Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Stéphane Baillargeon

Michel Freitag (1935-2009) Mort d’un géant de la sociologie

Texte publié le 1er décembre 2009

Cet article est tiré de Le Devoir.com, le 14 novembre 2009. [Autorisation accordée par l’auteur : http://classiques.uqac.ca/contemporains/baillargeon_stephane/mort_geant_socio_freitag_michel/mort_geant_socio_texte.html

Il a bâti une vaste cathédrale théorique pour comprendre et expliquer la société contemporaine et surtout la « postmodernité », notre état social actuel. Père de ce que certains ont appelé l’« École de Montréal », comme on parle de l’École de Francfort ou de celle de Chicago, il a formé des dizaines de sociologues qui poursuivent maintenant son travail de critique du monde tel qu’il est, tel qu’il va. La disparition de Michel Freitag, mort soudainement hier, laisse donc dans le deuil une large part des intellectuels québécois.

Né en Suisse en 1935, diplômé en droit et en économie, il se joint en 1970 au département de sociologie de la toute neuve UQAM, alors cuirassée de dogmatismes marxistes. Lui-même s’intéresse davantage aux réflexions épistémologiques et ontologiques. En 1986, en remaniant sa thèse de doctorat, il publie les deux tomes de Dialectique et société, son opus magnum, et il participe à la création du Groupe interuniversitaire d’études de la postmodernité qui va faire école, notamment en publiant la revue Société.
La sociologie de Michel Freitag repose sur une « théorie générale de la société » et sur l’analyse de ce qu’il appelle les « modes de reproduction formels de la société ». Pour lui, l’époque contemporaine fait naître un mode dit décisionnel-opérationnel, celui de la société postmoderne qui a l’efficacité technique comme idéologie et qui privilégie un rapport immédiat au monde sans réflexivité ni sens, alors que la modernité classique se projetait vers le monde meilleur permis par le progrès par exemple. Pour lui, le néolibéralisme et le capitalisme-monde abolissaient carrément le politique.
Homme et penseur de gauche sans être marxiste, opposé férocement à l’utilitarisme triomphant, il développe de très sévères critiques du monde actuel. « La mondialisation, celle dont on parle actuellement, est une politique de déréglementation d’inspiration néo-libérale qui vise à abolir tous les obstacles politiques, institutionnels, juridiques et réglementaires qui peuvent entraver le libre déploiement de la logique du profit, et ceci, dans tous les domaines de la vie sociale et à la dimension du monde, explique-t-il à l’occasion de la sortie du livre collectif Le Monde enchaîné, en 2001. Il s’agit donc de faire de la loi du profit la loi suprême de l’humanité et d’ériger les « forces du marché » en arbitre souverain et unique de notre avenir et de celui de la planète elle-même. »
Ses propres textes demeurent toutefois d’un abord assez difficile pour les non-initiés aux arcanes de la philosophie allemande et du vocabulaire spécialisé des sciences sociales. On peut en consulter plusieurs librement sur le site Les classiques des sciences sociales (classiques.uqac.ca). Une introduction à son oeuvre a été publiée il y a trois ans par le sociologue Jean-François Filion, sous le titre Sociologie dialectique (Nota bene).
Professeur pendant trois décennies à l’UQAM, Michel Freitag y a formé des dizaines et des centaines d’étudiants qui ont ensuite poursuivi le travail d’analyse de la société postmoderne. Les « freitagiens » d’obédience plus ou moins stricte se retrouvent maintenant dans tous les départements des universités et des collèges du Québec, et même au-delà.
La cause de la mort du maître n’a pas encore été révélée. Il aurait subi un malaise jeudi et n’aurait jamais repris connaissance. Il laisse dans le deuil sa femme et leurs enfants. Le détail des cérémonies de commémoration sera annoncé dans les prochains jours.

NOTES