Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Philippe Corcuff

Quelques arguments pour une prise en compte de la question de l’« individualisme » par Attac

Texte publié le 11 avril 2007

Séminaire du Conseil scientifique d’Attac du 3 mars 2007
Présentation des travaux du groupe « Individualisme Contemporain »

Ce texte synthétise une intervention à la journée d’étude organisée par Claude Calame et Albert Richez le 12 février 2006 sur le thème

L’individu et ses identités
Perspectives sociologiques, anthropologiques et discursives

pour le compte de la commission « Individualisme » du Conseil scientifique d’ATTAC dont Ph. Corcuff est un des animateurs


J’avancerai quelques éléments synthétiques appuyant la prise en compte de la question de l’« individualisme » par Attac et donc de l’utilité des travaux d’un groupe de travail comme celui sur l’« Individualisme contemporain » au sein du Conseil scientifique.

1.— Ce qui différencie notamment la démarche de Marx par rapport à celle des utopistes traditionnels, c’est que l’ouverture utopique vers un monde émancipé est pensée à travers une analyse qui s’efforce d’être lucide quant au réel socio-historique. « Les présuppositions dont nous partons ne sont pas arbitraires ; ce ne sont pas des dogmes ; il s’agit de présuppositions réelles, dont on ne peut s’abstraire qu’en imagination. Il y va des individus réels, de leur action et de leurs conditions d’existence matérielles, soit qu’ils les aient trouvés toutes prêtes soit qu’ils les aient crées par leur propre activité. Ces présuppositions sont donc susceptibles d’être vérifiées de manière purement empirique », écrivent ainsi Marx et Engels dans L’idéologie allemande (1845-1846). Les utopistes critiqués par Marx dans Le Manifeste communiste (1848) ne sont pas seulement des rêveurs tournés vers l’avenir, et adeptes de « peintures imaginatives de la société future », mais aussi des nostalgiques tournés vers le passé (Marx parle ainsi du « socialisme d’esprit féodal » porté à la « jérémiade » et résonnant des « échos du passé »). Or, dans nombre de discours se lamentant sur « l’individualisme » moderne, il y a à mon avis une posture analogue, nostalgique d’un passé mythifié, marqué par un « c’était mieux avant » répétitif. Une posture qui, pour analyser le présent, préfère partir d’individus imaginaires, tels qu’ils « devraient être », plutôt que des « individus réels ». Or une série d’indices mis en avant par des historiens et des sociologues pointent que les individus contemporains sont davantage « individualisés ». Un des grands artisans de la sociologie historique du 20e siècle, Norbert Elias, a été un des analyses de ce processus de déplacement des rapports nous/je en Occident. Mais on peut considérer que, selon des modalités différentes, en en pointant des dimensions plus ou moins négatives ou positives, les « fondateurs » des sciences sociales tels que Marx, Durkheim, Weber ou Simmel avaient déjà apporté des éclairages sur ce procès d’individualisation. Toutefois partir des « individus réels » contemporains, tels qu’ils sont individualisés, cela ne veut pas dire abandonner une vue critique sur ce processus, en n’étant pas lucide sur ses aspects négatifs. Et cela ne veut pas dire que l’individualisation est la seule tendance sociologique observable.

2.— Aujourd’hui, le champ des travaux sociologiques sur l’individualisme contemporain tend à être clivé en deux pôles : un pôle critique (qui en voit surtout les effets désagrégateurs sur les solidarités collectives ou sur l’émergence de nouvelles pathologies narcissiques, ou encore qui y voit surtout la marque de l’idéologie dominante) et un pôle compréhensif (qui en voit surtout les effets émancipateurs, ouvrant de nouvelles marges de manœuvre pour les individus dans la vie quotidienne). Ces deux pôles peuvent marquer plus particulièrement des secteurs de la sociologie ou des secteurs des mouvements sociaux. Ainsi la sociologie du travail (cela a été le cas de l’audition de Danièle Linhart par le groupe « Individualisme contemporain ») apparaît davantage critique et la sociologie de la famille (cela a été le cas de l’audition de François de Singly par le groupe « Individualisme contemporain ») davantage compréhensive. Du côté des mouvements sociaux, le syndicalisme, percuté par les discours et les dispositifs individualisateurs promus par le néolibéralisme, est plus critique. Alors que le mouvement féministe ou le mouvement gay, en ce qu’ils ont participé au processus d’individualisation contre le modèle patriarcal de la famille, sont plus compréhensifs. La piste que j’ai proposée au groupe « Individualisme contemporain » consiste à tenter de penser les ambivalences de l’individualisme contemporain, en associant des éléments pointés par les courants critiques et compréhensifs.

3.— Comme le néolibéralisme utilise abondamment le thème de l’individu contre les solidarités collectives et les acquis de l’État social (individualisation des salaires, flexibilité, mobilité, etc.), certains peuvent être tentés de mettre un signe d’égalité entre individualisme et néolibéralisme, et de faire alors de l’individualisme un ennemi à combattre (et/ou un simple effet de l’idéologie néolibérale). Á mon avis, c’est se tromper au moins à deux titres. Premièrement, c’est se tromper sur l’analyse du phénomène complexe de l’individualisme contemporain. Ce dernier n’est pas le produit exclusif de l’individualisme marchand, mais aussi d’autres logiques individualisatrices qui ne sont pas réductibles à l’ordre capitaliste : logique politique de l’individualisme démocratique, dynamique juridique des droits individuels ou logiques sociétales associées aux transformations de la famille patriarcale et de l’intimité de chacun. Une telle vue pluraliste de l’individualisme conduirait à éviter les diagnostics simplificateurs : l’individualisme ne doit pas être réduit à un produit du néolibéralisme, même si le néolibéralisme constitue bien une des logiques individualisatrices. La deuxième erreur est stratégique : ceux qui défendent l’équation « individualisme = néolibéralisme » laissent le monopole de l’individu au néolibéralisme, et dans des sociétés fortement individualisées ils se tirent alors une balle dans le pied, parce qu’ils préfèrent partir d’individus imaginaires (tels qu’ils pensent qu’ils « devraient être ») plutôt que des « individus réels ».

4.— Prendre en compte les dimensions individuelles et le processus socio-historique d’individualisation, ce n’est pas nécessairement prendre en compte ce seul aspect, au détriment des aspects les plus collectifs de la vie sociale. Et intégrer de telles dimensions à l’analyse, ce n’est pas nécessairement être un adepte de l’individualisme méthodologique (qui part des unités individuelles pour analyser le monde social et fait des réalités collectives de simples agrégations d’actions individuelles, comme le font l’école du « choix rationnel » et le néolibéralisme économique). Une grande partie des sociologues de l’individualisation et de l’individualisme ne sont pas des individualistes méthodologiques, mais des relationnalistes méthodologiques, c’est-à-dire qu’ils partent des relations sociales (des « rapports sociaux » aurait dit Marx), considérées comme constitutives tout à la fois des individus et des entités collectives.

5.— Le néolibéralisme peut être critiqué au nom d’une certaine conception de l’individualité, une individualité sociale et non marchande. Cette critique individualiste du néolibéralisme peut d’ailleurs trouver des ressources chez Marx. C’est ce que j’appelle la contradiction capital/individualité au sein du capitalisme, contradiction à la fois parallèle et en interaction avec la contradiction capital/travail. Qu’est-ce à dire ? Le capitalisme participerait avec la dynamique de l’individualisme marchand, en interaction avec d’autres logiques sociales, à une individualisation plus poussée des sociétés humaines, et donc à des désirs d’épanouissement personnel stimulés, mais dans le même temps il limiterait et tronquerait l’individualité, par la marchandisation comme par la division capitaliste du travail ; il ferait ainsi naître des désirs de réalisation individuelle qu’il ne pourrait pas vraiment satisfaire dans le cadre de sa dynamique d’accumulation du capital ; les désirs individuels frustrées seraient (comme les prolétaires dans la contradiction capital/travail) des « fossoyeurs » potentiels du capitalisme.
On peut donc trouver des prémisses d’une critique individualiste du capitalisme chez Marx lui-même. Par exemple dans un texte de jeunesse comme les Manuscrits de 1844, Marx prend explicitement comme point d’appui de sa critique du capitalisme : « Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité ». Et d’ajouter : « À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir ». Quelques années plus tard, dans Le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels avancent aussi : « « L’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous ». Or, les « marxistes » (dont j’étais) m’ont appris, dans les années 1970, à lire la phrase à l’envers, comme si Marx et Engels avaient écrit que « le libre épanouissement de tous est la condition du libre épanouissement de chacun » ! Et puis, on trouve également, cette fois dans un texte tardif, le livre I du Capital (1867) : « Dans la manufacture, l’enrichissement du travailleur collectif, et par la suite du capital, en forces productives sociales a pour condition l’appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles » (section 4, chapitre 14).

Il me faut préciser ici ce que j’entends, en un sens non déterministe, par contradiction du capitalisme : cela vise un ensemble de contraintes structurelles et de potentialités objectives au sein du capitalisme pouvant ou non être actualisées à travers une politisation dans différentes configurations socio-historiques ; il n’y a pas de nécessité de cette politisation, mais seulement des possibilités. Il ne s’agit pas ici de prôner le remplacement de la politisation de la contradiction capital/travail par la politisation de la contradiction capital/individualité, mais d’imaginer des relations entre ces deux dimensions (dans l’analyse du capitalisme/du combat anticapitaliste). Et donc, sur le plan politique, de lier la lutte contre les inégalités sociales au combat pour l’émancipation individuelle. L’audition de Robert Castel a justement permis au groupe « Individualisme contemporain » de prendre en compte « les supports sociaux » de l’autonomie individuelle moderne (notamment l’État social), mis en cause par le néolibéralisme. Si on met l’accent sur ces « supports sociaux » de l’individualité - qui ont permis à l’individu de construire une vie davantage autonome, plus prévisible face aux aléas des accidents, de la maladie et de la vieillesse -, on établit justement un lien entre justice sociale et individualité émancipée.
Cette perspective appelle donc un élargissement de la critique du capitalisme sans perdre de vue le repère important constitué par la contradiction capital/travail. Si on en était resté aux lectures dominantes de Marx promues dans les années 1960-1970 (centrées sur la seule contradiction capital/travail), la critique sociale contemporaine ne se serait pas enrichie de l’analyse de la contradiction capital/nature (notamment chez Jean-Marie Harribey ou Michael Löwy) et de la contradiction capital/démocratie (notamment chez Patrick Braibant ou Thomas Coutrot), ni du décryptage des autres formes d’oppression (comme la domination masculine). Un tel anticapitalisme élargi suppose de rompre avec la thématique de « la dernière instance » (qui serait constituée par la contradiction capital/travail), du côté de l’analyse, et avec l’idée d’un « front principal » (dont une des premières critiques décisives a été le fait du mouvement féministe, suivi par le mouvement écologiste), du côté des mouvements sociaux et de l’action politique.
Ceux qui continuent, comme Jacques Capdevielle, à faire de la contradiction capital/travail la boussole principale (à la fois « dernière instance » dans l’analyse et « front principal » dans l’action politique) posent une question légitime, mais à laquelle il est possible de répondre autrement qu’eux. Cette question légitime renvoie aux fortes capacités de récupération par le capitalisme des revendications qui émergent à l’intérieur de lui, à la plasticité de la dynamique capitaliste. Dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), Luc Boltanski et Eve Chiapello ont encore récemment mis en évidence la façon dont le capitalisme a pu utiliser sa contestation soixante-huitarde pour alimenter sa dynamique d’accumulation du capital. Mais, comme l’a signalé à plusieurs reprises Rosa Luxemburg, c’est un problème inévitable pour les anticapitalistes de devoir développer leur combat dans le cadre du capitalisme afin de tenter d’aller au-delà, en prenant le risque d’être piégés dans ce cadre. Pour limiter (sans éliminer) ces risques, peut-être doit-on insister sur les interactions de la contradiction capital/individualité (comme des contradictions capital/nature et capital/démocratie comme de la domination masculine) avec la contradiction capital/travail, plutôt que de se focaliser sur sa logique propre ? C’est une piste hypothétique répondant d’une certaine façon aux interrogations légitimes de Jacques Capdevielle, sans revenir pour autant à une analyse unilatérale du capitalisme.

6.— L’individualisation affecte les formes d’engagement, comme celles à l’œuvre à Attac, ce qui oblige à innover du côté des modes de militantisme. Elle a tout à la fois des effets perturbateurs sur l’engagement personnel dans des cadres collectifs (en favorisant des formes de retrait), tout en poussant à l’invention de formes militantes plus respectueuses des rythmes individuels (l’engagement dans le Réseau Éducation sans frontières ou le récent combat de Roland Veuillet posent, entre autres, ce type de questions). Cela ne veut pas dire que les formes d’action plus collectivisées ont disparu ou qu’elles sont obsolètes, mais qu’il faudrait plutôt tenter de passer des ponts entre les formes les plus collectivisées et les formes les plus individualisées de résistance. D’autant plus que, si on prend au sérieux l’hypothèse d’une contradiction capital/individualité, il y aurait un potentiel anticapitaliste dans les blessures quotidiennes de la reconnaissance (sentiments de non-reconnaissance, voire de mépris et d’humiliation) dans le travail et hors travail, dans les frustrations rencontrées dans les visées d’épanouissement personnel, dans les aspirations au développement d’une créativité personnelle face à la réduction instrumentale et commerciale des individus, dans les imaginaires d’un ailleurs non-marchand et désintéressé où cet épanouissement serait possible, etc. Et la politisation de ce potentiel ne peut vraisemblablement pas seulement passer par les formes de lutte les plus traditionnelles et les plus collectivisées.

7.— Ceux qui expriment une crainte de l’incorporation de thèmes « individualistes » à Attac mettent en général l’accent sur le supposé pouvoir tout-puissant des normes individualistes-marchandes (notamment dans les univers de la consommation et des médias) sur les représentations illusoires que les individus contemporains se feraient de leur « liberté » et leur « autonomie ». Cette vision apparaît très marquée par le modèle constitué par la Théorie critique de « l’École de Francfort » (Theodor Adorno et Max Horkheimer) des « industries culturelles ». Ce type d’analyse apparaît focalisé sur les producteurs et les émetteurs de normes dominantes (pour les médias : le contenu des messages diffusés et la structure de propriété de ces médias) supposés entraîner une « aliénation » automatique des récepteurs des messages. Ces dernières années, les « études de réception » des médias ont mis en évidence des récepteurs actifs, ne recevant pas passivement les messages mais, au contraire, les filtrant en fonction de leur classe sociale, de leur genre, de leur génération et/ou leur parcours biographique. En ne se préoccupant pas des récepteurs et en postulant une hégémonie inéluctable des émetteurs dans leur rapport sociale émetteurs/récepteurs, ces analyses ont sous-estimé les marges d’autonomie des récepteurs et sur-estimé leur « aliénation », sans jamais la démontrer empiriquement. Ici mettre en rapport les deux types de travaux menés par Michel Foucault pourrait se révéler utile : 1) les travaux critiques des normes sociales (d’Histoire de la folie à l’âge classique de 1961 à Surveiller et punir de 1975), s’intéressant notamment à la production par les institutions d’un individu normé (un « individu disciplinaire »), et 2) les travaux sur « la subjectivation », sur l’émergence d’une autonomisation subjective (dans Le souci de soi, 1984). Quelques indications de Foucault nous amènent à concevoir l’autonomisation subjective comme une « réponse aux » normes sociales. La subjectivation serait donc contrainte par les normes sociales, qui autoriseraient un espace d’autonomisation. L’individu ne serait pas alors unilatéralement « déterminé » par les normes sociales ; la « réponse à » n’est pas exactement la « détermination par ». Ici le livre de Mathieu Potte-Bonneville (Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, 2004) nous fournit des pistes stimulantes. Les analyses de Cornélius Castoriadis sur l’imaginaire pourraient également nourrir le contenu d’une telle autonomisation subjective.

8.— Sur le plan de la philosophie politique, promouvoir une double critique du capitalisme au nom des solidarités collectives et au nom d’une individualité sociale, mais aussi mieux intégrer les impasses totalitaires du 20e siècle, suppose de réévaluer les ressources critiques face aux oppressions que peuvent nous fournir deux courants : 1) le libéralisme politique (je pense notamment aux précurseurs qu’ont été Locke et Montesquieu), dans ses différences avec le libéralisme économique, mais en rompant avec la vision autosuffisante de l’individu portée par ce courant ; et 2) la tradition libertaire et anarchiste, si on y puise des vues critiques quant aux dangers de la domination proprement politique, mais en rompant avec la diabolisation simpliste de l’État souvent portée par ce courant.

NOTES