Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Vincent Bourdeau

Un républicanisme rénové

Texte publié le 27 novembre 2007

Philip Pettit renouvelle les fondements d’un républicanisme attaché au pouvoir de contestation, qui trouve l’un de ses prolongements normatifs dans la défense du revenu minimum inconditionnel pour lequel plaide le MAUSS.

Introduction

Avec la parution, en 1997, de Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, le philosophe Philip Pettit a donné une visibilité nouvelle à un courant politique ancien : le républicanisme. Ce terme recouvre généralement deux significations : la première, courante en théorie politique, consiste à voir dans le républicanisme la théorie d’un régime politique opposé à la monarchie, c’est exemplairement le sens qu’il prend lors des Révolutions américaines et françaises au 18e siècle (voy. par exemple : Wood 1992 ; Monnier 2005). La république est alors conçue comme un système dans lequel les gouvernements sont élus par des citoyens, l’accès à la citoyenneté pouvant varier d’une république à l’autre, ou d’une époque à l’autre. Le pouvoir ne s’y hérite donc pas mais se mérite, à l’inverse d’une aristocratie nobiliaire ou d’une monarchie, et il doit être placé sous la vigilance permanente des citoyens afin d’éviter les dépenses militaires excessives ou l’augmentation de la dette publique. Mais le terme « républicanisme » ne désigne pas seulement un système politique, il permet aussi de décrire le mode de relations que des individus devraient pouvoir nouer entre eux dans une société : sur ce versant, le républicanisme met l’accent sur l’égalité entre individus et la nécessaire participation de ces derniers aux affaires publiques afin de garantir à tous les citoyens une jouissance de la liberté sans qu’ils aient à souffrir la domination d’un autre (dominium) ou de leur gouvernement (imperium) dans quel que domaine que ce soit. C’est cette forme de liberté comme non-domination que défend le néo-républicanisme de Philip Pettit. Avant de présenter plus avant ce dernier, il nous faut rappeler les différentes formes qu’a pu prendre historiquement le républicanisme.

Deux traditions républicaines

L’histoire de la pensée politique, renouvelée dans ses méthodes et ses objets dans les années 1960 sous l’influence de ce qu’on a appelé depuis « l’École de Cambridge », a permis de dégager les contours de deux grands courants républicains : l’humanisme civique, d’un côté, mis en lumière par J. Pocock, et le républicanisme néo-romain, de l’autre, étudié par Q. Skinner. Dans Le Moment machiavélien, J. Pocock a pu mettre en avant le rôle joué par les doctrines aristotéliciennes dans la définition d’un républicanisme associé aux thèses de l’humanisme civique (Pocock 1997 (1975)). Q. Skinner, de son côté, a révélé le poids d’une tradition cicéronienne, en particulier dans les théories républicaines anglaises des 17e et 18e siècles (Skinner 2001 et 2000(1998)). Il a ainsi tenté de suggérer les prolongements d’une tradition romaine plus que grecque dans la pensée politique constitutive de notre modernité. Ce sont ainsi au final deux formes de républicanisme qui ont été mises en lumière par les travaux de ces auteurs depuis les années 1970, l’une néo-athénienne, l’autre néo-romaine .

Ces deux formes se caractérisent par des définitions distinctes de la liberté. Dans la forme néo-aristotélicienne, c’est à une définition substantielle de la vie bonne confondue avec l’activité citoyenne que s’identifie la liberté. La liberté est une liberté d’exercice politique, et les fins personnelles de chacun en viennent à se confondre avec les fins de la Cité ou, à défaut, à être disqualifiées en ce qu’elles ne correspondent pas au critère de hiérarchisation des fins défini par la forme de vie jugée bonne par la communauté politique. Cette option est donc tendanciellement communautarienne, dans la mesure où elle présuppose « une conception substantielle de la vie bonne, laquelle définit « la forme de vie » de la communauté » : « Ce bien commun, au lieu de s’adapter à la variété des préférences individuelles, fournit le critère qui permet d’évaluer » les préférences d’individus différents (Kymlicka, 1999 : 225). Le républicanisme lié à l’humanisme civique peut donc être défini aussi comme un républicanisme communautarien, en ce sens qu’il met l’accent sur l’importance de valeurs et de buts culturels et éthiques partagés par la communauté . Dans le modèle néo-romain, par contraste, « l’autonomie politique représente le moyen essentiel pour la création d’une société libre où chacun, sans être soumis à la volonté arbitraire des autres, peut poursuivre son bien tel qu’il le conçoit » (Larmore, 2000 : 117). La première forme peut être appelée « républicanisme civique » et la seconde, « républicanisme politique » (Honohan, 2002).

Le républicanisme civique semble attaché à la critique du développement des mœurs commerciales aux 17e et 18e siècles et hérite directement d’une conception de la citoyenneté aristotélicienne, selon laquelle une vie humaine ne peut trouver à s’accomplir que dans l’activité politique. Réserver au commerce la vertu de pacifier les relations entre les individus, revient, selon les républicains de cette période, à couper les citoyens de leurs devoirs civiques pour les enfermer dans la sphère de leurs intérêts privés, oublieux de leurs devoirs envers la Cité et de la recherche de l’intérêt général qu’ils doivent mener en commun. Le républicanisme politique serait quant à lui en partie le fruit de l’influence du libéralisme et de l’attachement de plus en plus fort aux valeurs individualistes, mais trouverait déjà une forme de caution dans un républicanisme ancien, parfois décrit comme « instrumental » (Spitz, 1995), présent chez des auteurs comme Cicéron ou, plus tardivement, comme Machiavel (Bock et alii., 1990). Les valeurs républicaines n’y sont pas décrites comme des fins qui seraient bonnes en elles-mêmes, mais plutôt comme des moyens efficaces d’atteindre un état protégé de l’interférence arbitraire d’autrui (qu’autrui soit un individu, une nation étrangère ou une institution publique) permettant à l’individu de choisir librement le type de vie qu’il veut mener. Ce républicanisme est appelé politique dans la mesure où il ne met pas en jeu des valeurs humanistes associées à la citoyenneté ou à l’activité civique.

Dans les deux cas –mais avec des effets dans l’appréhension de la liberté individuelle qu’on imagine aisément opposés– le républicanisme valorise la participation politique des individus aux décisions qui concernent le devenir de la communauté et leur devenir personnel à l’intérieur de celle-ci. C’est cette valorisation qui a pour une grande part occasionné l’essoufflement de la doctrine républicaine comme doctrine politique de premier plan, au cours du 19e siècle et tout au long du 20e siècle. En effet, que ce soit sous les coups de la critique libérale, qui considérait que le droit et le marché pouvaient suffire à protéger l’individu, ou sous ceux de la critique marxiste qui jugeait que l’émancipation politique n’était qu’un voile jeté sur les mécanismes réels d’assujettissement à chercher dans la sphère de la production ou dans les activités économiques en général, le républicanisme a connu une éclipse durable dont il n’est sorti qu’assez récemment (sur ce sujet, voy. Spitz 1995 : chap. 1 ; Pettit 2004(1997) : chap. 1).

Les variantes contemporaines du républicanisme

Le premier facteur d’un renouveau du républicanisme est sans doute à chercher du côté du malaise engendré par l’absence d’identification entre les individus membres d’une société et le gouvernement de cette dernière ou, dit plus rapidement, entre le citoyen et la sphère politique. Le libéralisme qui promeut une séparation étanche entre la sphère de la société civile et celle de l’État, serait incapable de faire naître le sentiment d’appartenance à la communauté politique nécessaire à la survie pacifique de cette dernière. Par là même, les régimes libéraux ouvriraient des brèches par où pourrait s’engouffrer tout tribun un peu charismatique envieux de s’emparer du pouvoir. L’autre facteur –par bien des égards associé au premier– tient à l’impuissance de l’économie de marché à favoriser l’exercice de la liberté pour tous. Dans bien des cas, les relations marchandes sont incapables de satisfaire certains besoins et ne peuvent assurer une vie décente à tous les membres de la société. Loin d’être aussi inclusif que le libéralisme pouvait l’espérer, le marché engendrerait des formes d’exclusion sociale d’autant plus criantes qu’un État providence à bout de souffle ne parvient plus aujourd’hui à les atténuer. Le républicanisme, parce qu’il valorise l’autonomie des individus, parce qu’il n’est pas une théorie dirigée contre la propriété privée et parce qu’il pense malgré tout le lien social et le rôle des institutions publiques a pu apparaître à nouveau d’actualité dans un contexte de perte de confiance à l’égard des deux grandes orientations politiques que sont le socialisme et le libéralisme (Pettit 2007 : 6).

Pour simplifier la présentation du républicanisme, on peut dire qu’il présente aujourd’hui deux visages : l’un communautarien, l’autre libéral. On peut illustrer ces deux variantes à travers leurs « porte-parole » principaux : Hannah Arendt pour la première, Philip Pettit pour la seconde.

Une variante communautarienne : Hannah Arendt et le républicanisme néo-athénien

La principale thèse d’Hannah Arendt consiste à dire que « la tradition philosophique […] a faussé, au lieu de la clarifier, l’idée même de la liberté telle qu’elle est donnée dans l’expérience humaine en la transposant de son champ originel, le domaine de la politique et des affaires humaines en général, à un domaine intérieur, la volonté, où elle serait ouverte à l’introspection » (Arendt 1992 : 189). Contre les illusions nourries pendant deux siècles au sujet de la liberté individuelle, H. Arendt suggère de renouer avec la tradition aristotélicienne. Il s’agit d’une certaine manière de sauver la liberté en retrouvant les formes traditionnelles de la politique. La thèse d’Arendt s’inspire d’Aristote, en ce sens que son républicanisme porte l’accent sur l’identité entre vie civique et liberté. L’enjeu de la pensée politique consiste ainsi, selon elle, à explorer le lien qui s’est perdu dans l’histoire de la modernité entre liberté et activité politique : « [c]’est précisément cette coïncidence de la politique et de la liberté qui ne va plus de soi à la lumière de l’expérience politique qui est aujourd’hui la nôtre », écrit H. Arendt, au point que « [n]ous sommes enclins à croire que la liberté commence où la politique finit » (Arendt 1992 : 193). L’expérience du totalitarisme au 20e siècle a bien évidemment conforté la thèse libérale selon laquelle la liberté se conçoit essentiellement comme une liberté personnelle dont jouit l’individu soustrait au regard des institutions politiques et des lois. H. Arendt invite, tout en rejetant fermement le totalitarisme, à ne pas écarter comme dépassée l’idée que la vie politique d’une communauté est le ferment d’une liberté que le libéralisme a trop vite fait d’enfermer dans la sphère privée des individus. Le « credo libéral » selon lequel plus l’espace politique est limité et plus est grande la liberté des individus, est précisément ce que veut contester H. Arendt (1992 : 194 et suivantes).

Ce qui fait la texture civique du républicanisme d’H. Arendt tient d’abord au fait que la liberté de l’homme n’est pas seulement augmentée par une participation à la vie de la cité, mais qu’elle se trouve tout entière contenue dans cette activité : si l’homme a pour ambition d’éprouver sa liberté dans ses actions, il ne peut le faire qu’à travers l’action politique, au point qu’« être un homme et être libre sont une seule et même chose » (Arendt, 1992 : 217). La vertu politique incarne cette possibilité donnée à l’homme d’agir librement, d’être réellement ce qu’il est en s’adonnant complètement au bien commun. Cette activité politique n’est pas conçue comme le partage d’un monde commun en vue de réaliser des fins particulières, elle est au contraire une activité commune rendue possible par une culture commune et une homogénéité sociale, c’est parce que des fins sont partagées par tous les citoyens qu’une activité politique est possible : cette conviction arendtienne fait de son républicanisme une théorie politique communautarienne. C’est cette version qui jouit en France de la plus grande faveur.

Dans la section qui suit, nous évoquons une autre voie républicaine explorée par Ph. Pettit. Ce philosophe irlandais, qui a longtemps enseigné en Australie avant d’occuper un poste de professeur à Princeton, défend un républicanisme politique qui, sans confondre les différents niveaux de la délibération et en multipliant les modes d’intervention des citoyens dans le débat public, choisit d’articuler plus étroitement société civile et État que ne le suggère le libéralisme, sans pour autant avoir recours à ce qu’on pourrait appeler un perfectionnisme civique qui affleure dans le républicanisme que nous avons appelé « communautarien » : une vie est une vie parfaite ou qui vise la perfection, si elle se soumet à des normes d’action considérées comme les meilleures par une communauté donnée, ces normes étant, pour les républicains civiques, de nature politique. Si l’on refuse cette conviction, est-il possible d’envisager un républicanisme politique sans que ce dernier se résume finalement aux exigences d’un libéralisme politique ?

Une variante libérale : le républicanisme politique de Philip Pettit

Selon le républicanisme politique défendu par Ph. Pettit, la première des valeurs est la liberté comme non-domination, et non la participation politique : « La participation démocratique, écrit-il, est peut être essentielle pour la république, mais elle ne l’est que dans la mesure où elle est nécessaire à la promotion de la liberté comme non-domination, et non en vertu d’une valeur qui lui serait propre –non, en d’autres termes parce que la liberté, ainsi que le suggère une conception positive, ne serait ni plus ni moins que le droit à la participation démocratique » (Pettit, 2004 (1997) : 26). Cette liberté –très arendtienne– contredit une conception plus libérale de l’individu et des fins que ce dernier se donne. Pettit promeut un néo-républicanisme dans lequel les institutions républicaines elles-mêmes sont constitutives de la liberté des individus mais auxquelles cette dernière ne saurait être réduite. Le pouvoir d’intervention de ces institutions, au nom de l’idéal de non-domination, s’étend aux activités privées des individus dans la mesure où celles-ci sont susceptibles d’être minées par la domination.

Dans une telle approche, la définition de la liberté ne nous dit pas ce que doit être le comportement d’un homme ou une femme libres mais plutôt quels sont les biens (politiques) qu’ils doivent posséder pour être dits libres ; et plus précisément quel est le statut social qui doit être le leur afin que leur existence ne soit pas contrôlée par un autre (individu ou institution). Ce que sont les effets d’une telle liberté dans les mains de l’individu demeure une question ouverte et non fermée. Dans le républicanisme politique, la liberté n’a qu’une valeur négative : la définition reste ouverte quant à ce que la liberté peut être en substance, elle décrit l’état de quelqu’un qui n’est pas dominé, mais non l’état de quelqu’un qui est tel ou tel. La liberté, au singulier, ne définit pas un mode de vie mais plutôt la manière dont on peut garantir à chacun qu’il pourra choisir son mode de vie, avec l’assurance qu’il ne sera pas soumis dans ses choix à la domination d’autrui, en ce sens ce républicanisme est libéral.

Alors que l’humanisme civique définit la liberté politique comme une fin à laquelle tout homme est tenu d’adhérer s’il veut être réellement un homme, le républicanisme politique de Ph. Pettit définit la liberté comme un moyen dont la jouissance garantit à l’individu que ses choix futurs seront faits en contexte non-dominé. Ce qu’être un homme ou une femme veut dire n’est pas impliqué par la définition de la liberté, et il est probable que tout le monde ne remplira pas de la même manière les points de suspension que la liberté négative laisse vides dans l’expression « être un homme ou une femme libre c’est… ».

Cette liberté comme non-domination, si elle est « négative » est néanmoins de type républicain et non libéral. La liberté républicaine porte l’accent sur le fait de ne pas être dominé, tandis que la liberté « libérale » se focalise sur le fait de ne pas être gêné dans ses actions ou empêché physiquement d’agir. Philip Pettit propose donc une variation – et une complexification – de la typologie de la liberté proposée par B. Constant au début du 19e siècle et reprise par le philosophe I. Berlin dans les années 50 . Au sein de la liberté négative, Pettit propose d’opérer une distinction entre la « liberté comme non interférence » et la « liberté comme non-domination », entre la liberté libérale d’un côté et la liberté républicaine de l’autre.

Pettit utilise souvent l’exemple du bon maître et de l’esclave pour illustrer ce qui sépare ces deux formes de liberté. Selon lui, la définition de la liberté négative traditionnelle ne permet pas de décrire un esclave soumis au pouvoir d’un bon maître comme privé de liberté, si « être un bon maître » signifie « ne pas interférer dans les actions de l’esclave ». Le bon maître pourrait même avoir une attitude bienveillante à l’égard de l’esclave, le couvrir de richesses et étendre son champ d’actions, si bien qu’on pourrait voir en lui un vecteur de la liberté de l’esclave comprise comme non-interférence. Pour Ph. Pettit le fait qu’il n’y ait pas, dans les relations entre le maître et l’esclave, d’interférences réelles, n’enlève rien à la situation sociale qui fait qu’un individu a un statut d’esclave et qu’un autre jouit d’un statut de maître. La relation de domination, même si elle n’est pas actualisée en permanence (et quand bien elle ne le serait jamais) dans un mauvais traitement ou dans des interférences réelles, est toujours susceptible de l’être : il est inscrit dans la relation maître / esclave que le maître peut –son statut social l’y autorise– changer de comportement et se révéler un mauvais maître. L’esclave ne jouit pas d’un statut social qui l’autorise à regarder le maître droit dans les yeux, ce qui est le test le plus simple de la liberté comme non-domination qui « renvoie à la position dont jouit un individu quand il vit en présence d’autres personnes qui, en vertu d’un certain dispositif social, s’abstiennent d’exercer sur autrui un pouvoir de domination » (Pettit, 2004 (1997) : 95, nous soulignons), et non seulement en vertu de leur bon vouloir.

La liberté républicaine consiste à envisager sous un autre angle la nature des interférences : parmi les interférences certaines peuvent être réputées, en effet, non arbitraires, ce qui n’est possible que dans le cadre d’une liberté comprise comme non-domination. Une interférence qui ne s’accompagne pas de domination peut être qualifiée d’« interférence non arbitraire », c’est-à-dire « une interférence soumise à contrôle et destinée à servir le bien commun » (Ibid. : 10). Des interférences de cette nature –souvent matérialisées dans des institutions– ne doivent donc pas être regardées automatiquement de manière négative, dans la mesure où, comme le dit Ph. Pettit, on ne peut se « soustraire à la domination sans le secours d’institutions protectrices qui garantissent » la « non-domination » (Ibid. : 102). En d’autres termes, et comme l’avaient bien vu les républicains néo-romains décrits par Q. Skinner, la liberté républicaine est « associée à l’idéal classique de civitas libera ou État libre » (Skinner, 2000(1998) : 19). Les institutions non-arbitraires, que décrit Ph. Pettit, sont donc synonymes de « liberté commune » ou d’« État libre ». La liberté républicaine est de nature sociale autant qu’individuelle.

La définition de la liberté comme non domination ne peut donc pas être séparée d’une théorie du pouvoir politique et de sa distribution dans la société, en somme elle ne peut être séparée d’une théorie du gouvernement républicain, elle se loge non dans les silences de la loi et des pouvoirs, mais dans le contrôle et la contestation de ces derniers. La participation politique, dans cette variante du républicanisme, prend ainsi la forme de possibilités données aux citoyens de contester une décision ou de faire intervenir leur voix dans un processus de décision qui les concerne. Cette approche est assez souple pour permettre d’envisager, de façon ouverte, toute une série de questions qui se posent à nos sociétés contemporaines. Dans La république et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, nous avons essayé d’évoquer quelques unes des approches pratiques que, sur un certain nombre de sujets, ce néo-républicanisme pouvait permettre de penser (voy. Bourdeau et Merrill 2007). J’évoquerai ici pour terminer cette présentation du néo-républicanisme un aspect qui pourra intéresser les lecteurs de La Revue du MAUSS Permanente, la question du revenu de citoyenneté ou d’existence, question qui, comme bien d’autres est ouverte dans les formes de justification qu’elle peut accueillir et qui, pour cette raison, a pu faire l’objet d’une défense néo-républicaine.

Revenu de citoyenneté et républicanisme

On a pu attribuer l’éclipse du républicanisme à son manque d’intérêt pour les problèmes économiques, en particulier à son indifférence face au sort des plus démunis ou des « exclus » (sur le caractère inclusif du néo-républicanisme voy. Pettit, 2007 : 7). Le républicanisme sur le plan économique et social serait une doctrine dépassée dans la mesure où elle hériterait d’un idéal archaïque, celui du citoyen aisé, propriétaire foncier jouissant du loisir nécessaire pour s’occuper des affaires publiques et défendre sa Cité au besoin. Cette vision du républicanisme, largement construite et diffusé par ses détracteurs, est en partie fausse : d’abord parce qu’historiquement, le républicanisme a très tôt (dès le 18e siècle) manifesté une conscience aiguë des difficultés que des inégalités économiques occasionneraient dans une république (c’est le cas de Rousseau dans le Contrat social), ensuite parce qu’il y a eu de nombreux penseurs qui se sont penchés sur la question de la compatibilité du républicanisme avec la réalité nouvelle des économies de marché (pour les développements contemporains de l’économie politique républicaine, voir : Politics, Philosophy & Economics 2006, Vol. 5 (N°2)). Ainsi la doctrine républicaine a bel et bien proposé des mécanismes économiques concrets de lutte contre ces inégalités, même si ces solutions ont pu être négligées historiquement (voy. Stedman Jones 2007 : 23) : Thomas Paine, républicain anglais qui fut de toutes les révolutions de la fin du 18e siècle, en Amérique ou en France, avait imaginé un système de distribution égalitaire d’un « capital » de départ ; Condorcet, de son côté, comptait sur les progrès dans le calcul des probabilités (et plus généralement dans la mathématique sociale) pour mettre en place des politiques fiscales et sociales égalitaires. De nos jours, ces approches en termes d’économie politique républicaine se sont concentrées sur la faisabilité d’un revenu de citoyenneté ouvert à tous, permettant à chacun de jouir d’une liberté réelle et de se soustraire aux formes de domination issues des relations marchandes.

Cette approche considère que la propriété privée n’a pas à être condamnée mais, au contraire, qu’elle doit être l’objet d’une meilleure répartition dans la société dans la mesure où le titre de propriétaire renforce le contrôle que les individus peuvent avoir sur leur existence et donc leur capacité à se gouverner soi-même (Sunstein 1997). Reste que l’accès à la propriété privée demeure un vœu pieux lorsque les individus entrent sur le marché complètement démuni de capital. Si l’on veut privilégier la responsabilité des individus et augmenter leur autonomie, il faut pouvoir à la fois ouvrir le champ des possibles économiques (p. ex. ne plus travailler uniquement par nécessité) et permettre aux individus de peser dans les échanges qu’ils font avec d’autres sur différents marchés (marchés des biens certes, mais aussi marché du travail). Le revenu de citoyenneté est la garantie d’une certaine autonomie à l’égard des relations marchandes, ou, du moins, d’une capacité de résistance face aux termes désavantageux que pourraient vouloir imposer certaines personnes avec qui nous sommes amenés à passer des contrats, il est une réponse à une exigence de « réciprocité honnête » entre les citoyens (White, 2003) et la meilleure voie d’accès à la juste appropriation des biens.

Plusieurs options ont été envisagées pour défendre cette conception de l’économie et de la citoyenneté, toutes se réclamant de l’idéal d’autonomie individuelle qui, selon ces auteurs, ne peut s’exprimer qu’à travers une forme d’égalisation matérielle du point de départ : qu’il s’agisse de la société des actionnaires (stakeholder society) décrite par B. Ackerman et A. Alstot (1999) qui prévoient une dotation initiale des citoyens à hauteur de 80.000$, d’un « minimum civique » envisagé par S. White (2003), ou d’un revenu de base (basic income voy. aussi le site : www.basicincome.org) à la manière de Ph. Van Parijs (1995), toutes ces formules sont les dignes héritières des mécanismes imaginés par les républicains de la fin du 18e siècle convaincus de l’utilité de réduire les écarts de richesse pour créer une société d’égaux et permettre aux individus d’avoir les moyens de leurs libres initiatives. Dans cette perspective, l’argumentaire républicain s’appuyant sur la définition de la liberté comme non-domination est sans doute l’un des plus à même de justifier une telle reformulation de la solidarité sociale dans nos sociétés démocratiques où se mêlent autonomie individuelle et garanties sociales de cette autonomie, ce qui n’a pas échappé aux auteurs que nous venons de mentionner.

Conclusion

Pour conclure, on peut dire que le néo-républicanisme de Philip Pettit est une mise au clair puissante des fondements philosophiques du républicanisme, mise au clair qui pose de nouvelles exigences normatives pour la discussion publique, comme celle, essentielle, de faire une place plus grande et plus visible à la contestation. À elle seule, cette mise au clair est très utile pour les lecteurs français dans la mesure où domine actuellement dans le débat intellectuel une version, et un seule quasiment, du républicanisme : la version que nous avons appelée communautarienne et qui peut laisser penser que le républicanisme est une doctrine fermée sur une communauté homogène culturellement, repliée sur la défense de valeurs traditionnelles (l’autorité, l’éducation, la langue française, etc.). Mais l’utilité du néo-républicanisme dépasse ces simples enjeux d’élucidation des fondements philosophiques et des agencements institutionnels républicains. Ce néo-républicanisme est en effet empreint d’une modestie et d’une ambition séduisantes : sans offrir aucune solution toute faite à nos problèmes pratiques, il se propose de les passer tous en revue. Il invite à remettre sur le métier un certain nombre de nos convictions les mieux établies : sur les questions de discriminations, ethniques comme de genre, d’inégalités économiques et sociales, d’écologie politique, il offre un nouveau mode d’argumentation qui permet de s’émanciper des réponses traditionnelles et qui encourage la théorie républicaine à être plus en phase avec l’évolution des sociétés actuelles.

On peut lire ici un extrait de la préface de Philip Pettit à l’ouvrage qu’ont co-dirigé Vincent Bureau et Roberto Merrill : La république et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, Ere, coll. « Chercheurs d’ère », 2007. Retrouvez et discutez la proposition d’un revenu minimum inconditionnel dans notre rubrique Vers une éthique mondiale ? Ndlr.

Références

ACKERMAN B. et ALSTOT A., 1999. The Stakeholder Society, New Haven & London, Yale University Press.

ARENDT H., 1992 (1954). La crise de la culture, Paris, Folio/Gallimard.

BERLIN I., 1988 (1958). Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy.

BOCK G., SKINNER Q., VIROLI M. (ed.), 1990. Machiavelli and Republicanism, Cambridge, Cambridge University Press.

BOURDEAU V. & MERRILL R. (dir.) 2007. La république et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, Préface de Ph. Pettit, Paris, éditions è®e.

CONSTANT B., 1997(1819). « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819) », in Ecrits politiques, Paris, Gallimard.

FONTANA B. (ed.), 1994. The Invention of Modern Republic., Cambridge, Cambridge University Press.

HONOHAN I., 2002. Civic republicanism, London, Routledge.

KYMLICKA W., 1999(1990). Théories de la justice, Montréal et Paris, Boréal et La Découverte.

LARMORE Ch., 2000. « Républicanisme et libéralisme chez Philip Pettit », Cahiers philosophiques de l’Université de Caen, N°34, pp. 115-126.

MONNIER R., 2005. Républicanisme, patriotisme et Révolution française, Paris, L’Harmattan.

PETTIT Ph., 2004(1997). Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard.

PETTIT Ph., 2006. « The Determinacy of Republican Policy : A Reply To McMahon », Philosophy & Public Affairs, 34, N°3 : pp. 275-83.

PETTIT Ph., 2007. « Préface : Remanier le républicanisme », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), La république et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, Paris, éditions è®e.

POCOCK J., 1997 (1975). Le Moment machiavélien (Préface J.-F. Spitz), PUF.

SKINNER Q., 2001. Les fondations de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel.

SKINNER Q., 2000 (1998). La liberté avant le libéralisme, Seuil.

SKINNER Q. et VAN GELDEREN M. (ed)., 2002. Republicanism : a Shared European Heritage, vol. I & II, Cambridge, Cambridge University Press.

SPITZ J.-F., 1995. La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF.

STEDMAN JONES G., 2007. La Fin de la pauvreté ? Un débat historique, Paris, éditions è®e.

SUNSTEIN C., 1997. Free Markets and Social Justice, Oxford, Oxford University Press.

VAN PARIJS Ph., 1995. Real Freedom for All. What (if Anything) Can Justify Capitalism ?, Oxford, Clarendon Press.

VINCENT J., 2003. « Concepts et contextes de l’histoire intellectuelle britannique : l’École de Cambridge à l’épreuve », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 50-2, Avril-Juin, pp. 187-207.

WOOD G. S., 1992. The Radicalism of American Revolution, New York, A. A. Knopf.

WHITE S., 2003. The Civic Minimum. On the Rights and Obligations of Economic Citizenship, Oxford, Oxford University Press.

Numéro de Revue :

Politics, Philosophy & Economics, June 1, 2006, Volume 5, N°2.

NOTES