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Serge Latouche

La Gauche peut-elle sortir de l’économie ? À propos de « Décroissance : le poids des mots, le choc des idées » (3)

Texte publié le 8 octobre 2009

Je n’ai pas pour habitude de répondre directement aux critiques, ni de participer aux controverses et moins encore aux polémiques. On peut en général trouver la réponse aux questions soulevées dans ces débats dans mes livres et publications. Il en est ainsi en ce qui concerne les remarques des collègues Alain Beitone et Marion Navarro. Les deux contributions qui seront publiées dans le prochain numéro de la revue du MAUSS (n°34, 2° semestre 2009 NDLR), « Oublier Marx » et « La décroissance comme projet politique de gauche », en particulier, contiennent tout ce que j’ai à dire sur le sujet.

Toutefois, pour compléter les remarques de Fabrice Flipo, je peux ajouter, en avant première, deux courts extraits de mon prochain livre (le premièr sur le mot, le deuxième sur la sortie de l’économie) et un bref ajout aux deux articles du Mauss, à propos du rapport à Marx.

I. Sur le slogan de décroissance

La résistance, au sens psychanalytique du terme, au projet de la décroissance, se cache souvent à travers un ergotage sur le mot. Ce ne serait pas un mot d’ordre porteur, ce qu’il évoque est ambigu (comme si ce n’était pas le cas pour les « mots valises », progrès, croissance, développement et surtout développement durable…), de plus il est négatif, ce qui est impardonnable dans une société où il faut coûte que coûte « positiver ». Bref, la décroissance, ce n’est pas sexy. Tout cela n’est pas faux, aussi serai-je tenter de dire que c’est sûrement le pire des mots pour qualifier le projet de la démocratie écologique, mais après tous les autres. En réalité, dans les milieux écologiques ou de la gauche radicale, ce sont l’incompréhension et le refus viscéral de « sortir de l’économie » qui sont à l’origine de cette allergie.

En tant que slogan, le terme décroissance est une trouvaille rhétorique plutôt heureuse parce que sa signification n’est pas totalement négative, en particulier en français. Ainsi, la décrue d’un fleuve dévastateur est une bonne chose. Étant donné que le fleuve de l’économie est sorti de son lit, il est éminemment souhaitable de l’y faire rentrer. Ça fonctionne assez bien dans les autre langues latines : Decrescita (italien), Decrecimiento (espagnol), Decreiscment (catalan). La dénotation est la même, les connotations sont assez proches. Pour décroître, il faut « décroire » et la proximité du vocabulaire de la croyance et de la croissance s’y retrouvent. En revanche, sa traduction dans les langues germaniques pose de redoutables problèmes. L’impossibilité où nous nous sommes trouvés de traduire « décroissance » en anglais est symétrique en quelque sorte de celle de traduire croissance ou développement dans les langues africaines (mais aussi naturellement, décroissance...). Elle est très révélatrice de l’imaginaire culturel, en l’espèce la domination mentale de l’économisme.

II. Sortir de l’économie

L’analyse de « l’école » de l’après-développement, cette spécificité française, se distingue des analyses et des positions des autres critiques de l’économie mondialisée contemporaines (mouvement altermondialiste ou mouvement de l’économie solidaire), en ce qu’elle ne situe pas le cœur du problème dans le néo ou l’ultra-libéralisme, ou dans ce que Karl Polanyi appelait l’économie formelle, mais dans la logique de croissance perçue comme essence de l’économicité. En cela, le projet des « partisans » de la décroissance ou des « objecteurs de croissance » est radical. Il ne s’agit pas de substituer une « bonne économie » à une « mauvaise », une bonne croissance ou un bon développement à de mauvais en les repeignant en vert, ou en social, ou en équitable, avec une dose plus ou moins forte de régulation étatique ou d’hybridation par la logique du don et de la solidarité, mais de sortir de l’économie. Cette formule, généralement est incomprise car il est difficile, pour nos contemporains, de prendre conscience que l’économie est une religion. Quand nous disons que, pour parler de façon rigoureuse, nous devrions parler d’a-croissance comme on parle d’a-théisme, c’est très exactement de cela qu’il s’agit. Devenir des athées de la croissance et de l’économie. Bien sûr, comme toute société humaine, une société de décroissance devra organiser la production de sa vie et, pour cela, utiliser raisonnablement les ressources de son environnement et les consommer à travers des biens matériels et des services, mais un peu comme ces sociétés d’abondance de l’âge de pierre, décrites par Marshall Salhins, qui ne sont jamais entré dans l’économique [1]. Elle ne le fera pas dans le corset de fer de la rareté, des besoins, du calcul économique et de l’homo œconomicus. Ces bases imaginaires de l’institution de l’économie doivent être remises en question. La frugalité retrouvée permet de reconstruire une société d’abondance sur la base de ce qu’Ivan Illich appelait la « subsistance moderne ». C’est-à-dire « le mode de vie dans une économie post-industrielle au sein de laquelle les gens ont réussi à réduire leur dépendance à l’égard du marché, et y sont parvenus en protégeant – par des moyens politiques – une infrastructure dans laquelle techniques et outils servent, au premier chef à créer des valeurs d’usage non quantifiées et non quantifiables par les fabricants professionnels de besoins » [2].

Nous avons écrit que la société de décroissance, en tout cas telle qu’elle pourrait se construire à partir de la situation actuelle (mais aussi bien, en cas de malheur, à partir des ruines ou des décombres de la société de consommation), n’abolira nécessairement ni l’argent, ni les marchés, ni même le salariat. Mais, en même temps, elle ne sera plus une société dominée par l’argent, une société du tout marché, une société salariale. Sans avoir supprimé expressément la propriété privée des moyens de production et moins encore le capitalisme, elle sera de moins en moins capitaliste en ce qu’elle aura réussi à abolir l’esprit du capitalisme et, en particulier, l’obsession de croissance (des profits, mais pas seulement). Bien sûr, la transition implique des régulations et des hybridations ; et, en cela, les propositions concrètes des altermondialistes et des tenants de l’économie solidaire peuvent recevoir un appui total des partisans de la décroissance. Si la rigueur théorique (l’éthique de la conviction de Max Weber) exclut les compromissions de la pensée, le réalisme politique (l’éthique de la responsabilité) suppose des compromis.

III. La décroissance comme projet marxiste

Paradoxalement, on pourrait présenter la décroissance comme un projet radicalement marxiste, projet que le marxisme et Marx lui-même aurait trahi. Tout, ou presque, se trouve dans la fameuse formule curieusement citée et commentée (et finalement reniée) par nos amis : « Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ! ». « L’essence du capitalisme, commentent-ils fort justement, réside dans l’accumulation du capital, rendue possible par l’extorsion d’une plus-value aux salariés. ». Ils ajoutent en note : « Dégager un profit suffisant est une condition de l’accumulation qui n’a elle-même comme fin que la réalisation d’un profit encore plus grand. Cette logique s’impose aux capitalistes individuels, ceux qui voudraient adopter une autre logique sont éliminés par la concurrence entre les capitaux comme le soulignait déjà Marx ». Parfait, sauf que ce profit plus grand doit à son tour être accumulé. Si bien que dire que la croissance ou accumulation du capital est bien l’essence du capitalisme, sa finalité est tout aussi juste que dire qu’il se fonde sur la recherche du profit. La fin et les moyens sont ici interchangeables. Parler dès lors d’une bonne croissance ou d’une bonne accumulation du capital, d’un bon développement, comme, par exmple la mythique « croissance mise au service d’une meilleure satisfaction des besoins sociaux » de la page 6, c’est dire qu’il y a un bon capitalisme (et par exemple vert, ou soutenable/durable). A la question posé par les auteurs : « Pour répondre à la crise qui est inextricablement écologique et sociale, il faut sortir de cette logique d’accumulation sans fin du capital, de la subordination de l’essentiel des décisions à la logique du profit. Ce point ne fait pas débat ici. Cela signifie-t-il néanmoins que nous devons adhérer à la thèse de la décroissance ? » La réponse devrait être : « « Sans aucun doute » et non « Sans doute pas ».

Quoiqu’il en soit, on ne peut que se réjouir de voir que les partis de gauche se posent la question.

NOTES

[1Marshall Salhins, Age de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives (1972). Gallimard, 1976.

[2Ivan Illich, Le chômage créateur, Le Seuil, 1977, p. 87/88.