Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Henri Raynal

Nouvelles locales du Tout (extraits suivis d’un entretien avec Belinda Cannone)

Texte publié le 24 octobre 2007

Un peu de littérature. Une belle invitation à voir le monde autrement, (d’une manière qui nous plait bien), et en particulier sous le signe de la diversité.

Ces deux textes sont extraits du dossier « Henri Raynal » publié dans le n° 38 de la revue « Autre SUD » (septembre 2007).
Courriel : autresud@horizon-imprimeries.com

Extraits

De ton envoyé spécial dans l’île de Margarita

(…) L’Origine afflue. Elle me rejoint, comprends-tu ? Elle m’atteint, depuis le fond de l’espace, le fond du temps. Je la vois. Je la vois en l’extrémité que voici, celle que l’espace-temps pousse de mon côté, en direction du rocher sur lequel je suis juché. L’Origine, en cet instant, arrive ici. C’est cette vague.

Je traduis fort mal la pensée qu’elle fait naître dans le regard méditatif dont je l’accompagne, la vêt. Comment dire mieux une telle pensée ? Le Tout, qui est d’un seul tenant, le Tout en marche, le Tout qui n’a de cesse, ce Tout que je ne vois pas, et pour cause, est présent, intensément présent, dans la remuante extrémité sublimée en blancheur soudain.

Extrémité : oui ; je ne croyais pas si bien dire. N’emploie-t-on pas ce mot pour désigner les pieds, les mains ? Et le mouvement de la vague n’est-il pas un geste – parmi des milliards – du grand corps du Tout ? Celui qu’il fait sous mes yeux ? Car sa vie multiple, innombrable, en même temps est une, c’est celle d’un être, celle de l’Entité cosmique. Mes yeux n’en touchent qu’une parcelle : en ma pensée, je la tiens tout entière embrassée.

Je ne suis pas séparé du Commencement – du Big Bang, si tu préfères te représenter les choses plus concrètement. C’est le Commencement qui me visite en l’espèce de la vague qui naît, accourt, s’élève, enfin se répand, s’étalant en neige bondissante. Quoi que je voie, je le rapporte au Tout. Donc – en un mot –, je vois le Tout. (Lorsque distraitement j’enroule autour de mon doigt cette boucle de tes cheveux, c’est bien toi que je touche.)

De ce Tout suis fragment, je ne l’oublie pas. Encore que d’une variété curieuse, à vrai dire, qui s’en extrait partiellement, en émerge juste un peu, en vigie menue, fragile – créature périscopique. (…)
Pavement céleste. Puisque posé par le flux solaire au fond du miroir de l’eau . Puzzle mouvant. D’aimables polygones oscillent, ondulent. Mailles de lumière. Leur réseau scintillant danse sur le sable. Le Tout dessine sous mes yeux. Il se sert du remuement de l’eau, du vent qui la balance doucement, de la plage lisse, du grand soleil. Ce que j’appelle les petites merveilles courantes, il nous faut nous glisser en elles. Ne nous contentons plus d’admirer les spectacles qui nous sont offerts. Il nous appartient de nous émerveiller tout autant du fonctionnement qui les produit. De ceci, plus précisément : les règles du jeu auxquelles obéissent les particules élémentaires et dont tout a découlé, la formation des atomes, des astres, des galaxies, les phénomènes de toutes sortes qui ont composé nos paysages, les lois physiques propres aux auteurs du carrelage aux joints souples, variables, lumineux que j’évoquais, ces règles fondamentales étaient, sont, en très petit nombre ! Ces dispositions primordiales étaient grosses de la diversité infinie !

J’ai écrit fonctionnement et non pas mécanisme, car les circonstances comptent autant que les lois. Les circonstances : rencontres. (Il y a rencontres parce qu’il y a mouvements, et cela parce qu’il y a espacements, les choses et les êtres étant entités séparées, finies.) Qu’est-ce qui ne s’expliquerait pas, dans le domaine matériel, par la combinaison de la rigueur avec laquelle s’appliquent les lois et du caractère aléatoire des rencontres, ces occasions d’interactions. (Pense à l’arc-en-ciel, emblématique à cet égard.) Du jeu de la rigueur, croisée avec elle-même, naît la fantaisie. La grâce, dans le cas du dallage impalpable. (…)

Un peu plus loin, un peu plus tard. La fougue est de retour. Avec quel luxe, quel raffinement, la puissance se déploie ! Je me répète, je le crains ; pardonne-moi, auquel cas. Toute ma vie je ne pourrai m’empêcher d’évoquer, je crois, ces ruées délicates qu’enfante la vague par son explosion, leurs caresses tumultueuses. Quelles Grandes Eaux versaillaises pourraient égaler le spectacle princier auquel donne lieu la rencontre appelée rivage ? Mais, n’est-ce pas celui que donne l’Univers-roi ?

Cet Univers énigmatique, je l’aime, vois-tu, un peu comme j’aimerais une femme au visage entièrement masqué, qui ne parlerait pas. J’aimerais la personne insaisissable, manifestée pourtant. Cet amour aurait quelque analogie avec celui que m’inspire l’Univers. L’Univers, ce n’est pas la Source et pourtant ce l’est. (…)

De ton correspondant en Sicile

( …) La diversité de ces galets, et elle est époustouflante, m’a frappé d’emblée. Pour bien faire, il faudrait que je te les décrive un à un. Aie la bonté de me croire sur parole. Sache seulement que deux substances différentes juxtaposées, soudées vont jusqu’à se partager certains d’entre eux, bipartis. J’essaye d’en imaginer la fabrication …
Quelle collection, spontanée, sur l’étal de la plage ! A perte de vue, un troupeau d’histoires, une foule, une presse d’aventures ! Combien de lentes sédimentations, d’alluvionnements, de suintements, d’instillations, de cuissons sous pression, caramélisations savantes en laboratoires telluriques, de travaux divers des glaciers, torrents, courants, n’a-t-il pas fallu pour qu’on ait droit à cette exposition ? Locales ces opérations, ces péripéties, certes, mais pas moins événements de l’Univers, inclus dans sa chronique. Cueillant ce petit galet, j’attrape l’Univers. Ou : l’Univers m’attrape, m’aguiche avec la petite bande blanche, au tracé impeccable, qui cercle la pierre longuement façonnée. Œuf de la durée. (Les quarks qui le constituent sont ceux du Commencement.) (…)

Des confins du Brésil et du Venezuela

(…) Certains endroits de cette région accidentée n’ont été reconnus qu’il y a peu. Ce qui me fascine le plus, ici, c’est le roman secret de la pierre et de l’eau. La forêt le dissimulait. Tout au long du voyage de l’eau, la roche, nue souvent, l’accompagne au plus près. Ces deux-là n’en finissent pas d’inventer, varier, des figures, des postures – chorégraphiques, érotiques, comme tu voudras. Ici, tout en y glissant, une lame d’eau revêt un large, vertigineux toboggan ; plus loin, le torrent s’est fait bassin privé à l’abri d’une cour intérieure ; ailleurs, après avoir flâné dans la traversée d’un marécage, voilà qu’ il s’est foré un puits ou déboule du plafond d’une grotte… Les cascades prennent, tu penses bien, toutes les formes imaginables.
Une mécanique opère, celle de la pesanteur tirant le fluide avec une force qui ne varie pas. Rien de moins qu’aventureux, ce nonobstant, le cours de l’eau : le caractère changeant, l’imprévisibilité de son minéral amant (quant à sa composition, sa consistance, sa disposition), y suffit. (…)

De Savoie

(…) Dans une autre vie, je serai glaciologue. La géomorphologie s’élève à un degré de complexité supplémentaire pour ce qui touche à ces messieurs les glaciers. Tantôt leurs productions retiennent par leur fini (ainsi des remblais des moraines, tu sais, avec leur profil triangulaire), tantôt, par les allées et venues de leur front, ils chahutent le relief de la zone où ils sont parvenus. Méticuleux ici, anarchistes là.

La rationalité de la pesanteur préside à l’écoulement de l’eau liquide qui ne tolère pas de contre-pentes affectant le profil de son cours. Le glacier n’a pas ces scrupules, il dédaignera de raboter les bosses rocheuses les plus coriaces ; la plasticité de l’eau solide le lui permet.

L’eau n’est pas que cette universelle créature perfectionniste. Plus d’une fois elle élève, épand, prodigue à ce qui l’entoure une offrande qui est pure poésie. J’ai passé plusieurs nuits à quelques mètres du petit torrent dont je te parlais. Je laissais la fenêtre ouverte pour que vienne à moi l’Incessante. La chambre, tout le vallon, embaumaient de son parfum sonore.

Tu as une jolie voix, tu sais, Physis ! lui disais-je, adaptant le compliment célèbre.(…)

Ai poussé jusqu’à la ville. La domine l’énorme château des siècles. Pris en masse, les sédiments marins entassés, puis exondés, ensuite élevés, dressés, ensemble font ce front sévère du temps qui s’impose aux regards.

Discrètement, le monument de la durée s’effrite. A son pied s’accumulent ses débris, mais attention, pas n’importe comment ! En bon ordre ! De sorte que la muraille calcaire se fait précéder de la majestueuse jupe qu’étend la pente égale, si soigneusement ratissée, de l’éboulis. L’admirable paradoxe : elle se vêt de ce que l’érosion lui soutire !
Joue ici, je suppose, la physique très particulière des entassements de grains, des sables. (Les dunes chantent, le savais-tu ?) (…)

De l’hôtel

(…) Deux étoiles étincelantes. Minuscules. Ravissantes. Deux astres de trois millimètres de diamètre. Leurs rayons, plus fins que cheveux, vibraient.

Très discrète, fugitive merveille. Rien qu’un bonheur d’éclairement que j’ai surpris : la lumière rebondissant sur le métal brillant du robinet. (…)

De la pièce d’à côté

(…) Le sorbier, plus le soleil à la fin de l’après-midi, plus le vent, plus le rideau et ses plis, qu’est-ce que cela donne ? Petit spectacle dû à ce qu’il faut bien appeler l’inventivité des phénomènes naturels, un ballet fantasque : sur l’étoffe diaphane va et vient un puzzle que forment deux sortes de pièces, les unes grises, qui sont les ombres des feuilles chahutées par le vent, les autres, lumineuses, qui correspondent aux intervalles. Cela se balance et gesticule. C’est frénétique, c’est fastueux. J’en compare la gigue plaisante, enjouée, à l’agitation de vaguelettes souriantes, par instants enivrées de leur plaisir, un peu folles ! (…)

A ma rédactrice en chef

(…) Conviens de la fécondité des propriétés primordiales des particules élémentaires, de la vocation poétique de ces dernières. Conviens que ce n’est pas sans motif qu’à propos de l’Entité totale dont je t’ai donné quelques nouvelles éparses, je prononce ce mot, l’ayant pesé : poète.
Et, en amont des règles du jeu, qu’y a-t-il, demandes-tu ? Je réponds : leur essence mathématique. Là-dessus, je t’entends me dire : conjecture. Je le concède. Tout de même, lis Et l’un devint deux, de Roland Omnès. C’est un mathématicien devenu physicien. Feuillette, au moins, ce maître livre.

Plus en amont, encore, qu’est-ce ? – La Source. Elle ne se confond pas avec le Cosmos. Elle en est absente. Tout en y étant, d’une certaine manière, présente. C’est pourquoi j’aime à l’appeler de cet autre nom, qui est beau, l’Enigme. (…)

P.-S. Dernières nouvelles de toi

Tu t’étais levée. De ta main droite rejetée sur le côté, tu as saisi ta robe qui venait de rejoindre le sol, ce qui a tendu l’étoffe bleu nuit constellée de pois blancs.

Ce faisant, tu as déployé l’immensité nocturne sous mes yeux. La présence d’une femme et celle de la nuit sans borne, semée de lumières toutefois (sa gravité nous sourit), n’ont plus fait qu’un.
J’ai pensé : voici que tu as un corps de nuit – profond, magique. Inversement : convertie, la nuit étoilée a choisi, adopté les contours féminins.

C’était voir non plus seulement une rencontre, mais une conjonction, celle de l’Illimité et d’un être fini – qui n’était rien de moins, cependant, qu’une personne !

Même si, troublé, je n’avais pas applaudi à cette réunion, déjà j’aurais goûté, par la grâce de cette étoffe, de son motif (qu’il faut mettre à part de tous les autres), la profusion sur fond de mystère, la générosité du visible posé sur la profondeur cosmique.

(Voudras-tu que, pour moi, se renouvelle cette apparition ?)

« Mon régime est la ferveur » : Henri Raynal au travail (entretien avec Belinda Cannone)

1) Cher Henri, vous m’avez dit récemment : « Mon régime est la ferveur », et vous écoutant je me suis dit que bien sûr, c’était exactement cela, la ferveur, cela votre régime, ou votre allure, comme on dit l’allure d’un bateau quand il serre le vent ou se laisse pousser. J’ai eu la chance d’avoir plusieurs fois l’occasion d’écrire sur vous, sur vos livres, et cette fois j’ai pensé qu’il serait passionnant d’interroger cette ferveur : j’aimerais que nous évoquions votre manière de travailler. Comment vos textes viennent-ils au jour ? par quels chemins, quelles lectures, quelles rencontres, quels processus intérieurs ?
Tout d’abord, la diversité. Maître mot dans votre réflexion. La diversité, c’est celle du réel, du monde : du grain de sable au cosmos – et c’est aussi celle de votre œuvre, constituée de romans, d’essais (poétiques) et de critique d’art. Vous aimez les formes d’écriture brèves, mais vous dites aussi : « Une œuvre ample me repose ». Votre inspiration, vos lectures, votre attention sont très diverses et je vous sais parfois fatigué d’être sollicité par tant de sujets d’intérêt…

La ferveur m’est donnée. Je l’ai reçue lorsque j’étais enfant. Habitant tout en haut d’un immeuble, dans un logement étroit borné d’un côté par la pente du toit, ne voyant, étant assis, qu’un petit morceau du ciel, je me suis senti inséré dans ce ciel descendu tout près, appuyé sur la vitre de la lucarne. L’hiver surtout (ou le soir, quelle que fût la saison), le ciel me considérait. Cette présence était à la fois celle de l’Infini et celle du Tout. Comme j’aimais l’école et étais avide de savoir, mon appétit de connaissances, de toutes les connaissances, s’est confondu avec ma fascination pour le Tout mystérieux. N’importe quel savoir était savoir de lui. Je me sentais personnellement concerné, intimement impliqué – ce que, bien sûr, j’aurais été incapable d’exprimer. Car l’époque que j’évoque est, disons, pour fixer les idées, celle de mes neuf ans. C’est vers cet âge que j’ai découvert le pouvoir des mots. J’en faisait des listes. L’aptitude à nommer, à dire ce qui est, voilà ce qui était merveilleux, qui les rendait éminemment précieux.
J’habitais Paris. Longtemps je n’ai connu de la nature que ses aspects modérés et de la diversité que celle de la flore et des roches. (J’ai envisagé d’être géologue.) Avant l’âge de vingt-huit ans, j’ai peu voyagé. Importante fut la découverte de la haute montagne (celle où on peut aller à la rencontre des glaciers). Pourquoi ces précisions ? Parce que mes interrogations, mes réflexions, mes écrits partent quasiment toujours du concret. Si inspiration il y a, je la reçois de ce qui m’est intensément présent – d’où elle s’élance : un regard, une voix, un amphithéâtre de rocailles solitaire sur lequel le chemin soudain débouche, la rumeur d’un torrent qui s’élève comme celle de dix mille abeilles. Présent devant moi : présent en moi. C’est le retentissement du monde en moi qui meut mon dire. C’est le monde qui veut, par mon entremise, se dire.
Tout se passe comme si un bon génie se servait de mes fascinations les plus constantes, les plus insistantes pour m’obliger à approfondir ce que j’éprouve, m’inciter à étendre de proche en proche ma méditation, entraîner habilement ma pensée à se porter, de façon imprévue, jusqu’en des territoires nouveaux. Mes dilections commandent – et la curiosité !

2) Sur le bord de ma fenêtre, ce matin, un bouquet composé de lilas mauve, de pivoines rose pâle et de quelques tiges d’ancolies grenat. Comme toujours, je suis saisie par la perfection ineffable du vivant, si poignante. Comme chaque fois, je réfléchis, je compare, j’essaie de me rendre raison de l’émerveillement et de l’indicible : si c’étaient des tulipes, elles formeraient aussi un magnifique bouquet, mais plus familier – je pourrais me l’approprier plus aisément. Celui-ci – est-ce dû à la profusion dont chaque fleur témoigne ? – reste, dans sa splendeur, à une distance qui dessine l’espace de mon admiration.

La beauté d’un bouquet m’a souvent paru l’expérience la plus simple et la plus radicale de la beauté du monde. Je sais combien chez vous le regard poétique prime et la beauté du monde dont il se nourrit ne s’arrête pas au donné vivant mais inclut l’artifice. Votre conception de l’unité du tout vous incite à poser ce même regard amoureux sur le travail des peintres et les miroitements des étoffes.

Qu’y a-t-il de commun entre la montagne et le vêtement féminin ? Ceci qu’ils m’ont amené à réfléchir à la diversité en général, soit celle du Tout. (J’en suis venu en 1998 ou 99 à cette conclusion : l’univers, c’est le Divers. Sans le Divers, pas d’Univers.) Proposant une phénoménologie poétique du vêtement, je me suis par ailleurs interrogé sur les rapports variés qu’ont entre eux le vivant et l’artifice, ainsi que sur l’apparence, au sens que ce mot a pour la philosophie de la connaissance et la spiritualité. D’autre part, ont beaucoup compté la fréquentation des œuvres des peintres et mes conversations avec eux. Paradoxe : c’est en étudiant assidûment, cas après cas, la création picturale que j’ai avancé dans la compréhension de ce qui se passait au cours de l’élaboration poétique. Quant à l’origine de mes réflexions sur ce qui sépare la création naturelle de la création rationalisée, elle se trouve dans les pensées qui me sont venues en contemplant les sculptures de Zoltan Kemeny.

Le bon génie exploite, avec beaucoup de subtilité, ma sensibilité au charme féminin. Par exemple, il a pressenti ce qui résulterait de l’attention que je porte aux voix de celles qui parlent régulièrement sur les ondes, aux expressions et aux gestes des présentatrices et journalistes de la télévision ; aux visages des choristes. Vous reconnaîtrez, dans des pages encore inédites ou d’autres que j’espère écrire, le fruit d’impressions qui s’enrichissent jour après jour et des cogitations parfois imprévues qui s’ensuivent.

Car je veux comprendre ! Je l’ai noté : je désire avoir l’intelligence de ce que j’éprouve. Pas pour moi. (Je n’ai écrit jusqu’à présent que trois pages autobiographiques, la revue Missives m’ayant demandé ma contribution au numéro consacré au « Souvenir déterminant ».)

3) Ce qui m’a toujours infiniment touchée dans votre travail, c’est que vous y avez développé une parole célébrante, à rebours (mais vous avez suivi votre chemin sans vous préoccuper de prendre position, ou posture dans l’époque) d’une tendance générale à l’autocélébration qui s’accompagne d’un dénigrement du monde, de sa réalité comme de sa beauté. Vous vous présentez comme un intercesseur, voire un instrument au service de ce qui est.

Tout se tient. Tout a un sens qu’il s’agit de faire venir jusqu’à la lumière – en l’énonçant créativement. Formuler, c’est transformer l’implicite en explicite, le concret du ressenti (du réel éprouvé) en le concret des mots, transmuter la présence de ce qui est en la présence de la parole. La parole doit être vive, ardente. Je veux convaincre : tourner le regard d’autrui vers ce qui est. C’est porté par l’intérêt, la curiosité de ce que je vois, entends, apprends, que j’écris. Par amour. Pour célébrer. De là que j’aspire à faire de chaque texte une œuvre (souci souvent contesté aujourd’hui). Pourquoi ? Pour que cet écrit soit, si possible, à la hauteur de ce qui l’inspire.

C’est désirer que le texte soit achevé, en offre la marque, le visage : vœu contraire à celui de beaucoup, et non des moindres, actuellement. Toutefois, je vis aussi l’inachèvement. Ce qui m’attrape par ma sensibilité ou excite mon désir de comprendre n’en a pas fini avec moi. La réalité s’obstine, si je peux m’exprimer ainsi, la réalité insiste ! Des visages, paysages, feuillages nouveaux, et voici la méditation poétique, qu’ils sont venus relancer, qui repart ! D’autres amas de pages, de bouts de papier vont se former. Je mettrai six mois, ou dix ans, avant d’utiliser le fruit de cette inspiration première pour revenir dans un texte, un livre, sur un des thèmes qui m’obsèdent. Rien n’est jamais assez bien dit, compris, rendu présent – accompagné de ses harmoniques poétiques –, distingué en sa singularité, relié au Tout. Dans la tournure d’une phrase, du sensible vient à nous avec son galbe, du concret résonne avec sa petite note particulière, capable de toucher : vite, un dos d’enveloppe que je l’attrape !

Travail fragmentaire fertile, riche souvent de descendance imprévue : il me passionne, mais, à force de me tirailler en tous sens, me hacher, il me fatigue. Trop de choses le provoquent, la diversité étant mon sujet (avec l’Unité, indissociablement). La tâche d’élection, où je suis pleinement moi-même, c’est l’élaboration continue. Je donne jour puis aliment à un courant qui va, qui lie les mots, images, idées, musiques, les phrases – pensée et poésie oeuvrant, avançant ensemble. Cela se crée autant que je le conduis. Assez vite le texte est en mesure d’inspirer le texte. Un milieu, immatériel et pourtant concret, a pris vie, où vient sourdre, affleurer, s’épanouir ce qui n’était nullement prévu. Telle est l’inspiration seconde.

Ce travail, impatient-patient, où les découvertes, les surprises compensent les instants de doute, de désarroi, est celui où s’unissent, pour collaborer, des tendances qui à l’ordinaire s’opposent en moi. Là, je suis bien. Ce à quoi je m’emploie, cependant, ne m’appartient pas. Je tâche de satisfaire un commanditaire sans visage. A moins qu’il en ait d’innombrables, plutôt, ceux des êtres, des choses.

4) Vous comptez parmi les écrivains pour lesquels la réalité existe. Cela explique certainement la variété de vos intérêts : par exemple, depuis quelques années, l’astrophysique, mais aussi les mathématiques. Pas facile, pour un littéraire, d’approcher ces sciences…

Je déplore d’autant plus vivement mon inaptitude aux mathématiques que celles-ci me fascinent depuis toujours, métaphysiquement. C’est pourquoi, par exemple, j’attache la plus grande importance au mathématicien et physicien Roland Omnès pour qui il y a un Logos platonicien de nature mathématique.

Le profane a la chance de pouvoir lire les ouvrages de remarquables vulgarisateurs. Parmi ceux-ci je citerai Hubert Reeves et Trinh Xuan Thuan qui ne se contentent pas de nous faire bénéficier des découvertes, des avancées qui ont lieu dans leur domaine propre, le cosmos, qui nous relatent en outre l’évolution de l’univers depuis le Big Bang jusqu’à l’apparition de la vie. Pour moi, des livres de ce genre devraient avoir des centaines de milliers de lecteurs ; être abondamment évoqués, commentés, discutés dans les lycées. S’ils n’ont pas cette audience, j’en vois une raison : l’influence diffuse de milieux intellectuels, culturels où, sauf exceptions, on dédaigne ce qui nous est révélé par les astrophysiciens (lire aussi Jean-Pierre Luminet !), les botanistes, les éthologues, etc.

5) Vous avez écrit, il y a longtemps déjà : « Je suis fier de ce qui est », et vous avez sans cesse rappelé que l’admiration (celle que provoque en vous le spectacle du monde) n’allait pas sans le désir du partage. Diriez-vous que le lecteur a toujours été présent dans votre esprit au moment d’écrire ? Quel rôle joue-t-il pour vous ?

Cette phrase que vous rappelez était la réponse à l’objection selon laquelle la déconvenue que j’éprouve lorsque mon interlocuteur n’est pas intéressé par ce dont je parle – un phénomène biologique étonnant, pour prendre un exemple –, s’explique tout bonnement par une légère blessure d’amour-propre. A quoi je rétorquais que si fierté il y avait en moi, elle était impersonnelle. (D’où le titre du livre où se trouve la phrase : L’Orgueil anonyme.)

Je prends la plume dans des dispositions comparables. Qu’est-ce que le texte – essai, poésie en prose – sinon une parole ? Le mouvement par lequel s’élabore cette parole est déclenché par ce qui l’inspire. J’use du mot délaissé inspiration, parce qu’il désigne, en ce qui me concerne, ce que m’adresse une réalité très concrète – à quoi se mêle, bien sûr, avec quoi se fond, ce qui est en moi. L’impulsion vient de ce qui s’est saisi de mon affectivité et de mon esprit. J’écris tourné vers ce qui les mobilise intensément, au point d’avoir introduit en moi et d’y maintenir un sentiment de responsabilité. Mais, si je porte la parole, tends la parole, c’est bien afin que ce qui a été produit en moi – fascination, étonnement – se propage hors de moi. Toutefois, cet autrui auquel je destine le texte n’a pas de visage, étant flou, diffus : c’est la raison pour laquelle, si je me préoccupe si fort de retenir son intérêt, de le convaincre – le convertir –, c’est en ayant en vue le bénéfice de ce dont je me fais l’interprète. Lui rendre justice, en quelque sorte, tel est mon souci.

Il en va tout autrement dans la vie lorsque décrivant, relatant, rapportant ce qui me frappe, je m’adresse cette fois à un ami, un proche, un être cher. En ce cas, le souci est double, car je souhaite faire présent à l’autre de ce qui va l’enrichir. Alors, les deux versants de la parole, le témoignage et le partage, se font équilibre.

6) J’ai insisté sur la dimension poétique de votre œuvre : il convient d’en souligner encore la perspective philosophique. Si le philosophe est celui qui s’étonne de ce qui est, et dont la pensée, à ce spectacle, se met en branle, vous êtes philosophe quand vous cherchez à redéfinir l’être humain. Vous avez souvent affirmé que les mobiles égoïques ne constituaient qu’une petite partie des pulsions de l’homme. Ses deux grands mouvements, que vous qualifiez de métaphysiques, sont le « faire-connaître », et le « vouloir-savoir », mouvements qui répondent à l’infinie diversité du réel. Votre homme n’est jamais séparé de l’entour de l’univers, ni de son semblable.

L’univers n’a eu de cesse que la vie ne fût apparue, puis la conscience : dès lors, comment l’homme pourrait-il ne pas se sentir proche de cette Entité totale qui a si bien su se le procurer ? Solidaire de celle-ci, ayant avec elle une relation intime (en même temps que mystérieuse, puisque ladite Entité est, en quelque sorte, le visage de l’Enigme) ? Le sens de l’homme passe par cette relation. La conscience, à quoi l’univers tendait, étant advenue, l’homme ne peut pas ne pas y avoir un rôle ; ne pas se sentir appelé à une participation. Parmi les formes possibles de celle-ci : accueillir l’immense générosité qui s’offre, être disponible pour la joie que verse en nous le spectacle de la nature, du cosmos ; contempler, étudier, comprendre, ce qui est ; l’énoncer, le commenter, lui prêter voix poétique ; éprouver le sentiment de notre responsabilité à son égard ; à notre tour créer, être des multiplicateurs de diversité.

7) Je crois intimement que votre œuvre exprime une voix très singulière de notre temps, qu’on n’entend pas si souvent, parce que l’époque renâcle devant l’expression de la célébration, de l’admiration, de la beauté. Baudelaire, auquel j’aime vous comparer, réclamait cette enfance dans le regard de l’artiste, qui lui permet de voir avec un oeil neuf, « naïf », disait-il, et de s’émerveiller. Vous écrivez, magnifiquement, mais pour l’instant un relatif silence de nos contemporains vous accueille. Or je sais à quel point vous avez envie de convaincre. Cela me donne envie de vous demander, pour finir, comment vous envisagez la postérité, quel rôle elle joue dans votre travail (si elle en joue un), en somme comment vous pensez votre œuvre dans le temps.

Elargissant est le sentiment de l’appartenance à l’Entité prodigieuse qu’est le Tout cosmique : voilà ce qui m’importe, prioritairement de dire ; telle est la conviction que j’ai le plus à cœur de faire partager. Chaque jour davantage, tant je suis persuadé que, sans retrouvailles avec l’univers, il ne saurait y avoir de remède au déboussolement actuel, à l’angoissante autodestruction progressive d’une civilisation qui, s’étant désentourée complètement, se retrouve écorchée vive. Par la pensée et par le cœur, il nous faut de nouveau être complices avec ce qui nous englobe et afflue en nous. Cette relation vitale retrouvée est une condition pour sortir du désenchantement, lequel n’est dû qu’à un malentendu. Sur ce point (et sur quelques autres), il ne s’agit de rien de moins que de changer de regard. Je ne puis développer ici l’argumentation qui vient à l’appui de cette certitude ; mais je l’ai fait, vous le savez, dans Retrouver l’Océan, ainsi que dans Louée soit l’Illusion ! , texte qui paraîtra en septembre dans La Revue du M.A.U.S.S. ; j’y appelle de mes vœux une philocosmie. Elle aurait ce corollaire : l’identique situation d’inclusion de tous les êtres humains dans l’Entité cosmique fonde leur fraternité.
La postérité ? Dire, c’est exposer au regard des autres esprits ce qui ne doit d’exister, de se présenter tel qu’il est, qu’à la faveur d’un concours de circonstances : un être en ce qu’il a d’unique, un objet présent en sa concrétude. Qu’est-ce que dire le singulier, sinon cueillir celui-ci dans l’espace et le temps où il est étroitement inséré et où s’est produit le si précieux concours ? Par ce geste, la parole ôte le singulier à cet espace et à ce temps auxquels pourtant elle rend grâces. C’est là le miracle du verbe. Depuis sa subjectivité même, il s’adresse à l’universel. En droit, tout au moins, l’exposition est exemptée de la limite.

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NOTES