Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

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Bibliothèque du Mauss. Notes de lectures (n° 30, 2e sem. 2007)

Texte publié le 6 mai 2010

Les notes de lecture de la Revue du Mauss parues au cours des trois dernières années. Ci-après les « notes » du n° 30 (« Vers une autre science économique (et donc un autre monde) ? »).

- Catherine Alès, Yanomami, l’ire et le désir, Karthala, 2006.
(par Sylvain Dzimira)

Après ce livre, on ne pourra plus penser que l’homme est un loup pour l’homme, que les êtres humains ne sont d’abord ou au fond mus que par des intérêts de conservation qui en font des guerriers assoiffés de sang comme on l’a longtemps cru. Après plusieurs années passées auprès des Yanomami – littéralement : « êtres humains » -, l’un des « terrains » privilégié des ethnologues, Catherine Alès nous montre que « les Yanomami ne sont pas un peuple avide de guerre et de violence ; [et qu’] ils désirent au contraire vivre tranquillement » [ibid., p. 37, nbp. 32]. Pour autant, elle n’en fait pas de « doux sauvages ». Et c’est là toute l’intérêt de son ouvrage : elle leur reconnaît un « ‘ethos’ agressif et guerrier » mais qui n’est en rien orienté vers la mort. Les Yanomami sont un peuple pour qui l’honneur compte : lorsqu’ils se sentent offensés, ils se vengent. Parfois, même, le sang coule. Mais cette vengeance, très codifiée, est en fait toute orientée vers le maintien des relations avec les offenseurs, et conjure même le massacre. À l’instar des combats patikai, les pratiques vindicatoires « permettent au contraire de régler un différend tout en gardant ou sauvegardant des relations d’alliance et d’amitié » [ibid., p. 23]. Mais pourquoi aller jusqu’à faire couler le sang ? Parce que le sang, c’est la vie. La clef de l’énigme du sang qui coule et qui a fait passer les êtres humains pour des êtres violents est dans leur mythologie : le sang des héros vengeurs des Yanomami est à la source de toute vie. C’est pourquoi ils s’obligent eux-mêmes à faire couler le sang, dans le respect de l’étiquette. « Si [les Yanomami] ne tuaient pas d’humains, il n’y aurait pas beaucoup de sang, lui rapporte un informateur. Les arbres seraient sans fruits, les humains sans descendants, le gibier sans petits. La sécheresse s’emparerait de la forêt, le sang viendrait à disparaître » [ibid., p. 294]. Les pratiques vindicatoires, soutient de manière très convaincante C. Alès, sont ainsi des opération de « multiplication d’énergies vitales » [p. 297]. On croyait les « êtres humains » fondamentalement orientés vers la guerre et mort. En fait, la vie et la paix sont inscrites jusque dans la mort qui se donne, se reçoit et se rend obligatoirement. L’un des plus beaux ouvrages maussiens que nous ayons lus, même si Mauss n’est jamais cité, pas même dans la bibliographie. Le don agonistique y apparaît comme l’art suprême, l’art de l’alliance, celui du politique.

- Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures. Langue, nombre, code, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2007.
(par Jean-Pierre Terrail)

Spécialiste de l’histoire des écritures anciennes [1], C. Herrenschmidt place cet ouvrage dans la continuité des réflexions de Benveniste et Jakobson sur la réflexivité des langues humaines. Les langues sont les seuls systèmes de communication qui soient en mesure d’expliquer avec leurs moyens propres ce que signifient leurs signes, leurs messages, la façon dont elles fonctionnent. C’est bien cette propriété qui explique non seulement qu’il soit toujours possible de traduire une langue dans une autre, mais aussi qu’on ait pu les transcrire. « Pictogrammes, logogrammes, signes syllabiques et autres reposent en leur existence même sur la fonction métalinguistique des langues, sur leur réflexivité ». Ecrire, c’est en effet analyser le langage, et cela commence avec le pictogramme qui « constitue la forme la plus économique possible d’énoncé réflexif de la langue sur elle-même et ses signes » (p. 22). Le plus gros de l’ouvrage est en ce sens logiquement consacré à une histoire particulièrement informée des écritures anciennes, des systèmes logogrammatiques et idéogrammatiques aux alphabets consonantiques puis vocaliques, chacun de ces systèmes impliquant un mode différent de rapport entre les choses du monde et les choses du langage. La deuxième partie propose une analyse historique précieuse de l’écriture monétaire arithmétique, et l’ouvrage se conclue par une réflexion sur la genèse et la logique de l’aventure contemporaine de « l’écriture informatique et réticulaire ». Un ouvrage de référence.

- Michel Carrier, 2005, Penser le sacré. Les sciences humaines et l’invention du sacré, Montréal, Liber, 151 p.
(par François Gauthier)

Dans cet ouvrage reprenant l’essentiel d’une thèse de doctorat soutenue au département de sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal, Michel Carrier se penche sur l’apparition dans les sciences humaines et sociales, il y a un peu plus d’un siècle, du concept de sacré. Plus exactement, l’auteur s’interroge non pas sur le sacré lui-même mais sur la pensée du sacré : « Très vite une question se pose : pourquoi la théorisation du sacré voit-elle le jour au moment même où l’Occident entend se libérer, d’une part, de l’influence théologique sur la pensée et, d’autre part, de l’influence ecclésiastique sur les institutions dont la mission est de gérer le vivre ensemble ? » (p. 9)
L’ouvrage prend la forme d’un parcours critique ciblant tour à tour trois discours idéal-typiques sur le sacré, la « pensée conservatrice du sacré » (sociologisme durkheimien et phénoménologie du sacré), la « pensée postmoderne du sacré » (cristallisée par des auteurs tels que Guy Ménard, Denis Jeffrey et Michel Maffesoli) et la « pensée radicale du sacré » de Georges Bataille. Ces discours d’apparence opposée, faisant du sacré le fondement qui d’une pensée nomique (de l’ordre, du nomos) qui anomique (Bataille), « circulent néanmoins à l’intérieur d’un horizon partagé » (p. 19), de sorte qu’il s’agit à terme de deux côtés d’une même médaille, d’une même pensée tout à fait moderne. Suivant un raisonnement indépendant, Carrier en arrive à des conclusions très proches de celles avancées par Shmuel Trigano dans son stimulant Qu’est-ce que la religion ?, à savoir que la théorisation du sacré s’est faite en réponse à la question politique moderne fondamentale : « Comment et sur quels fondements les hommes réussissent-ils à vivre ensemble ? » (p. 11) La pensée du sacré, autrement dit, se révèle être une pensée sacralisant les rapports sociaux et le politique. Voilà qui renverse le consensus qui existe encore en sociologie de la religion : la modernité la modernité sécularisante n’efface pas le sacré mais le fait apparaître (p. 139). Cette conclusion est recevable. Ainsi, on ne peut que suivre Carrier lorsqu’il écrit : « L’erreur méthodologique fondamentale des interprétations de la sécularisation que nous avons vues est peut-être d’avoir confondu les institutions religieuses avec la religion et l’enchantement du monde avec les institutions ecclésiastiques. » (p. 31) En effet et, cela dit, on en conclura que la question de la religion (de sa définition comme de son actualité objective), loin d’être superflue, apparaît dès lors comme un des chantiers les plus urgents et les plus difficiles de cette même pensée occidentale dont nous sommes.

Autres lectures (par Alain Caillé)

- Bouglé Célestin, Les idées égalitaires, présentation de Serge Audier, Le bord de l’eau, Bibliothèque républicaine, 2007, 276 p, 22 € ;
- Anthologie de Pierre Leroux, inventeur du socialisme, présentation de Bruno Viard, Bibliothèque républicaine, 2007, 472 p, 22 € ;
- Malon Benoît, La morale sociale. Morale socialiste et politique réformiste, présentation de Philippe Chanial, Bibliothèque républicaine, 2007, 394 p, 22 €.
- Spitz Jean-Fabien, Le moment républicain en France, 2005, Gallimard, Les essais, 526 p, 27,50 €.
On ne peut que féliciter et remercier Vincent Peillon d’avoir pris l’initiative de créer cette « Bibliothèque républicaine » et d’y publier les textes trop oubliés de la tradition du socialisme français, tous précédés d’une forte et solide présentation qui, à la fois rappelle le contexte initial de l’œuvre et dégage ses implications pour les débats contemporains. Dans le genre, on ne sait ce qu’il faut le plus admirer de le mise en lumière magistrale par Serge Audier de la trajectoire d’un C. Bouglé, pilier du durkheimisme et en même temps sensible au républicanisme individualiste et anti-positiviste de ses adversaires ; de la restitution par Philippe Chanial de la figure de Benoît Malon, autodidacte d’origine paysanne, devenu un des principaux inspirateurs de Jaurès (qui lui donne une préface, ici reproduite, et qu’on peut lire également sur le site www.journaldumauss.net) et de Blum ; ou de la très synthétique et éclairante biographie intellectuelle que Bruno Viard consacre à Pierre Leroux, dont on voit bien qu’il est le véritable précurseur de ce moment républicain français de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Moment en définitive puissamment original et très injustement évincé des histoires usuelles de la philosophie politique alors, montre excellemment Jean-Fabien Spitz, qu’il devrait y occuper une place de tout premier rang. Ce qui frappe ici à la lecture de ces ouvrages, par delà la diversité des auteurs – Henry Michel, Benoît Malon, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Émile , Célestin Bouglé etc. - et, souvent, leurs oppositions, c’est, en définitive leur relative communauté d’inspiration. L’idée centrale, si vive chez un Durkheim, c’est que l’individu n’est pas une donnée empirique dont on pourrait partir pour bâtir une morale ou une science sociales, mais un idéal normatif à faire advenir et à réaliser. Voilà qui place tout ce courant de pensée, désormais négligé mais dont on oublie trop qu’il a fait écho dans le monde entier à égale distance des libéraux et des communautariens modernes (cf. l’article de Mark Cladis publié en ce sens dans le n°2 de La Revue du Mauss semestrielle). Ce qui frappe encore, c’est la proximité de cette inspiration avec celle qui anime la Revue du MAUSS. Comme si cette dernière, dans l’ignorance plus ou moins grande de nombre de ces textes ou auteurs, en avait redécouvert peu à peu et pour son compte nombre des thematas centraux. Éternel retour des idées. Une fois seulement cela posé, dont il nous faudra évidemment tirer les conséquences, une fois reconnue l’unité relative et singulière de ce moment de pensée, on pourra s’intéresser aux différences et divergences entre les auteurs. Et entre leurs interprètes. Elles sont parfois vives, comme le montre, par exemple, la critique par S. Audier des lectures de Bouglé données par J-F. Spitz ou Patrick Cingolani. Pour l’instant, le plus important est d’abord de nous réapproprier cette tradition en gros et dans son ensemble.

- Bellon André, Une nouvelle vassalité. Contribution à une histoire politique des années 1980, Mille et unes nuits, 2007, 223 p, 12 €.
C’est cette décomposition de l’ethos républicain dans le cadre du PS mitterandisé et donc monarchisé à laquelle a assisté A. Bellon depuis son poste de président socialiste de la commission des affaires étrangères de la chambre des députés (durant deux ans) et qu’il relate dans cet ouvrage. On ne partagera pas nécessairement ses analyses. Tout n’est pas la faute des philosophes postmodernes (parmi lesquels il est étrange de ranger Adorno ou Arendt, p. 103), et il faudrait mieux préciser quel principe républicain doit être défendu aujourd’hui, mais on ne devra pas ignorer ce témoignage sur la montée de l’esprit de vassalité. Nous assistons bien à la montée en puissance de nouvelles logiques féodales, celles, justement, qu’entendait surmonter définitivement le moment républicain français.

- Controverses, Revue d’idées, n°5, juin 2007, La fracture démocratique. Vers une démocratie post-libérale ? Éditions de l’éclat, 270 p, 20 €.
André Bellon trouverait sûrement des munitions pour son combat dans ce numéro de la revue Controverses qui, lui aussi, incrimine le postmodernisme, en mettent, plus spécifiquement et plus profondément, en lumière les paradoxes de ce que Shmuel Trigano, le directeur de la revue, appelle le progressisme radical et l’analyste américain John Fonte (dont pas moins de 4 articles sont ici traduits) le progressisme transnational. Le paradoxe du progressisme radical est d’exalter la figure de l’individu, mais c’est un individu qui n’apparaît jamais que comme membre d’une communauté (communauté de victimes, forcément de victimes), au nom de laquelle s’agitent diverses associations. Il existe ainsi un lien étroit entre individualisme et communautarisme. J. Fonte pour sa part élabore une intéressante typologie en 9 points du progressisme transnational, dont il situe l’acmé en Europe. Sur bien des points, La Revue du MAUSS est fort éloignée de l’inspiration et des positions politiques (mi-implicites mi explicites de Controverses, mais il n’en faut pas moins signaler que cette jeune revue est, comme l’indique son sous-titre, en effet, une excellente revue d’idées.

- Castel Robert, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ? , 2007, La République des idées, 140 p, 11,5 €.
Ce n’est pas, en effet, parce que une certaine concurrence victimaire sape les fondements de la démocratie libérale, ou républicaine comme on voudra, qu’il faut dénier l’existence de la domination, de l’exploitation et/ou de la victimisation. Sur la question du statut des populations issues de l’immigration et des banlieues difficiles, Robert Castel nous livre un diagnostic informé, nuancé et équilibré. Qui établit fortement l’existence d’une discrimination négative. Le problème d’une partie importante de ces populations est qu’elles ne sont à proprement parler ni dedans ni dehors. Mais cela devient de plus en plus vrai également des populations pauvres (les deux se recoupant fréquemment) que l’État social confronté à la mondialisation ne parvient plus à intégrer. C’est que la périphérie coloniale de l’impérialisme d’hier est maintenant également au Centre. Les moyens financiers de l’intégration font défaut. La conclusion, du coup, n’est guère optimiste. « Du côté social, on n’en est plus à pouvoir se représenter, comme il y a trente ans, la pauvreté et la marginalité comme un phénomène résiduel bientôt effacé par le progrès économique et social…Du côté racial, si l’ère coloniale est bel et bien derrière nous, les flux migratoires et la nouvelle conjoncture démographique vont multiplier les problèmes que pose la coexistence de groupes ethniques différents : il va falloir élaborer les conditions de viabilité d’une République pluriculturelle et véritablement pluriethnique ». (p. 118). Assurément, mais cela passe-t-il par des mesures de discrimination positive destinées à lutter contre la discrimination négative ? R. Castel reste peut-être trop muet sur ce point.

- Savidan Patrich, Repenser l’égalité des chances, 2007, Grasset, 326 p, 19, 50 €
De même, Patrick Savidan reste-t-il trop timide lorsqu’il en vient au moment de tirer les conclusions pratiques de sa démarche. Prometteuse, pourtant. Montrant comment notre usage de l’idéal d’égalité des chances est au final autoréfutant et destructeur – il nous conduit à n’attribuer qu’au mérite et au talent les différences de condition sociale. Mais comment mesurer mérite et talent ? Et ceux qui ont peu doivent-ils conclure qu’ils n’ont ni mérite ni talent [2] ? - il se propose d’élaborer une conception solidariste (au sens de Léon Bourgeois) et non individualiste de l’égalité des chances. Ce qui outre une discussion de Rawls et d’une certaine tradition philosophique nous vaut des pages intéressantes sur la philanthropie (p. 287 sq.) ou des références appuyées à Philippe Van Parijs (de Real Freedom for all) ou au RMA de Martin Hirsch, mais la question du revenu minimum inconditionnel n’est pas abordée de front. Ni celle, là encore, de la discrimination positive.

- Dupin Éric, À droite toute, 2007, Fayard, 239 p, 18 €
Écrit avant les présidentielles ce livre reste aussi et même peut-être plus actuel. Il explique la victoire de Sarhozy en montrant en effet comment celui-ci synthétise sans complexe les trois droites distinguées pat René Rémond (légitimiste, orléaniste, bonapartiste) et comment l’époque est au triomphe mondial de la Droite, portée par la vague d’individualisme sans précédent qui produit également « Une société de chiens » et « l’hystérie identitaire », titres des précédents ouvrages de l’auteur, persuadé comme le MAUSS et comme J. Génréux, dans La Dissociété, qu’on ne refondera pas les valeurs de la Gauche sans réélaborer une vision de l’homme, une anthropologie alternative à l’anthropologie utilitariste.

- Bourdeau Vincent et Merrill Robert (sous la dir. de ), La république et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, préface de Philip Pettit, 2007, Ère, 196 p, 15 €
Presque tous les débats contemporains, par quelque bout qu’on les prenne, et ceux que nous venons d’examiner dans les compte-rendu précédents le montrent à l’envi, renvoient à la même question et à la même difficulté : il nous faut retrouver quelque chose de l’idéal républicain d’hier, mais comment renouer avec lui sans se retrouver du même coup obligé d’endosser ses identifications historiques avec des dimensions devenues au fil du temps de plus en plus conservatrices et désormais intenables : un nationalisme confinant au chauvinisme, un certain machisme, une forme de communautarisme mono ethnique et mono culturel etc. La solution passe sans doute, montre notamment V. Bourdeau, qui donne ainsi le la de l’ouvrage, par une distinction entre deux formes de républicanisme : un républicanisme néo-aristotélicien – l’humanisme civique - , largement communautarien, très exigeant, trop exigent en matière d’aspiration à la liberté positive (selon les termes d’I. Berlin), celui qui s’est peu à peu sclérosé, et un humanisme plus ouvert, d’inspiration romaine, dont le philosophe Ph. Pettit est aujourd’hui le principal théoricien. Ce républicanisme là, plus modeste, un « républicanisme du gaz et de l’eau courante », reprend à son compte l’idéal libéral de la liberté négative, mais en le reformulant. Ce qu’il s’agit de rechercher ce n’est pas une impossible et parfois indésirable « non interférence » de l’État ou des actions des citoyens les uns avec les autres, mais de faire en sorte, et au premier chez à travers l’intervention de l’État, que soit assurée la non domination, i.e. que personne ne puisse interférer de façon arbitraire avec la liberté d’autrui. L’ouvrage rassemble des textes qui tentent de tirer les implications concrètes de cette conception pour certains débats contemporains, la loi sur le voile (ici critiquée sur une base néo-républicaine par R. Merrill) ou les rapports entre féminisme et républicanisme (A. Le Goff) etc. Le tout précédé d’une préface de Ph. Pettit qui présente de façon très claire, simple et synthétique l’essentiel de sa doctrine. Un ouvrage important, donc, à lire, malgré une typographie et une mise en page particulièrement peu réussies.

- Sintomer Yves, Le pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, 2007, La Découverte, 177 p, 13 €.
Le républicanisme, ancienne manière, à la Troisième République, ou manière nouvelle, à la Philippe Pettit, s’identifie-t-il au seul gouvernement représentatif, à la désignation en définitive aristocratique des meilleurs supposés par le vote (comme l’avait si bien montré Bernard Manin), et doit-il s’y limiter ? Ne lui est-il pas nécessaire, au contraire, et de plus en plus aujourd’hui d’inclure une part plus ou moins large de démocratie participative ? Et si l’on ne veut pas que celle-ci ne soit qu’un faux-semblant vite instrumentalisé, faisant jouer en fait la participation contre la démocratie (cf. le livre de J. Godbout sur ce thème), n’est-il pas nécessaire de l’organiser en recourant massivement au tirage au sort ? Et d’ailleurs, pourquoi le recours au tirage au sort, si central dans la démocratie athénienne ou dans les républiques italiennes (Florence et Venise notamment) a-t-il disparu des usages politiques modernes pour rester confinés à la sphère judiciaire ? Symétriquement, que penser de son retour en force depuis une dizaine d’années sous de multiples formes complémentaires : jurys citoyens, conférences de consensus (ou de citoyens), budgets participatifs, sondages délibératifs, assemblées citoyennes etc. ? Cette démocratie technique et délibérative – comme il est désormais usuel de l’appeler – permet-elle en effet un arbitrage consensuel ou à tout le moins éclairé entre les avis contradictoires des experts. ? Va-t-elle dans la direction d’un relâchement souhaitable du monopole des politiciens professionnels sur la vie politique ? Sur toutes ces questions on ne trouvera pas ne français d’analyses plus systématique, honnête et informée. On sait que l’auteur a conseillé Ségolène Royal, un temps championne de cette démocratie participative avant de faire passer largement cette thématique au second plan. Il ne paraît nullement évident qu’elle n’en ait pas fait un usage largement instrumental et démagogique. Mais, quoi qu’il en soit, l’utopie concrète présentée in fine, sans naïveté, et qui décrit des démocraties fortement revigorées par une possible multiplication et institutionnalisation de ces procédures, est tout à fait convaincant. On ne peut qu’y adhérer.

- Cary Paul, La politique introuvable ? Expériences participatives à Recife (Brésil), L’Harmattan, 2007, 282 p. 25, 50 €
Mais de l’idéal de la démocratie participative à sa réalisation effective le chemin est long et plus encore, montre P. Cary lorsque les inégalités sociales sont aussi vertigineuses qu’elles le sont au Brésil. La démocratie participative ne saurait suffire à en venir à bout et elles faussent et pervertissent tout le processus. On lira ici une analyse très informée, précise et sans concession à la fois de la grandeur de l’idéal et de l’importance des démentis que lui inflige la pratique. Un chapitre de ce livre peut être lu sur La Revue du MAUSS permanente (www.journaldumauss.net )

- Amemiya Hiroko (sous la dir. de), L’agriculture participative, Presses universitaires de Rennes, 2007, 210 p, 15 €
On trouvera plus de raisons d’espérer, ici non pas dans d’autres formes de démocratie, mais dans d’autres formes d’organisation des rapports économiques entre producteurs et consommateurs, à lire cet ouvrage qui recense et analyse tout un ensemble d’expériences de vente directe en Bretagne inspirées du Teikei, système d’origine japonaise, largement fondé sur l’esprit du don ( pp. 34 sq. )

- Revue Tiers Monde, n°190 – avril-juin 2007, Économie solidaire : Des initiatives locales à l’action publique.
Dans le même esprit, on lira ce numéro de la revue Tiers-Monde, coordonné par Laurent Fraisse, Isabelle Guérin et Jean-Louis Laville et qui réunit, sur les expériences d’économie solidaire dans divers pays (Inde, Maroc, Brési, Bolivie, Afrique noire etc.) certains des principaux protagonistes du débat, de la réflexion et de l’action en la matière, comme Luis Inàcio Gaiger, Christiane Girard ou José Luis Corragio. « L’économie solidaire, nuos disent les coordonnateurs de ce nupéro, peut être définie comme l’ensemble des activités de production, d’échange, d’épargne et de consommation contribuant à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens ». Et, plus loin : « L’une des originalités majeures de la perspective de l’économie solidaire réside dans l’affirmation de la prédominance du principe de réciprocité sur es principes du marché et de la redistribution ». Difficile d’être plus proche de la perspective du MAUSS. Reste toutefois à clarifier les liens du principe de réciprocité avec, respectivement, l’esprit de la démocratie et l’esprit du don et, pour cela, notamment, à clarifier les rapports entre Mauss et Polanyi. On trouverai des éléments en ce sens dans l’article de Jean-Michel Servet sur Le principe de réciprocité chez Polanyi.

- Esprit, Juillet 2007, La santé, question de justice
Nous ne rendons guère compte habituellement dans les recensions de La Revue du MAUSS des parutions d’Esprit, pourtant régulièrement reçues, (de même que nous adressons toutes nos publications à Esprit). Simplement parce qu’elles sont plus fréquentes que les nôtres et parce que toutes étant d’importance et de qualité il n’est guère aisé d’en isoler une plutôt qu’une autre.
Mais ce dernier numéro est d’un intérêt tout particulier pour les Maussiens attachés au « paradigme du don ». Après avoir lu, notamment, l’éclairante analyse de la situation politique de Jérôme Sgard (« N. Sarkozy, lecteur de Gramsci »), l’entretien d’Olivier Mongin avec Fellag, les analyses désabusées de la démocratie indienne par Christophe Jaffrelot, la mise au point de Thierry Paquot sur « L’affaire Heidegger » et l’excellente présentation par Michael Foessel des critiques adressées par Judith Butler aux problématiques contemporaine de la reconnaissance, on s’attachera avec un œil tout donatiste aux réflexions de François Beaufils, Anne-Sophie Ginon et Thierry de Rochegonde sur la question épineuse du consentement au don d’organe, et aux hypothèses fortes et troublantes développées par Isabelle Marin sur la cancérologie (« Don et sacrifice en cancérologie »). Notons, sans nous y arrêter, qu’on peut s’étonner et regretter que ces deux articles semblent ignorer les travaux du MAUSS – et plus particulièrement ceux de J. Godbout- dont ils sont pourtant si proches et qui leur permettraient peut-être d’aller un peu plus avant encore. Le premier article analyse admirablement les ambiguïtés et les perversions inhérentes à l’instrumentalisation de la rhétorique du don dans la justification de ce qui n’est le plus souvent qu’un prélèvement des organes. Pour encourager au consentement, dont les proches de la personne décédée ne sont jamais vraiment sûrs malgré la présomption instaurée par la loi Caillavet de 1976, la loi du 6 août 2004 affirme la nécessité de « témoigner une reconnaissance à l’égard des donneurs d’éléments de leur corps en vue d’une greffe », dans le souci de « valoriser les donneurs », à charge pour les hôpitaux de créer des sortes de « lieux de mémoire » à leur gloire. Mais qui sont les vrais donneurs, à qui appartiennent en définitive le corps et les organes du défunt : à lui-même ? À sa famille ? À l’État ? À la Science et à la Médecine ? Et si ce sont les deux dernières réponses qui l’emportent en pratique sur les deux premières, plutôt qu’à de généreux donateurs n’avons-nous pas affaire en premier lieu à des médecins-preneurs ? La question se pose d’autant plus que l’article d’Isabelle Marin projette un éclairage inquiétant sur la logique médicale et hospitalière face au cancer. Les traitements (chimiothérapie, monoclonaux et cothérapeutiques) ont un « prix exorbitant » et lorsqu’ils sont administrés à des stades avancés « n’allongent la durée de vie des malades que de deux ou trois mois en moyenne ». La même chose est largement vraie des traitements préventifs systématiquement administrés après un geste chirurgical pour éviter les récidives alors qu’ils ne sont utiles, pour le cancer du sein par exemple, que dans 5% des cas et que 70 à 90 % des femmes n’en n’ont nul besoin car elles sont déjà guéries. Or, ces traitements sont souvent très douloureux, et pour les cas terminaux empêchent de mourir chez soi dans son cadre de vie familier et auprès de ses proches. Pourquoi, alors, un tel acharnement thérapeutique, si douloureux et si onéreux ? I. Marin cherche réponse à la question du côté de l’anthropologie de Mauss prolongée par Bataille ou Girard. Chez les médecins, on trouve ainsi le refus d’admettre qu’on n’a pas tout donné, sachant que dans le don de médicament ou de traitement le médecin donne une part de lui-même et que c’est largement cette part qui peut guérir (cf. sur ce point les analyses de D. Bourgeon dans La Revue du MAUSS). Chez les patients on voit l’aspiration à un ultime sacrifice, à un consentement à la souffrance qui redonne espoir grâce l’abandon de soi « aux puissances suprêmes. Symétriquement, note l’auteur, « les malades cancéreux sont traités dans notre système de santé d’une façon très particulière, évoquant les soins attentifs dont bénéficie la victime sacrificielle ». « L’ensemble de la cancérologie, conclut I. Marin, peut ainsi être lu comme une entreprise sacrificielle où la société met en place une organisation complexe ad hoc, dilapide des fonds importants, utilise des potions coûteuses récentes et dangereuses, organisant une forme de sacrifice humain, auquel il apparaît difficile de se soustraire (p. 118) ». On le voit, en conjuguant ces analyses avec divers textes également publiés ces derniers temps dans Esprit sur l’éthique du care, il y a place pour une sociologie de la médecine et de la relation thérapeutique qui raisonnerait de manière systématique et approfondie du point de vue du don et de son ambivalence.

Testart Alain, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, 2007, Syllepses. 265 p, 24 €.
Cette critique du don est d’abord une critique acerbe de Mauss, vilipendé, et du MAUSS jamais nommé mais constamment visé. Au premier abord, la critique en impose en raison à la fois de la grande clarté analytique de l’auteur et de son érudition. Néanmoins, au fil des pages l’argumentaire analytique apparaît de plus en plus ratiocinant, formel et stérile, et l’érudition passablement sélective, si bien qu’on ne sait pas trop s’il vaut la peine d’entrer avec A. Testart dans un débat sérieux, précis et argumenté, qui respecte son cheminement ou de l’ignorer en retour. Quant aux clarifications analytiques, A. Testart a bien évidemment raison de faire observer que lorsqu’une cliente dit à son boucher : « Donnez-moi une tranche de bavette », ce n’est pas vraiment de don qu’il s’agit. De même, dans des pages très bien venues sur le potlatch, A. Testart montre bien comment toutes les transactions entrecroisées qui surviennent à cette occasion ne relèvent pas du don même si c’est le cas de certaines. On sera donc d’accord avec lui pour insister sur la nécessité de ne pas rabattre toutes les formes de circulation sur le don, et de mieux distinguer ce qu’il appelle pour sa part échange, don et échanges du troisième type (assez proches de ce qu’un autre auteur honni par lui, Polanyi, rangerait sous la rubrique de la redistribution). Mais où s’opère le départ ? Tout l’objectif de Testart est de réduire la part du don en peau de chagrin et d’accroître corrélativement celle de l’échange. Le cœur de l’argumentation est le suivant : pour qu’il y ait don, nous dit Testart, il faut que le donateur n’ait pas le droit de réclamer le bien donné ou son équivalent au donataire. Or dans la kula, découvre Testart à la page 416 (il faut attendre…) des Argonautes du Pacifique de Malinovski, si j’aperçois chez un ami auquel j’ai donné un bien précieux, un vaga, il y a un an, par exemple, un autre vaga comparable et qu’il ne me le donne pas, « l’usage m’autorise à le lui prendre de force ». C’est donc, conclut triomphalement notre auteur que le contre don est exigible, et donc que le don n’en était pas un. La kula ne relève alors pas du don mais de ce que Testart appelle l’échange non marchand, auquel il prête d’ailleurs à peu près toutes les fonctions du don maussien, à commencer par celle d’instaurer des relations d’alliance. Et certes, si la kula disparaît du registre du don, le maussisme en prend un sacré coup. Mais, à vrai dire, on a du mal à voir où est le problème et de quelle réfutation il s’agit. Ce dont la page 416 de Malinovski fait état, c’est tout simplement de l’obligation de rendre dont il est difficile de dire que Mauss l’ignorait. Ce que le donateur rappelle ce sont simplement les bonnes manières du don et cette obligation. Malinovski ajoute, en laissant parler le donateur trobriandais : « Cela peut certes déclencher sa fureur (du donataire) mais, là encore, notre brouille sera mi-réelle, mi-feinte ». Ce n’est pas vraiment comme si on faisait venir un huissier… Pour que l’échange non marchand puisse ainsi phagocyter le don, A. Testart est obligé de faire l’impasse systématique sur le fait que les biens précieux qui circulent dans le don cérémoniel, dans la kula, n’ont aucune utilité, qu’ils sont de purs symboles. Mais, à gommer ainsi tout ce qui relève de l’obligation de générosité affichée et plus ou moins pratiquée pour rabattre la dimension de la socialisation sur un échange donnant-donnant qui n’en serait pas un (l’oxymoron de « l’échange non marchand » autrement dit d’un échange de marché qui ne serait pas un échange de marché), peu à peu on ne comprend plus rien. Et Testart lui-même est obligé de conclure que finalement nos catégories juridiques, issues du droit romain, ne parviennent pas à saisir ces réalités complexes. Mais Mauss ne disait pas autre chose ! Et qui pouvait penser qu’une discussion juridique formaliste allait pouvoir nous donner le fin mot de l’histoire ? Quel est donc en définitive l’objet de toute cette discussion est-on ne droit de se demander ? Largement idéologique, comme toujours. Le fin mot de l’affaire est clairement énoncé page 160. Testart pose que le don est « la plupart du temps le fait de la classe dominante » et que donc il y aurait « quelque paradoxe » à « considérer qu’il pourrait venir contrecarrer ou corriger ce qu’il y a de pire dans l’économie marchande, disons, dans le capitalisme ». On l’aura compris : pour A. Testart le don est aristocratique et donc infâme. Entre le communisme primitif, autrefois célébré par l’auteur qui le trouvait partout en Australie, et le marché, il ne doit rien exister de plausible et de recommandable. Ce n’est pas la première fois qu’on aura vu un néomarxisme radical se transmuer en apologie intraitable du marché.

Dufy Caroline, Weber Florence, L’ethnographie économique, La Découverte, Repères, 2007
Quelle est donc, dans les différentes transactions pratiquées dans les diverses sociétés humaines, la part respective du don, du marché, de l’État et du droit ? Qu’a sur ce point à nous apprendre l’ethnologie. ? On le voit avec le livre d’A. Testart, c’est un euphémisme de dire que les réponses sont elles-mêmes variées et contrastées. On trouvera dans ce petit Repères de C. Dufy et F. Weber une bonne cartographie, quasi-ethnographique, précise et sereine des diverses écoles qui s’affrontent sur la question.

Grozdanovitch Denis, De l’art de prendre la balle au bond. Précis de mécanique gestuelle et spirituelle, 2007, JC Lattès, 342 p, 18 €
La question est donc toujours la même : entre-t-il, peut-il, doit-il entrer dans nos actions une part, comme on voudra, de générosité, de gratuité, de liberté, de libéralité, de prodigalité etc. ? Plutôt que de la poser à travers une interrogation sur le don, et s’exposer ainsi à tous les quiproquos moralisateurs ou anti-moralisateurs possibles et imaginables, mieux vaudrait sans doute la poser sous l’angle du rapport au jeu. La mise en équivalence du don et du jeu, si brillamment esquissée par Huizinga dans Homo ludens, reste encore à parachever. Pour aller dans ce sens on trouvera de belles pages dans ce livre particulièrement délectable d’un ancien champion de tennis, squash et courte paume qui nous livre une réjouissante galerie de portraits de joueurs de tous types, attaquants, défenseurs, tricheurs, esthètes, laborieux, réalistes, doués, faussaires etc. et qui fait revivre, surtout, un esprit du jeu – un esprit de jeu plutôt - qui laissait sa part au plaisir, au « ludisme », « qui exige pour s’épanouir pleinement cette jubilation irremplaçable que dispensent à la fois la gratuité et le goût de l’inutile au cœur de l’action » (p. 254), mais aussi, dans un autre domaine que celui des sports individuels, « le sentiment exaltant de l’équipe », toutes chose qui se caractérisent « par la régénérante, yogique et relative suspension d’identité – hautement thérapeutique pour les névrosés égocentriques qui pullulent à notre époque de repli individualiste » (id. ). Paradoxes de l’utilitarisme : si la seule chose désirable est le plaisir, et si le plaisir, comme le montrait Aristote ne peut naître que de la liberté dans l’action, ou de l’auto-hyponose dans laquelle entre le joueur (selon Jérôme Charyn cité par D. G. p 309) dès lors qu’il sait « lâcher prise » quant au résultat – sans pourtant l’oublier - pour entrer dans le cours même du jeu, alors l’efficacité utilitariste suppose de basculer dans l’anti-utilitarisme. Et réciproquement. N’est ce pas ce miracle qu’accomplit le jeu ? Comme le don ?

Bayard Pierre, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? 2007, Éditions de Minuit, 162 p, 15 €
Lecture à compléter par celle tout aussi délectable du livre de P. Bayard (je l’ai lu…). Sans rapport apparent avec le jeu, à cela près que l’auteur semble jouer en permanence avec son lecteur qu’il promène de paradoxe en paradoxe (le livre est publié dans la collection « Paradoxe »). On croit, au départ, à une plaisanterie. Que faire d’autre que sourire à la lecture de la citation d’Oscar Wilde placée en exergue : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer » ? Et pourtant, peu à peu, découvrant avec un plaisir sans cesse renouvelé toute une théorie de la lecture, de l’écriture, de la lecture, de la mémoire et de l’oubli on en vient à prendre de plus en plus au sérieux l’aphorisme initiale et presque à le faire sien. Tout, bien sûr, est dans le presque. À jouer sérieusement on touche aux propositions les plus sérieuses sans jamais sombrer dans l’esprit de sérieux. Bien joué, P. Bayard !

Bernardi Bruno, Le principe d’obligation, 2007, Vrin/EHESS, 39 p, 35 €.
Don ou jeu, c’est toujours d’un mixte d’obligation et de liberté qu’il est question. La question qui se pose aux sociétés traditionnelles est celle de l’aménagement d’une place pour la liberté dans le cadre dominant de l’obligation, le la production d’une certaine déliaison entre des individus préalablement liés par le nexum. La question centrale des sociétés modernes est inverse : comment produire un sentiment d’obligation chez les individus libres placés au fondement de l’ordre politique. L’auteur nous montre comment cette question des fondements possibles de l’obligation, si vivace aujourd’hui, est celle qui traverse toutes les théories du droit naturel depuis Bodin et qui trouve sa formulation la plus aiguë chez Rousseau. Comment fonder une communauté politique dont les membres s’obligent à être libres ? C’est aussi la question de Durkheim, comme le voit bien l’auteur et, bien entendu, c’est elle aussi qui traverse tout l’Essai sur le don. Cette généalogie du sentiment moderne d’obligation est donc bienvenue qui conclut que la modernité ne fait que commencer puisque nous sommes désormais, pur la première fois, réellement déliés et donc libres. Peut-il dans ces conditions subsister un quelconque sentiment d’obligation ?

Heinich Nathalie, Pourquoi Bourdieu, Gallimard, 2007, Le Débat, 185 p, 15 €. Comptes rendus, 2007, Les impressions nuovelles, 182 p ; 18 €
Une reconstitution très vivante d’une longue saison dans la maison Bourdieu et d’une prise de distance progressive. Où l’on voit particulièrement bien l’ethos d’une époque – où il fallait être absolument contestataire, et l’habitus des disciples séduits et subjugués. Mais N. Heinich ne voit absolument pas que la question théorique centrale de Bourdieu, inlassablement reprise sous tous les angles, est celle des rapports entre intérêt et désintéressement. Bref, la question du don. Mais c’est bien de l’acquittement d’une dette intellectuelle qu’il s’agit dans ces comptes rendus de et à : W. Benjamin, P. Bourdieu, N. Elias, E. Goffman ;,, F. Héritier, B. Latour, E. Panofski et M. Pollak.

Krick Geneviève, Reichstadt Janine, Terrail Jean-Pierre, Apprendre à lire. La querelle des méthodes, 2007, 125 p, 13, 50 €. Gallimard, Le Débat.
Non, montrait éloquemment J-P. Terrail dans son article de La Revue du MAUS n°28, défendre la méthode syllabique d’apprentissage de la lecture n’est ni superflu (au motif qu’existeraient aujourd’hui des méthodes mixtes) ni réactionnaire, bien au contraire. Il est de plus en plus permis en effet, et même nécessaire et urgent, de se demander si une siorte de catastrophe pédagogique ne s’est pas abattue sur notre système scolaire, l’abandon de la méthode syllabique allant de pair avec celui de l’enseignement de la grammaire, mal remplacée par une pseudo-linguistique, et de l’histoire de la littérature ou de la philosophie remplacée par des l’étude de morceaux choisis inintelligibles. Enrichi et accompagné des expériences relatées par G. Krick et J. Reichstadt, l’article de J-P. Terrail, ici repris, permet de conclure que « la syllabique n’est ni de droite ni de gauche : elle est juste efficace ».

Flipo Fabrice, Justice, nature et liberté. Les enjeux de la crise écologique, 2007, Parangon. Le développement durable, Bréal, 2007, 128 p
Un ouvrage d’une ambition considérable. Il s’agit de rien moins que de repenser les principes de justice à l’échelle du monde et en prenant en compte non seulement les rapports des hommes entre eux mais aussi la question de l’environnement et des risques industriels. C’est parfois trop touffu, mais sur l’ensemble des questions abordées l’information est extraordinairement riche et précise. Pour toute personne désireuse d’entrer en profondeur dans ces discussions, y compris sur les aspects les plus techniques et les plus factuels, ce livre est un véritable must. Et si on ne peut pas l’emporter avec soi, on prendra en voyage, le petit Développement durable qui rassemble de manière très claire et en peu de pages à peu près toutes les informations pertinentes sur le sujet.

Latouche Serge, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, 2007, 3,50 €.
Dans la même veine, décroissantiste, le petit livre de S. Latouche synthétise avec un remarquable et constant bonheur d’expression toutes les analyses et propositions faites par lui depuis maintenant près de dix ans. Au fil des livres et des années la dé-croissance devient a-croissance, non plus tant proposition positive d’une contre société largement imaginaire et indéterminée mais affichage d’une sorte agnosticisme méthodologique. C’est peut-être moins exaltant pour ceux qui cherchent une juste cause toute simple, mais nettement plus convaincant ainsi. Et nous nous retrouvons donc tous d’accord sur l’objectif : desserrer l’emprise de la contrainte économique, marchande et financière sur nos existences. Quant au comment, les propositions de S. Latouche insistent beaucoup sur tout ce qui touche à la relocalisation. Largement à juste titre. On n’échappera pas à la discussion sur la nécessité d’un certain protectionnisme (cf. dans ce numéro même les articles de Jacques Sapir et Jean-Luc Gréau). Mais la relocalisation des activités risque d’être rendue partiellement nécessaire par l’augmentation des coûts du transport sans qu’il y ait nécessairement besoin d’une grande révolution idéologique. En revanche, le courant issu de la décroissance semble sous-estimer l’importance cruciale de la lutte contre l’explosion des inégalités, véritable moteur central de l’illimitation contemporaine.

Michon Pascal, Les rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, 2007, Les prairies ordinaires, 312 p, 17 €
Je suis bien embarrassé (il me faut ici parler plus directement en on nom propre, A. C.) pour commenter ce livre de notre ami P. Michon, compagnon de route un peu à distance (un peu trop selon moi…) du MAUSS. Je me sens en effet en parfaite harmonie avec tout son vaste avant-propos, important, qui explique de manière très claire et tonique pourquoi toutes les postures critiques ou criticistes d’hier, marxistes, foucaldiennes, derridiennes, deleuziennes etc. manquent désormais leur cible et, plus grave, apparaissent à présent, sous la plume des disciples, comme de forts et solides soutiens du capitalisme financier et spéculatif mondialisé. Du retournement des armes de la critique ! Ces héritages post-criticistes nous interdisent de penser correctement le statut de l’individuation et de l’individualisme contemporain. OK, mille fois OK jusque là. Je devrais aussi être d’accord sur la suite. L’érudition sociologique, anthropologique, historique et philosophique de P. Michon est impressionnante. Et les commentaires qu’il donne de tous les auteurs qu’il convoque à sa discussion me semblent hautement pertinents. Pertinente également sa tentative, dans le sillage de G. Simondon, de penser la figure de l’individu « par le milieu » (c’est à quoi je me suis efforcé pour ma part dans Anthropologie du don en y esquissant ce que j’appelle un « tiers paradigme »). De surcroît, son auteur de référence principal, et de loin, est Mauss. Mais un Mauss – et c’est là où nous commençons à diverger - dans lequel P. Michon veut voir davantage un théoricien et analyste du rythme que du don et du symbolisme (pourquoi pas ? Mais à condition de ne pas laisser tomber don et symbolisme au passage). C’est en effet sur le terrain d’une théorie générale du rythme, inspirée de H. Meschonnic que P. Michon cherche la pierre d’angle commune aux divers discours disciplinaires qu’il mobilise et entrecroise. Et c’est à partir d’elle qu’il croit pouvoir penser les formes de l’individuation contemporaine. Le projet semble séduisant. Le problème c’est que pour ma part je ne comprends toujours pas son concept de rythme et encore moins du coup comment il croit pouvoir en déduire une théorie de l’individuation contemporaine. Ou, plutôt si je crois pouvoir le rejoindre sur nombre de propositions, je ne crois pas avoir besoin pour cela de passer par sa théorie générale du rythme qui me reste obscure. J’attends donc la suite.

Cannone Belinda, Le sentiment d’imposture, Calmann-Levy, 2005, 161 p, 13 €
Les débats autour de la lutte pour la reconnaissance gagneraient à prendre en compte ce sentiment d’imposture si finement analysé par B. Cannone : « l’intime conviction de ne pas être celle ou celui qu’il faudrait être pour occuper légitimement la place dans laquelle on se trouve, et la crainte d’être démasqué ». « Suis-je celle ou celui que je devrais être pour me trouver à cette place ? » se demande l’imposteur, bien distinct de l’imposteur sans italiques, le menteur ou trompeur ordinaire, de celui qui souffre d’un sentiment d’infériorité ou de honte. Comment donc pourrait-on jamais être reconnu si on ne se reconnaît pas d’abord soi-même comme légitimé à l’être ? Ce petit livre, qui se lit si aisément, a tout pour devenir un classique. De B. Cannone on lira également l’article qu’elle avait publié dans le MAUSS sur Henri Raynal, et l’interview qu’elle a réalisée de ce dernier (sur La Revue du MAUSS permanente, www.journaldumauss.net)

Lafforgue Laurent et Lurçat Liliane (sous la dir. de), La débâcle de l’école. Une tragédie incomprise, F. X. de Guibert, 2007, 248 p, 22 €
Un complément utile au numéro 28 de La Revue du MAUSS, Penser la crise de l’École, qui examine les échecs du système scolaire, paradoxalement peut-être plus importants encore, suggère le livre, dans le champ des sciences exactes que dans les autres disciplines. Le numéro du MAUSS n’était pas très optimiste. On aura compris que cet ouvrage collectif l’est encore moins. Et c’est, malheureusement, assez convaincant…

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie. Tome I : La révolution moderne, 2007, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 206 p, 18, 50 €
Difficile de ne pas dire un mot tout de suite, en raison de son importance, de cet ouvrage reçu juste au moment de boucler, qui dresse de manière synthétique le tableau d’ensemble de ce qui sera développé dans les trois tomes suivants, La crise du libéralisme (déjà paru), À l épreuve des totalitarismes et Le Nouveau Monde. On comprenait mal comment s’étaient succédé chez M. Gauchet son étonnant optimisme démocratique, amorcé par son Désenchantement du monde, et le pessimisme évident dans les textes réunis sous le titre de La démocratie contre elle-même. Ce contraste insolite, qui pouvait faire croire à une contradiction ou à un revirement à 180 degrés, s’éclaire ici au fil d’une argumentation puissante. Optimisme : rien ne nous fera revenir en arrière dans notre refus de l’hétéronomie et dans notre désir de nous gouverner nous-mêmes. En ce sens, l’histoire est bien finie, tout en ne faisant que commencer (Marx aurait dit que nous sortons à peine de la pré-histoire). Pessimisme : cet auto-gouvernement se révèle d’une complexité rare, voire quasiment impossible, si bien que la dynamique démocratique s’étiole ou s’inverse à mesure qu’elle s’approfondit. Pour comprendre ce qui nous arrive il importe de saisir conceptuellement le cours de l’invention démocratique en montrant comment elle se s’identifie avec la sortie du religieux. Mais une sortie triple, respectivement par le politique (la liberté collective), le droit (la liberté individuelle) et l’histoire. Or la combinaison de ces trois dimensions est toujours problématique, variable selon les lieux et les temps, et d’autant plus qu’il n’existe entre elle aucune harmonie préétablie. Il serait excessif de dire que cette réflexion d’envergure se lit toujours aisément. Elle impose de prendre son temps. Mais c’est un temps qui n’est pas perdu.


NOTES

[1Cf. Jean Bottéro, Clarisse Herrenschmidt, Jean-Pierre Vernant, L’Orient ancien et nous, Albin Michel, Paris, 1996.

[2Sur les ambiguïtés de l’idée d’une rémunération méritée, cf. l’article de Dominique Girardot dans le n° 29 de La Revue du Mauss.