Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Sylvain Pasquier

Isabelle Astier :
Les nouvelles règles du social

Texte publié le 22 octobre 2007

2007, PUF, Le lien social, 200 p., 24 euros.

Comment les idéaux se transforment en normes ? Tel pourrait être le problème auquel cet ouvrage apporte une réponse à partir de l’analyse des changements moraux à l’œuvre dans les actions de politique publique et d’intervention sociale dans les domaines de l’insertion, de l’accompagnement du chômage, de la médiation urbaine ou encore de l’éducation nationale. L’interprétation de ces changements ne peut qu’intéresser les lecteurs sensibilisés à la problématique du don. En effet, elle est donnée dans les termes d’un « renversement de la dette sociale » qui voit un modèle fondé sur le principe d’une société devant intégrer et protéger les individus, basculer dans un modèle où « l’individu doit expressément manifester sa volonté d’adhérer à la société ».

Il en découle un répertoire de six règles dont l’exposé respectif et l’illustration par différentes applications, structure l’ensemble de l’ouvrage. Activer, reconnaître, se rapprocher, personnaliser, accompagner, responsabiliser, autant d’injonctions qui semblent s’adresser aux politiques publiques ou à leurs agents mais qui se traduisent aussi par des attentes et des obligations nouvelles faites aux individus à qui elles s’adressent. Un État social actif appelle l’individu à sortir de sa passivité ; la reconnaissance politique des singularités enjoint chacun à devenir l’entrepreneur de soi pour pouvoir prétendre à cette reconnaissance ; la proximité visant à prendre les personnes comme elles sont renforce l’ambivalence de la position des nouveaux agents d’intervention (principalement les médiateurs). Elle oblige à l’autocontrôle. De manière plus emblématique encore l’obligation de « constituer autrui comme personne » individualise le traitement des problèmes sociaux et enjoint l’usager à s’engager et à se dévoiler psychologiquement ; l’accompagnement et la responsabilisation de l’usager sont dans la continuité de la personnalisation et visent un individu devant être libre et émancipé mais aussi obligé de rendre des comptes. Il se doit à la transparence et se contraint d’être responsable par souci de dignité.

Le principal intérêt de l’ouvrage est donc de montrer, à partir de différentes enquêtes, comment se manifestent les modalités de ces nouvelles règles du social. L’alerte avait déjà été donnée : François Dubet a dressé le constat du déclin des institutions et de « leur programme institutionnel », Luc Boltanski et Eve Chiapello ont construit les outils d’une critique virulente du nouvel esprit du capitalisme et Michel Foucault a avancé les principes d’une nouvelle gouvernementalité. La thèse du renversement de la dette sociale s’étaye sur l’analyse concrète de dispositifs et de pratiques qui montrent l’ambivalence de ces nouvelles règles et de leur application. On peut y voir la manifestation d’un nouveau modèle politique d’ordre et de contrôle social qui entend ne pas laisser les pauvres en paix, d’abord et avant tout au nom du respect qui leur est dû. Le bénéfice d’une protection sociale individualisée demande la participation à l’hommage commun à de nouveaux idéaux qui s’imposent dès lors comme normes à ceux qui restent les plus démunis pour les contredire. Ces normes sont d’autant plus difficiles à reconnaître comme telles que les principes de la liberté individuelle et de la réalisation de soi, qui les fondent, appellent un engagement spontané et volontaire faisant peser la charge de leur propre échec à ceux dont la condition ne leur permet pas de les réaliser.

S’agit-il ici pour autant d’une critique radicale qui ne viserait qu’à lever l’illusion d’une nouvelle forme de domination ? La tonalité de l’ouvrage n’est pas celle-là. L’enjeu semble bien être de dégager les ambivalences de la protection sociale à un nouvel âge de l’individualité, pour s’en prévenir au mieux. Les valeurs qui habitent la légitimité des nouvelles règles peuvent bien être caricaturées comme trouvant leur origine dans une classe moyenne aveuglée par ses bons sentiments face aux effets que peut avoir leur application. Mais elles peuvent aussi apparaître comme celles qui donnent sens à des pratiques nouvelles qui viennent répondre à des problèmes et à des aspirations face auxquels le modèle institutionnel traditionnel, se voulant désespérément intégrateur, se fait de plus en plus excluant. S’il y a bien une nouvelle idéologie à l’œuvre, elle se construit autant, si ce n’est plus, dans une quête de sens que dans la visée de la domination.

Loin de la critique radicale, l’ouvrage incite donc à reconnaître une forme de tragédie sociale et sociologique. Elle reposerait sur le drame d’idéaux qui, se voulant les outils d’émancipation d’un modèle dont ils sapent la légitimité, deviennent ceux d’un ordre social s’imposant à travers de nouvelles modalités de domination. Il nous invite aussi à dépasser les discours qui clament l’urgence des réformes en stigmatisant l’immobilisme ou derrière ceux qui s’efforcent de sauver un modèle institutionnel de plus en plus inopérant, pour remarquer que des changements profonds sont à l’œuvre et se manifestent aussi bien dans de nouveaux modes de politiques sociales que dans de nouvelles aspirations individuelles. Dès lors, l’enjeu politique qui se pose consiste à repenser, comme y invitait déjà Robert Castel, les modalités nouvelles d’une protection sociale permettant aux personnes de se réaliser sans devoir en payer un prix impossible pour elles seules. Un enjeu qui prend donc acte d’un « nouvel âge de l’individualité », pour poser à nouveaux frais la question de la solidarité.

L’ambivalence la plus profonde est liée à la thèse d’un renversement de la dette sociale et paraîtra familière à ceux qui savent la reconnaître dans le don. Ces nouvelles logiques marquent la sortie d’un modèle qui enfermait le pauvre, par définition, dans l’assistance. La dette reconnue et la protection accordée pouvaient alors apparaître comme le cadeau empoisonné visant à maintenir les bénéficiaires à leur place. Le renversement de la dette reconnaît en chacun, dans l’idéal, un donateur. Cette reconnaissance prend vite la forme d’une obligation virant à l’injonction paradoxale de devoir donner ou, plus exactement, rendre. Le renversement de la dette plaçant d’emblée l’individu singulier en position de donataire, celui-ci, pour exister socialement et bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection minimale, se trouve dans l’obligation de donner avant de recevoir. Or, ce que chacun de nous doit recevoir avant tout en partage n’est-ce pas justement cette possibilité de donner dont la confiscation peut apparaître comme le plus grand signe de désaffiliation ?

NOTES