Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé , Raymond Huard

Gauche : nouvelle histoire ou recommencement ?

Texte publié le 2 décembre 2009

Cet entretien est paru dans L’Humanité du 28 novembre 2009

ENTRETIENS CROISÉS

AVEC : ALAIN CAILLÉ, PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À L’UNIVERSITÉ PARIS-X-NANTERRE, DIRECTEUR DE LA REVUE DU MAUSS, ET RAYMOND HUARD, HISTORIEN, PROFESSEUR ÉMERITE À L’UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER *

La notion de gauche en tant que repère identitaire fort est-elle une particularité française héritée de l’histoire ?

ALAIN CAILLÉ
. On a l’habitude de faire remonter l’opposition droite-gauche à la réunion de l’Assemblée constituante de 1789, lorsque les députés de la noblesse et du clergé vont s’asseoir spontanément à la droite du président de séance et les députés du tiers-état, à sa gauche. Pourtant, dans un texte de 1764, l’abbé Barruel décrivait déjà le tempérament des gens de gauche. Il semble donc, d’après certains analystes, que ces catégories renvoient à la répartition des métiers entre les rives droite et gauche de la Seine. Après la Révolution française, la notion a perdu beaucoup de sa vigueur, pour ne la retrouver que plus tard. Mais elle a fait le tour du monde, et organisé le champ de la politique contemporaine. Aujourd’hui, elle reste vivante en dehors de France. On peut citer Die Linke (la gauche) en Allemagne ou la Gauche et la Fédération de la gauche en Italie.

RAYMOND HUARD
. Si on considère seulement l’ensemble des forces politiques que l’on situe habituellement à gauche par opposition à la droite ou au centre, la spécificité française n’est pas évidente. En revanche, si on prend en compte que ces forces de gauche ont pu, en France, à différents moments de l’histoire, contracter des alliances, former, dans le gouvernement ou dans l’opposition, des coalitions qui ont bénéficié d’un réel soutien populaire et laissé des traces dans les mentalités, qui se sont référées à des valeurs fondamentales héritées de la Révolution française, du combat pour la République, pour le progrès social – je pense au Bloc des gauches, au début des années 1900, au Front populaire entre 1934 et 1936, à l’Union de la gauche entre 1972 et 1977, puis aux expériences gouvernementales communes après 1981, et entre 1997 et 2002 (gauche plurielle) –, alors il y a bien là une spécificité. On ne trouve pas ailleurs qu’en France des coalitions ayant eu cet impact sur la vie politique.

Certains se disent de gauche sans être adhérents d’un parti…


ALAIN CAILLÉ
. On se dit de gauche de manière congénitale ou viscérale. Presque comme une obligation morale. Nicolas Sarkozy, lui-même, n’a-t-il pas déclaré avoir « le coeur à gauche, comme tous les êtres humains » ?

Y a-t-il une gauche ou des gauches ?


RAYMOND HUARD
. Les historiens sont divisés. Ils ont tantôt traité de la gauche, tantôt des gauches. Je dirais qu’il existe à la fois des forces de gauche, distinctes, ayant leur spécificité héritée de l’histoire (socialistes, communistes, radicaux), surtout au XIXe siècle et au début du XXe siècle, d’autres formations momentanées et, en même temps, il existe une Gauche qui matérialise la possibilité d’union de ces forces – pas forcément toutes. Sa composition a varié selon les périodes, et le problème de savoir quelle union peut être constituée revient en permanence. Quand on parle de la Gauche avec un grand G, on se réfère à cette possibilité d’union, quand on parle des gauches, on insiste sur la diversité des forces, mais l’emploi du même terme signifie bien qu’il y a entre elles des affinités.

ALAIN CAILLÉ
. Toutes les gauches se réclament de la gauche. Mais qu’est-ce qui la définit, qui fait l’unité relative des différents courants ? Pour le philosophe italien Norberto Bobbio, aucun projet politique n’est intrinsèquement de droite ou de gauche. Au cours de l’histoire, la droite et la gauche ont été colonialistes, anticolonialistes, nationalistes, antinationalistes, antisémites et anti-antisémites, mais les gens qui se réclament de la gauche sont toujours davantage favorables à l’égalité que ceux qui se réclament de la droite. Pour Bobbio, c’est le premier marqueur. En seconde position vient le rapport à la liberté. Je pense personnellement que ce n’est pas suffisant. Il oublie notamment la solidarité comme marqueur fondamental de la gauche. La critique de l’existant liée au « principe espérance », comme dirait Ernst Bloch, est une autre caractéristique pérenne de la gauche. Dit autrement, il y a, à gauche, une combinaison particulière de pessimisme – l’existant n’est pas bien – et d’optimisme – on aspire à des lendemains meilleurs. Cela rappelle la formule de Gramsci : « Allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté. »

On parle aujourd’hui de deux gauches…


ALAIN CAILLÉ
. Il y a toujours une oscillation entre l’espérance d’un rassemblement de toute la gauche et l’idée de deux gauches irréconciliables. Dans une certaine optique communiste, je pense à des textes de Dionys Mascolo (1), il y a l’idée que la vraie révolution est radicalement au-delà de la gauche, qui est une catégorie bourgeoise, mesurée, tiède. C’est la carte que joue actuellement Besancenot. Cela a été le cas aussi du Parti communiste dans certaines périodes.

RAYMOND HUARD
. L’idée des deux gauches, en gros, une gauche pactisant avec le libéralisme et une gauche qui le combat, a un certain fondement idéologique. Le NPA veut y trouver aujourd’hui une justification de sa posture. Mais dans la vie politique pratique, dans la multiplicité des choix qui sont faits, les choses sont plus compliquées. La diversité idéologique n’empêche pas forcément une certaine solidarité dans l’action.

Le brouillage des repères gauche-droite est-il la conséquence de l’évolution de la société, le résultat d’une offensive idéologique visant à neutraliser les oppositions de classe, ou a-t-il d’autres raisons ?


RAYMOND HUARD
. La survivance de la notion de gauche en France à travers les bouleversements qui ont marqué l’économie, la société, la vie politique, les rapports internationaux est déjà, en soi, extraordinaire. On pourrait se demander pourquoi cette réalité a pu survivre et même affecter de nouvelles forces politiques comme les Verts. Cela dit, il est plus difficile aujourd’hui qu’au XIXe siècle, ou même dans les années 1930, d’individualiser un socle d’idées, de propositions, de valeurs caractérisant la gauche. La droite – et en particulier le sarkozysme – s’est efforcée de créer une confusion, en se réclamant parfois de valeurs de gauche. Elle a aussi su prendre en compte des évolutions de mentalités ou des préoccupations récentes comme l’environnement. Mais cet effort a ses limites dans la politique menée et dans la résurgence instinctive ou programmée de toute une idéologie nettement marquée à droite. L’offensive néolibérale a marqué des points, surtout en accréditant l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative à la politique libérale, donc en tentant de supprimer carrément le débat entre droite et gauche. Le brouillage des repères est dû aussi au fait que la vie politique s’est complexifiée, que le cadre institutionnel s’est modifié avec l’élection présidentielle au suffrage universel, que de nouvelles questions sont apparues comme l’Europe, l’environnement, les rapports Nord-Sud, l’immigration. Celles-ci ne se substituent pas aux anciennes, mais s’y ajoutent. Leur multiplicité contraste avec le caractère relativement simple du socle d’idées de la gauche, par exemple en 1936 où l’union pouvait se faire autour de quelques thèmes : laïcité, progrès social, antifascisme et défense des libertés, pacifisme. Dans le même temps, l’assise sociale de la gauche s’est étiolée. Même si le salariat aujourd’hui représente environ 90 % des actifs, il est fragmenté en de très nombreuses catégories (travailleurs du secteur privé, du secteur public, précaires, érémistes ou bénéficiaires du RSA, chômeurs, immigrés, etc.). Il est devenu beaucoup plus difficile d’harmoniser les points de vue et les revendications.

ALAIN CAILLÉ. Depuis vingt ou trente ans, les luttes de reconnaissance ont pris le pas sur celles de redistribution. Luttes de reconnaissance des femmes, des anciens colonisés, des minorités ethniques, religieuses, sexuelles, etc. Jusqu’alors, l’idée qui dominait était que toutes ces luttes pouvaient être subsumées sous la lutte des classes à finalité économique : si on réglait les problèmes économiques, tous les autres seraient réglés. Manifestement on ne peut plus le croire. Or ces luttes de reconnaissance tirent du côté de la diversité. De l’affirmation de l’identité profonde de tous les dominés, on est passé à l’affirmation de la singularité des différentes catégories. Cela fragilise considérablement l’organisation du débat politique fondé sur l’opposition droite-gauche et sur les références classiques du lexique politique : les notions de peuple, de classe, de souveraineté, etc. Et cette fragilisation est d’autant plus grande que ces luttes politiques, même si elles avaient une dimension internationaliste, se structuraient principalement dans le cadre de l’État nation. Mais ce cadre n’est plus suffisant pour régler les mécanismes de redistribution et de reconnaissance. Enfin, le brouillage des repères a été accentué par le doute croissant porté sur l’idée de progrès – progrès des forces productives, de la science, de la technique, etc. –, qui servait d’unificateur à toute la gauche en incarnant son versant optimiste.

La gauche est aujourd’hui en crise. À quelles conditions, selon vous, peut-elle en sortir et se réinventer pour offrir une perspective crédible ?

ALAIN CAILLÉ. La gauche doit affronter trois problèmes fondamentaux pour recomposer un discours crédible, en prise sur l’époque. Le premier, en renouant énergiquement avec la lutte contre les inégalités. Elle a été, sur ce plan, d’une timidité terrible. Le parti dominant à gauche, le PS, a refusé de poser toute question sur ce sujet depuis trente ans. Et dans la gauche de gauche, il y avait l’idée, qui rejoint une question précédente, qu’il faut renverser le capitalisme pour régler le problème. Pendant ce temps, au sein des pays développés, les inégalités entre les très gros revenus et les revenus de base ont été multipliées par 25. Et c’est passé comme une lettre à la poste. Cette lutte contre les inégalités, contre le débordement, la démesure du monde rejoint les problèmes écologiques, qui résultent aussi de cette dynamique inégalitariste radicale. C’est un premier volet sur lequel on n’entend pas la gauche ou les gauches de façon suffisamment claire. Deuxième volet, la gauche doit réinventer des formes de solidarité dépassant le cadre de la nation. C’est plus vite dit que fait, mais c’est fondamental car l’enjeu du multiculturalisme change complètement l’espace de l’aspiration à la solidarité. Enfin, si la gauche veut se redynamiser, elle doit apprendre à sortir de l’affrontement simple entre État et marché pour faire entrer en ligne de compte un troisième acteur – la société elle-même –, à travers l’univers associatif, mutualiste, syndicaliste, de telle façon qu’il ne soit pas instrumentalisé au profit des partis ou de l’État. C’est une étape très compliquée à franchir.

RAYMOND HUARD
. La notion de crise de la gauche est vague. Il faut bien la définir et la situer à plusieurs niveaux. D’abord, au niveau de l’assise dans la société : la base sociale de la gauche s’est diluée et il lui faut reconquérir une assise sociale, reconstituer avec les diverses forces progressistes du pays des liens qui pourront prendre une forme inédite. Cela implique un travail de fond sur le monde actuel afin de pouvoir proposer une vision de la société que nous voulons. Et, sur ce plan, même si les différentes forces politiques de gauche ont des propositions, il y a un travail à faire pour tenter de les harmoniser afin d’aboutir à un ensemble cohérent. L’attitude à avoir vis-à-vis du libéralisme est un point crucial dans ce débat. À un autre niveau, si la division permanente de la gauche en forces politiques distinctes est un fait de longue durée et n’implique pas forcément de crise, il y a crise quand, comme actuellement, dans cette gauche qui est en recomposition, la tendance à la concurrence et à la lutte pour l’hégémonie est plus forte que la volonté d’union. Et il faut combattre en particulier les effets pervers sur ce point de l’élection présidentielle au suffrage universel.

Voyez-vous actuellement des prémices d’une réinvention de la gauche ?


ALAIN CAILLÉ
. Très malheureusement je n’en vois pas beaucoup. J’essaie pour ma part d’en susciter timidement. Il faudrait créer une nouvelle alliance entre la gauche et ceux des intellectuels qui ne se sont pas laissés transformer en experts sectoriels de sous-sous-secteurs du savoir, qui gardent une vision plus générale de la connaissance et en assument des enjeux éthiques et politiques. Mais l’université va radicalement en sens contraire, en produisant une forme de cécité collective. Il faudrait trouver des espaces où puissent débattre ce type d’intellectuels en voie de disparition et ce qui dans le monde associatif, mutualiste ou syndical et dans les partis politiques, reste encore vivant c’est-à- dire ce qui a encore présent à l’esprit les idéaux premiers du socialisme associatif du XIXe siècle et des mouvances politiques qui s’en sont inspirées. Un geste de refondation serait donc nécessaire.

RAYMOND HUARD
. Les prémices d’une réinvention de la gauche sont encore ténues. Le caractère très agressif et systématique de la politique de droite dirigée par Sarkozy, dans tous les domaines, peut contribuer à rapprocher les forces de gauche et à mobiliser les nombreuses forces très diverses qui existent dans le pays, et qui s’opposent à cette politique afin de constituer de nouvelles alliances enracinées dans la population. D’autre part, la crise financière a fait apparaître avec force les méfaits du libéralisme et, par contrecoup, la tendance à pactiser avec celui-ci, dans une partie de la gauche, en est affaiblie, ce qui peut faciliter l’union. D’autres signes de mobilisation populaire sont encourageants (à propos de La Poste, par exemple). La constitution du Front de gauche a montré qu’une alliance encore certes limitée pouvait acquérir une visibilité politique et remporter des succès. Mais les forces de dissociation sont aussi très importantes, du moins pour le moment. L’épreuve des élections régionales va permettre de faire le point des possibilités de coopération à gauche dans le cadre d’un mode de scrutin qui combine une prime à la majorité et la proportionnelle, et qui implique donc que l’on associe dans la démarche le souci d’affirmer la spécificité de chaque force et celui, indispensable, de l’union.

ENTRETIENS RÉALISÉS PAR JACQUELINE SELLEM

(1) Écrivain, membre du PCF de 1946 à 1949. * Derniers ouvrages parus : « Que faire, que penser de Marx aujourd’hui », d’Alain Caillé, Revue du Mauss, novembre 2009. Éditions la Découverte, 23 euros. L’Élection du président au suffrage universel dans le monde, de Raymond Huard. Éditions la Dispute, 2003, 158 pages, 11,40 euros.

NOTES