Premier article d’Alain Caillé, publié dans le premier numéro (1982) du Bulletin du MAUSS. Où la notion d’échange symbolique est encore, pour un temps, préférée à celle de don.
Les quelques pages qui suivent, extraites d’un travail destiné à l’Unesco (« Deux mythes modernes : La rareté et la rationalité économiques ») ne prétendent guère à une originalité particulière. Leur principal objectif est de ramasser, de la façon la plus synthétique possible, les éléments, en eux-mêmes bien connus, qui permettent de faire ressortir la spécificité des modes d’échange que pratique et qui constituent la société « sauvage ». Cette rapide synthèse, discutable de par sa brièveté même, n’aurait de vertu qu’exclusivement pédagogique si elle ne soulevait aussitôt une question qui, elle, nous paraît mériter discussion. L’économie politique postule de façon plus ou moins explicite que l’espace de l’échange est coextensif à celui du marché. Tout échange serait au minimum l’esquisse d’une relation marchande. S’il est une leçon, au contraire, qu’autorise notamment l’Essai sur le Don de Mauss, c’est que non seulement échange et marché peuvent être disjoints, mais qu’ils le sont systématiquement dans la société archaïque. Systématicité qui induit l’hypothèse que cette société n’ignore pas tant le marché qu’elle n’en conjure la toujours possible émergence. C’est cette hypothèse que suggère notre typologie de ce qu’on appelle échange symbolique plutôt qu’échange par dons ou échange cérémoniel. Si cette appellation nous semble préférable, c’est parce qu’elle met mieux l’accent sur le fait qu’il ne s’agit ici, en aucune manière, d’un échange économique, lequel supposerait que les biens échangés fonctionnent comme des signes et non comme des symboles.
Quelle que soit l’infinie diversité des formes d’échange « primitives », une chose est certaine : elles ne s’organisent pas autour ou à partir d’une logique du troc, c’est-à-dire d’un échange utilitaire de biens considérés comme équivalents et auquel ferait seulement défaut la monnaie pour devenir échange de marchandises. Certes, Marshall Sahlins montre comment plus les échangistes sont étrangers les uns aux autres en termes de parenté et plus ils tendent vers la recherche d’un gain immédiat. Mais il ne s’en agit pas moins là, dans le cadre des échanges archaïques, d’une poussée extrême de la logique de la réciprocité – que Sahlins appelle la réciprocité négative – plus que de l’émergence d’une logique autre ; celle de l’échange marchand censé se développer sur la base d’un troc primitif. Le troc n’existe pas sauf dans les robinsonnades des économistes. C’est le mérite impérissable de Marcel Mauss que d’avoir surmonté la multiplicité des observations ethnologiques et montré que la réciprocité constituait la loi des échanges archaïques. Réciprocité détaillée en trois obligations, celle de donner, de recevoir et de rendre. Aux fondements de la réciprocité, deux principes essentiels qui représentent l’exacte image inversée de ceux qui régulent l’échange marchand [1] : le prestige et la non-équivalence.
Jeu de qui perd gagne à nos yeux puisque dans ces prestations à la fois ludiques et agonistiques, le gagnant n’est pas celui qui reçoit le plus mais celui qui se montre le plus généreux. C’est la perte, la dépense [2], la négation ou la dénégation, comme on voudra, de l’intérêt matériel qui assure le prestige et permet de transformer en obligés ceux envers qui on a été obligeant. Lutte à mort pour la reconnaissance parfois, dialectique du maître et de l’esclave encore une fois, mais qui ici ne se cristallise pas dans les termes opposés et n’aboutit pas à une domination puisque l’échange s’effectue entre partenaires approximativement égaux du point de vue du prestige et de la richesse.
Ce premier principe, celui de l’honneur, commande le second, celui de la non-équivalence. On ne rend pas immédiatement mais plus tard, pas la même chose, mais autre chose ou davantage. Rendre l’équivalent reviendrait à éteindre la dette, l’obligation. Ce serait manifester sa peur de ne pouvoir pas être assez splendide et munificent pour se hisser à la hauteur des contraintes de la réciprocité. Plus généralement, abolir la dette par l’équivalence, c’est aussitôt abolir la relation sociale concrète dans laquelle on se trouve et que la réciprocité a pour fonction de fonder. L’échange symbolique est en effet échange entre sujets qui entretiennent, grave à lui, des relations de personne à personne, là où l’échange marchand développé met en présence, au moins en théorie, la masse anonyme des offreurs et la masse tout aussi impersonnelle des demandeurs. Sauf à titre de modalité particulière il ne vise pas tant à instaurer un rapport économique qu’à instituer le rapport social en tant que tel. Considéré en parallèle antithétique avec l’échange des marchandises, l’échange symbolique apparaît donc comme un échange contre l’accumulation, contre l’utilité et contre l’équivalence.
L’échange symbolique contre l’accumulation
Incontestablement, on doit dialectiser l’antithèse. Somme toute, pour se montrer généreux il faut posséder quelque chose à donner et donc avoir accumulé préalablement d’une manière ou d’une autre. Plus les sociétés sont riches et plus leurs dépenses et leurs gaspillages peuvent être somptueux. Ceci, qui est vrai, ne doit pas faire perdre de vue que, par sa logique même, la réciprocité est contradictoire avec l’accumulation. L’obligation de rendre, de tout remettre dans la circulation générale est inconciliable avec la possibilité de garder et de thésauriser. De même que le meurtre rituel des monarques africains [3] circonscrit la sphère du pouvoir et interdit l’appropriation de la souveraineté par une personne particulière, de même le meurtre de la richesse, en quoi consiste explicitement le potlatch chez les Haida, empêche que se cristallise la division sociale par le biais de l’accumulation des richesses à un pôle. Il prévient la transformation achevée de la division symbolique en division réelle et surtout la confusion imaginaire des deux registres.
L’échange symbolique contre l’utilité
Mauss signalait déjà le caractère non utilitaire de ces prestations symboliques en les qualifiant de totales et en montrant comment y étaient imbriquées les dimensions économiques, sociales, politiques et religieuses. Mais, plus que non utilitaires elles sont sans doute anti-utilitaires. Par la modalité de l’échange tout d’abord, qui subordonne l’intérêt matériel à l’affichage de la munificence. Mais aussi par la nature même des biens échangés ou détruits. Il faut ici s’entendre. L’échange symbolique n’est pas une modalité fruste de l’échange marchand mais un système possédant une cohérence différente. Il n’exclut pas la circulation, éventuellement sur de très longues distances de biens dont un nombre appréciable peuvent être considérés comme matériellement utiles, haches, armes, biens alimentaires, ustensiles etc. Produits alimentaires, oui, mais certainement pas des biens de subsistance qui dans la société archaïque n’entrent pas dans la sphère du commerce, à propos desquels est prohibé tout marchandage et dont la circulation obéit à des règles sociales de distribution ou bien s’opère sur le mode de ce qu’on pourrait appeler, non pas troc, mais échange immédiat (cf. infra). Les biens alimentaires qui circulent selon l’échange symbolique sont des biens de luxe « même s’il s’agit d’un luxe tout proportionné à la médiocrité générale des conditions de vie et qui peut nous paraître dérisoire » [4]. Dans cet échange cérémoniel les biens les plus convoités, ceux qui constituent la matière principale des transactions, sont des biens de prestige, rigoureusement non utilitaires, bracelets, colliers, coquillages. Parallèlement, ou mieux, dans les pores de l’échange symbolique, peut se dérouler un échange de type utilitaire, par exemple le « gimwali » dans le cadre de la Kula étudiée par Malinovski. Mais ce dernier est doublement circonscrit et subordonné au premier. Tout d’abord en ceci qu’il est tenu pour socialement méprisable. Particulièrement méprisable serait de conduire sa Kula, l’échange noble, comme un gimwali, l’échange intéressé et donc vulgaire. Circonscrit enfin par l’institution, dont on reconnaît maintenant la systématicité et la généralité, de sphères d’échange distinctes, le plus souvent au nombre de trois (biens utiles, biens de luxe, biens de prestige), entre lesquelles n’existe pas – ou guère – de passerelle qui permettrait, par exemple, de convertir un montant donné de biens utilitaires en biens de prestige [5]. R. F. Salisbury évalue ainsi à un cas sur 5 000 l’échange de nourriture contre des coquillages précieux chez les Siane de Nouvelle Guinée [6]. Même l’échange intéressé, en dernier lieu, ne se présente pas sous la forme du troc et du donnant-donnant. Comme le montre Raymond Firth, il s’inspire de la réciprocité en la mimant [7]. Le bien convoité est obtenu à la suite d’un « cadeau » apparemment désintéressé et de bon voisinage, qui ne trompe personne mais qui a l’avantage d’obliger à « rendre » l’objet du désir. Il n’y a pas là troc mais plutôt ce qu’on propose d’appeler échange (symbolique) immédiat, pour désigner un échange cérémoniel sans cérémonies.
L’échange symbolique contre l’équivalence
Comme toute société, la société archaïque classe, répertorie, compare les « valeurs » ou, disons, l’importance relative des personnes et des biens. Mieux, les ethnologues peuvent demander à leurs informateurs combien, par exemple, de poissons représente un bateau, combien de cordelettes de coquillages une maison etc. Nous disposons ainsi d’innombrables tableaux d’équivalence qui ressemblent fort à des listes de prix primitifs. Existerait donc, dès le « début », de la valeur, des lois d’équivalence entre les biens que le marché, plus tard, ne ferait que rendre davantage conscients et systématiques. La Raison qui est « ratio », mesure, trouverait là, comme le marché, son origine, son embryon déjà conçu et ne demandant qu’à se développer. Interprétation tentante mais illusoire comme sont illusoires les tables d’équivalences répertoriées conformément à notre imaginaire.
D’une certaine manière, comme l’intérêt personnel, l’équivalence est une évidence. Du seul fait que les biens s’échangent selon une proportion quelconque, ils entrent dans un rapport de valeur, celui que Marx qualifiait de forme simple ou accidentelle de la valeur. Mais la valeur en question n’a rien à voir avec la valeur qui se forme sur un marché. Elle n’est pas stable et objective ou bien, si elle est stable, elle défie l’équivalence. La valeur des biens varie en fonction de la personnalité sociale des échangistes et du nombre et du type de transactions dans lesquelles ils figurent. Même lorsqu’existent des prix doués d’une certaine stabilité, ils différent pour un produit déterminé selon les sociétés qui pratiquent l’échange. Aux îles Salomon, par exemple, une tribu A « vendra » du poisson à une tribu B au taux de 10 poissons pour 10 taros (1/1). À une tribu C, par contre, elle demandera 6 taros pour 2 poissons (3/1). Les prix sont censés avoir été établis par une héroïne culturelle [8]. Derrière ces prix, les produisant, on ne peut trouver nul déterminant abstrait et universel de la valeur, ni la « rareté » ni le temps de travail. En Nouvelle-Guinée, les Baruya échangent avec une tribu voisine, les Yaoundanyi, du sel contre des capes d’écorce. M. Godelier a calculé que les taux pratiqués impliquent un échange inégal d’une journée de travail Baruya contre 4 journées Yaoundanyi. Les deux parties en sont pleinement conscientes et acceptent cette non-équivalence en raison du caractère magique du travail Baruya et de l’autorité, là encore, de la tradition fondatrice [9].
Caractère purement idéal encore des équivalences en ceci que la comparaison, par exemple, de 100 gros poissons et d’un bateau n’implique pas qu’il serait possible de se procurer le bateau en échange des 100 poissons en question. Le bateau n’est pas acheté mais produit, selon un procès de travail coopératif et des relations d’entraide qui excluent toute forme de travail salarié et de rémunération proportionnelle à l’effort. De manière plus générale, et ceci explique cela, il n’existe pas de monnaie primitive si l’on entend par monnaie un équivalent général qui remplisse simultanément les fonctions de circulation des biens, de moyen de paiement et de mesure de la valeur. Comme le montre K. Polanyi, la société primitive connaît, à des degrés divers, ces fonctions, mais elles sont remplies par des biens et selon des processus différents [10]. Certains biens précieux, coquillages, cauris, cuivres, bétail etc. permettent de procéder à une évaluation imaginaire. Le cas échéant, ils serviront à s’acquitter du prix du sang ou de la dot, mais non à acheter des biens sur un marché inexistant [11].
Tout ceci est bel et bon, dira-t-on, mais d’une complication inutile. Après tout, la notion même de réciprocité n’implique-t-elle pas l’obligation de rendre et donc, quels que soient les tours et détours da la valeur, l’idée d’une équivalence à respecter ? Même déniée, la norme d’équivalence n’en ferait pas moins fonction de régulateur, mi-conscient mi-inconscient, des échanges. N’est-ce pas d’ailleurs en ce sens que conclut Marshall Sahlins, pourtant fort vigilant face aux risques d’ethnocentrisme, en écrivant, au terme de son étude des échanges et des prix primitifs :
« A de nombreux égards, l’antithèse de la compétition marchande, l’étiquette du commerce primitif, peut conduire par des cheminements différents à un résultat identique... Quelque “diplomatique” que doive être le prix, dans l’échange primitif, il devrait approximer le prix normal de marché. Comme les mécanismes sont différents, la correspondance ne peut être qu’approximative, mais la tendance est commune [12]. »
Mais que peut être un « prix normal de marché » dans un échange où le marché n’existe pas, notamment en ce sens bien précisé par Polanyi que les prix ne résultent pas du libre jeu des forces du marché, celles des offreurs et des demandeurs anonymes, mais au contraire préexistent à l’échange ? En termes plus techniques d’Économie Politique, l’affirmation de Sahlins impliquerait que les prix primitifs approximent ceux d’un équilibre général de type walraso-parétien. C’est au moins doublement improbable. D’une part, l’équilibre walraso-parétien est purement tautologique et n’a jamais donc pu rendre compte d’aucun système de prix déterminé [13]. D’autre part, pour n’être pas tautologique, il faudrait que les besoins et les ressources soient connus préalablement à l’échange et à la détermination des prix et des quantités. Or on ne voit pas comment les besoins pourraient être identiques dans le cadre d’un échange symbolique, d’ailleurs dénégateur de la dimension utilitaire, et dans celui d’un échange marchand. Toute comparaison entre les deux situations se révéla ainsi théoriquement et pratiquement impossible, si bien qu’il n’y a guère de signification à ériger la norme théorique (l’équilibre général) d’un des deux systèmes en vérité cachée de l’autre.
Dans l’immédiat il suffit d’accorder que, comme tout système, celui de l’échange symbolique doit trouver un équilibre relatif, d’ailleurs mieux déterminé que celui de l’échange marchand puisque plus répétitif et plus effectivement stable. Le point important toutefois est que si équivalence on veut trouver, celle-ci différera de l’équivalence marchande à deux titres principaux. Il ne s’agit pas d’une équivalence réalisée au sein d’un système partiel et autonome, mais d’une équivalence sociale totale, synthétique et qui, mettant en jeu des sphères différentes et irréductibles de la pratique, ne se laisse ramener à aucun commun dénominateur. Du même coup, elle est équivalence concrète et non pas abstraite. Non abstraite car, on l’a dit, elle n’est mesurable en les termes d’aucun universel externe et transcendant aux sujets de l’échange, travail, rareté ou quoi que ce soit d’autre. Concrète parce qu’elle est à rechercher et à définir à l’occasion de chaque échange particulier.
Il est donc faux de poser, avec l’Économie Politique libérale ou marxiste, que le marché ou la production marchande existent, fût-ce sous forme de germe, dans toute société. Encore faut-il s’entendre sur le statut de cette inexistence. On peut faire ici les mêmes remarques que P. Clastres à propos des sociétés « sans État ». Si le marché n’existe pas, il n’est pas pour autant, à proprement parler, ignoré. Intenable en effet apparaît l’interprétation courante, dont Mauss lui-même se fait l’écho, et qui voudrait que les sociétés archaïques aient d’abord découvert l’échange symbolique puis, ensuite seulement, le troc et la marchandise. Intenable puisque le troc est d’une simplicité inouïe au regard des subtilités de la réciprocité. On ne peut donc le tenir pour une grande conquête, tardive, de l’esprit humain. D’autant moins que, comme on l’a vu, l’échange utilitaire est toujours et partout pratiqué. Mais il l’est de manière restrictive puisque méprisé et balisé. De même donc que la société sauvage n’ignore pas tant l’État qu’elle ne s’organise pour conjurer son émergence, de même elle ne méconnaît pas tant l’équivalence abstraite qu’elle ne la refuse et ne s’institue de manière à éviter de s’y retrouver subordonnée.
Un dernier point, d’une importance considérable doit être maintenant abordé rapidement. Les sociétés ne passent pas du jour au lendemain de l’échange symbolique à l’échange marchand de type moderne. Qu’est-ce qui joue entre les deux ? Comment échange-t-on durant ces millénaires qu’on appelle l’Histoire, et qui séparent la communauté sauvage de la société marchande ? Assiste-t-on à un mélange des deux principes et, si oui, dans quelles proportions et selon quelles modalités ? Sinon, existe-t-il une troisième forme de l’échange et laquelle ? À ces questions il nous paraît impossible de répondre clairement à l’heure actuelle. Les historiens nous renseignent de façon incertaine car il semble plausible qu’ils aient été aveuglés par l’évidence rétrospective de la marchandise et aient cru voir des « marchés », au sens que donne à ce mot l’Économie Politique, là où il s’agissait certainement d’autre chose [14]. Sur tous ces points l’école « substantiviste », dans le sillage de K. Polanyi, apporte des éléments de discussion importants en tentant de dépasser l’opposition entre les deux grandes visions de l’histoire économique de l’Antiquité. La vision « romantique », minoritaire de K. Rodbertus et K. Bücher qui veut croire à une naissance très tardive de la monnaie et des échanges marchands ; celle, plus « rationaliste » et largement acceptée d’Ed. Meyer, par exemple qui montre l’extrême antiquité de la monnaie, de l’industrie et du commerce. Sur le plan des « faits », la position de Meyer semble inattaquable. Mais, comme le suggère Harry W. Pearson, l’interprétation reste ambiguë : « Ce que les deux parties étaient incapables de concevoir c’est que puisse exister une économie complexe, connaissant le commerce, la monnaie et des places régulières de marché, mais qui pourtant ne fonctionne pas selon le système de marché parce que ces éléments sont intégrés de manière différente » [15]. Dans l’ensemble des grands empires précapitalistes en effet, le commerce semble avoir revêtu la forme du « commerce administré » (Polanyi) et s’être opposé de manière radicale aux formes modernes de commerce d’au moins deux manières :
1°) Les prix ne résultent pas du libre jeu du marché. Ils sont fixés, préalablement à l’échange, par des accords politiques internationaux et ne peuvent, en aucun cas faire l’objet de marchandages [16].
2°) En conséquence, les commerçants ne sont pas des marchands mais des fonctionnaires. Ils ne recherchent pas un profit monétaire, d’ailleurs dénué de signification en l’absence de la possibilité de jouer sur les valeurs d’échange, mais se conforment à l’éthique de la fonction publique ou du service du prince. Leur rémunération consiste en promotions ou (et), au terme de la carrière éventuellement, en dotation de terres [17]. En ce qui concerne le commerce intérieur, national, provincial ou local, nous manquons terriblement d’informations et en sommes réduits à imaginer des mixtures complexes d’échange symbolique, administré et marchand [18]. Pour fixer approximativement et hypothétiquement les idées on pourrait, en s’inspirant des classifications de Polanyi, et en les modifiant légèrement, intercaler entre les formes d’échange symbolique et marchande, ce qu’on propose d’appeler l’échange traditionnel, pour désigner un type d’échange dans lequel les prix préexistent, à la translation des biens, sont des prix sociaux et politiques plus qu’économiques et dans lequel le marché ne s’empare pas de la production qui reste subordonnée aux cadres sociaux traditionnels [19]. Le mérite que nous voyons à cette typologie, un peu vague il est vrai, est de faire ressortir la grande singularité historique du marché moderne [20].
Toutes les sociétés, sauf la société moderne, ont fait en sorte de limiter l’extension du principe marchand. Pour que celui-ci émerge dans son indépendance et sa toute-puissance, il faut que se soit opérée une double rupture historique, un double déchirement presque, au sein des sociétés humaines. Celle des mécanismes de refus de la société sauvage, celle ensuite des États précapitalistes qui ont toujours œuvré pour interdire l’autonomisation d’une classe de marchands et sa transformation en bourgeoisie. Cette autonomisation ne s’est produite spontanément qu’une fois dans l’Histoire, à la fin du Moyen Âge européen, pour des raisons ou selon un mécanisme politiques plus qu’économiques [21]. D’où l’importance non seulement rétrospective mais actuelle de la question suivante : comment a fonctionné, sur une période de temps historique considérable, un commerce national et international important, potentiellement marchand mais en fait toujours contrôlé et subordonné à autre chose que son propre principe ?
A.C.
[1] Par échange marchand nous entendons l’échange de biens produits en vue de la vente et échangés selon une norme monétaire d’équivalence formée sur un marché.
[2] Cf. Georges Bataille, « La notion de Dépense » et « La Part Maudite », Ed. de Minuit, 1967.
[3] Cf. G. Frazer, « Le Rameau d’Or. »
[4] Jacques Binet « Psychologie Economique », Cite par Jean Michel Servet, in « Ordre Sauvage et Paléomarchand », in « Sauvages et Ensauvagés », Presses Universitaires de Lyon, 1980, p. 49. Le livre de Servet, encore que trop évolutionniste à notre goût, présente une bonne discussion, très informée, de l’anthropologie économique et contient une bibliographie très riche.
[5] Cf. motamment R.F. Salisbury, op. cit. P. Bohannan, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv » American Anthropologist, 1957, et Melville J. Herskovits : « Economic Anthropology ; The economic Life of primitive People », The Norton Library Press, New York, paperback, 1965.
[6] « Ceremonial Economics and Potlatch Equilibrium », Musée de l’Homme, Paris 1963, cité par Servet op. cit. p. 51.
[7] « Primitive Polynesian Economy », Londres, Routledge & Kegan Paul, paperback 1974, p. 316.
[8] Herskovits, op. cit. p. 206-7. Voir les nombreux exemples donnés et analysés par Sahlins, op. cit.
[9] M. Godelier, « La monnaie de sel chez les Baruya », in « Horizons et Trajets marxistes en Anthropologie », Maspero, 1973.
[10] K. Polanyi, « The Economy as instituted Process », in Trade and Market in the early Empires, The Free Presa, New York. Traduction française, « Les Systèmes économiques », Ed. Larousse.
[11] Sur l’impossibilité d’acheter dans l’économie archaïque, cf. ; p. ex. M. Finley, « Le Monde d’Ulysse », Maspero, 1969, p. 65.
[12] Sahlins, op. cit. p. 308.
[13] Sur ce caractère tautologique, cf. le livre trop ignoré de Bertrand Nogaro, « La valeur logique des théories économiques », P.U.F. 1947 et infra.
[14] K. Polanyi, par exemple, montre bien la manière dont la projection des catégories marchandes, déforme la traduction des textes « économiques » d’Aristote, in « Aristotle discovers Economy » in Trade..., op. cit.
[15] H, W. Pearson, « The secular Debate on Economic Primitivism », in TMEE, op. cit. p. 10.
[16] Ce qui n’empêche pas des discussions sur la qualité ou sur les instruments de mesure.
[17] La révision substantiviste de l’histoire économique commence à être largement acceptée par les historiens de la Grèce ancienne. Outre les travaux de M. Finley, cf. « Économie et Société en Grèce Ancienne » de Michel Austin et Pierre Vidal Naquet, Armand Colin, 1973. Elle alimente de nombreux débats sur les échanges en Afrique traditionnelle (Meillassoux, C. Coquery-Vidrovitch), chez les Incas (Wachtel), en Chine etc.
[18] Un autre problème encore est soulevé par le cas des peuples marchands.
[19] L’échange traditionnel ainsi caractérisé est aux antipodes de la « petite production marchande » marxiste qui suppose l’autonomie du principe marchand et n’est, en fait, que le concept d’un capitalisme sans capital. C’est, pour cette raison, un concept contradictoire. La petite production marchande ne désigne pas de réalité sui generis et n’a pas de statut théorique assignable. Soit en effet on se trouve en présence de ce qui n’est rien d’autre qu’un échange marchand pur et simple, par nature identique à celui qui régit l’économie capitaliste. Soit il s’agit d’une modalité de l’échange symbolique (réciprocité négative) ou de l’échange traditionnel. La question se résume à celle de savoir s’il existe une logique autonome de la valeur. Si oui, il y a déjà échange de type capitaliste même si la production ne s’y plie pas, non plus que le cadre social et politique. Il faut noter enfin que, sur le problème de l’antiquité des « catégories marchandes », Marx et Engels sont infiniment plus réservés (et ambigus) que leurs disciples.
[20] Mise en lumière par K. Polanyi in « The Great Transformation », Beacon Press, Boston, Paperback, 1957.
[21] Ce que montre bien Jean Baechler dans « Les Origines du Capitalisme », co1l. Idées, Gallimard.