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Charles Jacquier

A propos de Bernard Charbonneau, « Le feu vert », 2022.

Texte publié le 3 novembre 2022


Bernard Charbonneau, Le feu vert, préface de Daniel Cérézuelle, l’échappée/poche, 2022, 216 p.

Longtemps ignorée, l’œuvre de Bernard Charbonneau (1910-1996) fait l’objet depuis quelques années d’une plus grande attention au fur et à mesure que les thématiques écologiques se répandent dans le grand public avec leur lot de greenwashing, d’illusions politiciennes ou de récupérations aussi diverses qu’inattendues. En 2019, les éditions l’échappée ont publié Le Totalitarisme industriel, un recueil d’articles parus dans La Gueule ouverte et Combat nature. En 2021, la même maison a sorti La Nature du combat, un autre recueil de ses articles des années 1980, en dialogue avec son ami de jeunesse Jacques Ellul (1912-1994), également dans Combat nature. Aujourd’hui, elles reprennent Le feu vert dans une première édition de poche préfacée par le philosophe et sociologue Daniel Cérézuelle [1].

Provincial de toujours, ce natif de Bordeaux, après des études d’histoire-géographie et une agrégation, choisit de renoncer à une carrière universitaire pour enseigner dans une école normale d’instituteurs, près de Pau, afin de pouvoir vivre à la campagne. Personnaliste durant les années 1930 et proche un temps de la revue Esprit, il publie alors l’article prémonitoire intitulé « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire » [2]. Après-guerre, il se consacre dans la plus grande solitude à l’étude de ce qu’il nomme « la grande mue » des sociétés contemporaines. Il en donne la définition suivante : « La croissance technique et économique indéfinie est à la fois le fait et le dogme fondamental de notre temps. Comme l’immutabilité d’un ordre à la fois naturel et divin fut celui du passé. La grande mue qui travaille les sociétés industrielles, et les autres à leur suite, est à la fois la réalité immédiate que nous pouvons appréhender dans le quotidien de notre vie et le moteur profond d’une histoire que religions et idéologies s’époumonent à suivre ; chaque homme l’expérimente à chaque instant et partout, par-delà classes et frontières elle met en jeu l’humanité [3]. » Il faudra attendre le milieu des années 1960 pour que quelques-uns de ses textes soient édités chez Denöel (entre autres, Le Paradoxe de la culture, 1965 ; L’Hommauto, 1967) et Gallimard (Le Jardin de Babylone, 1969). L’année 1970 marque la naissance du mouvement écologiste aux États-Unis avec le premier Earth Day, puis traverse l’Atlantique. En France, après lui avoir donné des bases théoriques en solitaire, Charbonneau, retraité à partir de 1971, s’y engage pleinement en favorisant l’action locale et les luttes de terrain, notamment celles contre l’aménagement touristique de la côte aquitaine ou la construction d’une station de ski dans les Pyrénées.

Dix ans plus tard, il est temps pour Charbonneau de faire le bilan et l’autocritique du mouvement écologiste. Le feu vert, c’est « la révolte écologique » qui s’est allumé « au plus rouge de notre forge industrielle et militaire ». Pour son préfacier, avec le présent livre, il se propose « de mettre en perspective le mouvement écologiste et de clarifier, de rendre conscientes les contradictions qui le travaillent, souvent à son insu, et qui risquent de le stériliser ». Selon Charbonneau, le mouvement écologiste n’est pas apparu ex nihilo juste après Mai 1968 mais « sa gestation remonte aux débuts de notre société urbaine et industrielle », citant aussi bien Jean-Jacques Rousseau qu’Herman Melville. Après deux guerres mondiales, les peuples doivent reconstruire tout en aspirant à un plus grand confort, mais, peu à peu, les dégâts du développement à tout prix apparaissent : ce sont des scientifiques (naturalistes, biologistes) qui les constatent dans leur spécialité. Avant Mai 1968, Charbonneau évoque notamment la fondation de Nature et Progrès en 1964, puis, après le « printemps raté » de cette année-là, souligne le rôle du journaliste de Charlie Hebdo, Pierre Fournier, et du groupe « Survivre et Vivre » des mathématiciens Claude Chevalley et Alexandre Grothendieck, les luttes contre le nucléaire et contre le camp militaire du Larzac. Considérant le mouvement écologiste comme « une nébuleuse en fusion », Charbonneau s’intéresse ensuite à ses « diverses constellations » avant d’exposer quelles sont ses racines qu’il va chercher dans une dialectique entre la nature et la liberté, chacune étant unie dans l’existence de chaque être humain. Il examine ensuite les contradictions et les lacunes de cette nébuleuse écologique parmi lesquelles il pointe plusieurs tentations dangereuses. Il signale ainsi en premier lieu celle de « l’intégrisme naturiste ». Il évoque ensuite « la libertaire », c’est-à-dire « le vieux rêve d’une liberté qui serait donnée tout entière à tous » et le refus « des différences aussi naturelles que celles de l’âge ou du sexe ». Il n’oublie pas les lacunes de la pensée écologique, par exemple l’absence d’une réflexion critique sur la science, ou encore les insuffisances d’une réflexion économique et sociale, notamment sur les questions conjointes de l’agriculture et de l’alimentation. Tout ceci lui fait courir un risque majeur : celui de la récupération par la mode ou par la technostructure. « On peut alors tirer maints profits (donc emplois) de la protection (ou plutôt reproduction) de la nature », explique-t-il. Ou encore par le spectacle et même par la politisation-dépolitisation, deux sortes de maladie qui oscillent « de la désillusion communautaire à la désillusion politique et vice-versa ». Ses réflexions sont souvent prémonitoires sur cette récupération de l’écologie par ses ennemis mêmes : « Un beau jour, écrit-il, le pouvoir sera contraint de pratiquer l’écologie. Une prospective sans illusions peut mener à penser que, sauf catastrophe, le virage écologique ne sera pas le fait d’une opposition très minoritaire dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie : ils ne croient qu’au pouvoir, qui est celui de faire ce qui ne peut être fait autrement. » Enfin, Charbonneau esquisse dans une quatrième et dernière partie une politique écologique. Refusant de prendre ses désirs pour des réalités, il invite le mouvement à éviter de passer « sans transition de la maladie infantile, l’idéalisme, à la maladie sénile, le réalisme borné ». Pour cela, il propose quelques pistes originales pour une politique écologique, soulignant la nécessité « de revaloriser la raison exprimée dans la langue commune, non seulement pour rétablir une connaissance démocratique, mais parce que souvent elle exprime l’essentiel tandis que patois et logiques savantes ne communiquent que l’accessoire et le spécial ». Parmi ces priorités, mentionnons la lutte contre le nucléaire et la dissémination de l’arme atomique, l’exploitation des fonds marins, l’industrialisation de l’agriculture, « l’aménagement de l’espace-temps et l’ordinateur central » qui menacent nos libertés.

Plus de quarante ans après sa première publication, Le feu vert demeure, malgré la marche du temps, un ouvrage indispensable pour comprendre les origines du mouvement écologiste, les nombreux dangers, aussi bien extérieurs qu’internes, qui le menacent et les perspectives de réflexion et d’action qui doivent s’ouvrir à lui pour qu’il puisse enfin « rompre avec l’ordre désordonné établi » des sociétés contemporaines. Il importe donc qu’il soit lu par le plus grand nombre possible de personnes qui placent au premier rang de leurs préoccupations les questions écologiques et la survie conjointe de la nature et de la liberté humaine. Il n’est pas sûr du tout que ce soit le cas de nombre de ceux qui lui donnent son orientation dominante actuelle, mais c’est une autre histoire et une raison supplémentaire de le lire et de le faire lire pour que ce mouvement retrouve à la fois ses racines et sa raison d’être…

CJ

NOTES

[1Le livre est d’abord paru chez Karthala en 1980, puis chez Parangon en 2009. Du préfacier, lire : Nature et liberté. Introduction à la pensée de Bernard Charbonneau (l’échappée, 2022) et Bernard Charbonneau ou la critique du développement exponentiel (Le passager clandestin, 2018).

[2Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, 2014, p. 117-192.

[3Bernard Charbonneau, Le système et le chaos, Sang de la Terre, 2012, p. 7-8.