 (185)].