Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé

C. Bouglé, P. Leroux, B. Malon, et beaucoup d’autres... :
Notes de La revue du MAUSS semestrielle n°30

Texte publié le 11 mai 2008

Nous avons regroupé ici les notes de lectures du n° 30 de La Revue du MAUSS semestrielle rédigées par Alain Caillé avec le souci de les faire dialoguer entre elles.

Une bibliothèque républicaine aux éditions du Bord de l’eau.

Consulter le site des éditions Au bord de l’eau (la Bibliothèque républicaine)

On ne peut que féliciter et remercier Vincent Peillon d’avoir pris
l’initiative de créer cette « Bibliothèque républicaine » aux éditions
du Bord de l’eau et d’y publier les textes trop oubliés de la tradition du
socialisme français, tous précédés d’une forte et solide présentation qui
à la fois rappelle le contexte initial de l’oeuvre et dégage ses implications
pour les débats contemporains. Dans le genre, on ne sait ce qu’il faut le
plus admirer : de la mise en lumière magistrale par Serge Audier de la
trajectoire d’un Célestin Bouglé, pilier du durkheimisme et en même
temps sensible au républicanisme individualiste et antipositiviste de ses
adversaires ; de la restitution par Philippe Chanial de la figure de Benoît
Malon, autodidacte d’origine paysanne devenu l’un des principaux
inspirateurs de Jaurès (qui lui donne une préface qu’on peut lire également ici) et de
Blum ; ou de la très synthétique et éclairante biographie intellectuelle
que Bruno Viard consacre à Pierre Leroux, dont on voit bien qu’il est
le véritable précurseur de ce moment républicain français de la fin
du xixe et du début du xxe siècle. Moment en définitive puissamment
original et très injustement évincé des histoires usuelles de la philosophie
politique alors que, montre excellemment Jean-Fabien Spitz, il devrait y
occuper une place de tout premier rang. Ce qui frappe ici à la lecture de
ces ouvrages, par-delà la diversité des auteurs – Henry Michel, Benoît
Malon, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Célestin Bouglé, etc. – et,
souvent, leurs oppositions, c’est en définitive leur relative communauté
d’inspiration. L’idée centrale, si vive chez un Durkheim, c’est que
l’individu n’est pas une donnée empirique dont on pourrait partir pour
bâtir une morale ou une science sociales, mais un idéal normatif à faire
advenir et à réaliser. Voilà qui place tout ce courant de pensée, désormais
négligé mais dont on oublie trop qu’il a fait écho dans le monde entier
à égale distance des libéraux et des communautariens modernes (cf.
l’article de Mark Cladis publié en ce sens dans le n° 2 de La Revue du
MAUSS semestrielle
). Ce qui frappe encore, c’est la proximité de cette
inspiration avec celle qui anime La Revue du MAUSS. Comme si cette
dernière, dans l’ignorance plus ou moins grande de nombre de ces textes
ou auteurs, en avait redécouvert peu à peu et pour son compte nombre
des thèmes centraux. Éternel retour des idées. Une fois seulement cela
posé, dont il nous faudra évidemment tirer les conséquences, une fois
reconnue l’unité relative et singulière de ce moment de pensée, on pourra
s’intéresser aux différences et divergences entre les auteurs. Et entre
leurs interprètes. Elles sont parfois vives, comme le montre, par exemple, la critique par S. Audier des lectures de C. Bouglé données par J.-F. Spitz
ou Patrick Cingolani. Pour l’instant, le plus important est d’abord de
nous réapproprier cette tradition en gros et dans son ensemble.


André Bellon, Une nouvelle vassalité. Contribution à une histoire politique des années 1980, Mille et une nuits, 2007.

C’est cette décomposition de l’ethos républicain dans le cadre du
PS mitterrandisé et donc monarchisé à laquelle a assisté A. Bellon
depuis son poste de président socialiste de la Commission des affaires
étrangères de la Chambre des députés (durant deux ans) et qu’il relate
dans cet ouvrage. On ne partagera pas nécessairement ses analyses.
Tout n’est pas la faute des philosophes postmodernes (parmi lesquels
il est étrange de ranger Adorno ou Arendt, cf. p. 103), et il vaudrait
mieux préciser quel principe républicain doit être défendu aujourd’hui,
mais on ne devra pas ignorer ce témoignage sur la montée de l’esprit
de vassalité. Nous assistons bien à la montée en puissance de nouvelles
logiques féodales, celles, justement, qu’entendait surmonter définitivement le moment républicain français.


Controverses, Revue d’idées, n° 5, juin 2007, « La fracture démocratique. Vers une démocratie postlibérale ? », Éditions de l’éclat.

André Bellon trouverait sûrement des munitions pour son combat
dans ce numéro de la revue Controverses qui, lui aussi, incrimine le
postmodernisme, en mettant, plus spécifiquement et plus profondément,
en lumière les paradoxes de ce que Shmuel Trigano, le directeur
de la revue, appelle le « progressisme radical » et l’analyste américain
John Fonte (dont pas moins de quatre articles sont ici traduits) le
« progressisme transnational ». Le paradoxe du progressisme radical
est d’exalter la figure de l’individu, mais c’est un individu qui n’apparaît
jamais que comme membre d’une communauté (communauté
de victimes, forcément de victimes), au nom de laquelle s’agitent
diverses associations. Il existe ainsi un lien étroit entre individualisme
et communautarisme. J. Fonte pour sa part élabore une intéressante
typologie en neuf points du progressisme transnational, dont il situe
l’acmé en Europe. Sur bien des points, La Revue du MAUSS est fort
éloignée de l’inspiration et des positions politiques (mi-implicites
mi-explicites) de Controverses, mais il n’en faut pas moins signaler
que cette jeune revue est, comme l’indique son sous-titre, en effet, une
excellente revue d’idées.


Robert Castel, La Discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Le Seuil, « La République des idées », 2007.

Ce n’est pas, en effet, parce qu’une certaine concurrence victimaire
sape les fondements de la démocratie libérale, ou républicaine comme
on voudra, qu’il faut dénier l’existence de la domination, de l’exploitation
et/ou de la victimisation. Sur la question du statut des populations
issues de l’immigration et des banlieues difficiles, Robert Castel nous
livre un diagnostic informé, nuancé et équilibré. Qui établit fortement
l’existence d’une discrimination négative. Le problème d’une partie
importante de ces populations est qu’elles ne sont à proprement parler
ni dedans ni dehors. Mais cela devient de plus en plus vrai également
des populations pauvres (les deux se recoupant fréquemment) que l’État
social confronté à la mondialisation ne parvient plus à intégrer. C’est
que la périphérie coloniale de l’impérialisme d’hier est maintenant
également au centre. Les moyens financiers de l’intégration font défaut.
La conclusion, du coup, n’est guère optimiste. « Du côté social, on n’en
est plus à pouvoir se représenter, comme il y a trente ans, la pauvreté
et la marginalité comme un phénomène résiduel bientôt effacé par le
progrès économique et social… Du côté racial, si l’ère coloniale est
bel et bien derrière nous, les flux migratoires et la nouvelle conjoncture
démographique vont multiplier les problèmes que pose la coexistence
de groupes ethniques différents : il va falloir élaborer les conditions
de viabilité d’une république pluriculturelle et véritablement pluriethnique
 » (p. 118). Assurément, mais cela passe-t-il par des mesures
de discrimination positive destinées à lutter contre la discrimination
négative ? R. Castel reste peut-être trop muet sur ce point.


Patrick Savidan, Repenser l’égalité des chances, Grasset, 2007.

De même Patrick Savidan reste-t-il trop timide lorsqu’il en vient au
moment de tirer les conclusions pratiques de sa démarche. Prometteuse,
pourtant. Montrant comment notre usage de l’idéal d’égalité des chances
est au final autoréfutant et destructeur – il nous conduit à n’attribuer
qu’au mérite et au talent les différences de condition sociale. Mais
comment mesurer mérite et talent ? Et ceux qui ont peu doivent-ils
conclure qu’ils n’ont ni mérite ni talent [1] ? –, il se propose d’élaborer une
conception solidariste (au sens de Léon Bourgeois) et non individualiste
de l’égalité des chances. Ce qui, outre une discussion de Rawls et d’une certaine tradition philosophique, nous vaut des pages intéressantes
sur la philanthropie (p. 287 sq.) ou des références appuyées à Philippe
Van Parijs (Real Freedom for All) ou au RMA de Martin Hirsch, mais
la question du revenu minimum inconditionnel n’est pas abordée de
front. Ni celle, là encore, de la discrimination positive.


Vincent Bourdeau et Robert Merrill (sous la dir. de), La République et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, préface de Philip Pettit, éditions Ère, 2007.

prenne, et ceux que nous venons d’examiner dans les comptes
rendus précédents le montrent à l’envi, renvoient à la même question
et à la même difficulté : il nous faut retrouver quelque chose de l’idéal
républicain d’hier, mais comment renouer avec lui sans se retrouver du
même coup obligés d’endosser ses identifications historiques avec des
dimensions devenues au fil du temps de plus en plus conservatrices et
désormais intenables : un nationalisme confinant au chauvinisme, un
certain machisme, une forme de communautarisme mono-ethnique et
mono-culturel, etc. La solution passe sans doute, montre notamment
V. Bourdeau, qui donne ainsi le la de l’ouvrage, par une distinction entre
deux formes de républicanisme : un républicanisme néo-aristotélicien
– l’humanisme civique –, largement communautarien, très exigeant, trop
exigeant en matière d’aspiration à la liberté positive (selon les termes
d’Isaac Berlin), celui qui s’est peu à peu sclérosé, et un humanisme
plus ouvert, d’inspiration romaine, dont le philosophe Philip Pettit est
aujourd’hui le principal théoricien. Ce républicanisme-là, plus modeste,
un « républicanisme du gaz et de l’eau courante », reprend à son compte
l’idéal libéral de la liberté négative, mais en le reformulant. Ce qu’il
s’agit de rechercher, ce n’est pas une impossible et parfois indésirable
« non-interférence » de l’État ou des actions des citoyens les uns avec
les autres, mais de faire en sorte, et au premier chef à travers l’intervention de l’État, que soit assurée la non-domination, i.e. que personne ne puisse interférer de façon arbitraire avec la liberté d’autrui. L’ouvrage
rassemble des textes qui tentent de tirer les implications concrètes de
cette conception pour certains débats contemporains – la loi sur le voile
(ici critiquée sur une base néorépublicaine par R. Merrill) ou les rapports
entre féminisme et républicanisme (A. Le Goff), etc. Le tout précédé
d’une préface de Ph. Pettit qui présente de façon très claire, simple et
synthétique, l’essentiel de sa doctrine. Un ouvrage important, donc,
à lire, malgré une typographie et une mise en page particulièrement
peu réussies.


Yves Sintomer, Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, La Découverte, 2007.

Le républicanisme, ancienne manière style troisième République ou
manière nouvelle à la Philip Pettit, s’identifie-t-il au seul gouvernement
représentatif, à la désignation en définitive aristocratique des supposés
meilleurs par le vote (comme l’avait si bien montré Bernard Manin) et
doit-il s’y limiter ? Ne lui est-il pas nécessaire, au contraire, et de plus
en plus aujourd’hui d’inclure une part plus ou moins large de démocratie
participative ? Et si l’on ne veut pas que celle-ci ne soit qu’un
faux-semblant vite instrumentalisé, faisant jouer en fait la participation
contre la démocratie (cf. le livre de J. Godbout sur ce thème), n’est-il
pas nécessaire de l’organiser en recourant massivement au tirage au
sort ? Et d’ailleurs, pourquoi le recours au tirage au sort, si central dans
la démocratie athénienne ou dans les républiques italiennes (Florence et
Venise notamment) a-t-il disparu des usages politiques modernes pour
rester confinés à la sphère judiciaire ? Symétriquement, que penser
de son retour en force depuis une dizaine d’années sous de multiples
formes complémentaires : jurys citoyens, conférences de consensus (ou
de citoyens), budgets participatifs, sondages délibératifs, assemblées
citoyennes, etc. ? Cette démocratie technique et délibérative – comme
il est désormais usuel de l’appeler – permet-elle en effet un arbitrage
consensuel ou à tout le moins éclairé entre les avis contradictoires des
experts ? Va-t-elle dans la direction d’un relâchement souhaitable du
monopole des politiciens professionnels sur la vie politique ? Sur toutes
ces questions, on ne trouvera pas en français d’analyse plus systématique,
honnête et informée. On sait que l’auteur a conseillé Ségolène
Royal, un temps championne de cette démocratie participative avant de
faire passer largement cette thématique au second plan. Il ne paraît nullement
évident qu’elle n’en ait pas fait un usage largement instrumental
et démagogique. Mais, quoi qu’il en soit, l’utopie concrète présentée in
fine, sans naïveté, et qui décrit des démocraties fortement revigorées par
une possible multiplication et institutionnalisation de ces procédures,
est tout à fait convaincante. On ne peut qu’y adhérer.


Paul Cary, La Politique introuvable ? Expériences participatives à Recife (Brésil), L’Harmattan, 2007.

Mais de l’idéal de la démocratie participative à sa réalisation effective,
le chemin est long et plus encore, montre P. Cary, lorsque les
inégalités sociales sont aussi vertigineuses qu’elles le sont au Brésil.
La démocratie participative ne saurait suffire à en venir à bout et elles faussent et pervertissent tout le processus. On lira ici une analyse très
informée, précise et sans concession à la fois de la grandeur de l’idéal
et de l’importance des démentis que lui inflige la pratique. Un chapitre
de ce livre peut être lu sur La Revue du MAUSS permanente).


Hiroko Amemiya (sous la dir. de), L’Agriculture participative,Presses universitaires de Rennes, 2007.

On trouvera plus de raisons d’espérer, ici non pas dans d’autres
formes de démocratie, mais dans d’autres formes d’organisation des
rapports économiques entre producteurs et consommateurs, à lire cet
ouvrage qui recense et analyse tout un ensemble d’expériences de vente
directe en Bretagne inspirées du teikei, système d’origine japonaise
largement fondé sur l’esprit du don (p. 34 sq.).


Revue Tiers-Monde, n° 190 – avril-juin 2007, « Économie solidaire : des initiatives locales à l’action publique ».

Dans le même esprit, on lira ce numéro de la revue Tiers-Monde,
coordonné par Laurent Fraisse, Isabelle Guérin et Jean-Louis Laville,
et qui réunit, sur les expériences d’économie solidaire dans divers
pays (Inde, Maroc, Brésil, Bolivie, Afrique noire, etc.) certains des
principaux protagonistes du débat, de la réflexion et de l’action en
la matière, tels Luis Inàcio Gaiger, Christiane Girard ou José Luis
Corragio. « L’économie solidaire, nous disent les coordonnateurs de ce
numéro, peut être définie comme l’ensemble des activités de production,
d’échange, d’épargne et de consommation contribuant à la démocratisation
de l’économie à partir d’engagements citoyens. » Et plus loin :
« L’une des originalités majeures de la perspective de l’économie
solidaire réside dans l’affirmation de la prédominance du principe de
réciprocité sur les principes du marché et de la redistribution. » Difficile
d’être plus proche de la perspective du MAUSS. Reste toutefois à clarifier
les liens du principe de réciprocité avec, respectivement, l’esprit
de la démocratie et l’esprit du don et, pour cela, notamment, reste à
clarifier les rapports entre Marcel Mauss et Karl Polanyi. On trouverait
des éléments en ce sens dans l’article de Jean-Michel Servet sur le
principe de réciprocité chez Polanyi.


Esprit, juillet 2007, « La santé, question de justice ».

Nous ne rendons guère compte habituellement dans les recensions
de La Revue du MAUSS des parutions d’Esprit, pourtant régulièrement reçues (de même que nous adressons toutes nos publications à Esprit).
Simplement parce qu’elles sont plus fréquentes que les nôtres et parce
que toutes étant d’importance et de qualité, il n’est guère aisé d’en
isoler une plutôt qu’une autre.
Mais ce dernier numéro est d’un intérêt tout particulier pour les
MAUSSiens attachés au « paradigme du don ». Après avoir lu, notamment,
l’éclairante analyse de la situation politique de Jérôme Sgard
(« N. Sarkozy, lecteur de Gramsci »), l’entretien d’Olivier Mongin avec
Fellag, les analyses désabusées de la démocratie indienne par Christophe
Jaffrelot, la mise au point de Thierry Paquot sur « l’affaire Heidegger »
et l’excellente présentation par Michael Foessel des critiques adressées
par Judith Butler aux problématiques contemporaines de la reconnaissance,
on s’attachera avec un oeil tout donatiste aux réflexions de
François Beaufils, Anne-Sophie Ginon et Thierry de Rochegonde sur la
question épineuse du consentement au don d’organes, et aux hypothèses
fortes et troublantes développées par Isabelle Marin sur la cancérologie
(« Don et sacrifice en cancérologie »). Notons, sans nous y arrêter, qu’on
peut s’étonner et regretter que ces deux articles semblent ignorer les
travaux du MAUSS – et plus particulièrement ceux de J. Godbout – dont
ils sont pourtant si proches et qui leur permettraient peut-être d’aller un
peu plus avant encore. Le premier article analyse admirablement les
ambiguïtés et les perversions inhérentes à l’instrumentalisation de la
rhétorique du don dans la justification de ce qui n’est le plus souvent
qu’un prélèvement d’organe. Pour encourager au consentement, dont
les proches de la personne décédée ne sont jamais vraiment sûrs malgré
la présomption instaurée par la loi Caillavet de 1976, la loi du 6 août
2004 affirme la nécessité de « témoigner une reconnaissance à l’égard
des donneurs d’éléments de leur corps en vue d’une greffe », dans
le souci de « valoriser les donneurs », à charge pour les hôpitaux de
créer des sortes de « lieux de mémoire » à leur gloire. Mais qui sont les
vrais donneurs, à qui appartiennent en définitive le corps et les organes
du défunt ? à lui-même ? à sa famille ? à l’État ? à la science et à la
médecine ? Et si ce sont les deux dernières réponses qui l’emportent
en pratique sur les deux premières, plutôt qu’à de généreux donateurs
n’avons-nous pas affaire en premier lieu à des médecins-preneurs ? La
question se pose d’autant plus que l’article d’Isabelle Marin projette
un éclairage inquiétant sur la logique médicale et hospitalière face au
cancer. Les traitements (chimiothérapie, monoclonaux et cothérapeutiques)
ont un « prix exorbitant » et lorsqu’ils sont administrés à des
stades avancés « n’allongent la durée de vie des malades que de deux
ou trois mois en moyenne ». La même chose est largement vraie des traitements préventifs systématiquement administrés après un geste
chirurgical pour éviter les récidives alors qu’ils ne sont utiles, pour le
cancer du sein par exemple, que dans 5 % des cas et que 70 à 90 %
des femmes n’en ont nul besoin car elles sont déjà guéries. Or, ces
traitements sont souvent très douloureux, et pour les cas terminaux
empêchent de mourir chez soi dans son cadre de vie familier et auprès
de ses proches. Pourquoi, alors, un tel acharnement thérapeutique, si
douloureux et si onéreux ? I. Marin cherche la réponse à la question
du côté de l’anthropologie de Mauss prolongée par Bataille ou Girard.
Chez les médecins, on trouve ainsi le refus d’admettre qu’on n’a pas
tout donné, sachant que, dans le don de médicament ou de traitement,
le médecin donne une part de lui-même et que c’est largement cette part
qui peut guérir (cf. sur ce point les analyses de D. Bourgeon dans La
Revue du MAUSS). Chez les patients, on voit l’aspiration à un ultime
sacrifice, à un consentement à la souffrance qui redonne espoir grâce à
l’abandon de soi « aux puissances suprêmes ». Symétriquement, note
l’auteur, « les malades cancéreux sont traités dans notre système de
santé d’une façon très particulière, évoquant les soins attentifs dont
bénéficie la victime sacrificielle ». « L’ensemble de la cancérologie,
conclut I. Marin, peut ainsi être lu comme une entreprise sacrificielle où
la société met en place une organisation complexe ad hoc, dilapide des
fonds importants, utilise des potions coûteuses récentes et dangereuses,
organisant une forme de sacrifice humain, auquel il apparaît difficile
de se soustraire » (p. 118). On le voit, en conjuguant ces analyses avec
divers textes également publiés ces derniers temps dans Esprit sur
l’éthique du care, il y a place pour une sociologie de la médecine et de
la relation thérapeutique qui raisonnerait de manière systématique et
approfondie du point de vue du don et de son ambivalence.


Alain Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Syllepses, 2007.

Cette critique du don est d’abord une critique acerbe de Marcel
Mauss, vilipendé, et du MAUSS jamais nommé mais constamment visé.
Au premier abord, la critique en impose en raison à la fois de la grande
clarté analytique de l’auteur et de son érudition. Néanmoins, au fil des
pages, l’argumentaire analytique apparaît de plus en plus ratiocinant,
formel et stérile, et l’érudition passablement sélective, si bien qu’on
ne sait pas trop s’il vaut la peine d’entrer avec A. Testart dans un débat
sérieux, précis et argumenté, qui respecte son cheminement, ou de
l’ignorer en retour. Quant aux clarifications analytiques, A. Testart a bien
évidemment raison de faire observer que lorsqu’une cliente dit à son boucher : « Donnez-moi une tranche de bavette », ce n’est pas vraiment
de don qu’il s’agit. De même, dans des pages tout à fait bienvenues sur
le potlatch, il montre bien comment toutes les transactions entrecroisées
qui surviennent à cette occasion ne relèvent pas du don même si c’est
le cas de certaines. On sera donc d’accord avec lui pour insister sur la
nécessité de ne pas rabattre toutes les formes de circulation sur le don, et
de mieux distinguer ce qu’il appelle pour sa part échange, don et échanges
du troisième type (assez proches de ce qu’un autre auteur honni
par lui, Karl Polanyi, rangerait sous la rubrique de la redistribution).
Mais où s’opère le départ ? Tout l’objectif de Testart est de réduire la
part du don en peau de chagrin et d’accroître corrélativement celle de
l’échange. Le coeur de l’argumentation est le suivant : pour qu’il y ait
don, nous dit Testart, il faut que le donateur n’ait pas le droit de réclamer
le bien donné ou son équivalent au donataire. Or dans le kula, découvre
Testart à la page 416 des Argonautes du Pacifique de Malinovski, si
j’aperçois chez un ami auquel j’ai donné un bien précieux, un vaga,
il y a un an, par exemple, un autre vaga comparable et qu’il ne me le
donne pas, « l’usage m’autorise à le lui prendre de force ». C’est donc,
conclut triomphalement notre auteur, que le contre-don est exigible,
et donc que le don n’en était pas un. Le kula ne relève alors pas du
don, mais de ce que Testart appelle l’échange non marchand, auquel
il prête d’ailleurs à peu près toutes les fonctions du don maussien, à
commencer par celle d’instaurer des relations d’alliance. Et certes, si le
kula disparaît du registre du don, le maussisme en prend un sacré coup.
Mais, à vrai dire, on a du mal à voir où est le problème et de quelle
réfutation il s’agit. Ce dont la page 416 de Malinovski fait état, c’est
tout simplement de l’obligation de rendre dont il est difficile de dire
que Mauss l’ignorait. Ce que le donateur rappelle, ce sont simplement
les bonnes manières du don et cette obligation. Malinovski ajoute, en
laissant parler le donateur trobriandais : « Cela peut certes déclencher
sa fureur [celle du donataire] mais, là encore, notre brouille sera miréelle
mi-feinte. » Ce n’est pas vraiment comme si on faisait venir un
huissier… Pour que l’échange non marchand puisse ainsi phagocyter
le don, A. Testart est obligé de faire l’impasse systématique sur le fait
que les biens précieux qui circulent dans le don cérémoniel, dans le
kula, n’ont aucune utilité, qu’ils sont de purs symboles. Mais, à gommer
ainsi tout ce qui relève de l’obligation de générosité affichée et plus
ou moins pratiquée pour rabattre la dimension de la socialisation sur
un échange donnant-donnant qui n’en serait pas un (l’oxymoron de
« l’échange non marchand », autrement dit d’un échange de marché
qui ne serait pas un échange de marché), peu à peu on ne comprend plus rien. Et Testart lui-même est obligé de conclure que finalement
nos catégories juridiques, issues du droit romain, ne parviennent pas à
saisir ces réalités complexes. Mais Mauss ne disait pas autre chose ! Et
qui pouvait penser qu’une discussion juridique formaliste allait pouvoir
nous donner le fin mot de l’histoire ? Quel est donc en définitive l’objet
de toute cette discussion, est-on en droit de se demander ? Largement
idéologique, comme toujours. Le fin mot de l’affaire est clairement
énoncé page 160. Testart pose que le don est « la plupart du temps le
fait de la classe dominante » et que donc il y aurait « quelque paradoxe »
à « considérer qu’il pourrait venir contrecarrer ou corriger ce qu’il y
a de pire dans l’économie marchande, disons, dans le capitalisme ».
On l’aura compris : pour A. Testart, le don est aristocratique et donc
infâme. Entre le communisme primitif, autrefois célébré par l’auteur
qui le trouvait partout en Australie, et le marché, il ne doit rien exister
de plausible et de recommandable. Ce n’est pas la première fois qu’on
aura vu un néomarxisme radical se transmuer en apologie intraitable
du marché.


Caroline Dufy et Florence Weber, L’Ethnographie économique,La Découverte, « Repères », 2007.

Quelle est donc, dans les différentes transactions pratiquées dans
les diverses sociétés humaines, la part respective du don, du marché,
de l’État et du droit ? Qu’a à nous apprendre l’ethnologie sur ce point ?
On le voit avec le livre d’A. Testart, c’est un euphémisme de dire que
les réponses sont elles-mêmes variées et contrastées. On trouvera dans
ce petit Repères de C. Dufy et F. Weber une bonne cartographie, quasi
ethnographique, précise et sereine, des diverses écoles qui s’affrontent
sur la question.


Denis Grozdanovitch, De l’art de prendre la balle au bond. Précis de mécanique gestuelle et spirituelle, J.-C. Lattès, 2007.

La question est donc toujours la même : entre-t-il, peut-il, doit-il
entrer dans nos actions une part, comme on voudra, de générosité, de
gratuité, de liberté, de libéralité, de prodigalité, etc. ? Plutôt que de la
poser à travers une interrogation sur le don, et s’exposer ainsi à tous
les quiproquos moralisateurs ou antimoralisateurs possibles et imaginables,
mieux vaudrait sans doute la poser sous l’angle du rapport au
jeu. La mise en équivalence du don et du jeu, si brillamment esquissée
par Huizinga dans Homo ludens, reste encore à parachever. Pour aller
dans ce sens, on trouvera de belles pages dans ce livre particulièrement délectable d’un ancien champion de tennis, squash et courte paume qui
nous livre une réjouissante galerie de portraits de joueurs de tous types,
attaquants, défenseurs, tricheurs, esthètes, laborieux, réalistes, doués,
faussaires, etc., et qui fait revivre, surtout, un esprit du jeu – un esprit
de jeu plutôt – qui laissait sa part au plaisir, au « ludisme », « qui exige
pour s’épanouir pleinement cette jubilation irremplaçable que dispensent
à la fois la gratuité et le goût de l’inutile au coeur de l’action » (p. 254),
mais aussi, dans un autre domaine que celui des sports individuels, « le
sentiment exaltant de l’équipe », toutes choses qui se caractérisent « par
la régénérante, yogique et relative suspension d’identité – hautement thérapeutique
pour les névrosés égocentriques qui pullulent à notre époque
de repli individualiste » (ibid.). Paradoxes de l’utilitarisme : si la seule
chose désirable est le plaisir et si le plaisir, comme le montrait Aristote,
ne peut naître que de la liberté dans l’action, ou de l’auto-hypnose dans
laquelle entre le joueur (selon Jérôme Charyn, cité par D. G. page 3 09)
dès lors qu’il sait « lâcher prise » quant au résultat – sans pourtant
l’oublier – pour entrer dans le cours même du jeu, alors l’efficacité utilitariste
suppose de basculer dans l’anti-utilitarisme. Et réciproquement.
N’est-ce pas ce miracle qu’accomplit le jeu ? Comme le don ?


Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?,Éditions de Minuit, 2007.

Lecture à compléter par celle tout aussi délectable du livre de
P. Bayard (je l’ai lu…). Sans rapport apparent avec le jeu, à ceci près
que l’auteur semble jouer en permanence avec son lecteur qu’il promène
de paradoxe en paradoxe (le livre est publié dans la collection
« Paradoxe »). On croit, au départ, à une plaisanterie. Que faire d’autre
que sourire à la lecture de la citation d’Oscar Wilde placée en exergue :
« Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse
tellement influencer » ? Et pourtant, peu à peu, découvrant avec un
plaisir sans cesse renouvelé toute une théorie de la lecture, de l’écriture,
de la mémoire et de l’oubli, on en vient à prendre de plus en plus au
sérieux l’aphorisme initial et presque à le faire sien. Tout, bien sûr, est
dans le presque. À jouer sérieusement, on touche aux propositions les
plus sérieuses sans jamais sombrer dans l’esprit de sérieux. Bien joué,
Pierre Bayard !


Bruno Bernardi, Le Principe d’obligation, Vrin-EHESS, 2007.

Don ou jeu, c’est toujours d’un mixte d’obligation et de liberté qu’il
est question. La question qui se pose aux sociétés traditionnelles est celle de l’aménagement d’une place pour la liberté dans le cadre dominant de
l’obligation, de la production d’une certaine déliaison entre des individus
préalablement liés par le nexum. La question centrale des sociétés
modernes est inverse : comment produire un sentiment d’obligation
chez les individus libres placés au fondement de l’ordre politique ?
L’auteur nous montre comment cette question des fondements possibles
de l’obligation, si vivace aujourd’hui, est celle qui traverse toutes les
théories du droit naturel depuis Bodin et qui trouve sa formulation la
plus aiguë chez Rousseau. Comment fonder une communauté politique
dont les membres s’obligent à être libres ? C’est aussi la question
de Durkheim, comme le voit bien l’auteur et, bien entendu, c’est elle
aussi qui traverse tout l’Essai sur le don de Mauss. Cette généalogie
du sentiment moderne d’obligation est donc bienvenue qui conclut que
la modernité ne fait que commencer puisque nous sommes désormais,
pour la première fois, réellement déliés et donc libres. Peut-il dans ces
conditions subsister un quelconque sentiment d’obligation ?


Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu ?, Gallimard, 2007 ; Comptes rendus, Les impressions nouvelles, 2007.

Une reconstitution très vivante d’une longue saison dans la maison
Bourdieu et d’une prise de distance progressive. Où l’on voit particulièrement
bien l’ethos d’une époque – où il fallait être absolument
contestataire – et l’habitus des disciples séduits et subjugués. Mais
N. Heinich ne voit absolument pas que la question théorique centrale
de Bourdieu, inlassablement reprise sous tous les angles, est celle des
rapports entre intérêt et désintéressement. Bref, la question du don.
Mais c’est bien de l’acquittement d’une dette intellectuelle qu’il s’agit
dans ces comptes rendus de et à W. Benjamin, P. Bourdieu, N. Elias,
E. Goffman, F. Héritier, B. Latour, E. Panofski et M. Pollak.


Geneviève Krick, Janine Reichstadt et Jean-Pierre Terrail, Apprendre à lire. La querelle des méthodes, Gallimard, 2007.

Non, montrait éloquemment J.-P. Terrail dans son article de La
Revue du MAUSS
n° 28, défendre la méthode syllabique d’apprentissage
de la lecture n’est ni superflu (au motif qu’existeraient aujourd’hui des
méthodes mixtes) ni réactionnaire, bien au contraire. Il est de plus en
plus permis en effet, et même nécessaire et urgent, de se demander si
une sorte de catastrophe pédagogique ne s’est pas abattue sur notre
système scolaire, l’abandon de la méthode syllabique allant de pair
avec celui de l’enseignement de la grammaire, mal remplacée par une pseudolinguistique, et de l’histoire de la littérature ou de la philosophie
remplacée par l’étude de morceaux choisis inintelligibles. Enrichi et
accompagné des expériences relatées par G. Krick et J. Reichstadt,
l’article de J.-P. Terrail, ici repris, permet de conclure que « la syllabique
n’est ni de droite ni de gauche : elle est juste efficace ».


Fabrice Flipo, Justice, nature et liberté. Les enjeux de la crise écologique, Parangon, 2007 ; Le Développement durable, Bréal, 2007.

Un ouvrage d’une ambition considérable. Il s’agit de rien moins que
de repenser les principes de justice à l’échelle du monde et en prenant
en compte non seulement les rapports des hommes entre eux, mais aussi
la question de l’environnement et des risques industriels. C’est parfois
trop touffu, mais, sur l’ensemble des questions abordées, l’information
est extraordinairement riche et précise. Pour toute personne désireuse
d’entrer en profondeur dans ces discussions, y compris sur les aspects
les plus techniques et les plus factuels, ce livre est un véritable must.
Et si on ne peut pas l’emporter avec soi, on prendra en voyage le petit
Développement durable qui rassemble de manière très claire et en peu
de pages à peu près toutes les informations pertinentes sur le sujet.


Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, 2007.

Dans la même veine, décroissantiste, le petit livre de S. Latouche
synthétise avec un remarquable et constant bonheur d’expression toutes
les analyses et propositions faites par lui depuis maintenant près de dix
ans. Au fil des livres et des années, la dé-croissance devient a-croissance,
non plus tant proposition positive d’une contre-société largement
imaginaire et indéterminée mais affichage d’une sorte agnosticisme
méthodologique. C’est peut-être moins exaltant pour ceux qui cherchent
une juste cause toute simple, mais nettement plus convaincant ainsi.
Et nous nous retrouvons donc tous d’accord sur l’objectif : desserrer
l’emprise de la contrainte économique, marchande et financière sur nos
existences. Quant au comment, les propositions de S. Latouche insistent
beaucoup sur tout ce qui touche à la relocalisation. Largement à juste
titre. On n’échappera pas à la discussion sur la nécessité d’un certain
protectionnisme (cf. dans ce numéro même les articles de Jacques
Sapir et de Jean-Luc Gréau). Mais la relocalisation des activités risque
d’être rendue partiellement nécessaire par l’augmentation des coûts du
transport sans qu’il y ait nécessairement besoin d’une grande révolution
idéologique. En revanche, le courant issu de la décroissance semble sous-estimer l’importance cruciale de la lutte contre l’explosion des
inégalités, véritable moteur central de l’illimitation contemporaine.


Pascal Michon, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Les Prairies ordinaires, 2007.

Je suis bien embarrassé (il me faut ici parler plus directement
en mon nom propre, A. C.) pour commenter ce livre de notre ami
P. Michon, compagnon de route un peu à distance (un peu trop selon
moi…) du MAUSS. Je me sens en effet en parfaite harmonie avec
tout son vaste avant-propos, important, qui explique de manière très
claire et tonique pourquoi toutes les postures critiques ou criticistes
d’hier – marxistes, foucaldiennes, derridiennes, deleuziennes, etc.
– manquent désormais leur cible et, plus grave, apparaissent à présent,
sous la plume des disciples, comme de forts et solides soutiens du
capitalisme financier et spéculatif mondialisé. Du retournement des
armes de la critique ! Ces héritages postcriticistes nous interdisent
de penser correctement le statut de l’individuation et de l’individualisme
contemporain. OK, mille fois OK jusque-là. Je devrais aussi
être d’accord sur la suite. L’érudition sociologique, anthropologique,
historique et philosophique de P. Michon est impressionnante. Et les
commentaires qu’il donne de tous les auteurs qu’il convoque à sa
discussion me semblent hautement pertinents. Pertinente également
sa tentative, dans le sillage de G. Simondon, de penser la figure de
l’individu « par le milieu » (c’est à quoi je me suis efforcé pour ma part
dans Anthropologie du don en y esquissant ce que j’appelle un « tiers
paradigme »). De surcroît, son auteur de référence principal, et de loin,
est Marcel Mauss. Mais un Mauss – et c’est là où nous commençons à
diverger – dans lequel P. Michon veut voir davantage un théoricien et
analyste du rythme que du don et du symbolisme (pourquoi pas ? Mais
à condition de ne pas laisser tomber don et symbolisme au passage).
C’est en effet sur le terrain d’une théorie générale du rythme, inspirée
de H. Meschonnic, que P. Michon cherche la pierre d’angle commune
aux divers discours disciplinaires qu’il mobilise et entrecroise. Et c’est
à partir d’elle qu’il croit pouvoir penser les formes de l’individuation
contemporaine. Le projet semble séduisant. Le problème, c’est que
pour ma part je ne comprends toujours pas son concept de rythme et
encore moins du coup comment il croit pouvoir en déduire une théorie
de l’individuation contemporaine. Ou, plutôt, si je crois pouvoir le
rejoindre sur nombre de propositions, je ne crois pas avoir besoin pour
cela de passer par sa théorie générale du rythme qui me reste obscure.
J’attends donc la suite.

PS : on peut lire aussi la (longue recension -> 337] de Sylvain Dzimira, suivie d’une correspondance avec Pascal Michon


Belinda Canonne, Le Sentiment d’imposture, Calmann-Lévy, 2005.

Les débats autour de la lutte pour la reconnaissance gagneraient à
prendre en compte ce sentiment d’imposture si finement analysé par
B. Canonne : « l’intime conviction de ne pas être celle ou celui qu’il
faudrait être pour occuper légitimement la place dans laquelle on se
trouve, et la crainte d’être démasqué ». « Suis-je celle ou celui que je
devrais être pour me trouver à cette place ? » se demande l’imposteur,
bien distinct de l’imposteur sans italiques, le menteur ou trompeur
ordinaire, de celui qui souffre d’un sentiment d’infériorité ou de honte.
Comment donc pourrait-on jamais être reconnu si on ne se reconnaît
pas d’abord soi-même comme légitimé à l’être ? Ce petit livre, qui se
lit si aisément, a tout pour devenir un classique. De B. Canonne, on lira
également l’article qu’elle avait publié dans La Revue du MAUSS sur
Henri Raynal, et l’interview qu’elle a réalisé de ce dernier (sur www.
journaldumauss.net
).


Laurent Lafforgue et Liliane Lurçat (sous la dir. de), La Débâcle de l’école. Une tragédie incomprise, F.-X. de Guibert, 2007.

Un complément utile au n° 28 de La Revue du MAUSS (Penser la
crise de l’École), qui examine les échecs du système scolaire, paradoxalement
peut-être plus importants encore, suggère le livre, dans le champ
des sciences exactes que dans les autres disciplines. Le n° 28 n’était pas
très optimiste. On aura compris que cet ouvrage collectif l’est encore
moins. Et c’est, malheureusement, assez convaincant…


Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie, tome I, La révolution moderne, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2007

Difficile de ne pas dire un mot tout de suite, en raison de son importance,
de cet ouvrage reçu juste au moment de boucler, qui dresse de
manière synthétique le tableau d’ensemble de ce qui sera développé
dans les trois tomes suivants, La Crise du libéralisme (déjà paru), À
l’épreuve des totalitarismes
et Le Nouveau Monde. On comprenait mal
comment s’étaient succédé chez M. Gauchet son étonnant optimisme
démocratique, amorcé par son Désenchantement du monde, et son pessimisme
évident dans les textes réunis sous le titre de La Démocratie
contre elle-même.
Ce contraste insolite, qui pouvait faire croire à une
contradiction ou à un revirement à 180 degrés, s’éclaire ici au fil d’une
argumentation puissante. Optimisme : rien ne nous fera revenir en arrière dans notre refus de l’hétéronomie et dans notre désir de nous
gouverner nous-mêmes. En ce sens, l’histoire est bien finie, tout en ne
faisant que commencer (Marx aurait dit que nous sortons à peine de
la préhistoire). Pessimisme : cet autogouvernement se révèle d’une
complexité rare, voire quasiment impossible, si bien que la dynamique
démocratique s’étiole ou s’inverse à mesure qu’elle s’approfondit. Pour
comprendre ce qui nous arrive, il importe de saisir conceptuellement le
cours de l’invention démocratique en montrant comment elle s’identifie
avec la sortie du religieux. Mais une sortie triple : par le politique
(la liberté collective), le droit (la liberté individuelle) et l’histoire. Or
la combinaison de ces trois dimensions est toujours problématique,
variable selon les lieux et les temps, et d’autant plus qu’il n’existe entre
elles aucune harmonie préétablie. Il serait excessif de dire que cette
réflexion d’envergure se lit toujours aisément. Elle impose de prendre
son temps. Mais c’est un temps qui n’est pas perdu.

NOTES

[1Sur les ambiguïtés de l’idée d’une rémunération méritée, cf. l’article de Dominique
Girardot dans le n° 29 de La Revue du MAUSS semestrielle, 1er semestre 2007.