Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé

Université, disciplinarité et interdisciplinarité

Texte publié le 11 juin 2009

L’avenir de l’Université est lié à sa capacité à rompre avec la parcellisation des savoirs qui menace son idéal humaniste, démocratique et civique. Cette rupture n’implique pas, bien au contraire, de tirer un trait sur la logique disciplinaire : il s’agirait simplement de réduire le nombre des disciplines et de les faire dialoguer en affrontant les débats théoriques et épistémologiques que ces dialogues font émerger. SD

Ce texte prolonge l’appel Pour un Cercle des professeurs et des chercheurs disparus, le Manifeste pour refonder l’Université française, ainsi que l’appel Pour la défense conjointe des SES dans le secondaire et des sciences sociales à l’Université

La question est désormais posée dans toute son acuité de savoir si les établissements d’enseignement supérieur, propulsés dans une concurrence frénétique à l’échelle mondiale et qui se présentent encore le plus souvent sous le nom d’universités sont bien en effet des universités, i.e. si elles conservent toujours quelque chose de l’ancien idéal universitaire. Ce dernier a bien sûr subi de fortes évolutions et connu des variations considérables au cours du temps et selon les pays. Mais il semble possible de dire qu’il s’organise autour des traits principaux suivants : une Université délivre des diplômes qui garantissent l’acquisition d’une certaine quantité et d’une certaine qualité de connaissances théoriques rendant aptes à l’exercice d’une profession déterminée. Cela est également et nécessairement vrai de tout établissement d’enseignement supérieur. Ce qui caractérise en propre une Université est le fait que les connaissances transmises le sont par des professeurs qui sont aussi des savants, autrement dit des personnes qui nourrissent la passion du savoir pour lui-même et chez qui le souci de sa vérité l’emporte sur celui de son utilité immédiate. Une universitas est d’abord, historiquement, l’association de ceux qui se reconnaissent les uns les autres comme partageant cette même passion dans leurs champs de connaissance respectifs. Cette reconnaissance mutuelle allant de pair avec la reconnaissance de l’importance et de la valeur des différents savoirs professés, l’association des savants appelle l’association des savoirs et fait émerger ainsi l’idéal d’une certaine universalité partageable de la connaissance ; d’un savoir qui doit être commun à tous les savants, à tous les étudiants, et, tendanciellement à tous les humains. En d’autres termes, l’Université a été traditionnellement le lieu de la conservation, de la transmission et du renouvellement non seulement des divers savoirs particuliers qu’elle délivrait, mais aussi d’une culture générale leur servant de terreau commun. L’idéal universitaire est ainsi intrinsèquement lié à l’idéal humaniste, démocratique et civique.

Il est clair que les réalités du monde universitaire n’ont pas toujours été à la hauteur d’un tel programme. Mais il n’en était pas moins leur idéal régulateur. Or c’est cet idéal lui-même qui se retrouve désormais contesté et fragilisé par de multiples voies. La plus évidente est celle de la mercantilisation du savoir. Là où les savants pensaient contribuer à l’accroissement ou à l’amélioration d’un savoir général, considéré comme un bien commun de l’humanité, ils découvrent que le champ général du savoir a été de plus en plus privatisé, soumis à la multiplication des droits de propriété et à une brevetabilité généralisée. Symétriquement, l’enseignement se retrouve subordonné à la contrainte de délivrer des diplômes toujours plus immédiatement monnayables sur le marché de l’emploi, quand bien même ils ne sont pas purement et simplement vendus comme cela se pratique dans nombre de pays. L’évolution la plus déconcertante est celle qui passe par l’objectivation quantifiée de la qualité du savoir et des savants via la bibliométrie. Outre le fait qu’elle est le plus souvent incroyablement arbitraire et illusoire, elle entraîne ce résultat paradoxal et dévastateur que les savants sont incités à s’intéresser moins à ce qu’eux et leurs pairs jugent être la qualité intrinsèque des connaissances qu’ils produisent – leur vérité ou leur beauté - mais à l’effet que leur mensurabilité produit sur les appareils de mesure. Tout se passe comme si au lieu de tenter d’élever la température d’une pièce on pouvait et devait se contenter de chauffer le thermomètre, au risque de laisser tout le monde périr de froid.

Mais l’évolution la plus pernicieuse, celle qui rend toutes les autres possibles et qui dans leur sillage induit la destruction de l’idéal universitaire, est celle qui tient à la fragmentation des disciplines et à la multiplication des disciplines spécialisées. Avant même l’émergence et l’imposition d’une norme néolibérale qui allait ces vingt dernières années s’imposer à tous les systèmes d’enseignement supérieur, l’Université a été le théâtre d’une prolifération de disciplines puis de sous disciplines puis de microdisciplines toujours plus fermées sur elles-mêmes, surenchérissant sur leurs propres jargons et leurs propres formalismes, prétendant chacune à une expertise hyperspécialisée, celle qui se prête, justement, à l’évaluation quantitative et, directement ou indirectement à la mercantilisation. Comprenons bien la nature du problème. Il ne tient pas à la division du travail scientifique en tant que telle et à l’existence des disciplines, au contraire. De toute évidence, il est a priori souhaitable de disposer de connaissances toujours plus fines, plus précises, plus pointues. Mais il y a un degré, un degré de contreproductivité de la spécialisation, à partir duquel le gain de savoir s’inverse en son contraire et où, à force de focaliser son regard sur des objets de plus en plus microscopiques on ne voit plus rien de l’ensemble. Où on distingue clairement, dans le meilleur des cas, les nervures d’une feuille mais plus l’arbre qui la porte et moins encore la forêt qui l’abrite. C’est ainsi, par exemple, que les économistes, incapables de suivre la sophistication des calculs financiers spécialisés, de plus en plus ignorants de l’histoire de l’économie et de leur propre discipline ne voient pas venir les crises, que les managers formés par les business schools les plus huppées ne savent plus manager que leur propre carrière, et que, plus généralement, la vie civique, éthique et politique se retrouve démunie de boussoles.

C’est dans ce cadre très général qu’il importe de replacer la crise de l’Université en France pour comprendre les enjeux véritables de ce qui s’est joué ces derniers mois. La particularité de l’Université française est qu’à la différence des universités de la plupart de pays, d’une part, elle n’a pas le monopole de la recherche scientifique, celle-ci s’exerçant pour partie en dehors d’elle, au CNRS notamment, et que, d’autre part, elle n’assure qu’une part de plus en plus minoritaire de l’enseignement supérieur, un nombre croissant d’étudiants la fuyant pour s’inscrire dans des établissements - grandes petites ou moyennes écoles publiques ou privées, de plus en plus souvent privées, IUT, BTS etc. -, qui sélectionnent à l’entrée et semblent offrir un avenir professionnel mieux assuré. C’est donc à juste titre que le Manifeste pour une refondation de l’Université a insisté sur le fait qu’il n’y avait aucun sens à tenter de réformer l’Université française sans réfléchir sur l’ensemble du système d’enseignement supérieur. Mais les « refondateurs » n’ont rien dit jusqu’à présent sur la question de la place respective que doivent occuper à l’Université la disciplinarité ou l’interdisciplinarité. Or, là aussi, le cas français est assez particulier. Il est curieux en effet de constater que c’est dans ce pays de vieille tradition humaniste et littéraire – la grande nation littéraire par excellence pourrait-on dire – que l’enseignement supérieur apparaît le plus spécialisé et que les embauches sont le plus strictement déterminées par cette hyperspécialisation. Il n’est pas impossible aux États-Unis de se retrouver dans le monde des affaires ou de l’industrie après avoir suivi des études de philosophie ou de littérature. Ce n’est guère imaginable en France sauf après une reconversion par les IAE.

Mais le vrai paradoxe français est le suivant : le propre de l’idéal universitaire, rappelions-nous, est de viser à une certaine universalité du savoir, de tendre à inscrire la production et la transmission des savoirs spécialisés dans le cadre d’une culture partagée plus générale. Or ce n’est absolument pas ce que fait l’Université en France. Malgré les multiples incantations à l’interdisciplinarité qui s’y font entendre, elle est au contraire le champ privilégié des affrontements ou des ignorances disciplinaires mutuelles, avec la cascade de mépris croisés qu’ils entraînent. À l’inverse, c’est dans les classes préparatoires aux grandes ou moins grandes Écoles, dans le sillage des formations scolaires délivrées au lycée et conformément à leur esprit de bachotage, que les élèves trouvent encore la possibilité de se frotter à des disciplines diverses, maths, physique, chimie etc. dans les prépas scientifiques, sociologie, économie, Histoire, philosophie par exemple dans les classes BL. On peut, on doit assurément regretter que ces enseignements visent souvent plus à assurer la sélection des meilleurs en vérifiant leurs capacités computationnelles qu’à leur ouvrir l’esprit en leur donnant à voir les enjeux proprement théoriques de leur discipline. Et ne parlons pas de la place de plus en plus congrue qu’y occupent l’art, la littérature ou les débats épistémologiques ou philosophiques. Mais au moins y a-t-il là une certaine pluridisciplinarité. Et la même chose est largement vraie des Instituts d’études politiques. Comprenons bien, qu’indépendamment de toute une série d’autres facteurs, et notamment la sélection et la disposition de moyens très supérieurs à ceux dont disposent les universités, c’est cette ouverture au pluralisme disciplinaire qui assure le succès et l’attractivité de ces cursus. De même, on voit bien qu’à l’Université, dans le domaine des SHS, ce sont justement les cursus bi-disciplinaires, aux exigences de travail renforcées, qui attirent encore ceux des étudiants qui ont encore envie de se lancer dans l’aventure de la connaissance.

Que déduire, concrètement, de ces considérations ? Tout d’abord et très généralement, que l’Université n’a de vraies chances de survivre et de renaître que si elle sait renouer avec son idéal régulateur. Cela implique qu’elle ne se mette pas seulement en mesure de faire connaître à leurs étudiants les recherches les plus pointues des chercheurs spécialisés, même si c’est là, en effet, son devoir à partir du niveau du master et a fortiori du doctorat, mais qu’elle sache aussi rendre visibles et compréhensibles les liens existants entre les divers champs de savoir. Un parcours universitaire ne peut donc pas se résumer au suivi au fil des ans d’une seule et unique discipline. Mais il ne peut pas non plus consister en un papillonnage pluridisciplinaire entre tout et n’importe quoi (par accumulation d’UE, i.e. de parcelles de savoir acquises au petit bonheur la chance des pérégrinations des étudiants) ou, comme c’est très souvent le cas en première année, en un simple collage de disciplines variées qui viennent tenter de se rendre attractives auprès des étudiants sans commencer à penser leurs articulations. Ce qu’il nous faut maintenant penser et bâtir c’est un modèle universitaire raisonnablement pérenne qui combine, selon des proportions qui restent à déterminer selon les lieux et les champs disciplinaires et selon l’avancement dans le cursus, la part qui doit revenir aux enseignements spécialisés, très ou hyperspécialisés, et, symétriquement, aux enseignements généralistes, bi-disciplinaires, inter ou transdisciplinaires.

Ne nous y trompons pas. Un basculement effectif vers une interdisciplinarité à la fois épistémique et collégiale, qui devrait être la marque propre de l’esprit universitaire, suppose de grands bouleversements dans l’organisation des carrières des enseignants-chercheurs puisqu’elle implique de rompre avec les légitimités académiques exclusivement mono-disciplinaires ou mono-subdisiplinaires qui dominent actuellement, et dont la logique est auto-renforçante et auto-aggravante (plus les recruteurs se considèrent et se valorisent uniquement comme des spécialistes et plus ils tendront à recruter encore plus hyperspécialisés qu’eux-mêmes). La direction à prendre semble donc être celle d’une réduction drastique du nombre de disciplines académiquement reconnues (sections CNU) et de sortir de la confusion dominante actuellement entre cursus de formation et discipline académique. Le régime de gestion des carrières a conduit en effet à ce que, chaque fois que l’on a tenté d’ouvrir les formations universitaires vers la professionnalisation, on a créé de « nouvelles » disciplines, disposant des mêmes attributs statutaires (sections CNU) que les disciplines classiques : sciences politiques, gestion, sciences de l’éducation, information-communication, aménagement, etc. et maintenant « sciences et techniques de l’activité physique et sportive ». Or il importe de ne pas confondre les disciplines et les formations professionnelles. Il est grand temps de revenir à une définition strictement académique des disciplines à l’opposé de la balkanisation croissante de celles-ci que nous avons connue au cours de ces trente dernières années. Celle-ci a fait éclater l’Université en une multitude de chapelles disciplinaires au sein desquelles les questions proprement scientifiques comptent moins que les logiques purement corporatives, puisque les disciplines sont d’abord le lieu de la gestion des carrières. Un pas supplémentaire à accomplir pour lutter effectivement contre la balkanisation du savoir et donc pour donner une authentique consistance à l’idée même d’Université, d’universitas scientiarum, consisterait, en plus de la suppression des micro- ou subdisciplines dénuées de consistance épistémique, à rendre possibles des regroupements pertinents entre disciplines classiques. La spécialisation en sociologie, science économique, ethnologie ou philosophie politique, par exemple a, bien sûr sa raison d’être, mais elle ne doit pas interdire de reconnaître ce que ces disciplines ont en commun : le fait qu’elles participent de la science sociale en général ou de la philosophie sociale, comme on voudra l’appeler. D’autres blocs épistémiques sont également identifiables : sciences humaines, humanités classiques, sciences du vivant etc. Il est absolument vital pour la recomposition du savoir – au-delà des invocations permanentes et creuses à une interdisciplinarité purement rhétorique et sans principe – de permettre aux enseignants-chercheurs qui le désirent et qui ont déjà été reconnus comme des spécialistes compétents dans leur champ, de pouvoir être légitimés dans un champ généraliste bi-disciplinaire. Ce sont eux qui auraient vocation prioritaire à intervenir dans les enseignements généralistes, bi- ou interdisciplinaires. Et dans les formations destinées à un large public, celui qui, au-delà des seuls étudiants demande à l’Université de les aider à devenir des citoyens actifs ou, plus simplement des hommes et des femmes curieux du savoir.

Bien au-delà de la loi LRU et du débat sur les possibles modalités de l’autonomie des universités, voilà la révolution qu’il reste aux universités à accomplir pour renouer avec leur essence. La tâche est complexe, en raison des multiples pesanteurs héritées du passé. Mais c’est en l’affrontant résolument qu’on pourra véritablement refonder l’Université.

NOTES