Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

François Gauthier

La religion de la « société de marché »

Texte publié le 24 avril 2009

Ce texte, produit suite à la rencontre de Bayeux entre Objecteurs de croissance et MAUSSiens de septembre 2007, est reproduit ici avec la plus aimable autorisation de nos amis de la Revue ENTROPIA.

Le marché, le capitalisme, l’utilitarisme, jumelés ou non avec les Droits de l’Homme et la démocratie constituent-ils la « religion de l’Occident » ? Au-delà des boutades, des rebuffades grinçantes et du mot d’esprit, qu’en est-il si l’on prend la question du point de vue des théories de la religion ? Du point de vue des sciences des religions, conquises pratiquement tout entières aux constats de fragmentation, de sécularisation, d’émiettement, de sortie et autres retours par la marge de la religion, force est de constater qu’une telle hypothèse est pour le moins hardie, voire carrément hérétique.
F. Gauthier prend la question à bras-le-corps pour interroger autant les analogies faciles que les évidences de la sécularisation pour engager un débat sur la définition de la religion et sa nature dans nos sociétés.

(Article original : Gauthier, François, 2008, « La religion de la « société de marché » », dans Entropia. Revue théorique et politique de la décroissance, No 5 (automne) : « Trop d’utilité ? », pp. 93-106.)

La religion est le lieu où un peuple se donne la définition de ce qu’il tient pour le Vrai.
Hegel, La raison dans l’histoire [1]

Après avoir forcément un peu trop divisé et abstrait, il faut que les sociologues s’efforcent de recomposer le tout
Mauss, Essai sur le don [2]

Entre les objecteurs de croissance que rassemble la revue Entropia et les intellectuels du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales que rassemble La revue du MAUSS, il y a sans doute plus de convictions partagées que de points de litige. Je m’intéresse pour ma part plus aux premières qu’au secondes. Parmi celles-là on trouve l’idée, souvent intuitive, que la toute-puissance de l’économique et les prétentions globalisantes de nos sociétés capitalistes occidentales aurait quelque chose à voir avec une forme de religion. Cette idée a été développée par un protagoniste de chaque « parti », dont François Fourquet, un économiste de gauche (ce qui déjà, aux yeux du nord-américain que je suis, relève de l’improbable) proche du M.A.U.S.S. et selon qui nous serions, nous occidentaux, les fidèles d’une religion non admise « de la démocratie, des droits de l’homme et du marché » [3]. De son côté, l’objecteur de croissance qu’est Serge Latouche, qui avait déjà élaboré sur la dimension mythique du progrès dans La Méga-machine [4], allait récemment plus loin dans un article portant sur « la religion de l’économie » [5].

Je dois avouer que ces propositions m’ont d’abord surpris, car voilà bien une question à laquelle je réfléchis depuis un certain temps et qui ne va aucunement de soi dans le champ des études sur le religieux, qu’elles soient philosophiques, sociologiques ou anthropologiques. Sans doute est-ce parce que nos auteurs ne baignent pas eux-mêmes dans cette matière qu’ils se permettent l’économie des grands débats qu’ils ne se permettraient pas par ailleurs dans leurs domaines de compétences respectifs. Car si voir dans l’économique une forme ravivée du religieux peut sembler à certains égards évident (ne sommes-nous pas, comme le disait récemment un populaire commentateur québécois, sortis des églises pour entrer au supermarché ?), soutenir ce genre de position dans le milieu académique spécialisé dans le religieux n’a rien d’évident.

L’hypothèse, dans le climat actuel, est donc on ne peut plus hardie, ce qui engage un minimum de prudence. Quelle foi donner à cette idée d’une « religion économique » [6], religion du marché ou religion de l’économie ? Quelle en est la substance ? Comment l’inscrire dans le champ des sciences sociales de la religion ? Qu’est ce que ceci signifie pour une critique de l’économie de marché et du « dogme de la croissance » ? Voilà des questions certes trop vastes, mais auxquelles je vais tenter d’apporter un brin de réponse.

Il faut d’abord dire que François Fourquet et Serge Latouche abordent le sujet de manières tout à fait différentes. Ce dernier se rallie à la majorité du petit nombre de ceux qui, de près ou de loin, ont avancé l’hypothèse d’une religion du marché ou de l’économie sur une base substantive, c’est-à-dire en repérant dans le système actuel des éléments comparables à ce qui est généralement et sans conteste admis sous le mot religion, à savoir le christianisme institutionnel et dogmatique. Non le moindre de ces auteurs est le grand théologien états-unien Harvey Cox qui, dans un court texte à saveur polémique intitulé « The Market as God » [7], a avancé un argumentaire préfigurant celui de Latouche. Il n’y a qu’à lire les pages économiques des grands quotidiens du monde, écrit Cox, pour se convaincre que s’y construit un « grand récit sur le sens profond de l’Histoire », le tout avec mythe d’origine (la Révolution industrielle notamment), récits de rédemption, doctrine du salut par la libéralisation des marchés, prêtres (banquiers et économistes), pratiques de divination (bourse, spéculation, traders), liturgies (les cotes boursières aux infos), théophanies (miracles économiques), calendrier des saints (Bill Gates…), divinité du Marché à la Main Invisible, théologies anthropomorphiques (les marchés sont nerveux, jubilants, soulagés…), rituels (les annonces trimestrielles de la Réserve fédérale américaine), etc. Le Marché, écrit Cox, est devenu une Valeur, la Valeur des valeurs. Le divin Marché est omnipotent, omniscient, omniprésent et auto-réalisateur. Voilà à gros traits en quoi consiste pour lui la religion du marché [8].

Outre le fait d’être un exercice amusant et caustique, définir la religion du marché sur une base comparative et substantive relève de l’analogie et de la suggestion. Or que nous dit Cox ? S’agit-il, oui ou non, de religion ? L’analogie confine à l’indécidable. La « divinité » du marché n’est-elle pas un constat au final bien superficiel, qui néglige les différences fondamentales entre la divinité chrétienne, plus ou moins radicalement transcendante, et le Marché comme processus anonyme et infaillible d’autorégulation et d’harmonisation ? Comment nier qu’entre la société régie par le christianisme et celle régie par le marché, il n’y a pas eu une mutation majeure interdisant pareilles équivalences ? Il est par ailleurs assez surprenant de voir que c’est sur une base substantive qu’un tel rapprochement est fait, les définitions substantives de la religion ayant plutôt tendance à servir des perspectives restrictives et exclusives du religieux [9].

De son côté, la voie empruntée par François Fourquet est à rebours fonctionnelle et trouve son inspiration chez Durkheim : la religion a pour fonction de définir le plausible et le possible, de donner à une société une image cohérente et totalisante d’elle-même. Ce type de définition de la religion, très large et liée à la fonction instituante du social rejoint ce que disait Hegel, cité en exergue : la religion définie le vrai, l’évidence et l’inquestionnable d’une société — de toute société, et donc aussi des nôtres. Voilà, plutôt que la perspective comparative, une approche à mon sens plus prometteuse et moins anecdotique dans la mesure où elle semble pouvoir statuer, au-delà de l’analogie, sur la plausibilité d’un fondement religieux à nos sociétés. Or il faut dire que le support théorique, chez Fourquet, reste non thématisé. Autrement dit, le gros du travail reste à faire.

Il est intéressant à noter au passage que ceux qui parlent d’une religion du marché ou de l’économie sont à ranger bien à gauche, du côté des opposants et des critiques du néolibéralisme. Dans quelle mesure ceci explique-t-il cela ? Ce qu’il faut dire le plus clairement possible, c’est que l’on doit récuser les relents marxistes qui tendent à affleurer avec la suggestion d’une religion du marché, en renvoyant à une conception de la religion comme opium du peuple et illusion. Voilà ce qui autorise Serge Latouche, par exemple, à en appeler à un « athéisme de l’économie » après avoir écrit que le « culte de la croissance-développement représente ainsi l’achèvement de la colonisation de l’imaginaire » [10], ou encore que la religion de l’économie « se révèle alors la plus prodigieuse construction symbolique inventée par le génie humain pour justifier la souffrance qu’une partie de l’humanité inflige à l’autre » [11]. Ce genre de formule ne sert en rien une analyse qui a autrement ses mérites — et sa part de vérité. Non pas qu’il n’y ait pas, dans tout système religieux, une part parfois non négligeable d’aliénation. Mais s’il y a quelque chose comme une religion du marché, ce n’est pas en tant qu’elle serait une tromperie, un voile ou le reflet déformé d’une réalité autrement atteignable, lutte des classes ou autre domination des puissants, mais bien en tant que réalité symbolique profonde, « socle » à partir duquel s’organise la société [12]. C’est ici où il faut se faire maussien et affirmer la nature symbolique du social : ce que l’on appelle le symbolisme est donc plus réel que le réel, il n’y a rien de plus solide ou de plus réel « en-dessous » [13]. Il serait ainsi plus juste d’inviter à un « agnosticisme » de l’économie.

La religion n’est pas en l’air… ni dans les marges

Parler de la « religion du marché » ou de « l’économie » entretient une ambiguïté qu’il faut lever. Il convient à mon sens de distinguer entre le religieux, la religion et une religion. Le religieux, comme on dit le politique, réfère à un type particulier de fonctionnalité symbolique (rapport avec ce qu’une société sacralise, d’une part, et ce qui lui est Autre, d’autre part). Mieux vaut donc parler de religieux que de « la religion » qui porte en elle l’idée d’une essence substantive transhistorique et universelle. Désessentialisée, la religion est au religieux ce que la politique est au politique, à savoir une institutionnalisation déterminée du religieux dans une société donnée. Il s’agit donc ici de poursuivre l’intuition durkheimienne suivant laquelle la religion n’est pas d’abord une expérience du numineux ou définie par une sphère spirituelle, mais qu’elle relève du moment de fondation et de totalisation du social [14].

Camille Tarot a superbement résumé ce qui constitue l’apport durkheimien en matière de religiologie : « Il s’agit de montrer, à partir des sociétés traditionnelles, le caractère primitivement social et institutionnel du fait religieux, qu’il ne se réduit pas à un phénomène privé, à des états d’âme individuels, à des émotions ou à des sentiments intimes, à des faits psychologiques de sensibilité, mais qu’il a son centre dans quelque chose d’extérieur aux individus, qu’il les réunit en groupes et qu’il est relié à toutes les autres institutions, familiales, politiques ou culturelles. » [15] C’est dire que la religion est par définition liée à la fondation, la régulation, la production et reproduction du social. Elle est ainsi constitutivement liée au type particulier de société dans laquelle elle opère. Comme l’écrit encore Tarot, selon Durkheim : « La religion “n’est pas en l’air”, vivant dans les seules représentations collectives. Elle s’inscrit dans la morphologie et la physiologie sociales, elle est tribale dans les sociétés tribales, nationale dans les sociétés nationales, universelle dans les grands empires, et elle est au cœur de l’action sociale. Elle est, de plus, fonctionnelle en aidant puissamment < à l’intégration de l’individu, en assurant la transmission des traditions qu’elle protège, en aidant, fût-ce mythiquement, la société à se représenter à elle-même, à fixer sa place dans le monde, et en donnant buts, valeurs et normes à l’action collective. » [16] Voilà ce qu’il faut chercher à dégager en rapport avec nos sociétés, une fois leur type défini. Un tel travail n’est pas une mince affaire, or c’est bien au cœur même de leurs ambitieuses entreprises respectives que tant Weber que Durkheim se sont intéressés au religieux.

Il faut insister sur le caractère absolument hérétique, presque subversive de l’hypothèse d’une régulation religieuse de nos sociétés du point de vue des sciences sociales et de la philosophie politique aujourd’hui. Car, s’il y a un consensus aujourd’hui en matière de religion, c’est bien le paradigme de la sécularisation qui, sous ses multiples formes, postule une seule et même chose, à savoir que le procès de la modernité a eu pour effet de déloger la religion de toute fonctionnalité sociale pour la refouler dans les marges et dans l’expérience intime des individus [17]. La modernité devient ainsi un moment de bascule entre deux humanités, l’une structurée religieusement et l’autre non. Ce « saut » anthropologique et ontologique demeure implicite et non théorisé par la très grande majorité des chercheurs aujourd’hui, et il faut reconnaître à Marcel Gauchet le mérite, dans sa fameuse thèse sur le désenchantement du monde, d’avoir cherché à en rendre compte. Mais, même ceux qui s’opposent à Gauchet ne remettent jamais en cause ce constat d’une sortie de la régulation religieuse de nos sociétés et du refoulement de la religion dans la religiosité « privée » [18]. Or l’hypothèse — donnée pour évidence — de la sortie de la religion n’est-elle pas au fond une croyance religieuse qui fonde l’identité moderne face à ce qu’elle veut son autre, le reste de l’humanité, dans le temps comme dans l’espace ?

Le recul historique a bien montré comment les idéologies et les systèmes politiques modernes, qui se présentaient comme non religieux au départ, se sont avérés de part en part traversés par une logique religieuse, comme en témoigne les néologismes « religion séculière », « religion civile », « religion politique », « sacré hors religions » etc. inventés par les sciences sociales pour tenter d’en rendre compte. Toutes ces dénominations postulent la perduration du religieux mais de manière ambiguë, dénaturée, un religieux qui ne l’est pas, du crypto ou du pseudo religieux. Voilà qui témoigne d’un malaise au cœur duquel la question de la religion nous plonge : l’impossibilité pour la pensée moderne (qui se veut foncièrement areligieuse) de penser ensemble modernité et religion. Cette difficulté nous vient du fait que penser le religieux, c’est penser nos évidences et nos angles morts et ainsi ébranler nos certitudes à l’égard de nous-mêmes, à commencer par l’autodéfinition de la modernité auto fondée, autonome et sortie de la religion. Serions-nous des religieux qui s’ignorent ? C’est ce que suggère l’idée d’une religion administrant nos évidences.

La « société du marché »

Durkheim nous invite donc à penser le religieux en rapport avec des types spécifiques de sociétés. Or, comment caractériser la société actuelle ? Il est indéniable que la deuxième moitié du XXe siècle a été le théâtre de changements majeurs dans l’organisation de nos sociétés et leurs symbolismes. Les travaux sociologiques montrent qu’une rupture culturelle importante est survenue après la Deuxième guerre mondiale et l’avènement conjoint de la génération du baby boom, des moyens de communication de masse et de la société de consommation. Les travaux en sciences politiques montrent également l’essoufflement de l’investissement du politique et la crise subséquente d’un certain modèle de démocratie. La naissance du M.A.U.S.S. se fait d’ailleurs dans le sillage de cette nouvelle donne sociale dans laquelle l’économique joue un rôle de plus en plus prédominant, au point où il apparaît non plus enchâssé (embedded) mais enchâssant, ce dans quoi s’arriment les autres champs sociaux [19].

Il convient peut-être de voir dans cette nouvelle donne une « unification du monde sous le signe du marché » [20], suivant les mots de Marcel Gauchet. Ce dernier insiste sur la globalité de la mutation vers l’économique, entraînant avec elle tous les champs sociaux suivant une logique à la fois singularisante, universalisante, décentralisante et immanentisante. Gauchet écrit : « l’idée de marché. […] a fort peu à voir, sous cet aspect, en fait, avec des considérations d’efficacité économique. Elle est le fruit d’une reconsidération du statut politique de l’acteur, et c’est pour ce motif qu’elle fonctionne comme un modèle général des rapports sociaux. Ce n’est pas du marché comme institution de l’économie à l’intérieur de la société dont il est question, en la circonstance, mais véritablement d’une société de marché. Comment se représenter la forme des relations susceptibles de s’établir entre des agents tous indépendants les uns des autres tous fondés à poursuivre à leur guise la maximisation de leurs avantages, en l’absence d’une composition impérative au nom de l’intérêt de tous ? Tel est le problème posé, problème auquel seule la figure d’un processus d’ajustement automatique [le marché] est capable de répondre. » [21] Le marché opère ainsi dans la culture de manière à moduler les attentes et les conduites, à donner une image plausible du monde et à offrir un modèle pour l’ensemble de la vie sociale. En somme, le marché apparaît dès lors comme une pièce maîtresse de cette religion que nous essayons de définir.

Le point d’achoppement réside dans la nature du marché et de cette régulation automatique. S’agit-il d’une régulation purement formelle, sapée de toute substance et de toute portée symbolique ? Le « marché », que tous s’accordent à voir comme un moteur des dynamiques sociales, est-il religieux (Latouche, Cox et Fourquet) ou non (Gauchet) ? Si la société contemporaine est une société de marché, la religion propre à cette morphologie et cette physiologie sociales serait ainsi la religion de la société de marché [22]. En fait, la question qui se repose ici est celle du désenchantement du monde tel que problématisé par Max Weber [23]. La société de marché est-elle, à la suite de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme [24], le produit purement non religieux de l’ethos protestant ? Selon Weber, si le capitalisme a nécessité un « moteur » symbolique et religieux à l’origine, il est à même de fonctionner seul une fois « bien en selle », telle une machine (ou une Méga-machine…), ce que rend l’image weberienne de la « cage d’acier ». La modernité capitaliste, rationnelle et utilitaire ne serait alors qu’un évidement progressif du sens, sapement de la substance par la forme, règne du code contre le symbole et victoire du simulacre (Baudrillard). Or est-ce vraiment le cas [25] ?

L’argumentaire le plus convaincant dans le sens contraire vient à mon avis de Luc Boltanski et d’Ève Chiappello dans Le nouvel esprit du capitalisme [26]. Ce qu’avancent ces auteurs dans la première centaine de pages de l’ouvrage me semble être passé à peu près inaperçu malgré ses conséquences dans le débat qui nous occupe. Définissant « l’esprit du capitalisme » comme l’idéologie (au sens de Louis Dumont, voir infra) qui motive et justifie l’engagement dans le capitalisme, ils défendent l’idée que le capitalisme a nécessité une telle assise idéologique fournissant de « puissantes raisons morales » non seulement à l’origine, mais tout au long de son histoire [27]. À l’esprit du capitalisme initial, défini substantivement par Weber, les auteurs ajoutent deux autres esprits idéal typiques jusqu’à nos jours. Ainsi, loin que d’être le royaume du non-sens, de l’anomie, de l’évidement et du roulement à vide, le capitalisme, par le biais de son idéologie, exerce une fonction symbolique de totalisation du monde et d’intégration des personnes : il garantit une certaine sécurité morale, offre des motivations pour l’action, dessine un horizon d’attentes et d’idéal, définit le registre des espérances (intramondaines dans ce cas-ci), du plausible, du Bien et du Bon, s’auto légitime et s’auto justifie [28]. En somme, une idéologie est nécessaire et consubstantielle aux sociétés capitalistes (ou sociétés de marché) comme pour toute société [29]. Est-il possible pour autant de dire que nos sociétés ne sont pas sorties de la régulation religieuse comme elles le prétendent [30] ?

Cette question nécessite que l’on examine à leur tour les rapports entre idéologie et religion. Tout d’abord, d’un côté comme de l’autre, c’est toujours du travail symbolique assurant la cohérence des sociétés qu’il s’agit. Sous la plume de Georges Dumézil et de Louis Dumont, par exemple, l’idéologie recoupe tout à fait la perspective durkheimienne sur la religion. Dumont définit l’idéologie comme « l’ensemble d’idées et de valeurs communes dans une société » [31], le plus souvent implicites, de l’ordre de l’évidence et véhiculées par les dynamiques symboliques de la tradition : « Elles constituent les catégories de base, les principes opératoires de la “grille” de conscience, bref les coordonnées implicites de la pensée commune » [32]. En somme, il est tout à fait légitime de dire que l’idéologie est une autre manière de problématiser la religion englobante et fondatrice de nos sociétés [33]. Ainsi, dire que le capitalisme s’appuie sur une idéologie qui lui est consubstantielle et nécessaire, c’est dire que la société capitaliste — ou du marché, c’est selon — repose, comme toute autre société, sur un socle religieux.

Le noyau inviolable de la société de marché

Si les croyances en un au-delà sont périmées, le refus moderne de toute transcendance et de tout dogmatisme n’échappe pas lui-même à l’investissement comme croyance et dogmatisme. La force de la croyance moderne est de se nier comme telle et de se fonder dans le pragmatisme (dans l’évidence de la réalité) au moment même où s’est accomplie l’intramondanisation permise par le mouvement de transcendantalisation radicale du principe divin du christianisme. Les mythes et les schèmes religieux modernes sont par conséquent largement implicites et inconscients. Parmi ceux-ci, il semble effectivement incontestable, comme le disent Cox et Latouche, que le Marché, en tant que régulation automatique « naturelle » devant harmoniser la socialité humaine, est une « transcendance immanente » qui structure l’ordre social, définit le réel et fait l’objet de croyances. Il en est de même de la Croissance, sœur du Progrès et raison d’être de la libération/libéralisation du Marché.

Voilà pour l’économique, mais peut-on en rester là ? Pour sa part, François Fourquet, il faut le rappeler, parle d’une « religion de la démocratie, des droits de l’homme et du marché » qui « justifie l’existence de l’Occident ». Le processus de désenchantement du monde, selon lui, n’a donc pas tant désacralisé l’espace humain-social que sacralisé d’autres noyaux en gestation depuis l’Antiquité : la Nation, la Démocratie, l’Individu, la Liberté, l’Égalité etc. La religion propre à nos sociétés ne se réduirait pas à l’économique mais comprendrait également et en même temps une sacralisation de notions (de symboles) politiques.

Le débat autour de la modernité a peut-être trop eu tendance à séparer ce qui relève du politique (Individualisme garanti par les Droits de l’Homme par exemple) et ce qui relève de l’économique, comme si ces sphères n’étaient pas de quelque manière intrinsèquement reliées. Or État et marché sont apparus conjointement dans l’histoire, et il y a de bonnes raison de suivre Alain Caillé quand il défend l’idée de leur coextensivité [34]. Montrer les rapports étroits entre l’évolution du politique et de l’économique en modernité, voilà qui est également le propos de Jean-Claude Michéa dans son dernier ouvrage [35]. La progressive mainmise de l’économique sur le social ne s’explique pas sans en comprendre les conditions politiques : libéralismes politique et économique sont liés. Le Marché en tant que mécanisme auto-régulateur, purement mécanique et tendant naturellement vers l’harmonie des désirs et le bonheur du plus grand nombre, et son corollaire, la Croissance (économique), avec son imaginaire organico évolutionniste, sont apparus en réponse au souhait d’une neutralité axiologique constitutive. Et le Marché, démontre avec force Michéa, n’est possible que conjointement à une régulation automatique symétrique d’ordre politico-juridique, le Droit, axiologiquement neutre lui aussi. Évidemment, une telle neutralité est entièrement illusoire, refoulement de l’hétéronomie indépassable de toute société dans le mythe (religieux) de l’Autonomie.

Conclusion : «  Know your enemy  » [36]

D’une manière qui peut paraître paradoxale, l’utilitarisme désacralisant sous-tendant la société de marché a fini par revêtir les habits du religieux. Voilà qui heurte plus d’un consensus en sciences sociales. Considérons la question suivante, formulée par Christian Laval : « Comment se fait-il qu’une représentation de l’homme [l’homo œconomicus] aussi massivement démentie par toutes les enquêtes historiques et anthropologiques sur les sociétés humaines dont nous disposons aujourd’hui […] soit encore si puissamment défendue et connaisse même une telle expansion dans les sciences humaines actuellement ? De quelle nature est cette représentation diffuse dont nous parlons pour s’assurer une telle puissance ? » [37] La réponse, si l’on se garde des hypothèses de sortie de la religion au profit d’une conception durkheimienne ou hegelienne, peut se trouver du côté du religieux. Cette modalité particulière du religieux propre à nos sociétés de marché est, au plus profond, utilitariste, conjointement de l’ordre de l’économique et du politique.

Sans doute plusieurs jugeront qu’il est abusif de parler ici de religieux, que cela revient à en diluer par trop le concept etc. Les enjeux d’une telle proposition sont effectivement tels qu’il faudrait en effet en discuter bien plus longuement, mais non sans d’abord rappeler que, comme le politique et l’économique, le religieux n’est pas une chose ou une essence mais une catégorie, une manière de problématiser des logiques ayant une certaine consistance à travers les cultures et l’histoire ; ici un rapport à de l’inviolable, tantôt explicite (Dieu), tantôt implicite (l’Ordre du Monde, le Marché, la Croissance, le Droit, l’Individu etc.).

Ce petit parcours intellectuel ne doit pas nourrir un argumentaire néo-marxiste qui postulerait l’abolition de cette illusion servant la domination de ceux qui profitent du présent système. Il cherche plutôt à convaincre qu’un champ social, que ce soit l’économique, le juridique, le politique ou l’esthétique, ne peut se désenchâsser d’un symbolisme que s’il se ré-enchâsse dans un autre. Comprendre les fondements religieux de la société de marché et son enracinement dans l’évidence utilitariste, pour les objecteurs de croissance comme pour les MAUSSiens, revient à connaître son ennemi afin de penser la riposte en connaissance de cause. À ce sujet, à tout le moins, Marx avait raison : toute critique radicale est d’abord et avant tout une critique de la religion.

NOTES

[1F. Hegel, La raison dans l’histoire, Paris, 10/18, 2003, p. 151.

[2M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » dans Sociologie et anthropologie, 1950, p. 276.

[3F. Fourquet, « Une religion mondiale ? » dans La revue du MAUSS semestrielle, No 22 : « Qu’est-ce que le religieux ? Religion et politique », Paris, La Découverte / M.A.U.S.S., pp. 297-302.

[4S. Latouche, La Méga-machine. Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte / M.A.U.S.S., 2004, 202 p.

[5S. Latouche, « Le Veau d’or est vainqueur de Dieu. Essai sur la religion de l’économie » dans La revue du MAUSS semestrielle, No 27 : « De l’anti-utilitarisme. Anniversaire, bilan et controverses », Paris, La Découverte / M.A.U.S.S., 2006, pp. 307-321.

[6Comme les idéologies politiques et les totalitarismes ont être dits des « religions politiques ».

[7H. Cox, « The Market as God. Living in the New Dispensation » dans The Atlantic Monthly, No 283, Vol. 3 (mars 1999), 1999, pp. 18-23. Le premier exemple du genre toutefois est probablement le texte de Paul Lafargue, La Religion du Capital, dans les années 1880.

[8Dans un livre publié récemment et au titre évocateur, Dany-Robert Dufour avance un argumentaire semblable, mais en somme peu étoffé : Le Marché est le dieu suprême, l’invention du marché par Adam Smith relève de la théologie, le Marché comme nouvelle Providence, etc. Cf. Le divin marché. La révolution culturelle libérale, Paris, Denoël, 2007, 340 p.

[9Tout comme c’est sur une base substantive que Polanyi peut dire que le marché est d’origine récente et non naturel. Une définition substantive tend à saisir les différences, une définition fonctionnelle tend à saisir la continuité.

[10S. Latouche, « Le Veau d’or… », p. 316.

[11Ibid., p. 317.

[12Je suis redevable à Christian Laval pour m’avoir envoyé un texte non-publié traitant de cette question d’une religion/idéologie propre à nos sociétés (« Chapitre 2 : L’utilitarisme comme représentation sociale du lien humain » dans Le devenir économique de l’homme et de la société, Mémoire de HDR, décembre 2007, texte ronéotypé, 18 p.). Quoique procédant de travaux différents, ceux de Louis Dumont et de Georges Dumézil notamment, il en arrive à des conclusions similaires aux miennes. Je me ferai le plus grand plaisir de le citer lorsque ses formulations s’avèrent plus justes que les miennes.

[13Selon Marcel Mauss, la vie sociale n’est possible que par un vaste symbolisme, et les symboles qui le composent sont plus réels que ce qu’ils symbolisent. Voir La revue du M.A.U.S.S. semestrielle, No 12 (1998) : « Plus réel que le réel, le symbolisme ».

[14En cela le religieux est instituant et institutionnalisant. Si l’on admet une part d’instituance au politique, notamment en ce qui a trait à la constitution d’une identité collective par l’alliance et la définition d’un « nous » contre un « eux », il y a alors matière à concéder l’impossibilité de dissocier entièrement religieux et politique. On peut alors désigner l’ensemble de cette fonction sociale instituante le politico-religieux, comme le fait Alain Caillé dans ses textes les plus récents, notamment dans ses « Nouvelles thèses sur la religion » (La revue du M.A.U.S.S. semestrielle, No 22 : « Qu’est-ce que le religieux ? Religion et politique », 2002, pp. 315-324).

[15C. Tarot, Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, Paris, La Découverte, 2003, p. 39.

[16Idem. Tarot note que Mauss est en accord avec ces propositions.

[17Marginalisation et individualisation, donc. Une croyance et une religiosité individualisée (c’est-à-dire relativisée et non-régie par les institutions traditionnelles du « croire »), suivant cette logique, est réputée ne plus avoir de fonctionnalité ou d’incidence sociale

[18Ainsi de Luc Ferry, par exemple, qui oppose pourtant d’excellents arguments à Gauchet en montrant comment sa position sur le religieux, à terme, participe d’une entreprise réductionniste (L. Ferry et M. Gauchet, Le religieux après la religion, Paris, Grasset, 2004, 143 p.). Il faudra revenir ailleurs sur les impasses de la théorie gauchetienne en matière de religion.

[19K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard NRF, 1983, 419 p.

[20M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 91.

[21M. Gauchet, La religion dans la démocratie…, pp. 117-118.

[22Pour faire le lien avec ce qu’écrit Tarot, une société du marché aura une religion du marché. Vu les prétentions universalistes de cette religion, notamment à travers l’idée d’une naturalité du marché et de la démocratie, il est légitime de dire que la société du marché, c’est-à-dire occidentale, est mue par une logique proprement impériale.

[23Ou « démagification » du monde, si l’on traduit plus littéralement l’expression de Weber, en allemand « Entzauberung der Welt ».Cet enjeu n’a d’ailleurs pas échappé à Alain Caillé dans sa présentation de l’article de Serge Latouche sur la religion de l’économie. Cf. A. Caillé, « Présentation », dans La revue du M.A.U.S.S. semestrielle, No 12/2, 2006, pp. 31-32.

[24M. Weber, 1964, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 286 p.

[25Dire que l’économique s’est désenchâssé et qu’en lui viennent s’enchâsser les autres champs sociaux, si l’on accepte l’idée weberienne de la cage de fer se reproduisant mécaniquement, revient à dire qu’il est possible de fonder le social hors du symbolisme, de manière purement formelle. Ce qui est tout simplement une autre manière de dire qu’il est possible de fonder dans la Raison. Une autre formulation, en somme, du désir d’auto-fondation moderne. Dans la perspective défendue ici, l’économique ne peut se désenchâssé que s’il est réenchâssé du même souffle dans un autre symbolisme.

[26L. Boltanski et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard NRF, 1999, 843 p.

[27Ibid., pp. 42-43.

[28L. Boltanski et È. Chiapello, Le nouvel esprit…, p. 65.

[29Boltanski et Chiapello ne parlent pas de régulation du marché mais de capitalisme, ce qui n’est pas la même chose. Le capitalisme est un mode d’accumulation du capital qui doit devenir pratique sociale, et relève donc plus de l’ethos. Or, il s’agit d’entrées différentes sur une même réalité sociale définie d’abord par l’économique et il est possible et légitime d’inférer que la société capitaliste et celle du marché partagent une même nature symbolique.

[30Le capitalisme n’est pas « une chose » que l’on pourrait, telle une hydre ou une quelconque bête mythologique, chasser de nos cieux. Il est par ailleurs, et comme l’a bien argumenté Caillé, consubstantiel à l’État et à la modernité dont nous sommes. Cf. A. Caillé, Dé-penser l’économique. Contre le fatalisme, Paris, La Découverte / M.A.U.S.S., 2005, 307 p.

[31L. Dumont, Homo æqualis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, p.16.

[32Ibid., pp. 28-29. La définition de Dumont élargi la définition de l’idéologie bien au-delà de son sens strict de système rationnel d’idées.

[33Voir C. Laval, « Chapitre 2 : L’utilitarisme… », pp. 3-4.

[34A. Caillé, Dé-penser l’économique…

[35J.-C. Michéa, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Paris, Flammarion, 2007, 209 p. Le lecteur ne doit conséquemment pas être surpris de lire chez Michéa la conclusion suivante : « Car si l’économie a désormais vocation, en lieu et place des anciennes théologies, à définir la voie que l’humanité doit suivre — celle de la Croissance illimitée, ce nouveau “baume à toutes les plaies” —, c’est bien, en réalité, parce que, sous le masque intimidant de la “nécessité”, elle ne constitue elle-même rien d’autre, depuis le début, qu’une idéologie invisible et une religion incarnée. » (op. cit., p. 55. Emphase dans le texte.)

[36Titre d’une pièce du groupe new-yorkais très engagé Rage against the machine.

[37C. Laval, « Chapitre 2 : L’utilitarisme… », p. 1.