Revue du Mauss permanente (https://www.journaldumauss.net)

Mike Singleton

De la Mission à l’Evangélisation
Katabasis eis allo genos

Texte publié le 2 décembre 2021

Mike Singleton, un rapport bouleversant à l’Afrique et à la recherche.
Dans une posture hors norme, l’auteur de nombreux ouvrages analyse sa rencontre, dans les années 1970, avec ses interlocuteurs sur son terrain en Tanzanie. Missionnaire et anthropologue auprès des WaKonongo (Tanzanie), il a vite compris que les villageois préféraient le voir participer à leur libération des carcans coutumiers plutôt que de recevoir des sacrements, dont ils ne savaient que faire ou de se plier à ses enquêtes ethnographiques. Une époque, une expérience, une réflexion hors des chemins battus. Mike Singleton s’adapte. Il suit les villageois, les accompagne. Il renforce leurs initiatives pour déboucher sur la découverte, mutuelle, palpitante, ambivalente, de plus de liberté. Enrôlés dans des palabres incessants, les villageois tanzaniens et le missionnaire-anthropologue s’affectent et se libèrent. De cette rencontre, l’un et l’autre en sortiront transformés.
Ce texte est un extrait de l’introduction de l’ouvrage « Tous (dé)missionnaires. Pour un nouvel ordre de mission (interculturelle) », Louvain-la-Neuve, Éditions Academia.
https://www.editions-academia.be/index.asp

A la question comment se fait-il que de Père Blanc je me suis retrouvé en père blanc tout court, la réponse est : « faute » en 1969 aux WaKonongo de la Tanzanie profonde. A leur insu ils m’ont métamorphosé missionnaire en évangéliste. Je ne suis pas le seul, loin s’en faut, à avoir vécu cette transformation d’un genre dans un autre – autrement plus radicale que le passage entre deux espèces du même. Comme pour « Jésuite honnête », il y a de l’oxymore dans « missionnaire évangélique » ! Dans un second tome il sera question d’autres missionnaires – illustres tel un Livingstone ou un Schweizer, moins (re)connus comme un Pezet ou un Fontaine - qui, à la suite de Jésus, au lieu de proposer à leurs interlocuteurs une bonne nouvelle parmi d’autres (qui ne pouvant être que la leur risquait d’être « mauvaise »), les ont évangélisé ou libéré (c’est du pareil au même) non pas tant de leurs péchés personnels que des carcans coutumiers où l’Histoire les avait coincé. Pour l’essentiel, ce premier tome est le récit d’une vie de missionnaire devenue évangélique par la force des choses d’autrui.

L’étymologie des termes en dit long de la différence « essentielle » entre « missionner » et « évangéliser ». D’un côté, est « missionnaire » ou « apôtre » (apostellein étant l’’équivalent grec du latin mittere) celui qui se sent « envoyé » (missus) au loin pour réaliser le mandat qui lui a été mis en main (manus+dare) par une autorité supérieure se croyant avoir le droit de le faire. De surnaturel ce droit peut devenir naturel sans cesser pour autant de relever foncièrement du paradigme missionnaire. Après avoir été missionnaire chargé par Rome d’apporter une religion catholique aux mécréants de l’Afrique je me suis trouvé coopérant universitaire envoyé par la Belgique pour activer auprès des sous-développés du continent africain un Développement qu’on croyait encore tout aussi sinon plus universel. Assez logiquement mis à la porte d’un ordre religieux, j’ai fini par claquer la porte de l’Institut du Développement où on avait cru bon de me loger à l’UCL – peu importe que le relatif soit sacré ou profane, les effets pervers de son absolutisation inhibent l’émergence de l’inédit qui seul peut empêcher l’anthropogénèse d’aller dans le mur. N’en déplaise à un Bultmann, l’eschatologie de Jésus ne visait pas le salut spirituel du pieux bourgeois mais une relativisation radicale de l’ordre établi au vu de l’imminence d’un Tout tout autre. Le covid, la victoire des Talibans, pour ne pas parler de la fuite en avant technoscientifique ou la fin annoncée du christianisme clérical, viennent confirmer la justesse de cette eschatologie libératrice.

Pour être honnête, avant mon départ « en mission », des anthropologues des exégètes et des historiens avaient déjà mis leurs vers dans le fruit que j’étais censé non seulement proposer mais le cas échéant imposer aux WaKonongo (compelle entrare !). Les premiers m’avaient fait comprendre que les cultures étaient aussi irréductibles qu’irréversibles, les seconds que l’homme de Nazareth n’avait rien d’un Christ Divin (du moins selon la première mouture d’un matériel qui de toutes pièces allaient finir en « Nouveau Testament ») et les troisièmes que c’est pour satisfaire les besoins impérialistes d’un empereur romain qu’une mouvance sectaire plutôt kamikaze s’est vue promue église proprement cléricale. Pour être encore plus honnête, dès 1940 le Père François Rivière, Apôtre des WaKonongo, les avaient déjà fait entrer dans une église paroissiale que, de bonne foi, il imaginait l’incarnation locale de cette seule Eglise Catholique Romaine voulue en exclusivité par un Christ divin pour le salut de l’Humanité.

Peu importe que le prophète juif de Nazareth, en laïque plutôt anticlérical n’ait rien prévu (faute de temps ?) en matière d’orthodoxie ou d’orthopraxie, peu importe que les premiers à missionner pour la mouvance qui se réclamait de lui aient été (Paul inclus) des sectaires aussi farfelus et fondamentalistes que leur descendants directs tels que les Témoins de Jéhovah ou les Mormons, en tant que prêtre catholique la mission ecclésiale que Rome m’avait confié était tout aussi foncièrement ecclésiastique et peu proprement évangélique que celle de mon prédécesseur : expliquer le catéchisme de Trente, administrer les sacrements, faire respecter le Droit Canon dans le cadre d’une église paroissiale organisée à l’identique de la Basse Patagonie à la Mongolie Extérieure en passant par les mégapoles du monde actuel.

Malheureusement ou heureusement, c’est selon, aussi bien ma (dé)formation continue que les contraintes du terrain m’ont obligé non pas tant à changer mon fusil d’épaule qu’à déposer les armes que l’Eglise militante m’avait fourni. Si vous voulez faire l’amour et pas la guerre, vous ne restez pas à l’armée. Si vous voulez libérer les gens des servitudes spéculatives et structurelles qui les emprisonnent à leur insu, vous n’allez pas, en missionnaire, remplacer une religion par une autre (des messes à la Vierge pour la pluie et des médailles miraculeuses en lieu et place des poulets sacrifiés aux ancêtres ou des amulettes païennes) vous allez essayer, en évangéliste, à les libérer du religieux même. Puisque bien avant nos « Death of God » théologiens, les WaKonongo avaient tout ignoré d’un monothéisme occidental devenu plus métaphysique que sémite, et puisque sans ce que j’entendais par « religion », ils vivaient déjà dans le post-religieux qui s’annonçait chez nous, je n’allais pas leur fourguer des babioles d’un Catholicisme devenu tout aussi caduc que l’échange verroteries vénitiennes contre l’or indigène.

Attention ! On n’aura rien compris de ce qui oppose le missionnaire à l’évangéliste si on imagine qu’il faut désormais laisser tomber l’évangile selon Ratzinger & Cie pour prêcher celui de Cox et van Buren, de Robinson et Spong, ou de Marguerat et Mimouni. La vérité évangélique du véritable évangéliste c’est qu’il n’y a pas d’autre bonne nouvelle que la nécessité de se libérer au-dedans de toute absolutisation de ce qui ne peut être que relatif et provisoire. C’est la leçon autrement plus évangélique que tous mes conçus que les WaKonongo m’ont donné par leur vécu. Une leçon que je récite en long en large dans ce premier tome. Au vu de ma préformation comment ne pas être sensible au décalage entre ce que j’étais censé leur offrir au nom de Dieu et ce qu’ils demandaient humainement. ? Par la force des choses qui leur tenaient plus à cœur ils m’ont vite fait comprendre que les miennes tombaient comme un cheveu dans leur soupe. Si je n’ai pas cessé illico d’agir en missionnaire (je continuais, par exemple, à dire la messe pour la pluie ou contre les sorciers), en tant que « prêtre paysan » je me suis mis non seulement à observer passivement mais à participer activement à une activation à mes yeux plus authentique de leurs énergies et intentionnalités identitaires. Je m’adressais à leurs visions idéologiques (les esprits, les sorciers…) et « assistais » à leurs valorisations institutionnelles (l’arbre à palabres, les procès anti-sorcier, les séances spirites…). Car avec les forces vives de la société konongo (certains seniors plus ouverts que d’autres, certains exorcistes et « sorciers » plus libérateurs que d’autres) c’était ainsi que j’espérais œuvrer en faveur de convictions et de comportements, moins conservateurs, plus créateurs d’avenir inédit.

Pour bien comprendre ce qui différencie à fond des évangiles explicités de l’évangélisation maïeutique, un recours à la dichotomie philosophique entre des produits particuliers et le processus profond à leur origine peut se révéler éclairant. S’inspirant du cor inquietum d’Augustin, de l’homme toujours foncièrement insatisfait des choses concrètes censées le satisfaire, il y a eu des penseurs à distinguer un incessant élan profond de ses concrétisations culturelles – même si, à l’encontre d’Augustin, tous n’imaginent pas qu’un Etre Absolu puise combler un jour un devenir foncièrement fini. Pour ne citer que deux parmi les derniers représentants de cet école (j’aurais pu parler de Bergson ou de Husserl) avec le jésuite Maréchal et le laïc Blondel (des bons Catholiques quoi que pas toujours en odeur de sainteté vaticane), il y a lieu d’envisager l’existence d’une intentionnalité identitaire (intentio intendens omnia), d’un « tendre vers » profond, responsable en surface sociohistorique d’un tas de réalisations provisoires (intentiones intentae) ou d’une Volonté voulante, d’un vouloir permanent, producteur d’une pléthore passagère de volontés voulues.

A des degrés divers les Evangiles aussi bien apocryphes que canoniques témoignent souvent à leurs corps défendant de nouvelles façons de penser, de parler et de faire que Jésus avait beau imaginé bonnes mais qui furent prises pour mauvaises non seulement par l’Eglise et l’Etat mais par la plupart des braves gens de son époque. Puisque les individus, les idéologies et les institutions auxquels il avait affaire sont sociologiquement identiques aux nôtres, il faut se demander comment bienpensants et bien rangés nous réagirions à quelqu’un qui comme Jésus proclamait que l’humanité des putes et de la pègre les sauveront, là où l’inhumanité des curés et de leurs paroissiens, que Dieu s’était repenti d’avoir toléré la construction du basilique de St Pierre, se moquait des arguties du Magistère, tenait les rites sacré de la liturgie et les diktats du Droit Canon pour nul et non avenu sans engagement existentiel contre le désir du pouvoir et l’avoir, voire contre l’accomplissement inconscient des devoirs d’état les plus élémentaires, mais pour les laissés pour compte et les méprisés – les femmes (adultères ou pas), les étrangers et les immigrés, les militaires et les mercenaires… Puisqu’il a voulu ni faire fortune ni fonder une famille le mariage des prêtres et encore moins le sacerdoce féminin aurait figurer parmi ses priorités de combat.

Mais l’essentiel n’est pas là – dans ce qu’il a dit et fait il y a à laisser et à prendre (entre autres sa foi en Dieu et sa croyance dans l’immortalité). Son évangile est une chose, tout autre chose que les libertés qu’il a pris de fait avec son ordre établi est l’élan évangélique à son origine : la volonté de voir les gens se libérer du Système – non pas nécessairement en le renversant plus ou moins violement mais au mieux en prenant au-dedans les distances qui s’imposent par rapport aux missionnaires de la Révélation et/ou de la Raison.

Car les histoires je raconte ne sont qu’accidentellement des histoires de curés ou d’ex-curés. Tout le monde est bien obligé à choisir entre être missionnaire ou renaître évangéliste. Peu importe votre mission dans la vie, père (ou mère) de famille, professeur/e d’université, plombier (polonais ou autre), policier ou politicien – sans un esprit évangélique capable d’envisager le tout autre, devenue non seulement décisive mais absolument définitive votre bonne nouvelle exige la démission de tous ceux qui ne sont pas encore de votre monde. Or si d’autres mondes ne sont pas possibles, tôt ou tard, faute, selon Darwin de mutations d’abord marginales, votre monde sera le dernier.

C’est la thèse développée dans le second tome. En effet qu’on le veuille ou non dans le meilleur mais aussi le plus fréquent des cas, exister=évangéliser. Dans le monde présent, devenu un Village Global, si, tout en pouvant changer de quartier, huppé ou pas, vous choisissez d’y rester, alors par le fait même vous prêchez pour votre choix de chapelle : chrétienne, capitaliste, occidentale, démocratique, égalitariste, écologique… En outre, et par le même fait, vous démissionnez, au moins implicitement les Musulmans de bonne foi (subjective), les Socialistes et a fortiori les Communistes, les non-Occidentaux qui ont dit « Non ! » à l’occidentalisation de leurs mondes, les dictateurs éventuellement éclairés comme le Pape François, les hommes et les femmes qui préfèrent des asymétries acceptables à l’évacuation de toute différentiation enrichissant, les animistes qui, bien avant les Deep Ecologists, subodore chez les Verts un anthropocentrisme égotique…

C’est dire que si tout le monde en attendant mieux a droit à son évangile et, par le fait même, à en être le missionnaire, personne ne peut prétendre que son évangile représente l’Evangile de tous les évangiles : soit parce qu’à base d’un Dépôt divin (depositum fidei) il serait le seul fondamentalement surnaturel soit parce pour l’essentiel il n’est pas culturel mais naturel. C’est dire surtout qu’il faut de nécessité vitale des évangélistes pour signaler aux missionnaires que leur nouvelle sans être mauvaise n’est que relativement bonne. Sans être régicides les fous rappelaient aux rois d’antan non seulement leur nudité mais leur nullité. Jamais l’un sans l’autre, pas de mission sans évangélisation.

NOTES