Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé , Jean-Louis Laville

Une seule solution, l’association. Introduction.

Texte publié le 1er décembre 2007

Nous reproduisons ici l’introduction du numéro 11 de La revue du MAUSS semestrielle intitulé « Une seule solution, l’association ? »

Le sous-titre auquel vous avez échappé aurait pu être : Pour contribuer aux cérémonies du cent-cinquantième anniversaire de la révolution de 1848 et du trentième de Mai 68. Ce que ces deux événements ont en commun, c’est l’affirmation d’une spontanéité dressée contre toutes les autorités et tous les pouvoirs établis et qui ne veut reconnaître comme légitimes que les institutions issues de la libre association des hommes (et des femmes). « Une seule solution, la révolution », disait-on en 1968 ! Oui mais, répondait en somme à l’avance – en1848 – Pierre Leroux, l’inventeur du mot socialisme et le prophète lucide de tous les drames qu’allait engendrer une collusion trop étroite du socialisme et de l’étatisme, oui, mais à condition que ce soit la révolution de l’association. Il donnait ainsi naissance à une longue lignée de socialistes associatifs, dont en France Jean Jaurès et Marcel Mauss auront été parmi les plus grands représentants. Or il faut bien reconnaître qu’ils ont toujours succombé face à des forces plus puissantes. Comme si l’association devait systématiquement céder le pas aux syndicats, les syndicats
aux partis et les partis aux États. N’est-il pas temps, grand temps, d’amorcer un cheminement inverse en partant de la thèse que l’association est et doit être au coeur du rapport social, lorsque celui-ci ne se réduit pas à la contrainte ? et que, dès lors, elle n’est rien d’autre que la démocratie en acte ? Et réciproquement.

La question se pose d’autant plus en cette fin de millénaire qu’il apparaît chaque jour plus clairement qu’on ne peut plus tout miser uniquement sur les deux grands systèmes spécifiques de la modernité, le marché et l’État ; ni sur les deux grandes idéologies politiques qui s’en sont faites les hérauts, le libéralisme et l’étatisme économiques. Marché et État ne sont plus en mesure, à eux seuls, de procurer emploi, activité, dignité et estime de soi à tous. D’où la nécessité de faire émerger, à côté d’eux et en interaction avec eux, un troisième pilier, à la fois économique, éthique et politique, la société elle-même en somme, dont le fer de lance serait constitué par les associations. Par les citoyens associés. Encore convient-il de ne pas idéaliser et de reconnaître toutes les contradictions auxquelles se heurte l’engagement associatif.

Sur tous ces points, sur la théorie et la doctrine de l’association, sur ses déterminants et ses implications sociologiques et économiques, sur ses rapports avec le tiers secteur et l’économie solidaire, ce numéro de La Revue du MAUSS, qui rassemble, outre des contributions françaises, des textes allemands, américains, anglais et canadiens, offre un panorama sans équivalent à ce jour en France. Détaillons-en les grandes lignes.

De quelques questions de doctrine et de définition

On le pressent, l’enjeu est de taille. Comme le rappelle opportunément Bruno Viard dans l’article qui ouvre ce recueil en l’inscrivant dans le sillage de Pierre Leroux et des révolutions françaises, il en va de rien moins que de la possibilité de définir et de faire aboutir un progressisme social concret, qui ne soit pas immanquablement voué à basculer dans la Terreur ou le totalitarisme d’une part, dans la guerre (économique et financière) généralisée de tous contre tous de l’autre. Pour comprendre la signification d’une telle perspective, nul besoin d’aller chercher bien loin. Liberté, Égalité, Fraternité, proclamait et proclame encore à ses frontons la République française. Les doctrines philosophiques et économiques qui se sont succédé depuis deux siècles éclairent aisément ce qu’il convient de ranger sous les deux premiers termes. Les droits de l’homme et la libre entreprise pour le premier. L’identité de principe des citoyens au regard de la loi et l’égalité – également de principe – des chances pour le deuxième. Mais la fraternité ? Le mot, devenu désuet, n’évoque plus rien. Le terme de solidarité, qui lui est étroitement apparenté, semble à peine plus moderne même s’il fait encore de fréquentes apparitions. Et il n’est pas toujours facile de démêler le souci de la solidarité de la quête de l’égalité. L’impôt sur le revenu, par exemple, a-t-il pour fonction principale de lutter contre les inégalités ou de renforcer la solidarité ? Bref, le marché passe aujourd’hui pour le lieu propre de la liberté. L’État pour celui de l’égalité. Quel est celui de la fraternité et de la solidarité ? P. Leroux suggérait qu’il réside dans l’association, par lui identifiée au socialisme. Philippe Chanial, reprenant et actualisant cette thématique, montre comment c’est en effet au nom du mot d’ordre associatif que se sont déployées toutes les luttes sociales en France, de la fin du xviiie siècle au début du xxe ; comment l’aspiration à la solidarité nationale en est le corollaire ; comment encore – et ici s’ouvre un chantier colossal en matière d’histoire des idées – la sociologie naissante, la durkheimienne en tout cas, s’est pensée et voulue science de l’association [1] (et on lira ici, dans la troisième partie, ce qu’écrit Patrick Watier de la sociologie de Georg Simmel). Comment, enfin, c’est dans le cadre associatif que s’actualise et se parachève, dans une citoyenneté modeste et ordinaire, l’exigence démocratique. À prendre au sérieux cette ligne de réflexion, on devine que le terme de plus en plus forclos de la triade républicaine, la fraternité-solidarité,
n’est pas de même rang hiérarchique que les deux autres. Qu’il est ou devrait être au contraire de rang supérieur, leur englobant, ce par quoi seulement liberté et égalité font sens acceptable. Car pour qu’égalité et liberté puissent recevoir un contenu déterminé, encore faut-il que la société existe et qu’un ensemble d’hommes, avant toute différenciation entre eux, s’en reconnaissent membres communs.

Admettons qu’on nous accorde, au bénéfice du doute pour commencer, qu’il existe une sorte de coextensivité entre fraternité-solidarité et association, que le terme d’association soit entendu en son sens le plus empirique – qui renvoie au foisonnement des associations de tout genre – ou en son sens plus abstrait et plus universel, renvoyant au registre profond de l’être-ensemble collectif. Reste à se demander s’il est un lieu social propre à l’association et où il se trouve. Si on entend le terme en son sens le plus général, si on y voit le principe de ce qui fait société, par « ad-sociation » (Vergesellschaftung), alors il est clair que l’association restera introuvable, puisqu’elle est partout et nulle part. Si on se demande ce qui caractérise non pas tant l’association, le principe associatif, que les associations concrètes et empiriques, alors on conclura sans doute que ce qui rend la réponse difficile,
c’est qu’à chaque fois, elles brouillent les repères convenus de nos cartographies conceptuelles reçues.

Soit l’opposition de la société civile et de la société politique. La première,depuis Ferguson et Hegel, est conçue comme exprimant le monde des besoins particuliers. Elle serait le lieu de l’individu et de l’entreprise. Or les associations, quoique n’appartenant pas à la sphère étatique, ne satisfont pas tant des besoins individuels que des besoins communs. Soit encore l’opposition du privé et du public. Ne vole-t-elle pas en éclats lorsqu’on la confronte au phénomène associatif ? Ce dernier, en effet, n’incarne-t-il pas une forme de privé public, ou encore, pour reprendre l’expression du sociologue italien Pierpaolo Donati, rappelée par Jacques T. Godbout, de « privato sociale » ? Les associations, en effet, se développent selon un double registre de socialité, celui de la socialité primaire – des relations d’interconnaissance
et de personnalité – et celui de la socialité secondaire – des relations d’anonymat et de fonctionnalité. Selon qu’elles privilégient
l’un ou l’autre de ces pôles, il est possible de qualifier leur mode de socialité de primaire-secondaire ou, au contraire, de secondaire-primaire. Selon encore qu’elles fournissent majoritairement des biens ou des espaces d’interaction, c’est avec le marché ou avec l’État qu’elles constituent une interface privilégiée. En tant que prestataires de services, insiste J. Godbout, le produit spécifique qu’elles font circuler, c’est la qualité de la relation elle-même. En tant que formes de regroupement, insiste J.-L. Laville, elles ouvrent des espaces publics qui approximent au moins mal l’agir communicationnel cher à Jürgen Habermas et se tiennent donc, en principe, au plus près de l’esprit démocratique, même s’il est parfaitement possible de faire fonctionner les associations à des fins non démocratiques et selon des modalités qui ne le sont pas davantage. Mais, dans tous les cas de figure serait-on tenté de dire, elles ne vivent que du recyclage et de la traduction incessante qu’elles opèrent des termes opposés à l’intersection desquels elles prennent naissance, le privé et le public, le civil et le politique, le primaire et le secondaire.

Il aura pu sembler étrange de rechercher la caractéristique associative dans un repérage aussi abstrait – ni privé ni public, ni primaire ni secondaire ou les deux à la fois – au lieu de commencer par le plus évident, et qui se trouve d’ailleurs au coeur de la définition française des associations par la loi de 1901 [2] : l’absence de but lucratif. Le don d’une partie de son temps à des fins autres que financières. Pas de fraternité et de solidarité, pas d’association, à l’évidence, sans une dimension de bénévolat et de don. Mais il faut en la matière se garder des fausses clartés et s’assurer que ce qu’on énonce à propos du fait associatif ne coure pas immédiatement le risque de ne faire sens que pour une tradition de pensée et de culture très particulière, la tradition française. L’établissement de conventions entre deux ou plusieurs personnes à des fins non lucratives dépasse infiniment la seule sphère associative proprement dite. On le retrouve dans tout le champ – immense [3] – des relations sociales régies par les conventions de don. Et, peut-être, est-ce seulement en France que le lien de l’associatif et du bénévolat est aussi étroit. C’est du moins ce que suggère l’article de Maud Simonet, qui nous dresse un panorama particulièrement instructif des vocabulaires français et américain en la matière. Si le bénévole n’est pas le volunteer – quoiqu’ils tendent à se rapprocher, ne serait-ce qu’en raison de l’hégémonie croissante de la langue anglo-saxonne –, c’est parce que seuls les Français font se recouper strictement pratique bénévole, structure associative et secteur des associations, alors qu’il est parfaitement loisible à un Américain d’être volunteer dans une organisation publique ou privée, et non dans une association.

C’est donc en pleine conscience de la variabilité des liens sociaux, historiques et culturels entre association, don et démocratie qu’il faut avancer. Mais sans non plus se résoudre à un empirisme dénué de principe qui ferait aussitôt disparaître les enjeux philosophiques et politiques liés à la réflexion sur le fait associatif, et qu’on a tenté de mettre ici en lumière. Alain Caillé, pour sa part, s’essaie, sur tous ces points, et notamment sur la question des rapports entre don, association et démocratie, à un effort de synthèse qu’on pourra, selon son humeur, qualifier de sténographique et de rudimentaire ou bien d’esquisse d’une axiomatisation idéaltypique…

M. Simonet termine sa comparaison entre la France et les États-Unis par l’évocation de la tendance à transformer le volunteering en community service. C’est ainsi que le Corporation for National Service Act de 1993, en échange de 1 700 heures de travail « communautaire » effectuées par un jeune, lui dispense indemnités et bourse éducative. Manière comme une autre de rendre le volontariat sinon obligatoire, du moins fortement prescrit et encouragé. C’est ici que l’on débouche sur les problèmes actuels posés à la logique associative et sur les contradictions dans lesquelles la dimension double de son mode de socialité menace à tout instant de la faire basculer. En effet, plus les associations sont appelées à jouer un rôle important, à côté du marché et de l’État, en raison de la souplesse et de l’efficacité spécifique que leur confère le recours au principe du don et du bénévolat, plus il est tentant de les professionnaliser et de les réglementer, de transformer les bénévoles en experts, au risque constant de tarir leur énergie spécifique et de tuer la poule aux oeufs d’or. Telle est, sinon toujours la contradiction, au minimum la tension centrale qui traverse le monde associatif aujourd’hui et dont l’analyse, sous une forme ou sous une autre, constitue le coeur de tous les articles qui suivent.

Déterminants et impacts socio-économiques des associations

La mise en évidence de la spécificité du fait associatif ne suffit pas à expliquer son actualité. Celle-ci est sans conteste à relier, au moins en partie, à la progression des activités économiques menées en association. Leur ampleur a longtemps été difficile à apprécier parce que les systèmes de comptabilité nationale, en séparant secteurs non marchand et marchand, rendaient aléatoire l’appréhension de ces organisations considérées dès lors comme atypiques. En France, par exemple, la question s’est posée de manière récurrente : comment mesurer l’importance de ces structures aux itinéraires imprévisibles et dont seule la création était enregistrée mais pas la disparition ? Se dérobant au regard du statisticien, elles devenaient donc des entités négligeables puisque quand il n’y a pas de chiffres, il n’existe pas de politique [4]. D’où l’importance des récents programmes de recherche qui tentent de préciser les contours du monde associatif. Le CIRIEC (Centre international de recherche et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative) a d’abord publié une évaluation du poids de l’économie sociale dans neuf pays d’Amérique du Nord et d’Europe, ce « troisième grand secteur [5] » différent du secteur privé traditionnel et du secteur public, avant de s’attacher à mieux cerner certains pans de la composante associative comme celui de l’insertion par l’économique [6]. Ensuite, à partir de 1995, le programme initié par l’université Johns Hopkins a livré ses premiers résultats comparatifs sur le secteur non lucratif portant essentiellement sur les fondations et les associations. L’article d’Édith Archambault résume les principales coordonnées de ce secteur en 1990 pour la France : 803 000 équivalents temps plein, soit 4,2 % de l’emploi total, un pourcentage de dépenses dans le produit intérieur brut de 3,3 %, des dépenses courantes de 217 milliards de francs et un poids total de 291 milliards. Ce secteur est en même temps extrêmement concentré puisque les services sociaux, l’éducation et la recherche, la santé, la culture, les sports et les loisirs représentent à eux seuls 86 % de ses dépenses courantes, 90 % de l’emploi et 70 % du travail bénévole.

Les données réunies dans neuf pays qu’évoquent Lester M. Salamon et Helmut K. Anheier, coordinateurs du programme Johns Hopkins, soulignent certains traits qui valent aussi pour la France. En 1990, les organisations sans but lucratif emploient près de 12 millions de personnes en équivalent temps plein dans huit pays, industrialisés (Allemagne, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Suède) ou en transition (Hongrie), soit un emploi sur 20. Le pourcentage de l’emploi total en équivalent temps plein est en moyenne de 3,4 % et l’emploi dans ces organisations a fortement progressé au cours des années quatre-vingt ; en Allemagne, aux États-Unis comme en France, les associations ont représenté 13 % des emplois créés de 1980 à 1990. De plus, le travail bénévole qui y est effectué représente 4,7 millions d’emplois en équivalent temps plein et le budget total des pays considérés dépasse 3 000 milliards de francs, soit en moyenne 3,5 % du produit intérieur.

Cette montée de l’importance économique attribuée aux associations s’explique par la nature de leurs activités. Dans tous les pays étudiés, les quatre-cinquièmes des activités se répartissent dans les mêmes services qu’en France. Les associations, quasiment absentes de l’industrie et de l’agriculture, sont donc concentrées dans un tertiaire qui peut être qualifié de relationnel parce qu’il est basé sur une relation directe entre prestataire et usager. Ce tertiaire relationnel, dans lequel le niveau de productivité est stagnant, puisque le contact s’avère primordial entre celui qui offre le service et celui qui le reçoit, se voit conférer un rôle inédit dans les économies tertiarisées,
c’est-à-dire les économies où s’intensifient les relations de service et les interactions sociales. À travers l’intérêt suscité par les associations sur le plan économique, c’est en quelque sorte la montée des services relationnels qui est questionnée [7]. Ce qui est restitué avec force dans l’article de Salamon et Anheier, c’est leur parcours de recherche. En effet, partis d’une volonté de quantifier et de valoriser les organisations à but non lucratif, ils en arrivent à mettre en évidence les rapports entre associations et société civile et la nécessité de contextualiser l’approche des associations en les abordant à partir de leurs origines sociales, liées à leur inscription dans des espaces nationaux.

Ils rejoignent en cela la démarche plus socio-politique proposée par Adalbert Evers qui, s’accordant avec de nombreux autres chercheurs européens, met l’accent sur l’impossibilité de réduire les associations à leur seul rôle économique, ce qui reviendrait à oublier leur « dimension d’espace public dans les sociétés civiles ». D’ailleurs le commentaire formulé par A. Evers, à l’occasion de la présentation des résultats du programme Johns Hopkins, rappelle ces autres rôles et dimensions de l’association. Mais alors peut-on vraiment parler de secteur non lucratif ? A. Evers en doute, et il préfère parler de welfare mix distinguant à des fins analytiques le pôle des réseaux familiaux, informels ou communautaires, le pôle de l’État et celui du marché plutôt qu’un secteur aux frontières figées. Cette question de définition renvoie aussi à des déterminants culturels puisque, dans la tradition anglo-saxonne endossée par le programme Johns Hopkins, le secteur non lucratif est appréhendé comme la somme des associations et des fondations, retenues parce qu’elles sont censées ne pas distribuer de surplus et être orientées vers l’intérêt général. D’où l’exclusion des coopératives et des mutuelles – qui peuvent distribuer une partie des bénéfices réalisés à leurs sociétaires et qui se consacrent à l’intérêt mutuel de leurs membres. À l’inverse, les approches européennes continentales, comme celle du CIRIEC, les intègrent dans l’ensemble de l’économie sociale. Dans cette hypothèse, le clivage n’est pas à établir entre intérêt général et non-distribution des surplus d’une part, intérêt mutuel et distribution de surplus d’autre part. La ligne de démarcation passe entre les entreprises dans lesquelles le pouvoir appartient au capital et où la motivation principale des actionnaires est la rentabilisation
optimale du capital d’un côté, et de l’autre, les organisations où la rémunération du capital est impossible ou limitée et où le pouvoir détenu n’est pas proportionnel au capital. Cette seconde distinction apparaît en outre mieux rendre compte de la réalité européenne puisqu’en Italie ou en Suède par exemple, les coopératives se sont énormément développées dans les services de proximité, dans le prolongement des actions associatives. Dans ces pays, les coopératives et associations font partie d’un même ensemble évolutif. Ne peut-on pas aller plus loin, demande A. Evers, et considérer que les différences de comportement qui sont perceptibles amènent à opposer une économie internationalisée et gouvernée par les critères financiers à une économie locale « encastrée dans le social » ? Dans cette dernière, des petites entreprises créées par des professionnels pour rendre des services de qualité et en vivre peuvent être proches des associations ou des coopératives ; hypothèse validée si l’on en croit certains travaux de la London School of Economics and Political Science portant sur le Royaume-Uni [8].

La notion d’encastrement apparaît à cet égard heuristique pour l’étude des associations. Comme les services dans lesquels les associations sont concentrées ont une forte dimension relationnelle, elles sont à productivité stagnante et ne peuvent se financer par leurs gains de productivité. En conséquence, tout en étant indépendantes formellement, nombre d’associations connaissent un encastrement politique de leurs activités économiques particulièrement prégnant dans leur dynamique. Dans le texte qu’ils ont écrit en commun, sous une forme volontairement schématique, voire provoquante et proche du manifeste pour stimuler le débat, Jean-Louis Laville et Yves Vaillancourt montrent l’interdépendance avec les politiques publiques à travers trois hypothèses – néolibérale, social-étatiste et solidaire – en ce qui concerne l’avenir des associations… Il faudrait en effet être bien naïf pour penser que les associations ont le monopole de la vertu ou qu’elles sont le lieu pacifié des échanges mutuels. Mais il serait tout aussi illusoire de concevoir la place associative comme résiduelle, et Maurice Parodi rappelle, dans une contribution à vocation pédagogique, quelles sont les « spécificités méritoires » des associations, particulièrement celles qui sont identifiées par la théorie économique au regard des insuffisances du marché et de l’État (ce qui n’empêche pas de souligner en complément les échecs philanthropiques, comme l’a fait L. M. Salamon [9]). Le véritable enjeu, comme le dit Ralph M. Kramer, est de mieux cerner les atouts respectifs de l’État, du marché et des associations, en fonction des tâches effectuées et des responsabilités assumées, à partir des recherches empiriques et non de présupposés idéologiques [10] ; ce qui peut aboutir aussi à préciser les rôles à l’intérieur de chaque pôle. Par exemple, les pouvoirs publics peuvent détenir des fonctions de financement, de régulation ou de prestation de services, et il importe de ne pas les confondre.

Ces interrogations ne sont en tout cas pas réservées aux pays dits développés. Le foisonnement associatif touche aussi les pays du Sud, comme le montre Louis Favreau. En Afrique ou en Amérique du Sud par exemple, le défi de l’heure est qu’une économie populaire – créatrice d’emplois et de revenus, alors que les économies privée et publique n’arrivent pas à répondre au problème massif du chômage – puisse acquérir droit de cité en devenant une économie solidaire. Il ressort des échanges internationaux que l’économie solidaire n’est pas un leurre destiné à masquer le désengagement de l’État mais qu’au contraire, elle exige que « l’État assume ses responsabilités sociales et garantisse des droits sociaux universels, pour que la citoyenneté puisse s’exercer réellement. Ce qui implique au Nord une ouverture de l’État à la cogestion avec les réseaux de la société civile et, au Sud, la construction
de l’État social » – selon les termes de la déclaration issue de la rencontre de Lima qui a réuni en 1997 les représentants de trente-deux nations autour de la question de la globalisation de la solidarité.

Les associations doivent être en mesure d’organiser des activités économiques pour qu’un troisième pôle, celui de la société civile, puisse être reconnu en complément du marché et de l’État et que soit ainsi légitimée une économie solidaire, que certains qualifient d’économie civile
 [11], et d’autres, conformément à une approche plus institutionnelle, d’économie sociale. Pour autant – et là réside le paradoxe – les associations ne peuvent peser en faveur d’une telle économie que si elles ne s’enferment pas dans leur rôle de prestataires de services et qu’elles restent porteuses d’une capacité de questionnement politique, à la fois sur les régulations socio-économiques d’ensemble dans lesquelles elles sont prises et sur leurs régulations internes.

Sinon, elles risquent d’être enrôlées pour des tâches qu’elles n’auront pas déterminées elles-mêmes. C’est bien le cas actuellement puisque, avec l’effritement du salariat, dans divers pays se profile la tentation d’une offre de travail obligatoire, le workfare, dont les modalités concrètes se précisent à travers les changements dans les politiques sociales américaines ou anglaises [12]. Voilà qui doit inciter à regarder de plus près les liens possibles entre associations, tiers secteur et revenu minimum.

Associations, tiers secteur et revenu social

C’est ici qu’il convient de renouer avec nos interrogations initiales et
de nous demander à quelles conditions il est possible d’élaborer une philosophie politique qui ne raisonnerait pas d’abord depuis le point de vue du marché ou de l’État, mais de celui des « citoyens associés ». Dans quelle mesure, autrement dit, il est possible et souhaitable de tendre vers l’institutionnalisation d’une « économie plurielle [13] » d’une part, et d’autre part, d’une « démocratie plurielle » prenant acte du fait que le destin et l’effectivité de la démocratie ne se jouent pas seulement à travers les mécanismes de la démocratie représentative parlementaire ou dans la médiation d’une administration en charge de l’intérêt public, mais aussi (d’abord ?) dans la prolifération des espaces publics associatifs. Paul Hirst – dans une analyse d’autant plus appréciable qu’elle nous vient du Royaume-Uni où
après le passage du blairisme rugissant – dessine avec une grande force et une grande simplicité de moyens théoriques les contours d’une démocratie et d’un welfare associationnistes, seuls à même selon lui de sauver en le régénérant l’esprit de la social-démocratie tout en se montrant à la hauteur du défi lancé par la nouvelle société organisationnelle postlibérale qui triomphe désormais partout. Dans le même esprit, Roger Sue, en quelques pages, esquisse ici de manière radicale les contours d’une économie accordant toute sa place au registre associatif. Mais dans quelle mesure ce dernier peut-il être à lui seul agissant ?

La question centrale soulevée par ces deux textes rejoint les questionnements qui sont déjà apparus dans les articles précédents. Jusqu’où doit-on aller dans l’institutionnalisation de l’associatif et du bénévolat ? et dans la systématisation des financements qui leur seraient attribués ? Très loin, semble-t-il, si l’on veut que leur rôle économique devienne pleinement significatif et reconnu et qu’ils soient en mesure de pallier pleinement les problèmes nés de l’exclusion et du chômage. Une solution tentante se présente ici à l’esprit, qui a le mérite de la cohérence et qui peut sembler apporter réponse à l’essentiel des problèmes posés. Affecter au tiers secteur associatif – le secteur « quaternaire » de Roger Sue ou Jean-Marc Ferry ! – tout ou partie des « dépenses passives du chômage » et réserver l’octroi d’un revenu social minimum à ceux qui s’engageraient dans des actions bénévoles. Rainer Zoll développe avec brio cette hypothèse, qui se recommande de ce qu’en instaurant une sorte de service civil, elle permettrait d’éviter la stigmatisation qui pèse sur ceux qui reçoivent sans donner. On a vu qu’une logique du même type était déjà à l’oeuvre aux États-Unis. Cette solution, tentante en apparence, se heurte cependant à deux obstacles insurmontables, argumente Alain Caillé. 1°) Contrairement à certaines apparences, elle permet d’autant moins de s’opposer au remplacement inquiétant du welfare par le workfare, de l’aide sociale par le travail obligatoire, qu’elle risque d’en être en fait l’instrument principal. Que ferait-on, en effet, de ceux qui refuseraient les missions bénévoles qu’on désirerait leur imposer ? 2°) On ne saurait rendre le bénévolat obligatoire ou quasi obligatoire sans le dénaturer gravement et perdre justement tout ce qui fait la force du secteur associatif. Les militants associatifs y sont d’ailleurs fortement hostiles dans leur grande majorité, parce qu’ils voient bien qu’en créant une indistinction entre bénévoles et précaires contraints à un travail forcé, on leur fait perdre leur âme et leur identité, et les gratifications symboliques de leur don de temps. C’est aussi qu’ils n’ont nulle envie de se transformer au pire, en gardes-chiourme, au mieux, en moniteurs permanents de pseudo-volontaires inefficaces.

Des formes d’encouragement, matérielles et financières, à l’engagement associatif restent à imaginer. Mais il faut éviter à tout prix tout ce qui risquerait de basculer dans une logique de workfare et de transformer ainsi les associations en de modernes formes euphémisées d’ateliers de travail pour nécessiteux, en workhouses. Les associations ne pourront jouer pleinement leur rôle, essentiel, que si l’engagement associatif demeure totalement volontaire et que si elles assument les enjeux politiques et symboliques qu’elles incarnent. Dès lors, si l’on veut faciliter l’accès des plus démunis à l’engagement associatif sans le rendre obligé et contre-productif d’une part, et remédier aux impasses du RMI de l’autre, il faut faire évoluer ce dernier souplement, en faisant sauter le verrou principal qui lui interdit de se transformer, comme il serait souhaitable, en ce qu’on pourrait appeler un revenu minimum d’initiative. Cela implique au premier chef de le rendre cumulable avec d’autres ressources financières. Et, en second lieu, d’imaginer la nature de ces autres ressources dès lors que ceux qui les recherchent n’en trouveraient pas à suffisance sur le marché. C’est à ce niveau, mais à ce niveau seulement, après avoir défini inconditionnellement un socle de revenu au-dessous duquel personne ne saurait tomber, qu’il devient légitime de s’interroger sur des formes possibles d’incitation financière à l’activité associative.

Par ailleurs, viser à lier étroitement tiers secteur, associations et versement d’un revenu social, n’est-ce pas là trop prêter aux vertus d’une essence introuvable de l’association ? Tel est le soupçon développé par Jean-Louis Laville qui, par une analyse en profondeur du secteur des services de proximité, montre comment on n’y voit jamais fonctionner l’associatif à l’état pur, en état d’apesanteur, mais toujours dans des articulations complexes et variables avec le secteur public, l’administration et les entreprises. Aussi plaide-t-il pour une prise en compte des données empiriques dans le débat sur les associations en revenant sur la construction des services sociaux et de ce qu’on appelle depuis quelques années les services de proximité. Il en ressort que la place tenue par les associations se démarque du rôle qu’envisagent pour elles R. Sue ou R. Zoll. Comme le champ des services sociaux n’apparaît pas historiquement réservé aux associations puisqu’au contraire, la concurrence des grandes entreprises constitue une donnée majeure, on perçoit mal comment il serait possible d’éviter la stigmatisation des associations si l’engagement en leur sein ne donnait droit qu’à un revenu social alors que dans les mêmes activités, des entreprises privées créeraient des emplois. Autrement dit, le postulat selon lequel les associations échapperaient, par l’originalité des rapports sociaux qu’elles génèrent, au domaine de l’emploi salarié pourrait se convertir, en situation de concurrence, en un désavantage comparatif pour le futur. Toute assimilation entre association et temps libre hors travail salarié apparaît également réductrice si l’on regarde le passé puisque les associations ont été successivement les structures innovatrices à travers lesquelles s’est amorcé un mouvement de création d’emplois dans les services sociaux, puis les espaces dans lesquels se sont exprimées des réactions contre l’emprise fonctionnelle qu’exerçaient sur les usagers ces services, y compris du fait des formes de la professionnalisation antérieure. Les associations peuvent donc difficilement être désignées comme relevant d’un secteur particulier puisqu’elles coexistent avec d’autres prestataires privés et publics dans les champs d’activité où elles sont présentes et que leurs modalités d’intervention se modifient, d’une innovation associative génératrice de services quasi publics à un regain associatif essayant de dépasser leurs limites. D’où la question : les associations sont-elles les simples
vecteurs transitoires de transformations qui les dépassent ou sont-elles en mesure, par leur identité propre, de tenir une place dans des paysages productifs en reconfiguration ?

Rappelant les crises interne et externe de l’État-providence, Bernard Enjolras ajoute, pour sa part, à la question du revenu celle des activités d’utilité sociale, à la fois nécessaires pour améliorer la qualité de la vie quotidienne et comportant le risque d’une économie administrée. Une logique d’économie solidaire, autoréflexive, articulée à la prise en compte des potentiels associatifs en termes d’action communicationnelle, lui paraît permettre d’envisager une institutionnalisation de ces activités d’utilité sociale capable de déjouer les écueils des ateliers nationaux ou locaux. Propos d’une grande actualité si on le relie au projet « Nouveaux services, nouveaux emplois » du gouvernement de gauche français et connu sous le nom de Plan emplois jeunes.

Mais, quel que soit le montage envisagé, il apparaît que toutes les propositions novatrices aujourd’hui mettent en scène les mêmes ingrédients : un revenu minimum d’une part, et de l’autre, une participation à des réseaux de socialité et d’entraide économique de plus en plus actifs et féconds, en interaction constante avec le marché et l’État. Qui ne voit qu’il y a là les bases possibles d’un renouvellement de la vie quotidienne ? les prémisses d’une reconquête de l’autonomie personnelle et individuelle, même par gros temps de mondialisation et de décomposition des solidarités étatiques d’antan ?

De la forme de socialité associative. Contradictions du bénévolat

En un sens, l’association est éternelle et immémoriale. Universelle. La famille pourrait, devrait être analysée aussi comme une forme d’association. Les anthropologues ne parlent-ils pas à son propos de la parenté et de l’alliance ? Et l’alliance, qu’est-ce d’autre que de l’association ? De même, il serait intéressant d’étudier comme autant de formes d’association propres aux sociétés archaïques et traditionnelles les confréries secrètes, les groupes de jeunes hommes (Männerbunden), les cercles d’entraide, la plupart des sectes, etc. Mais, indubitablement, dans la prolifération associative à laquelle on assiste dans le monde entier depuis deux ou trois décennies, il entre quelque
chose d’inédit dont il faut rendre compte si l’on entend prendre toute la mesure du fait associatif contemporain. Des associations traditionnelles aux associations contemporaines en passant par les modernes, ce qui change, c’est d’abord la modalité même du rapport social. Que s’efforce de saisir Sylvain Pasquier, dans le sillage de G. Simmel, A. Schutz, E. Goffman, en montrant comment une logique de l’affiliation ouverte à des étrangers s’est substituée désormais à une logique de l’appartenance, et comment il en résulte une forme d’engagement distancié, pragmatique, dont les capacités à maintenir vivant un investissement civique demandent à être interrogées. P. Watier – comme on l’a dit au début de cette présentation –, rétrécissant la focale, braque le projecteur sur les analyses faites par G. Simmel de la spécificité de la sociabilité moderne et en donne une présentation particulièrement
synthétique.

Si l’association a à voir au premier chef avec la solidarité et avec l’entraide, il importe de saisir selon quelles modalités elle pratique l’aide, par opposition à d’autres formes. On trouvera éclairant, sur ce point, la distinction par Éric Gagnon de cinq types de prestataires d’aide : le professionnel, le bénévole, la mère, l’ami et l’entraidant. Notons au passage que ces cinq types se laissent assez aisément repérer selon la distinction de la socialité primaire et de la socialité secondaire que nous évoquions au début de cette présentation. La mère et l’ami se situent, sans équivoque, dans le registre de la socialité primaire, reçue pour la première et élue pour le second. Le professionnel se trouve, par définition, du côté de la socialité secondaire. Bénévole et entraidant se situent à l’intersection de ces deux registres, l’entraidant au sein d’une primarité secondarisée, le bénévole plutôt à l’intérieur d’une secondarité primarisée. Quel rôle convient-il d’accorder, respectivement, à chacune de ces figures ? et, plus précisément, au professionnel
d’une part, au bénévole et à l’entraidant de l’autre ? Observant que tous les bénévoles qu’il a interrogés souhaitent avant tout être efficaces – si l’on donne quelque chose, tant qu’à faire, autant qu’il s’agisse d’une chose désirée et désirable –, Philippe Lyet montre comment l’éthique de la conviction qui les anime peine à se doubler d’une nécessaire éthique de la responsabilité, ce qui leur interdit trop souvent de satisfaire aux exigences nécessaires de compétence et de technicité, administratives notamment. Il serait nécessaire, conclut-il, que les bénévoles accèdent à un degré suffisant de professionnalisme. Mais qui doit et qui va en définir les critères ? Tout en notant sur le cas des associations de travail social les mêmes tensions et contradictions que Philippe Lyet, Gilbert Vincent insiste (à l’inverse ?) sur le poids excessif de la normalisation technique et des contrôles politiques sur le monde associatif. Sur les acteurs associatifs, « pèse de tout son poids de conformisation la menace du refus ou du retrait d’habilitation et/ou de conventionnement ; la menace, par voie directe de conséquence, du tarissement des financements, d’autant plus indispensables que l’association emploie plus de salariés et qu’elle se sent plus responsable à leur égard ». Les associations doivent-t-elles donc tendre vers plus de professionnalisation, comme semble le demander P. Lyet, ou reconquérir leur autonomie face à l’État comme le laisse entendre G. Vincent ? Les positions ne sont nullement contradictoires. S’il importe que les associations gagnent en capacité d’expertise et en efficacité, n’est-ce pas pour se mettre ainsi à même de conquérir leur autonomie et de peser politiquement ? « Les associations de bénévoles pourront-elles éviter de devenir un acteur politique à part entière si elles veulent être réellement efficaces ? » conclut P. Lyet.

Des associations au système social associationniste

On le voit : quel que soit le bout par lequel on prenne les questions, les conclusions convergent. De simples supplétifs des armées régulières de l’économie ou de la politique, les associations doivent devenir des acteurs de plein champ, aussi puissants et légitimes que les autres, que les entreprises ou les administrations, que les partis ou les syndicats. Elles le sont d’ailleurs d’ores et déjà largement, même si elles ne le savent pas assez. Dans ce processus d’accession à la légitimité et à la puissance, la reconnaissance par elles-mêmes de leur rôle et de leur stature politiques sera décisive. Rôle politique ? Encore faut-il s’entendre sur le registre politique qui leur est propre.

Une première conception, étroite et immédiatement palpable, insisterait sur la nécessité où se trouvent désormais les associations d’apparaître sur la scène politico-médiatique afin de mobiliser, grâce à des actions spectaculaires, l’opinion en faveur d’une cause mal ou injustement traitée : celle des mal-logés (DAL), des victimes du sida (Act Up), des chômeurs (AC) ou des sans-papiers (Droits Devant). De toute évidence, ce sont désormais ces formes d’action, où l’on fait des coups, qui ont le vent en poupe et qui attirent une fraction croissante de la jeunesse, alors que l’engagement dans les associations à vocation de solidarité ou de créativité, engluées dans la répétitivité des tâches et dans le maquis des relations de négociation et d’interdépendance avec l’administration, attire plutôt des gens d’âge plus rassis et quelque peu notabiliaires. Il faut reconnaître au premier type d’associations – qu’on pourrait nommer associations spectaculaires – le grand mérite de faire entrer dans le débat public des questions brûlantes que tout conspire ordinairement à refouler. À ce titre, en inventant des formes de mobilisation inédites, elles sont devenues des acteurs centraux et indispensables de la démocratie contemporaine, la démocratie d’opinion. De cette opinion qu’elles contribuent puissamment à faire évoluer. Leur rôle politique est donc évident. Mais malgré tout limité. Même si les causes pour lesquelles elles se mobilisent ont toutes un fort retentissement symbolique, elles n’en demeurent pas moins parcellaires et disjointes les unes des autres.

Aussi légitimes soient-elles, la simple addition des revendications des mal-logés, des chômeurs, et des exclus, en un mot des sans, ne suffit pas à bâtir une nouvelle forme de relations sociales viables et reproductibles sur longue période. Elle n’invente pas une société. Ou bien seulement en creux, a contrario, en négatif. Reste donc aux associations à accéder de plain-pied au second registre du politique, le plus profond, celui qui, au-delà de la nécessaire revendication spectaculaire, transcende le champ de la politique instituée pour déboucher sur l’invention de nouveaux modes de la socialité. À ce stade, la question soulevée par le fait associatif change de niveau. Il ne suffit plus de s’interroger sur les mobiles qui poussent les individus à s’investir dans des associations particulières ou sur les fonctions remplies par celles-ci. Il faut se demander à quelles conditions et sous quelle une sorte d’association des associations utilisant marché et administration à ses fins propres.

Sur ce point, le lecteur trouvera ample matière à réflexion dans les deux articles qui achèvent ce numéro et qui sont consacrés à ce qui pourrait être désigné comme associations de créativité. Dans cette direction, nul doute, en effet, que l’expérience des SEL (systèmes d’échanges locaux, les LETS anglo-saxons) ne représente une des tentatives les plus intéressantes de ces dernières années. Denis Bayon et Jean-Michel Servet présentent ici le plus vaste recueil de données et d’analyses disponibles à ce jour en France. L’expérience est fascinante. Pratiquement et théoriquement. Imaginons : des pauvres, rejetés par le système de la postmodernité, s’auto-organisent et créent un système économique et social viable, au sein duquel ils peuvent
devenir réellement riches, tout en étant toujours pauvres au regard des normes reçues de la modernité marchande. Pauvres et démunis en francs ou en euros. Mais riches dans leur monnaie locale inconvertible. On voit tous les espoirs que les SEL peuvent faire naître. Fondés ? Ce qui leur manque encore, sans doute, c’est une élaboration théorique et doctrinale suffisante pour se percevoir clairement eux-mêmes non seulement comme une association d’individus mais comme une association composite d’individus, de personnes, de familles, d’associations et d’instances institutionnelles multiples. En un mot, comme un système social complet et complexe dans lequel la composante associationniste conserve la prééminence hiérarchique sur toutes les autres. C’est aussi, comme dans certains des textes antérieurs de ce numéro, la question de la contextualisation de l’action associative, ou de son encastrement politique, qui est en jeu. D’ailleurs, les procès intentés à certains SEL montrent que le maintien dans la durée d’une auto-détermination par les sujets impliqués est aussi une lutte dont les développements dépendent de la représentation qu’ils ont de leur action : construisent-ils une contestation ou un complément des autres formes d’économie ?

C’est en tout cas une sociabilité associationniste qui s’y exprime comme dans cet autre exemple, celui des falles de la région de Valence en Espagne, dont Salvador Juan nous dresse un tableau vivant et inspirant. Véritables faits sociaux totaux, les associations impliquées dans les falles rassemblent à Valence et dans sa région un quart des enfants et pré-adolescents, 15 % des adolescents et 5 à 10 % de la population adulte. Leur seule activité apparente est de préparer durant toute l’année – en se réunissant (jusqu’à quatre soirs par semaine dans certains cas) et en rivalisant avec les associations des autres quartiers – des figures monumentales qui seront « brûlées en quelques minutes
par une nuit de la fin du mois de mars ». S. Juan nous montre comment ce système associationniste à l’état pur – au fond l’essentiel est justement de s’associer, et c’est ce que signifie la crémation de l’objet apparent de la réunion – permet d’intégrer dans un même ensemble cohérent les nécessités économiques comme la lutte sociale et politique entre les plus riches et les plus pauvres. Comme les autres systèmes de festival ou de carnaval, mais ici de façon exemplaire, il joue donc un rôle politique profond et concourt à la reproduction d’espaces publics démocratiques.

On notera cependant, sans pouvoir réfléchir plus avant à la portée de cette observation, que cette association d’associations si vivace, qui a traversé les siècles et peut-être même les millénaires, ne survit, ne se reproduit et ne s’enrichit que parce qu’elle est fortement ritualisée et, elle aussi, spectacularisée. Voilà qui incite à se demander, au passage, si la faiblesse politique des associations en France, leur incapacité particulière à y prendre leur envol hors de la tutelle de l’État et du marché, n’est pas à mettre en corrélation étroite avec la haine du rituel propre à cette société. Mais pour clore ces réflexions, qu’il nous suffise d’observer pour l’instant qu’un des facteurs importants de la faiblesse actuelle du mouvement associatif, au moins en France, tient à la difficulté qu’il éprouve à communier sous les deux espèces du politique que nous évoquions, et à unir ceux qui agissent sous la forme d’opérations « coups de poing » plus ou moins spectaculaires et ceux qui, à travers des actions de plus longue haleine, tentent d’inventer des socialités renouvelées et de nouvelles formes d’action économique. De la possibilité que ces deux dynamiques associatives entrent en symbiose, dépend sans doute, tout simplement, l’avenir de la démocratie.


Pour accéder à l’ensemble des articles, vous pouvez acquérir la version numérique (au format PDF) de ce numéro de La Revue du MAUSS semestrielle au prix de 15 € TTC en retrouvant cette présentation sur le site de La Revue du MAUSS semestrielle.


NOTES

[1Et la chose est vraie également, croyons-nous, des sociologies allemande (chez G. Simmel notamment) et américaine (C. Cooley notamment) de l’époque. Mais pour bien la comprendre, sans doute conviendrait-il de formuler la chose en termes plus abstraits. À l’allemande. Et de penser la sociologie, dans le sillage de G. Simmel, comme science de l’ad-sociation (Vergesellschaftung),de ce qui fait société et crée le lien social. Sur ce point, on ne peut que renvoyer au chapitre consacré à G. Simmel dans le livre de Frédéric Vandenberghe, Une histoire critique de la sociologie allemande. Aliénation et réification, tome I, La Découverte-Recherches, Paris, 1997. (Le tome 2 qui, outre la théorie critique de l’École de Francfort – Horkheimer, Adorno, Marcuse… – présente et analyse, de manière très précise, détaillée et claire la théorie critique de J. Habermas, vient de paraître.)

[2La loi de 1901 définit l’association comme « la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager les bénéfices ».

[3Cf. J. Godbout (en collab. avec A. Caillé), L’Esprit du don, 1992, La Découverte.

[4Comme le disent H. K. Anheier, M. Knapp, L. M. Salamon, « Pas de chiffres, pas de politique. Est-ce qu’Eurosat peut mesurer le non-lucratif ? », Revue des études coopératives mutualistes et associatives, n° 248 (46), 2e trimestre 1993, p. 87-102.

[5J. Defourny, J. L. Monzon Campos (sous la dir. de), Économie sociale. Entre économie capitaliste et économie publique — The Third Sector. Cooperative, Mutual and Nonprofit Organizations, De Boeck Université, Bruxelles, 1992.

[6J. Defourny, L. Favreau, J.-L. Laville (sous la direction de), Insertion et nouvelle économie sociale, un bilan international, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.

[7Sur la place des services relationnels dans l’ensemble de l’économie, cf. les différents développements de Guy Roustang par exemple, dans B. Perret, G. Roustang, L’Économie contre la société, Paris, Seuil, 1993.

[8Cf. G. Wistgow, M. Knapp, B. Hardy, C. Allen, Social Care in a Mixed Economy, Open University Press Buckingham, 1994 ; G. Wistgow, M. Knapp, B. Hardy, J. Forder, J. Kendall, R. Manning, Social Care Markets : Progress and Prospects, Open University Press, Buckingham, 1997.

[9L. M. Salamon, « Partners in Public Service : the Scope and Theory of Government. Nonprofit Relations », in W. W. Powell (sous la dir. de), The Nonprofit sector : A Research Handbook, New Haven, Yale University Press.

[10R. M. Kramer, Nonprofit Organizations in the 21st Century : Will Sector Matter ?, The Nonprofit Sector Research Fund, Working Paper, School of Social Welfare, University of California, Berkeley, janvier 1998, 90 p.

[11S. Zamagni, « Economia civile come forza di civilizzazione per la società italiana », in Pierpaolo Donati (sous la dir. de), La società civile in Italia, Mondari, 1997, p. 159-192

[12D’où l’actualité des mises en garde contre un tiers secteur ainsi confondu avec un « quart état » des pauvres et des précaires telles que celle de A. Marchand, « Tiers secteur et quart état », Futur Antérieur, 41-42, p. 91-112. Là où l’argumentaire s’avère plus contestable, c’est quand il identifie la problématique de l’économie solidaire avec une telle perspective de relégation alors que de nombreux textes attestent que cette problématique s’est construite contre l’idée d’un secteur d’insertion stigmatisant.

[13Cf. G. Aznar, A. Caillé, J.-L. Laville, J. Robin et R. Sue, Vers une économie plurielle, Syros.