Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Gérald Berthoud

La modernité conquérante

Texte publié le 3 septembre 2021

Cet article reprend, avec quelques légères modifications, un chapitre du récent ouvrage de l’auteur : « La maîtrise du monde. Vertige technoscientifique et marché », 2020, Éditions universitaires européennes.
Gérald Berthoud est Professeur honoraire, Université de Lausanne, docteur en ethnologie ( Université de Paris(Sorbonne), Research Associate à l’Université de Berkeley et membre du Conseil scientifique de La Revue du MAUSS.

Présentation de l’ouvrage :

Descartes, il y a près de 500 ans, énonçait que l’être humain devait se « rendre comme maître et possesseur de la Nature ». Une telle visée ne pouvait qu’apparaître comme une utopie. Au fil de quelques siècles, ce rêve prémonitoire s’est mué en un projet technoscientifique de transformation du monde. A partir des dernières décennies du XX e siècle et surtout du début du XXI e siècle, les innovations technoscientifiques toujours plus nombreuses produisent un mouvement vu, tout à la fois, comme une révolution numérique, une convergence de technologies, une quatrième révolution industrielle, ou encore comme une disruption, qui s’imposerait à l’échelle du monde entier. Un tel mouvement s’identifie à une direction déterminée, celle d’avoir toujours plus pour vivre toujours mieux, comme la condition d’une émancipation individuelle. Mais à suivre le contre-mouvement écologique et social, l’humanité, pour sa survie, devrait s’engager dans une autre voie que celle d’un développement vertigineux des technosciences et d’une expansion généralisée du marché. Tous les chapitres abordent, dans une perspective anthropologique, des aspects particuliers du thème général de la ’maîtrise du monde’.

La modernité conquérante

Comment penser la modernité ? A première vue, un terme qui fait problème et qui entraîne nombre de confusions. Pourtant, selon une approche largement partagée, se référer à l’idée de modernité revient à établir une coupure entre ce qui est vu comme un après radicalement différent d’un avant. De manière extrême, la modernité peut même être perçue comme une rupture absolue dépourvue de toute genèse. Pour le sens commun et pour la pensée savante orthodoxe, la modernité ainsi comprise instaurerait un grand partage entre deux types d’être humain : moderne et traditionnel, voire primitif.

L’Occident se distinguerait ainsi de sa propre tradition et des autres sociétés à travers le monde. Fondamentalement, être moderne, dans le sillage de la philosophie des Lumières, supposerait penser et agir à partir des trois idéaux que sont la raison, la liberté et le progrès. Le recours à une raison toute- puissante, contre toute idée de transcendance, est clairement posé comme la condition nécessaire pour mettre en doute, sinon même pour rejeter sans la moindre discussion, les nombreuses croyances religieuses, mais surtout l’ignorance et la routine dues aux préjugés et aux suppositions infondées. La liberté est revendiquée contre toutes les formes de pouvoir politique autocratique. A partir de l’idéal du progrès, le monde serait littéralement mis en mouvement, entraînant l’humanité dans une marche ascendante qui s’accélérerait au fil du temps, en vue d’oeuvrer pour son bien.

A suivre nombre de philosophes, l’usage de la raison, lié à la revendication de la liberté et l’espoir d’un progrès civilisateur, serait la condition nécessaire et suffisante pour voir apparaître au cours de l’histoire un être autonome, capable de réfléchir et d’agir par lui-même et de faire preuve, dans un système démocratique, d’un esprit critique.

Cette manière d’envisager la modernité n’est qu’une vue partielle. Une autre caractéristique s’est progressivement imposée jusqu’à convertir toute la planète. Elle ne repose pas sur la raison argumentative d’un individu en mesure de porter un regard lucide sur le monde, mais sur une raison instrumentale pour expliquer le monde, pour le transformer et pour se l’approprier. Une telle rationalité est au fondement du capitalisme. Mais le sens de ce terme n’est nullement établi. Voir le capitalisme comme un système fondé sur la propriété privée des moyens de production, c’est se référer très immédiatement à la combinaison historique, propre à l’Occident, du capitalisme libéral et de la démocratie représentative. Une définition plus large s’impose pour dégager les principes communs des différentes formes instituées du capitalisme.

Pour caractériser la dynamique intrinsèque du capitalisme, Schumpeter (1883-1950) a formulé une expression qui a été fréquemment reprise. Pour lui :

l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste...qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise doit, bon gré mal gré, s’y adapter (1965:121-122).

En d’autres termes, le capitalisme apparaît fondamentalement sous la forme d’un mouvement de transformation radicale du monde, objectivé dans l’idée de la croissance infinie. Cette dernière est posée comme la cause première d’un capitalisme qui cherche en permanence à repousser toute limite à son expansion. En principe tout est possible ou, tout au moins, l’impossible recule constamment au fil du temps. Tout ce qui est vu comme une stagnation n’est qu’un moment d’arrêt dans un mouvement qui ne doit avoir aucune fin, ou qui n’implique aucune limite déterminée. L’idée même de limite est immédiatement perçue comme un obstacle qu’il faut impérativement écarter, grâce à l’ingéniosité en vue de satisfaire des désirs insatiables.

Arendt présente les aspects majeurs d’un tel mouvement :

parmi les principales caractéristiques de l’époque moderne depuis ses débuts jusqu’à nos jours, nous trouvons les attitudes typiques de l’homo faber : l’instrumentalisation du monde... ; la foi en la portée universelle de la catégorie de la fin-et-des-moyens, la conviction que l’on peut résoudre tous les problèmes et ramener toutes les motivations humaines au principe d’utilité ; la souveraineté qui regarde tout le donné comme un matériau... ; l’assimilation de l’intelligence à l’ingéniosité... ; et enfin l’identification toute naturelle de la fabrication à l’action (1983 : 343-344).

C’est dire qu’il ne s’agit pas simplement d’accumuler des biens, mais, plus fondamentalement, de transformer en permanence, selon les exigences d’une rationalité technocientifique toujours plus efficace, l’organisation même de la production et plus largement le mode de vie.

Ce mouvement sans fin se réalise à partir de deux forces en étroite relation. D’une part, l’emprise toujours plus forte des technosciences sur les individus et les collectivités ; d’autre part, la dynamique d’un marché pour lequel l’horizon ultime serait une marchandisation généralisée.

Cette logique capitaliste peut être envisagée abstraitement comme une suite d’actions déterminées. Des découvertes propres à renouveler en permanence l’univers des connaissances scientifiques ; des inventions de plus en plus efficaces, grâce à la progression toujours plus rapide de la puissance technique ; des innovations, toujours plus disruptives, résultant de l’avancée apparemment irrésistible de l’économie, avec son exigence de productivité et de rentabilité accrues pour produire toujours davantage biens et services. Les trois figures idéales de ce processus complexe, liant de manière indissociable savoir, faire et produire, sont les chercheurs, les ingénieurs et les entrepreneurs. Il n’est pas rare qu’un même individu puisse, jusqu’à un certain point cumuler ces trois fonctions. Dans tous les cas, découvertes et inventions ne se transforment en innovations que pour autant que ces dernières aient une valeur marchande. Aussi, l’entrepreneur, comme celui qui met en valeur découvertes et inventions, constitue l’acteur central du capitalisme. Il met ainsi à disposition des consommateurs solvables des marchandises innombrables.

Assurément il ne s’agit pas de mettre en question l’exigence de rationalité pour produire les moyens d’existence et assurer la base matérielle de la vie humaine et les fondements logiques de toute organisation. Toute société doit satisfaire à une telle exigence. Mais, limitée aux moyens, la rationalité technoscientifique du capitalisme est objectivement un mouvement sans fin, c’est-à-dire rigoureusement sans but et sans terme, selon le double sens du mot fin. Pourtant, pour le sens commun, le bien-être matériel serait le but même du capitalisme. Tout individu tend à intérioriser l’idée que le bien-être matériel doit être ce qui compte ou ce qui importe par-dessus tout. Mais s’agit-il du but ultime ? Nullement, car un état de bien-être n’est jamais acquis. Tout individu, riche ou pauvre, est conditionné par le souci d’augmenter son niveau de vie ou son pouvoir d’achat [1]. C’est dire que la recherche du bien-être est à proprement parler inatteignable, ou, tout au moins, jamais réellement satisfaite. Le sentiment d’un manque subsiste en permanence. Le leitmotiv n’est-il pas de considérer que ’assez ne suffit pas’ (Mishan 1967 : 223) ? Mais ce qui importe bien davantage que le ‘toujours plus’, c’est le ‘toujours nouveau’.

Ce qui implique nécessairement que l’individu soit flexible, mobile et adaptable, quasiment en permanence, dans un contexte où plus rien n’est stable. Mais cette quête jamais assouvie du bien-être est foncièrement autodestructive. La spirale production-consommation-destruction pousse à l’excès et à la démesure, au point que la ’destruction créatrice’ se mue en une ’création destructrice’. Il en résulte inévitablement, tant dans le domaine de la production que dans celui de la consommation, des formes multiples de gaspillage, une accumulation de déchets en tous genres, ou encore une obsolescence des produits, incorporée ou induite par le conformisme de la mode. Un tel mode de production, de consommation et de destruction n’a de sens que s’il est simultanément pensé et justifié comme une culture ou une idéologie de l’infini et de l’artificiel, partagée par le plus grand nombre. Le capitalisme, vu ainsi comme un ensemble d’idées et de valeurs, donne des raisons de vivre ensemble ; il justifie un développement proprement vertigineux des sciences et des techniques (voir Bensaude-Vincent 2009) et une extension sans limites du marché. Il valorise encore toute activité qui s’inscrit dans une telle logique de l’infini et de l’artificialisation du monde.

Quand l’idée d’infini quitte en quelque sorte le ciel pour s’établir sur la Terre un changement majeur s’impose à l’Occident moderne (voir Castoriadis 1986:170 et 193). La croyance n’est plus celle du cosmos dans lequel l’être humain était inclus dans une position subordonnée, mais celle de la nature comme un espace homogène dans lequel l’être humain peut déployer sa puissance. Tel serait, à suivre Koyré (1892-1964), le passage d’un ’monde clos’ à un ’univers infini’(1988). Une opposition trop radicale, mais qui insiste sur une rupture intellectuelle qui va permettre le développement des sciences. Pour étayer une telle affirmation, il serait nécessaire de prendre en considération un ensemble de données historiques d’une complexité considérable. Qu’il suffise ici de poser que dans une telle représentation du monde, l’être humain proclame sa conviction de devenir ’comme maître et possesseur de la nature’, selon la formule de Descartes (1596-1650).

Cette représentation se réalise progressivement dans un développement illimité des sciences, de la maîtrise technique et de la richesse matérielle. Ce véritable ‘vertige de l’infini’ se fonde sur la forte croyance d’un être humain capable d’exploiter rationnellement des ressources naturelles potentiellement inépuisables. Ou, tout au moins, les ressources disponibles seraient dépendantes du niveau de développement technologique. L’idée même d’un épuisement des matières premières serait ainsi dénuée de sens. Cet ’infini de la volonté’ (Lyotard 1984:80) incite à imaginer, concevoir et produire des moyens en vue d’une maîtrise accrue des êtres et des choses. Ce qu’une annonce journalistique évoque : ’Cœur artificiel, prouesse technique et marché prometteur’ [2]. La pratique technoscientifique constitue ainsi une force de transformation sans limites de la nature, du vivant, de l’être humain et de la société. Ce projet prométhéen est celui d’une humanité qui cherche constamment, par la quantification, le calcul, le traitement des données et la manipulation, à dépasser ses propres limites, en vue de s’imposer au monde entier. Cette humanité conquérante s’affirme dans des activités technoscientifiques comme la géo-ingénierie, pour refroidir la planète, la bio-ingénierie ou l’anthropotechnie pour un être humain non seulement ‘réparé’, mais surtout ‘augmenté’ (voir Goffette 2006). De plus, la socio-ingénierie s’oriente irrésistiblement vers une organisation sociale maintenue dans les limites d’un artificialisme technique, lié à une valorisation de la figure de l’individu. Le développement du ‘tout-numérique’, combiné avec le ‘tout-marché’, pourrait ainsi se substituer aux significations identitaires pour tenir ensemble les membres d’une même société :

L’ossature technique de la société est le substitut physique du ciment symbolique offert par des fondements philosophiques et des dogmes religieux. Cette ossature n’est pas un tissu de croyances ; elle est un ensemble de systèmes réticulaires fonctionnels qui déterminent nos existences, les canalisent, les informent aussi sûrement que des rites (Hottois 1994 : 153).

Un seul monde

L’idée de construire un seul monde n’est en rien nouvelle. N’est-elle pas constitutive du projet même de la modernité ? Depuis plus de cinq siècles, le monde entier est soumis à une conversion, forcée ou non, aux valeurs de la modernité occidentale. Par exemple, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, un auteur anglais, Dudley North, affirme, dans une vue prémonitoire et annonciatrice de notre temps, que ’du point de vue du commerce, le monde entier n’est qu’une seule nation ou qu’un seul peuple, à l’intérieur duquel les nations sont comme des personnes’ (voir Appleby 1978:277).

Dans la même perspective et à la même époque, pour l’Italien Montanari :

Les communications des peuples entre eux sont si étendues sur tout le globe terrestre que l’on peut quasiment dire que le monde entier est une seule ville où se tient une foire permanente de toutes les marchandises et où tout homme, sans sortir de chez lui, peut au moyen de l’argent s’approvisionner et jouir de tout ce que produisent la terre, les animaux et le labeur humain. Merveilleuse invention (voir Marx 1965:414).

Près d’un siècle plus tard, Montesquieu confirme une telle vision du monde. Pour lui,

les effets mobiliers, comme l’argent, les billets, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises, appartiennent au monde entier, qui, dans ce rapport, ne compose qu’un seul État, dont toutes les sociétés sont les membres : le peuple, qui possède le plus de ces effets mobiliers de l’univers, est le plus riche...L’avarice des nations se dispute les meubles de tout l’univers (1979:24).

Mais depuis plusieurs décennies, plus précisément depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, ce mouvement d’unification planétaire s’est accéléré avec l’universalisation de la culture de l’infini et de l’artificiel. Une telle dynamique crée une interdépendance entre les régions du monde, qui poursuivent toutes les mêmes objectifs.

Mais de quel monde s’agit-il ? Un monde composé d’éléments culturels et religieux hétérogènes ; un monde pris dans le double mouvement d’une ouvertures des marchés et d’une revendication identitaire impliquant une surveillance accrue des frontières politiques ; un monde encore soumis à la déstabilisation des mouvements migratoires.

Un seul monde sûrement, mais littéralement travaillé par de multiples déséquilibres. En particulier, entre ceux qui ont trop et ceux qui n’ont pas assez ; entre ceux qui jouissent d’un pouvoir d’achat et les autres qui luttent pour leur subsistance. En réalité cette culture de l’l’infini et de l’artificiel concerne d’abord une fraction de l’humanité, celle qui entre dans la catégorie, très imprécise, de ‘classe moyenne’. Dans toute leur expansion planétaire, les membres des classes dites moyennes visent d’abord une aisance matérielle.

Peu importe le régime politique, les classes moyennes sont présentes partout. Qu’il s’agisse d’un système politique autoritaire, voire totalitaire, ou d’une forme de démocratie libérale, les revendications spécifiques des classes moyennes sont semblables. Dans tous les cas, une certaine liberté consumériste est effective. Il n’en va certes pas de même avec les idéaux de liberté et d’égalité devant la loi et de la défense des droits civils et politiques.

L’exemple de la Chine est tout à fait révélateur. Une coexistence aléatoire s’établit entre un régime politique engagé dans la voie d’un autoritarisme intransigeant et un ’socialisme de marché’ impliqué dans la compétition capitaliste mondiale. A l’intérieur du pays, une classe moyenne de plusieurs centaines de millions de consommateurs utilise les innovations technologiques les plus avancées, sans se soucier apparemment de l’usage des données récoltées à partir, entre autres, des réseaux sociaux, des applications de ’smartphones’, des caméras de surveillance, ou des techniques de reconnaissance faciale. En somme, le consommateur ou la consommatrice dispose d’une certaine liberté de choix, tout en étant contrôlé, fiché et, si nécessaire, sanctionné en raison d’un comportement jugé non-conformiste, immoral, ou encore anticivique.

Nul doute qu’à l’échelle du monde, le capitalisme, sous une forme ou une autre, apparaît comme une force irrrépressible et irrésistible. Pourtant face à un tel mouvement des questions majeures se posent. L’être humain peut-il construire un monde habitable en dépassant partout et toujours les limites du faisable et du souhaitable ? L’ensemble des sciences, des techniques et de l’économie peut-il se développer à l’infini, sans que l’équilibre écologique et social soit rompu de manière irréversible ? Le mode de vie propre aux classes moyennes, avec l’espérance d’un accroissement continu du pouvoir d’achat, est-il même imaginable ? Ou encore, qu’en est-il de la certitude de parvenir, de manière ultime, à un état de prospérité générale, grâce à la maîtrise rationnelle accrue de la nature, de l’être humain et de la société ?

Les réponses à ces questions sont loin d’être convergentes. De toute évidence, l’euphorie, largement consensuelle de la deuxième moitié du XXe siècle, n’est plus de mise. Cette époque se caractérisait par l’idéal de la croissance inclusive des ’Trente glorieuses’ et par la politique d’aide au développement, en vue d’engager tous les pays du Sud dans la quête du bien-être matériel.

Mais déjà à cette époque, le préhistorien et paléontologue Leroi-Gourhan publiait une impressionnante fresque de la vie humaine depuis les temps les plus lointain jusqu’au XXe siècle. Ce qui l’amenait à des considérations sur l’avenir de l’être humain. Pessimiste, il en venait à penser que l’être humain était ’probablement près de la fin de sa carrière’ (1965 : 266). Ainsi, pour lui :

La société humaine devient la principale consommatrice d’hommes, sous toutes les formes, par la violence ou le travail. L’homme y gagne d’assurer progressivement une prise de possession du monde naturel qui doit, si l’on projette dans le futur les termes techno-économiques de l’actuel, se terminer dans une victoire totale, la dernière poche de pétrole vidée pour cuire la dernière poignée d’herbe mangée avec le dernier rat (1964:260).

Mais à cette vision apocalyptique, il opposait une ’prise de conscience, dans la volonté de demeurer ’sapiens’’ (1965:267).

A la même époque, des vues contradictoires opposent les inconditionnels du progrès technique et de la rentabilité économique et ceux, très minoritaires certes, qui mettent en évidence les limites écologiques et sociales d’un tel mode de vie. Tels sont, par exemple, le rapport du Club de Rome (voir Meadows 1972), réfutant la croyance d’un monde sans limites ; ou encore les travaux d’économistes comme Mishan (1967), dénonçant une croissance incontrôlée ou Easterlin (1972), pour lequel ’à partir d’un certain seuil de revenus, la satisfaction n’augmente plus’.

En ce début du XXIe siècle, les données scientifiques sur le climat et la biodiversité devraient donner raison à des précurseurs comme, par exemple, Ward et Dubos (1972), Ivan Illich (1973), ou encore René Dumont (1974), Les vues de ces derniers sont largement corroborées dans plusieurs rapports de deux groupes internationaux de spécialistes (GIEC et IPBES).

Le ‘groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat’ (GIEC) [3] est composé de scientifiques appartenant à des institutions publiques d’Etats membres de l’ONU. Le titre exact de leur dernier rapport [4] est le suivant :

Changement climatique et terres émergées : rapport spécial du GIEC sur le changement climatique, la désertification, la dégradation des sols, la gestion durable des terres, la sécurité alimentaire et les flux de gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres.

La plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) [5] regroupe, comme pour le GIEC, des scientifiques de divers pays. Le dernier rapport (2019) concerne ’le dangereux déclin de la nature : un taux d’extinction des espèces sans précédent et qui s’accélère’.

Malgré l’indéniable solidité de la démarche scientifique des membres du GIEC et du IPBS, des scientifiques et des essayistes défendent des points de vue divergents sur la question environnementale liée à la croissance économique.

Tels sont les scientifiques, membres du ’Panel international non-gouvernemental sur le changement climatique’ (NIPCC) [6]. Sur leur site, on apprend que l’être humain ne serait pas responsable du dérèglement climatique. Ce qui implique que les membres du NIPCC s’opposerait directement à ceux du GIEC, en fournissant ’une seconde opinion indépendante’ sur la question du réchauffement climatique.

Le panel NIPCC est étroitement lié à un institut [7], qui se présente comme l’un des laboratoires d’idées mondiaux dont ’la mission est de découvrir, développer et promouvoir le marché libre comme la solution des problèmes économiques et sociaux’. Ou encore, cet institut ’joue un rôle essentiel dans le mouvement national (et de plus en plus international) pour la liberté individuelle et pour un gouvernement limité’.

Enfin selon les dires de cet institut, il

’réalise un programme de recherche ambitieux et des projets éducatifs pour défendre un environnementalisme de marché libre. Cet effort a réuni des centaines de scientifiques et d’experts en économie en vue de participer à l’élaboration d’ouvrages, incluant quatre volumes dans la série Climate Change Reconsidered réfutant les rapports alarmistes du Panel intergouvernemental des Nations unies sur le changement climatique’.

De manière similaire, un journal en ligne [8], qui ’couvre l’actualité sous l’angle libéral’, publie quotidiennement des articles dont de nombreux titres révèlent tous une orientation doctrinaire commune. Les uns vont jusqu’à nier le réchauffement climatique, en invoquant, par exemple, l’imprécision des mesures. Pour d’autres, la réalité d’un tel réchauffement est reconnue, mais l’être humain n’aurait guère plus qu’une responsabilité limitée.

Quelques exemples :

L’écologie, une nouvelle ‘route de la servitude’ (27.05.2019)
L’échec de l’écologie collectiviste (05.05. 2018)
Ecologie : la tentation totalitaire (24.09.2016)
La tentation humanicide de l’écologisme (11.12.2018)
Changement climatique : tremblez avec le dernier rapport du GIEC ! (22.10.2018)
Les luttes technophobes, ou les habits neufs de l’anti-capitalisme (09.06.2018
)

L’interventionnisme est la plus grande menace pour l’environnement. Seuls les marchés libres apportent la solution aux défis climatiques (10.10.2019).

Autant dire que si une transition écologique devait s’imposer, elle ne devrait en aucun cas être dictée par la force contraignante, ou même incitative, de l’Etat. Et même, en l’absence d’une évidence absolue, il serait inutile de s’engager dans une telle transition. De toute façon, si l’humanité était confrontée à des changements considérables comme des températures de plus en plus élevées, elle aurait toujours le temps de voir venir en s’adaptant aux nouvelles conditions climatiques. Par ailleurs, la seule voie acceptable serait une sorte de laisser-faire technologique et économique.

Ces points de vue divergents d’experts et d’intellectuels sont largement diffusés par la presse écrite et audiovisuelle [9]. Le risque est grand alors que l’opinion publique en vienne à douter des évaluations scientifiques comme celles du GIEC ou de l’IPBS (voir Oreskes et Conway 2012). Il en résulte pour beaucoup que toute mise en cause du mode de vie actuel reviendrait à s’engager dans une voie régressive, ou dans un ‘retour en arrière’ [10] .

Quelle transition écologique ?

Malgré cette opposition radicale entre deux visions du monde, celle d’une poursuite de la croissance et celle d’un tournant écologique et social inévitable, l’idée d’une transition semble s’imposer très largement. Difficile de ne pas constater des phénomènes comme la déforestation, la désertification, la surexploitation des ressources naturelles, la diminution très rapide de la biodiversité, la pollution des océans par les plastiques, ou encore la fonte des glaciers. C’est dire que personne ne peut vraiment nier la réalité d’un changement climatique. Mais le désaccord est patent entre ceux qui attribuent une telle détérioration climatique à l’activité humaine et ceux qui réfutent une telle idée. En d’autres termes, la cause première du réchauffement, avec les pollutions environnementales et la perte de la biodiversité, est-elle fondamentalement anthropique ? Ou, au contraire, faut-il voir dans un tel changement qu’un phénomène naturel ? Mais, le plus souvent, les prises de position publiques ne sont pas aussi tranchées. La question est alors de se demander s’il y a compatibilité ou non entre les impératifs écologiques et les exigences de la croissance économique. Dans une telle perspective, deux manières d’envisager la ‘transition écologique’ se profilent.

La première consiste à prôner une maîtrise technocientifique toujours plus effective ; c’est-à-dire à s’engager résolument dans la voie d’une rationalisation technique et économique du monde. Ce qui supposerait une compatibilité évidente entre économie et écologie, grâce aux innovations technologiques. Pour nombre d’économistes, pas de doute, il serait possible de faire face au changement climatique, tout en préservant la liberté individuelle et en maintenant la croissance économique. Une politique d’intervention devrait permettre d’orienter les choix individuels par les prix. Mais surtout, elle devrait favoriser les entreprises les plus innovatrices par une aide financière.

La seconde perspective, sans faire l’impasse sur l’apport essentiel des technologies, repose, à plus ou moins long terme, sur un changement du mode de vie et non pas simplement sur une adaptation du mode de vie actuel.

La transition écologique tend ainsi à opposer, d’une manière plus ou moins radicale, les inconditionnels du progrès technique et de la rentabilité économique (1), d’une part et, d’autre part, ceux qui mettent clairement en évidence les limites écologiques du mode de production et de consommation actuel (2).

1) La voie des technosciences et du marché

Pour la pensée savante comme pour la pensée commune, l’idée que la technologie puisse régler tous les problèmes prédomine largement. Un tel techno-optimisme s’apparente à un état d’esprit pour lequel tous les dangers actuels peuvent et doivent trouver une solution grâce aux innovations. Une simple phrase énoncée à maintes reprises confirme une telle attitude : ’les solutions existent’. Un exemple révélateur :

La voiture autonome va améliorer notre confort, stimuler la croissance, redynamiser des régions désertées par les transports publics, éviter les accidents de la route, réaliser des économies massives. Et réduire notre empreinte écologique [11].

Autant dire que tous les problèmes, à la fois écologiques et sociaux, devraient trouver une solution, grâce aux forces combinées de la science, de la technique et de l’économie. Dans cet ensemble, l’économie est souveraine ; elle s’affirme dans l’exigence de la croissance contre toute idée d’austérité. C’est dire que la ‘transition écologique’, réduite très souvent à une transition énergétique, ne serait acceptable que pour autant qu’elle ne porte pas atteinte à l’accroissement d’un bien-être matériel généralisé.

La croissance infinie telle est la normalité d’une économie mondialisée, même si elle dite durable ou verte. Ces adjectifs sont toujours davantage des termes à la mode, dont les divers usages confinent à la confusion, voire à la manipulation.

A suivre nombre d’ONG, ce qualificatif ‘vert’ ne servirait qu’à justifier la marchandisation de la nature. Aussi, la seule manière d’établir une relation effective avec la nature, dans ses multiples aspects, serait de la considérer comme une forme de capital, en lui attribuant une valeur monétaire, au point de confirmer que rien n’échapperait à l’emprise du tout-économique dans lequel, en fin de compte, tout doit avoir un prix. Dans une telle logique marchande, l’individu n’a plus à considérer autrui, sinon comme un moyen pour satisfaire ses désirs. Tout, en principe, doit donc être accessible. Mais, selon un point de vue individualiste, chacun est pleinement responsable de ses échecs, ou est en droit de s’attribuer à lui seul ses réussites.

Dans un tel contexte, nul doute à avoir, plus aucune limite n’est indépassable. Aucun obstacle ne devrait être infranchissable. ’L’infini y est posé...comme ce que la volonté doit indéfiniment maîtriser et s’approprier’ (Lyotard 1984:78). A partir d’un tel volontarisme, la solution des problèmes humains, sociaux et écologiques devrait être possible, grâce au recours à une ensemble de technologies dites disruptives : sociotech, fintech, biotech, infotech ou encore géotech. L’espoir est ainsi de contribuer à résoudre les problèmes climatiques. Par exemple, grâce à l’ingénierie humaine, il serait possible de produire une ’intolérance à la viande’. Dans la même perspective, la ’modification biomédicale des humains’ comme celle de ’fabriquer des humains plus petits’, en vue de diminuer la production d’aliments ; ou encore une ’amélioration pharmacologique de l’altruisme et de l’empathie’ [12]..

Cette croyance en la toute-puissance de l’artificialisme technoscientifique s’affirme encore dans un projet japonais qui cherche à produire ’un pancréas humain dans un corps de rat’. Un projet accepté par le gouvernement japonais [13]..

Nulle surprise donc à ce que cette fuite en avant mène logiquement et irrésistiblement au transhumanisme (voir Berthoud 2007). Tel semble être le stade le plus avancé d’un mouvement inéluctable pour dominer rationnellement le monde, au point de s’enfermer dans un processus interminable de déshumanisation. La question de la mort est ainsi très clairement posée et le fantasme de l’immortalité se profile à l’horizon.

Cette intention de dépasser inlassablement toute limite propre à la condition humaine entraîne irrémédiablement de multiples excès technoscientifiques et économiques. En d’autres termes, cette quête de toute-puissance équivaut à ce que les Grecs, dans le monde antique, qualifiait d’hubris, soit l’absence de toute prudence et de toute modération (phronésis) avec des conséquences écologiques et sociales destructrices.

2) Un tournant socio-écologique

Faire face au dérèglement climatique, grâce avant tout à une transition énergétique, suppose le remplacement progressif des énergies fossiles et même nucléaires par des énergies renouvelables. Les mesures à prendre sont relativement précises. Elles impliquent une amélioration des bâtiments et des modes de transport, grâce à la réduction des gaz à effet de serre.

Une autre voie, tenant compte du réchauffement climatique, de la perte de la biodiversité et des formes de pollution, est autrement plus exigeante. Elle mobilise, ou devrait mobiliser, quatre catégories d’acteurs : les décideurs politiques, du niveau local à l’Etat, les entreprises du secteur privé, les ONG (organisations non gouvernementales), mais aussi les individus en tant que consommateurs. Ces derniers sont de plus en plus appelés à devenir des acteurs effectifs, en vue de changer plus ou moins radicalement leur mode de vie [14]..

Ainsi envisagée, la transition écologique est totale. Elle implique une autre manière de penser propre à orienter les actions individuelles et collectives. Elle suppose tout à la fois de repenser le rapport à la nature, aux autres et à soi. L’idée fondamentale est que l’être humain doit rester véritablement humain. Ce qui entraîne nécessairement une mise en question radicale du projet artificialiste de rationalisation du monde et de l’être humain. Se réclamer ainsi de l’écologie revient à défendre la nécessité d’une limitation pleinement consciente.

Comme être vivant, l’être humain ne devrait pas se concevoir et agir comme s’il était fondamentalement extérieur à la nature. Les travaux les plus récents des éthologues et plus particulièrement des primatologues montrent tous la croyance illusoire d’un être humain radicalement séparé de la nature et du monde vivant. Ils insistent, au contraire, sur une évidente proximité entre l’être humain et l’animal, au point d’établir entre nous et eux une différence de degré.

A cette limite que rencontre l’être humain comme être vivant s’en ajoute nécessairement une autre, largement occultée dans un monde imposant une représentation valorisée de l’individu individualisé. Pourtant il n’est pas concevable de réduire une société à un agrégat d’individus comme tels à la recherche de leurs seuls avantages personnels. Sauf à verser dans un artificialisme social ou dans une ‘société fonctionnelle’, tout individu doit être envisagé théoriquement et pratiquement dans ses relations multiples avec autrui, faites, entre autres, d’obligations. En d’autres termes, l’être humain est naturellement un être social. Ce qui met radicalement en doute toute une tradition philosophique pour laquelle l’être humain se caractériserait par une asocialité foncière (voir Todorov 1995:15-24).

Une telle représentation complexe de l’être humain suppose un mise en question du mode de vie dominant impliquant la recherche individuelle jamais satisfaite du ‘toujours plus’, du ‘toujours mieux’ et du ‘toujours nouveau’. Un mode de vie qui repose sur une exploitation illimitée des ressources, peu importe le niveau de développement technoscientifique.

Toutefois l’idée même de changer de mode de vie, pour les nantis, se heurte immédiatement à une objection et même à un refus catégorique. Pour nombre de privilégiés, leur mode de vie, vu sous le seul aspect d’une augmentation de leur niveau de vie ou de leur pouvoir d’achat, est perçu comme un acquis incontestable. Dès lors la seule mention d’un mot comme sobriété évoque immédiatement des termes connotés négativement comme austérité ou frugalité, cette ’vertu de théologiens’ (Dumont 1977 : 91).

Ainsi confondue, l’idée de sobriété est vue comme un véritable repoussoir d’un mode de vie, défini, entre autres, par une peur de manquer, même pour les plus riches. Face aux ultrariches, aux riches et à ceux qui vivent dans l’aisance, les membres des classes populaires et les pauvres à travers le monde ressentent vivement l’inégale répartition de la richesse.

Aussi, à l’échelle de toute l’humanité, une transition écologique effective ne peut se concevoir sans justice sociale. Ce qui impliquerait une répartition équitable entre ceux qui ont trop et ceux qui ont peu, ou presque rien. Pour ne considérer que les situations extrêmes, le luxe ostentatoire des uns et la misère des autres ne sont plus durables socialement et moralement. Mais une telle redistribution est-elle possible ? Les nantis sont-ils à même de fixer des limites à leurs désirs, en s’imposant un sens de la mesure ? Ou encore, toute idée de régulation imposée par le pouvoir politique, ou par des contrainte institutionnelles n’entraîne-t-elle pas un rejet, au point d’y voir une ‘dictature écologique’ ? L’idée même d’un changement des habitudes entraîne des résistances. Et même quand il y a un relatif consensus pour reconnaître la nécessité de s’engager dans une transition, le passage des paroles aux actes reste difficile. Par exemple, la seule allusion à une décroissance apparaît comme une stricte négation de la croissance, évoquant immédiatement un appauvrissement des conditions de vie comme la seule alternative possible. Ce qui fait penser immédiatement à un recul ou une régression.

Mais autrement plus anxiogène que la décroissance, un effondrement général inéluctable est prédit par les tenants de la collapsologie (voir, entre autres, Servigne et al 2015, 2018 ; ou Wosnitza 2018 et Cochet 2019) [15].. Certes ce n’est pas la fin du monde, avec l’espoir, après l’apocalypse, d’un monde nouveau. Mais cette vision radicale sur l’avenir plus ou moins proche du monde actuel incite à proférer des jugements implacables. Sont visés, entre autres, les ’fanatiques de l’apocalypse’ qui se complairaient dans la ’séduction du désastre’ [16].

De la condition humaine

Faut-il penser qu’il est, pour le moins, très difficile, voire impossible, de se situer clairement dans les diverses manières de concevoir l’état actuel du monde et les perspectives d’avenir même les plus proches ? Poursuivre la croissance et être compétitif ou s’engager résolument dans la transition écologique ? Mais quelle transition ? Celle qui prône un changement radical du mode de vie, ou celle qui vise une autre croissance ?

Difficile encore d’échapper pleinement aux diverses interprétations manichéennes entre optimistes et pessimistes ; entre adeptes de la croissance et écologistes fondamentalistes (voir Woodhouse 2018), ou encore entre libre-échangistes et protectionnistes. Des oppositions poussées souvent jusqu’à des prises de position extrémistes. Une réflexion sur un objet d’une telle globalité et d’une telle complexité entraîne inévitablement des points de vue réducteurs et partisans. Ou encore, comment avoir une idée relativement claire sur le monde tel que les scientifiques et les ingénieurs le conçoivent et le façonnent ?

Autant d’interrogations formulées par la philosophe Arendt, il y a plusieurs décennies déjà :

il se pourrait,..., que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire...S’il s’avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves... de nos connaissances pratiques, créatures écervelées à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils (1983 :9-10).

Pourtant il importe plus que jamais de sortir d’une telle impasse. Une voie possible devrait permettre de prendre ses distances par rapport aux croyances fondatrices pour justifier un mode de vie qui tend à s’imposer au monde entier.

En prenant ainsi du recul, il s’agit d’aborder comparativement, la question de la condition humaine. Cette approche implique nécessairement d’envisager ce qu’il y a de commun entre les multiples expériences humaines dans le temps et dans l’espace. Mais l’hypothèse d’une condition humaine universelle, pour être réellement crédible, doit être soumise à l’épreuve de la pluralité des faits ethnographiques collectés par les anthropologues à travers le monde depuis plus d’un siècle.

De manière cursive, la condition humaine, vue comme un invariant anthropologique, est envisageable à partir de ses attributs. Mais plutôt que d’énumérer une série de propriétés vues simplement comme des universaux, il paraît plus pertinent de poser au départ une contradiction fondamentale. Tout être humain est un être vivant et comme tel il se caractérise par sa finitude. Mais, dans ses aspirations, il tente d’oublier les limites de sa condition, en vue d’exister pleinement.

Comme être vivant, l’être humain est placé dans la continuité évolutive des espèces. Avec les travaux les plus récents de l’éthologie, les similitudes entre l’être humain et l’animal sont confirmées et approfondies. Ainsi intégré dans l’ensemble du monde vivant, l’être humain en partage des attributs comme la vulnérabilité, la finitude corporelle et la mort. Mais, comme tout être vivant, il est mû par un principe vital de conservation ; il est donc en mesure de se maintenir en vie grâce à ses capacités adaptatives dans un environnement diversifié. Autant dire que l’être humain n’est nullement une exception. Il ne peut se soustraire à une double contrainte universelle, celle du milieu naturel et celle de sa constitution biologique. Mais les travaux des éthologues infirment la vision d’un monde vivant réduit aux pures nécessités vitales. Le monde animal, et plus particulièrement l’ordre des primates non-humains, n’est nullement enfermé dans les strictes limites de l’utile et du fonctionnel. Jeu et don sont bien présents dans le monde animal. Il en irait de même avec des caractéristiques comme la trahison, le calcul, l’amitié ou encore la générosité. Confrontation et réconciliation, ou encore paix et violence constitueraient deux pôles présents aussi bien chez les primates que chez les humains (voir De Waal 1992, 1995 et 1997).

Plus encore, les idées d’apparence, d’apparaître, d’autoprésentation sont constitutives de la condition animale (voir Dewitte 2010:31-43). Entre l’autoconservation et l’autoprésentation, c’est cette dernière

qui apparaît comme étant de loin le fait le plus englobant qui se réalise dans la forme vivante – et l’adaptation fonctionnelle, dont personne ne pourrait sous-estimer l’importance, a lieu dans un champ plus vaste : celui précisément de l’autoprésentation (Portmann 1996:160).

Dans un langage naturaliste, l’au-delà du fonctionnel, par exemple des cornes apparemment démesurées de certains cervidés, est qualifié d’hypertélie. A suivre Tort (2019), cette forme d’hypertélie, plutôt que de faire obstacle aux contraintes adaptatives, est vue comme ’un instrument puissant pour penser la naissance bio-éthologique du symbolique comme surcharge de l’apparence dans le champ de la séduction’.

Nul doute à avoir, l’unité du monde vivant est bien réelle. Tout rejet d’une telle unité au profit d’une différence radicale est le propre d’un humanisme fondé sur ’le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine’, à suivre Lévi-Strauss. Pour lui, en effet,

on a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes (1973:53).

Pourtant, il n’est pas question de tomber dans un antihumanisme. Aussi la seule position tenable est d’envisager le rapport entre animal et humain à la fois comme une continuité, avec des différences de degré, et une discontinuité. Seule voie pour éviter un enfermement dans une discipline particulière. La question se pose alors de savoir jusqu’à quel point l’être humain serait un animal exceptionnel. Ou encore quel serait ’le propre de l’homme’, même si cette question semble malvenue pour les primatologues et les éthologues, mais aussi pour d’autres (voir Schaeffer 2007) ? Certes, une certaine similarité entre l’être humain et l’animal est frappante. Dans les deux cas, un dépassement de la composante fonctionnelle et des nécessités vitales s’imposent. Mais c’est à ce niveau même que l’humanité se distingue très clairement du monde animal.

Paradoxalement, l’être humain, dont l’horizon existentiel ultime est celui de la mort, tente d’échapper à cette condition d’un être soumis aux strictes limitations de la finitude, grâce à une puissance d’imagination sans limites à même de donner un sens à la vie humaine et, plus largement, au monde. C’est dire que l’être humain est pris dans une tension entre finitude et désir d’infini, entre vivre ou fonctionner et exister. Vivre, c’est produire, se conserver et assurer les nécessités matérielles des uns et des autres ; exister, c’est vivre pour exprimer sa capacité d’agir. En d’autres termes, exister signifie sortir de soi, se manifester, se montrer ou encore avoir de l’importance ou de la valeur [17]..

Un tel mouvement d’affirmation de soi renvoie à trois passions humaines fondamentales : avoir, pouvoir, valoir. Les relations humaines centrées sur l’avoir sont des ’relations d’exclusion mutuelle’ ; celles qui concernent le pouvoir sont ’des relations asymétriques, hiérarchisantes’ et celles qui se rapportent au ‘valoir’ impliquent ’d’être estimé, approuvé, reconnu’ (Ricoeur 1960 : 137) [18]..

Toutes les sociétés, à travers le temps et l’espace, s’instituent dans les limites d’une telle structure invariante de la condition humaine. D’une manière plus explicite, une telle structure est formée par un ensemble de relations liant les deux composantes, ‘fonctionner’ et ‘exister’.

Dans toutes les sociétés, une exigence fonctionnelle s’impose : se reproduire, vivre, et se maintenir à travers le temps. Mais une telle fonctionnalité est indissociable d’un mode culturel propre. Toute société repose ainsi sur un fondement imaginaire qui s’actualise dans un ensemble d’idées et de valeurs. Les premières donnent un sens au monde ; les secondes orientent les actions individuelles et collectives vers ce qui est socialement valorisé, canalisant jusqu’à un certain point les diverses formes de violence. Inséré dans un tel univers de sens, l’individu apprend ce qu’il importe de faire pour ne pas compter pour rien, au point de sombrer dans l’insignifiance sociale.

A partir d’un tel système de référence, la variabilité des formes culturelles et sociales est limitée. Deux pièges peuvent être évités. D’une part, le relativisme, pour lequel chaque culture serait radicalement différente ; d’autre part, un universalisme jaugeant toute altérité à partir de l’idée que le ‘propre de l’homme’ supposerait un ‘arrachement à la nature’ (voir Legros 2006).

Dans toutes les sociétés, la double fonction productive et consommative est bien évidemment une nécessité vitale. Mais la raison d’être du capitalisme suppose un mode de signifier et d’agir particulier. Le monde est perçu comme un pourvoyeur de matières premières et d’énergie. Avec une telle représentation, l’individu ressent une passion de l’avoir qui est ainsi valorisée. Le devoir-être de l’être humain est avant tout le bien-être matériel. Sa manière d’exister est ainsi conditionnée par son niveau de richesse. Une telle reconnaissance sociale implique nécessairement une inégalité de bien-être matériel énorme. Les milliardaires des firmes multinationales, entre autres, affichent leur supériorité grâce à leurs activités de philanthrope. Mais pour le plus grand nombre d’individus, exister repose sur le pouvoir d’achat comme une base objective de leur valeur subjective. Il apparaît donc que le développement technoscientifique et économique est orienté au bien, c’est-à-dire qu’il a ‘’un caractère moral’’ (voir Dumont 1977 : 83). Il passe comme tel pour la bonne vie. Mais celle-ci est en fait inatteignable. Au mouvement sans fin de la production capitaliste correspond un désir inextinguible du nouveau.

Les individus des classes dites moyennes, à travers le monde, sont amenés à donner libre cours à leur passion de l’avoir. Une telle démesure n’est pas fondamentalement une perversion intrinsèque des êtres humains, prenant, entre autres, la forme de l’avarice ou de l’avidité ; au contraire elle est constitutive du mouvement de maîtrise du monde et de l’enrichissement général.

Nul doute que nous vivons tous dans une ambiance qui s’apparente à un capitalisme comme une idéologie, soit ‘’une forme mystifiée de la logique culturelle’’ (voir Sahlins 1980 : 97). Celle-ci donne un sens à la totalité de la vie sociale, qui est plus ou moins intériorisée par les individus. Mais une telle idéologie est de plus en plus contestée par un nombre croissant de personnes. Une situation vécue de manière ambivalente. A la fois, une confiance en une portée libératrice des innovations technoscientifiques et une mise en question, plus ou moins radicale, de l’état du monde actuel.

D’un côté, une défense inconditionnelle de la croissance économique, grâce à toute une série d’innovations disruptives qui dynamisent un marché mondialisé, unissant et opposant tout à la fois des régimes politiques libéraux et autoritaires. De l’autre, une critique sévère d’un système qui privilégie la quête infinie du bien-être matériel propice aux pires excès. N’est-il pas de moins en moins acceptable de dépasser partout et toujours les limites du faisable et du souhaitable, même s’il est malaisé de se demander où placer la limite ?

Une telle tension entre illimitation et limitation, entre démesure et mesure revient à se demander si l’être humain, vu tout à la fois comme être vivant, être singulier, et être social veut ou peut rester humain.

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NOTES

[1Un tel conditionnement suppose, entre autres, la généralisation du vocabulaire économique. Par exemple, la notion de capital est une catégorie générale et un maître-mot. Nature, être humain et lien social sont autant de capitaux et comme tels producteurs de richesse.

[2Le Monde, 22-23.12.2013.

[3En anglais, le sigle est ’IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change)’.

[42019, ’a special Report on Climate Change and Land (SRCCL)’.

[5Ce sigle se rapporte à la formulation anglaise du groupe : ’The Intergovernmental Science-Policy on Biodiversity and Ecosystem Services’.

[6www.climatechangereconsidered.org

[7www.heartland.org

[8https://www.contrepoints.org

[9Selon la revue Nature Communications (15.08.2019) : à partir d’une analyse de 100.000 articles de la presse écrite ou de l’Internet, publiés en anglais entre 2000 et 2016, les conclusions de l’étude permettent de comprendre une des raisons de la relative confusion du public à propos de la question climatique : ’la visibilité des négateurs du climat a été 49% plus importante que celle des climatologues...Une telle disproportion dans la visibilité médiatique...sape la crédibilité des climatologues. Un déséquilibre qui est encore accru sur le réseaux sociaux’.

[10Nombre d’essayistes défendent haut et fort l’idée que le monde aujourd’hui serait bien meilleur que hier (voir, entre autres, Deaton 2016 ; Norberg 2016 ; Lecomte 2017 ; Serres 2017, Pinker 2018, ou encore Rosling 2018). Pour montrer les progrès continus dans divers domaines depuis plusieurs siècles, ils affirment s’en tenir aux faits en ayant recours à de multiples indicateurs comme l’espérance de vie, l’alimentation, la diminution de la violence et de la pauvreté ou encore comme la liberté, l’égalité et l’accroissement de la richesse. Pour eux, nul doute à avoir, le monde actuel est globalement le meilleur de toute l’histoire. Se réclamant du leitmotiv ’c’était pas mieux avant’, ils en viennent ainsi à fustiger tout ce qui pourrait être perçu comme une idéalisation d’un passé réduit à la caricature d’un ’paradis perdu’ ou d’un ’âge d’or’. Est-il possible d’affirmer de manière aussi globale que le monde, au début du XXIe siècle, va mieux ou plus mal qu’autrefois ? Que vaut, par exemple, un graphique montrant l’évolution du ’produit intérieur brut’ mondial par habitant depuis le début de l’ère chrétienne (voir Norberg 2017:19) ?

[11https://www.contrepoints.org : ‘La voiture autonome, une révolution en marche’ (16.03.2019).

[12Journal Ethics, Policy & Environment, 2012, vol. 15, issue 2, p. 206-221 : ’Human Engineering and Climate Change’.

[13Voir Le Monde 05.08.2019.

[14Voir, par exemple, http://conversations-carbone.fr: ’les Conversations Carbone constituent une approche originale et conviviale pour accompagner les personnes dans le changement durable vers un mode de vie plus sobre en carbone’. Quatre thèmes sont abordés : énergie à la maison, mobilité, alimentation et eau, consommation et déchets.

[15Pour des contributions en langue anglaise sur un point de vue semblable, voir l’article Burning Down the House dans The New York Review of Books (August 15-September 25, 2019, no 13).

[16Voir Pascal Bruckner (Le Monde (01.05.20111). Voir également son ouvrage Le fanatisme de l’Apocalypse. Sauver la Terre, punir l’Homme, Editions Grasset, 2011.

[17Voir le mot ’exister dans Le Robert : dictionnaire historique de la langue française.

[18Cette trilogie des passions est déjà présente chez Kant. Telles sont les passions de posséder (Habsucht), de dominer (Herrschsucht) et d’être reconnu (Ehrsucht).