Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Don et pourboire (discussion)

Texte publié le 24 septembre 2009

A l’occasion de cette rentrée 2009, un échange sur la liste électronique des MAUSSiens (à des degrés divers). Où le pourboire fait question en tant que salaire vs rémunération d’un service ou bien reconnaissance...

Sylvain PASQUIER :

Un fait m’a étonné dans une conversation de bistrot. Une relation qui a travaillé pendant plusieurs années dans le déménagement remarquait que les déménageurs avaient le plaisir de recevoir à nouveau des pourboires depuis la crise alors qu’ils n’en recevaient plus jamais depuis longtemps. À noter déjà qu’il établissait de lui-même cette corrélation. Autour de la même table, une jeune femme faisant parfois la saison comme serveuse de bar semblait dire que, si les clients consommaient moins, il ne rechignaient pas pour autant sur les pourboires dont la proportion par rapport à la dépense totale se trouvait ainsi augmentée.

Avez-vous des échos qui confirment ou infirment ce recueil sauvage de données ? Le pourboire est une institution assez intéressante ; j’avoue que personnellement je suis tenté d’en donner mais ne le fais pas. Fils de commerçant, il m’arrivait d’en recevoir étant enfant. Comme mon ami déménageur, je crois que je les appréciais. Aujourd’hui, lorsque j’ai le réflexe de mettre la main au porte-monnaie pour le faire, ma compagne m’arrête en me reprochant de prendre le donataire pour un larbin !

Que faire ou comment faire ?

Marc HUMBERT :

La question est d’importance : elle pose celle de l’économie libérale de marché, de sa théorie et de ses pratiques mises en place depuis guère plus de 40 ans ici. Il faut aller dans les pays « pauvres » où se pratique encore « l’art » du marchandage ou plus généralement du prix qui se détermine par la relation personnelle entre les deux co-échangistes ; l’économie libérale de marché a inventé le prix fixe et l’étiquette affichage obligatoire ;en principe la théorie de la loi de l’offre et de la demande amène un seul prix pour un bien... en réalité le prix unique réel n’existe pas, que ce soit sur un marché « forain », dans une ville, une région, un pays sur la planète : mille et un prix.

Ceux qui ont l’occasion de voyager en avion savent qu’à côté d’eux il peut y avoir quelqu’un qui a payé le double ou la moitié du prix qu’eux-mêmes ont payé. Le pourboire est un vestige où le service de mise à disposition d’un bien ou d’un service est « négocié » entre celui qui l’offre et celui qui le reçoit ; la négociation dépend du rapport de force ; dans celui du pourboire, c’est souvent celui qui verse qui paie, celui qui reçoit est content d’avoir été apprécié surtout s’il a fait un effort dont il a essayé de montrer l’intensité à celui dont il attend une part de sa rémunération. Dans le passé, tous les serveurs de café étaient au pourboire, pour ne parler que de cette profession. La question est donc d’importance !

Une autre manière de voir les choses est de déconnecter le don d’argent avec le service rendu. C’est ce qu’a plus ou moins théorisé une partie des théoriciens praticiens du système Teikei au Japon, qui en fait toute la distance d’avec le système AMAP en France qui prétend cependant s’en inspirer. Hiroko prépare un ouvrage qui sortira bientôt j’espère. Il faudra attendre un peu pour des explications passionnantes.

Bien cordialement.

François VATIN :

Je suis fermement opposé au pourboire dans lequel je vois effectivement un reste de servitude d’Ancien Régime. L’expression même porte toute une symbolique condescendante. J’ai assisté avec plaisir à sa tombée en désuétude dans la société française. Je me souviens d’un temps où les chauffeurs de taxi vous claquaient la porte au nez si vous ne leur donniez pas de pourboire et où les cinémas affichaient que les ouvreuses n’étaient payées qu’au pourboire.

Le pourboire a de nombreux effets pervers :

Du point de vue du don, il est extrêmement ambigu. Si, lors d’un service (dans un restaurant par exemple), la personne a été désagréable, je n’ai aucunement envie de lui laisser un pourboire, bien sûr. Mais si elle a été disponible au-delà du strict respect de ses obligations professionnelles, je n’en ai pas envie non plus, car j’aurais l’impression de lui dire que sa gentillesse a été factice et intéressée.

Je reviens à l’Ancien Régime. Le pourboire s’inscrit dans le contexte de sociétés très inégalitaires, où il y a une forte différence dans la valeur subjective d’une somme d’argent donnée pour le donataire et pour le récipiendaire. D’où l’importance qu’il a encore dans les sociétés pauvres. Le retour du pourboire dans la société française, s’il se confirme, n’est pas un bon signe.

Amicalement depuis Cerisy, où je vais, selon la coutume et malgré mes bons principes, contribuer à mon départ au salaire des personnels...

François GAUTHIER :

Bonjour,

Un petit mot rapide d’Amérique concernant la position anti-pourboire... Je trouve la position de François Vatin très franco-française, et que ce débat sur la liste maussienne, récurrent, est par trop teinté d’ethnocentrisme et ignore la réalité des pays qui le pratique, i.e la pratique de laisser service et pourboire en liquide. Ayant survécu vingt ans grâce à ce système et l’ayant observé en fonction, l’analyse de l’ambiguïté du « don » d’argent est non avérée. Cette histoire d’Ancien Régime n’a évidemment aucun sens en Amérique, ni en Australie ni en Nouvelle-Zélande. Ainsi que ceci :

« Du point de vue du don, il est extrêmement ambigu. Si, lors d’un service (dans un restaurant par exemple), la personne a été désagréable, je n’ai aucunement envie de lui laisser un pourboire, bien sûr. Mais si elle a été disponible au delà du strict respect de ses obligations professionnelles, je n’en ai pas envie non plus, car j’aurais l’impression de lui dire que sa gentillesse a été factice et intéressée. »

Comme dans toute autre pratique du don, le pourboire est paradoxal, mais aucunement ambigu comme le suggère François Vatin. Plus le service et le pourboire sont mérités, plus le donateur s’efforce de dire que son don d’argent « n’est rien », il surajoute des merci et des paroles, etc. L’argent n’est pas la dégradation du don, mais son support. Et cette économie
informelle, franchement, est bienvenue, touchant des populations au travail souvent précaires, exigeants, sans sécurité.

J’ai vu apparaître la pratique du pourboire de 12,5% en Angleterre mi-1990 (incluse à la main dans l’addition mais avec la mention « suggested and optional »), ce qui a sorti tout une classe de travailleurs de la précarité et ouvert le service aux emplois à temps partiel lucratifs pour les artistes et étudiants (ce que la France se refuse de faire avec la fermeture des magasins le dimanche et ses règles lourdissimes à l’embauche). Il faut aussi dire que la plupart des restos ont la pratique (informelle, mais que c’est bon parfois de ne pas tout légaliser !) de redistribuer une part de pourboire à la cuisine et au plongeur... parce que LES SERVEURS sentent souvent une certaine justice à ce faire.

Donc, prenez cette question, messieurs, non pas dans l’absolu, mais bien dans son enracinement culturel et social, soyez sociologues et soyez conscients de la situation très particulière (en cela comme dans presque tout) de la Noble France !

Vive la pratique du pourboire ! (Et je ne parle pas de bakchich, mais encore là il faudrait nuancer.)

Au plaisir.

Pierre PRADES :

« Personnel, merci ! »

L’apport « américain » de François Gauthier est stimulant, mais il ne nous en dit pas assez pour être vraiment nourrissant.

Comment sont générés ces 12,5% qui ont permis, selon lui, l’accès au travail rémunéré de toute une population ? Est-ce une augmentation informelle du prix de vente de la prestation (ils sont payés par le client) ? Est-ce une renonciation à une partie du bénéfice par l’employeur (c’est un complément de rémunération « informel ») ? Economiquement, c’est probablement un peu des deux. Mais dans les deux cas, cela revient à employer de la main d’oeuvre « au noir » pour une partie ou pour la totalité de son travail. C’est ce que font beaucoup de gens, en France aussi, en payant partiellement au noir un maximum de prestations. Le raisonnement de François Gauthier semble se tenir pour une main d’oeuvre rémunérée exclusivement au pourboire (= au noir, dans mon raisonnement). Il y a alors une réelle ouverture pour de nouveaux entrants. Cela revient à poser la question : est-il souhaitable de rendre plus souples et moins grevés de charges les emplois de service de proximité et autres « petits boulots » ? C’est une vraie question, à laquelle les libéraux ont déjà leur réponse toute prête. Se contenter d’évoquer les règles « lourdissimes » de l’emploi en France ne nous aide pas beaucoup si nous cherchons autre chose que la réponse libérale.

Tout ce que je viens d’écrire ne vaut que si l’on prend le pourboire comme une contrepartie attendue du service rendu (une rémunération) et non pas comme un don. Pour ma part, il me semble qu’il est tantôt l’un tantôt l’autre, selon l’« enracinement culturel », comme dit François Gauthier.

Aux USA, je crois bien que c’est un dû, comme les taxes qui s’ajoutent au prix affiché. Au bar à New York : « Something wrong with the service, sir ? Where are you from ? Germany ? Well, you’re in America now ! » Un taxi d’Atlanta : « Five bucks ? Ten per cent... That’s the least you can do. » A l’inverse, dans la tradition aristocratique, c’est un « geste » qui a sa signification : ne rien donner, ou au contraire un très gros billet, qui ira au-delà des « 10% » qui pouvaient être attendus, et qui aura, me semble-t-il, le sens et l’effet d’un contre-don, répondant à quelque chose qui est allé au-delà de la prestation de service facturée.

On peut, comme François Vatin, refuser ce type de don inégal, aux résonances féodales, mais sa positon me semble avoir un point faible : s’il craint qu’un pourboire soit interprété comme remerciement d’une gentillesse donnée « en plus » (la rendant ainsi, rétroactivement, « factice et intéressée »), l’absence de pourboire dans ce cas peut aussi être interprétée comme le comble de l’attitude féodale : être traité avec des égards particuliers, c’est bien ce qu’un prince trouvera tout naturel, ils lui sont dus, ces égards, et il ne pensera pas un instant à les saluer d’un geste quelconque...

Bonne soirée, M’sieu-Dames, et n’oubliez pas le service.

François VATIN :

Je trouve la réaction de François Gauthier un peu brutale. Si la référence à l’Ancien régime peut sembler franchouillarde, nonobstant que la « belle province » fut sous la coupe de cet Ancien Régime, je visais seulement par là plus généralement un état pré-démocratique de la société, assez largement répandu à la surface du globe. Il ne répond à cet égard pas aux critiques de fond que j’ai développées contre le principe même du pourboire, et ce sans avoir aucun mépris pour ceux qui ont pu en vivre, en France comme ailleurs. Ce qu’il désigne à raison, et c’est ici que je suis franchouillard et l’assume, c’est que je suis un républicain qui préfère l’impôt à la charité, et le prix taxé (les 10 % de services dans les cafés et restaurants) au pourboire libre. Dont acte.

Mais si j’affirme cela, c’est aussi parce que j’ai régulièrement l’occasion d’aller dans des pays, notamment en Afrique, marqués par cette forte dissymétrie de la valeur de la monnaie entre le donateur et le récipiendaire.

Quant à la remarque de Pierre Prades, je veux simplement souligner qu’il y a d’autres retours que l’argent. C’est aussi pour cela que parfois on offre des fleurs, des chocolats ou simplement des remerciements personnalisés. De la reconnaissance... , quelque chose en plus, dès lors que le travail, lui, est payé et que l’on peut manifester autre chose dans la relation qu’un échange d’argent et de service. Serais-je subitement devenu « maussien » ?

Le reste est affaire de doigté selon les circonstances et je signalais en forme de clin d’oeil que je m’apprêtais à donner un pourboire à Cerisy. Mais je persiste à dire que le retour du pourboire dans la société française, s’il est avéré, est une triste nouvelle, car c’est un indice de paupérisation d’une fraction de la population, d’accroissement des inégalités et d’affaiblissement de la capacité du droit à régler l’échange salarial.

Amicalement à tous.

Sylvain DZIMIRA :

J’ai laissé un pourboire la dernière fois au resto au serveur, bien sympathique. Je ne l’avais pas fait la fois précédente, pris entre d’un côté l’obligation du pourboire (une vraie institution) et la volonté de signer ma reconnaissance de son service bien sympathique (il peut ne pas l’être), et de l’autre le refus de « faire la charité » ; ce dernier l’avait emporté, non sans regret de ne pas lui avoir signifié ma reconnaissance par un « pourboire » (regret mêlé à cette impression un peu étrange que laisse l’acte de se soustraire à une obligation sociale, même teintée de charité, et malgré le point d’honneur qu’on peut mettre à y résister). J’avais donc en quelque sorte rétabli la balance et lui comme moi semblions satisfaits, finalement, de ce petit geste bien symbolique... jusqu’à ce que nous nous apercevions le lendemain que nous étions nouvellement voisins de pallier... Sur le moment, lui a cherché à m’éviter ; et j’étais aussi bien mal à l’aise.

Enseignement n°1 ? Le pourboire - qui peut bien procéder de la triple obligation de donner, recevoir et rendre - s’accommode assez mal de la socialité primaire... La socialité secondaire lui sied mieux. Curieux, non, Alain (en tous cas pour ceux qui liraient un peu rapidement tes définitions des socialités primaire et secondaire) ? On serait là dans une forme de primarisation de la socialité secondaire qui doit néanmoins rester première (i.e que la relation doit demeurer d’abord fonctionnelle).

Enseignement n°2 : le don - le pourboire - peut être au service de la reconnaissance d’une relation jugée satisfaisante, fût-ce une relation prioritairement fonctionnelle, commerciale. Ou encore : dans ce secondaire primarisé, le don peut mettre de l’huile dans la relation fonctionnelle.

Enseignement n°3 : il n’y a pas que de la fonctionnalité dans une relation fonctionnelle satisfaisante. Ah, ça, c’est maussien ça ! (à dire à haute voix sur l’air du slogan de la mère Denis ! « Ah, ça c’est ben vrai, ça ! »)

Encore plein d’autres choses à en tirer, sans doute.

Morale de l’histoire : tout est dans tout (et réciproquement, bien sûr). Pour y voir clair, pas d’autres moyens que de diviser et d’abstraire, puis de recomposer le tout (d’où ces idées de socialité secondaire primarisée qui se secondarise davantage .... - à condition de rester primarisée, bien sûr ! etc.)

Morale de la morale : Divisons, divisons. Abstrayons, abstrayons. Et recomposons le tout !

PS : la France va mal. Ne l’oublions pas...

Julien REMY :

En Afrique (plus particulièrement à Ouagadougou), pas de pourboire. Et les relations avec le serveur ou la serveuse sont parfois plus qu’asymétriques. Elles sont grossières : « Eh, toi là-bas, tu ne vois pas que j’ai soif ! ». De manière générale, d’ailleurs, pas de « don » à l’étranger : essayez de faire du stop en Afrique, vous risquez de brûler sous le soleil... Mais pour revenir à notre sujet : il serait faux de ne voir dans ce type de relation avec le « garçon de café » qu’une forme d’arrogance brutale. Le « garçon » en question (ou la serveuse) peut, si l’envie lui prend, vous répondre sur le même ton. Il peut également tout simplement refuser de vous servir. En réalité, si le client s’énerve, c’est souvent parce que le serveur fait ce qu’il veut. Dans un bar africain, la vitesse avec laquelle s’effectue le service a de quoi faire bouillir un parisien d’impatience. Il est parfois tout simplement difficile de reconnaître le serveur parmi les autres clients, car il est tranquillement assis en train de boire une bière avec quelques-uns d’entre eux.

Pour moi, ces observations entrent en contradiction avec les propos de J.-P. Sartre sur le garçon de café : « Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client [...] il joue à être garçon de café » [L’Etre et le Néant]. Les serveurs, à Ouagadougou, ne jouent pas à être serveurs. Et contrairement au garçon de café de J.-P. Sartre, ils traînent plutôt des pieds... Il me semble que ce que nous payons par le pourboire, en France, c’est précisément ce jeu relevé par Sartre. Ce que nous lui payons, c’est une forme de servitude à un rôle de serveur. Et donc pas nécessairement un geste donné « en plus »... ou alors un geste joué... Nous devrions simplement lui souhaiter d’être libre, et le remercier par un sourire lorsqu’il parvient à le rester en... nous envoyant balader par exemple !

PS : Une précision : je parle des bars des quartiers populaires qu’on appelle des maquis, et pas des bars à touristes ou du service en boîte de nuit. La relation change sensiblement...

Fabrice FLIPO :

Hello !

Ici en Inde pourboire obligatoire, pour divers services, de l’ordre de 10% au resto ou au moins 10 roupies (15 centimes environ). Le stop à ma connaissance fonctionne parfaitement bien en Inde, en Turquie, en Europe de l’Est etc. partout où je suis allé. J’ai connu dans le temps une Japonaise qui ne m’arrivait pas au menton mais qui avait parcouru en stop plus de 100 pays, seule. La classe, n’est-ce pas ?

Mais la rareté des transports dans certains endroits fait que les conducteurs, qui paient cher l’usage de leur véhicule, s’attendent souvent à voir le passager payer un peu pour le transport. Bref quand on voit des voitures et autres véhicules « particuliers » sur la route, il faut considérer que ce sont tous plus ou moins des taxis potentiels - qui ne prennent donc pas « gratuitement » comme on peut le penser quand on fait du stop en France.

François GAUTHIER :

Cf. le lien suivant : http://marketing-non-marchand.ch/index2.php?id=1002

Un extrait :
2- L’argent et l’Eglise ou les besoins et le donateur
L’appel au don, comme la vente, est un des outils du marketing. Mais il y a deux sortes de marketing : l’un étant une séduction de l’entreprise pour répondre à ses propres besoins, donc souvent celui du profit. L’autre, que j’appelle le marketing non marchand, est là pour optimiser le lien social en réponse à un besoin émis et non perçu. Ainsi, plus le lien social se développe plus l’économie se développera comme une résultante de la satisfaction du destinataire et non comme un but en soit. De fait, une entreprise qui recherche le profit comme seul objectif commet une erreur stratégique.

En ce sens l’Eglise, au regard de son besoin de financement, est face à un choix : soit elle recherchera des donateurs par des moyens habituels et marchands, soit elle répondra aux besoins des croyants. Et la frontière est faible, mais oh combien il est important de la considérer !

Jacques T. GODBOUT :

Sylvain, ton histoire est éclairante. Tout est sans doute dans tout, mais il ne s’y sent pas partout aussi à l’aise. Ce n’est pas le pourboire seulement, c’est l’argent, la circulation monétaire et l’équivalence qui est naturelle dans le lien secondaire, lien instrumental, mais ne se sent souvent pas chez elle dans le lien primaire, lien voulu pour lui-même. La découverte d’un autre type de lien rend mal à l’aise. C’est comme si ton voisin avait voulu te payer le sucre qu’il est venu t’emprunter. Ça montrerait que le pourboire n’a de sens que dans le contexte d’un lien secondaire. Et encore. On ne donne pas de pourboire au médecin.

L’ambiguïté fondamentale du pourboire est qu’elle est une forme de rémunération (secondaire) pour un service qui rend possible et incite même au don (primaire). En France, même si le service est inclus, le pourboire, faible, existe quand même.

Nous préférons tous la justice à la charité. Et fondamentalement, le rapport au serveur est un lien secondaire. On s’attend à être servi avec compétence, justice par rapport aux autres clients, etc.

Dans ce cadre, la nature spécifique, unique de la relation n’a aucune importance. Elle est même une nuisance. La compétence au détriment de la relation. Entièrement fonctionnel, instrumental.

Et c’est bien. Quand on va voir un médecin, on va voir un professionnel, et on est bien content de ce type de rapport qui nous protège tout en permettant de tout dire, on est aussi bien content de cette autorité, de cette compétence, de cette supériorité qu’on a envie de lui prêter, et qui est d’ailleurs une source importante de l’efficacité thérapeutique elle-même. C’est le lien secondaire à son meilleur.

Mais dans ce cadre, et dans ce cadre seulement, on est encore plus content quand on a l’impression qu’il nous reconnaît, qu’on n’est pas qu’un numéro, comme on dit, qu’il fait allusion à quelque chose de personnel pour montrer qu’il se souvient de nous, avant de nous demander de nous dévêtir…. Mais on ne lui donne pas d’argent, mais parfois des cadeaux.

On désire presque toujours plus que la relation instrumentale, aussi compétente fût-elle. Ainsi sont les humains.

Alors tout est dans tout, certes, mais chacun est à sa place.

Sylvain DZIMIRA :

Je me retrouve tout à fait dans ce que tu dis, Jacques. C’est la conclusion à laquelle j’étais arrivé en travaillant sur les crèches parentales, où coopèrent, professionnel(le)s de la petite enfance et parents, au milieu de leurs enfants. Les problèmes commencent notamment quand les parents veulent occuper la place des professionnelles en leur disant quoi faire, en remettant en cause en quelque sorte leurs compétences de professionnelles. Mais là où cela se complique (encore !), c’est que les parents revendiquent eux aussi des compétences et donc une certaine efficacté sur le registre fonctionnel en matière éducative. Alors quand en plus viennent se greffer des problèmes culturels (une maman béninoise n’a pas le même rapport avec son enfant qu’une éducatrice allemande), cela devient vite explosif.... Mais les miracles sont quand même courants... (je n’évoque pas le cas où la professionnelle a son propre enfant dans la structure....).

Pour faire le lien avec l’empathie, je me disais aussi que pour que cela se passe bien, il fallait donc que chacun reste à sa place (le parent est d’abord un parent, le professionnel d’abord un professionnel), en sachant se mettre à le place de l’autre au moins en imagination... Ce qui ne semblait pas facile pour certains parents....

Ces quelques lignes aussi pour promouvoir l’économie solidaire en ces temps difficiles....
Pour ceux qui ne connaîtraient pas les crèches parentales (en France) : http://www.acepp.asso.fr/

Amicalement.

François GAUTHIER :

Un mot pour rassurer François Vatin sur le fait qu’il n’y avait rien de « brutal » dans mon intention…

Les exemples relevés en France, aux EUA et au Bénin sont éclairants et montrent bien que la pratique du pourboire doit être évaluée et comprise en situation et suivant les cultures.
Ce que rajoute Jacques Godbout est tout à fait éclairant, et il me semble bien que j’essayais de pointer dans cette direction : il y a, même dans les relations de socialité secondaire, un désir de lien et de reconnaissance mutuelle, intéressée et désintéressée. Voilà ce que permet le pourboire ou le paiement du service en liquide : la possibilité d’un tel rapport, ou non. D’ailleurs, il me semble que les serveurs des pays pratiquant le pourboire (en « Occident ») sont, en général, plus disposés à discuter sur le mode personnel. Plus, en tout cas, que le garçon de café parisien type, non à pourboire… Mon observation vaut ce qu’elle vaut !

Et enfin, pour Pierre Prades : au Canada, au moins une large partie des pourboires sont déclarés et imposables en fonction du volume de ventes. « Marché noir » il y a en partie, mais on ne peut pas réduire cela à du marché noir. Et enfin, n’est-il pas souhaitable qu’il y ait au moins une partie de l’économie qui fonctionne au noir ? De toute façon, n’en sera-t-il pas toujours ainsi ? Quelles fonctions sociales remplit le marché noir (ou plutôt LES marchés noirs, parce que, là encore, on ne peut vraiment pas tout mettre dans le même sac.) ? Voilà un sujet intéressant à creuser suivant une optique maussienne, non ? Et il ne s’agit pas là, je crois, d’un appui aux arguments des libéraux…

Jean-François MARÇAL :

N’étant pas expert sur la triple obligation du don, je m’abstiendrai d’établir un lien avec le pourboire.

Cependant, F. Vatin souligne quelque chose d’important dans son commentaire : le caractère injuste qui peut découler de l’institution du pourboire, car, premièrement, s’il est vrai que certains serveurs versent une part de leur pourboire aux autres employés, ce n’est pas toujours le cas. De plus, je n’ai jamais connu -sauf dans le cas des coopératives- de plongeur gagnant autant que les serveurs ! On repassera sur l’équité de la distribution.

Deuxièmement, au Québec, le débat a eu lieu il y a quelques années sur le pourboire obligatoire. Mais il me semble que le fond de l’affaire était de s’assurer que les employés déclaraient à l’impôt tous leurs revenus, i.e leur salaire et leurs pourboires (de mémoire, les serveurs doivent désormais déclarer 8% de leurs ventes en pourboire). Bien sûr, cela enlève le charme de la gratuité, mais cela est compensé par une tentative d’équité fiscale et donc de redistribution. Pour paraphraser F. Vatin, « je suis un libéral qui préfère l’impôt à la charité ».

Troisièmement, je n’ai jamais compris pourquoi certaines professions ont le privilège de recevoir des pourboires et non d’autres qui demandent une même interaction personnalisée avec le public (libraire ou disquaire, par exemple). Je sais qu’il s’agit d’une convention traditionnelle et arbitraire, mais je ne peux m’empêcher d’y voir une forme subtile d’iniquité.

Une petite remarque sur le fait d’ouvrir ou de ne pas ouvrir les magasins et restaurants le dimanche. Le Québec a autorisé leur ouverture il y a une quinzaine d’années et j’ai toujours trouvé funeste cette décision. Bien sûr, il y a eu des emplois de créés, mais ceux-ci sont généralement mal rémunérés. De plus, le gain n’est pas si évident, car on a démontré que ce ne fut pas un facteur saillant d’augmentation d’employabilité ou de consommation. Elles ne sont qu’étalées sur 7 jours au lieu de 6 et donc, il y a moins de demande d’employabilité pour les autres jours de la semaine. Les gens n’ont pas plus d’argent parce que nous ouvrons 7 jours sur 7 et l’on pourrait penser –c’est ici une hypothèse- qu’une telle mesure favorise l’endettement des ménages.

Mais le plus important, et c’est ici que cette mesure m’horripile, est que l’ouverture des magasins le dimanche vient sabrer le cycle de travail-consommation-repos. Auparavant, le dimanche était une journée consacrée à autre chose que consommer : loisirs, famille, sorties, farniente ou autres. En ce sens, le dimanche avait quelque chose de sacré, hors de la sphère marchande-travail. Avec l’ouverture, c’est l’ensemble de la semaine qui est recentré sur le cycle économique et je ne suis pas sûr que les gains en emplois compensent cette perte. Il y a d’autres moyens beaucoup plus efficaces socialement d’aider les salariés à faible revenu et le travail précaire.
Finalement et intuitivement, je m’étonne que l’on puisse défendre le travail au noir. Si l’on peut faire une distinction entre l’économie informelle et le travail ou le marché noir, la première représenterait les relations sociales significatives entre individus non-comptabilisées et non-rémunérées (entraide, travail familial, implication associative, bénévolat, etc.) ; la deuxième est le fait d’une rémunération qui échappe, par définition, aux prélèvements fiscaux. Si la première est à valoriser (même si certains féministes réclament une forme de rémunération pour les activités familiales), le travail et le marché au noir semblent plus près du resquillage. Le fait de ne pas contribuer fiscalement et en même temps de profiter de la contribution d’autrui au bien public est un cas patent du dilemme du prisonnier. Si l’on peut comprendre que certains le font dans certaines circonstances de précarité, cela n’implique aucunement la légitimité du geste. En ce sens, je ne suis pas sûr de voir où serait la désirabilité d’une telle pratique.

Amicalement.

François GAUTHIER :

Cher Jean-François,
Tu as bien évidemment largement raison au niveau des principes. Je ne veux pas défendre, apporter une légitimation au « travail au noir », seulement dire que c’est complexe et paradoxal et que ce phénomène, et que… ça existe (et que ça existerait toujours) ! Et en tant que c’est un bon exemple de terrain flou, en marge du marché institué et du contrôle bureaucratique, souligner le fait que le paradigme du don promettrait d’être très fécond suite à une étude de terrain (sur la pratique du pourboire dans divers contextes). Et ce que j’ai mentionné sur les pourboires constitue une amorce pour voir que les choses humaines sont effectivement paradoxales… et intéressantes. Je laisse pour ma part à d’autres le soin de penser le normatif et le politique (on ne peut pas tout faire !).

Sylvie MALSAN :

Pour aller dans le sens de François Gauthier, il est vrai qu’il y a là un sujet pour le paradigme du don, et un formidable terrain à faire, de manière comparative. Le pourboire est sans doute une pratique universelle (là où il existe des services) mais que l’on ne peut pas analyser en dehors des institutions propres à chaque culture. En particulier, il me semble toujours étrange que l’on s’échine à comparer les pratiques françaises et anglo-saxonnes sans rappeler que la France introduit en priorité l’Etat comme redistributeur des richesses (et donc garant de l’égalité de tous en droit) tandis que, pour l’Angleterre, les USA et je suppose le Canada, c’est la “communauté” (locale, familiale...) qui a d’abord cette responsabilité.

Mais je suis aussi d’accord avec François Vatin lorsqu’il proteste contre l’iniquité du pourboire, notamment quand il représentait le seul salaire. J’ai connu des ouvreuses de cinéma, dans les années 1970, qui crevaient la dalle avec leurs seuls pourboires et qui connaissaient une ambiance aussi délétère entre collègues que celle que l’on rencontre aujourd’hui dans le secteur privé, où les augmentations de salaire se font au “mérite”.

D’ailleurs, je ne suis pas sûre que le pourboire puisse être interprété comme la rémunération d’un service... Ce que dit Sylvain est intéressant. Pour ma part, depuis que le pourboire a officiellement disparu, c’est-à-dire depuis que le montant du service (15% si je ne m’abuse) s’ajoute à celui de mes consommations, je ne donne plus de pourboire. En revanche, je trouve que les serveurs ont droit à un minimum de politesse et d’égards, sinon d’amabilité, ce qui se raréfie de nos jours. Et je suis sûre que mon sourire et les deux ou trois mots de conversation sur le beau ou le mauvais temps que je peux échanger avec eux (s’ils sont aimables bien sûr, on n’est pas maso) ont valeur de reconnaissance (non de rémunération) du service rendu, et de cet autre humain qui vous sert mais qu’on n’est pas obligé pour autant de traiter comme un esclave. C’est toute la subtilité de la nuance entre le servant d’autrefois (il s’agissait plutôt de la servante !!) et le serveur d’aujourd’hui.

Maintenant, est-ce que manifester cette reconnaissance par le don d’une pièce est toujours désobligeant ? J’ai un exemple un peu contradictoire avec celui de Sylvain. Ma mère se ruine en pourboires par solidarité avec les serveurs (pauvres comme elle) parce qu’elle estime qu’elle ne peut pas donner moins de 2 ou 3 euros, sans doute par crainte de les humilier. Mais elle noue aussi avec eux des relations que je qualifierai d’intermédiaires entre une socialité primaire et une socialité secondaire, c’est-à-dire qu’elle et eux se reconnaissent du coup comme appartenant au même milieu (géographique et social). Mais cela ne se passe pas à Paris et la relation de proximité/complicité avec des étrangers y est plus facile.

Je serais d’avis pour que l’on fasse une claire distinction entre :

C’est cette dernière, c’est la reconnaissance sociale qui, de mon point de vue, ne peut pas être pensée hors du contexte culturel dans lequel on se trouve, non ?
(C’est pourquoi sans doute, dit Julien, à Ouaga, les serveurs peu serviables se voient rappelés à l’ordre !)

Françoise GOLLAIN :

12 mn audio en anglais sur la pratique et la réglementation du pourboire dans le pays d’Europe de l’ouest qui a érodé le plus dramatiquement les droits des salariés.

Le contexte dans ce débat est en effet essentiel.

 http://www.bbc.co.uk/radio4/youandyours/items/03/2009_39_wed.shtml

En résumé, voici ce qu’on apprend dans cet extrait :

Pourboires dans la patrie du ‘consumer choice’

Les employés des cafés et restaurants britanniques sont généralement payés aux alentours du salaire minimum qui, depuis ce mois-ci (octobre 2009), est de 5.80 livres brut (environ 6,28 euros) au-dessus de 22 ans, mais plus bas entre 18 et 21 ans, et plus bas encore en-dessous de 18 ans.

Un jeune garçon de café londonien témoignait du fait que, le pourboire représentant un part si significative de ses revenus, il avait cessé de croire en l’équité - « First come, first served » - mais servait en priorité les clients réguliers offrant les meilleurs pourboires. D’autre part, attribué en fonction du physique et du sexe de l’employé(e), il bénéficiait moins financièrement que ses jolies collègues femmes ou qu’un serveur au physique de Brad Pitt …

Jusqu’à présent, certains restaurateurs utilisaient en toute légalité les pourboires réglés par carte bancaire ou sous la forme du supplément ‘service’ obligatoire pour amener les salaires de leurs employés au niveau du salaire minimum. Ceci leur permettait effectivement des les payer bien au-dessous de ce niveau.

Une toute récente modification de la réglementation de 1999 vient de mettre fin à cette pratique.

Victoire réelle pour certains des plus bas salaires sur les îles britanniques ?
Pas tout à fait puisque la législation ne garantit toutefois pas que les pourboires reviendront effectivement aux employés parce que le code de conduite encourageant chaque entreprise à plus de transparence et destiné à clarifier la destination des sommes autres que celles versées en liquide, est de nature volontaire, à l’instar de nombres ‘contraintes imposées’ aux compagnies au Royaume-Uni.

Demeure donc pour les employeurs la possibilité de conserver les pourboires ajoutés au paiement par carte bancaire ou le « service ». Le ministre en charge justifiait ceci
en ces termes : « I hope that all employers will now do what’s fair […] I don’t want to crack down in some heavy handed way and go round questioning people … » et se refusait à défendre le principe d’un boycott des bars et restaurants qui ne respecteraient pas ce code, avec cette phrase « I just want everyone to change ! ».

Une grande chaîne de restaurants vient de décider d’annuler le « service » pour laisser le consommateur entièrement libre de décider s’il souhaite ou non attribuer un pourboire de manière, avance son porte-parole, à restaurer le statut de récompense au pourboire. Il faisait explicitement référence à la pratique new-yorkaise (où la culture est assez différente) face au journaliste le soupçonnant de réduire la facture de 12,5% en période de récession … au dépend de ses employés.

NOTES