Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Philippe Velilla

Crise politique en Israël : Bibi, c’est fini.

Texte publié le 5 juin 2019

Du jamais vu ! Alors que Binyamin Netanyahou triomphait le 9 avril dernier avec 35 sièges (sur 120), offrant au Likoud son meilleur score depuis 2003, sept semaines plus tard, il devait reconnaître son incapacité à former un gouvernement, et proposa la dissolution de la Knesset. Le choix de cette formule pour résoudre la crise est significatif : le Premier ministre sortant n’entendait pas laisser à un autre l’occasion de devenir chef de gouvernement. Il préféra, juste avant la fin de l’échéance (le 29 mai, quelques minutes avant minuit), proposer aux parlementaires de dissoudre la Knesset. Ce qu’il obtint sans difficulté avec 64 voix de la droite auxquels se joignirent de façon assez surprenante les dix députés élus sur les listes arabes. Les Israéliens retourneront donc aux urnes le 17 septembre prochain. Cela ne les enchante pas. Pas plus que la plupart des députés sortants. Sauf ceux qui espèrent voir dans cette crise le chant du cygne de « King Bibi » [1]. Au premier rang desquels il y a bien sûr ses adversaires politiques, et d’abord le chef de l’opposition, Benny Gantz. Rien de surprenant à cela. Mais parmi les dirigeants politiques qui retrouvent l’espoir, on devine la présence de nombre de responsables de la droite qui commencent à trouver leur chef bien encombrant.

Le gouvernement impossible

La politique a ses raisons que l’arithmétique ne connait pas. Après les élections du 9 avril, avec 65 députés de droite et ultraorthodoxes, tous les acteurs, et Binyamin Netanyahou le premier, estimaient qu’il n’aurait pas de difficulté pour former son gouvernement. Bien sûr, on savait que dans la grande tradition parlementaire israélienne, les alliés du Likoud feraient monter les enchères jusqu’au dernier moment pour obtenir postes, budgets et promesses de législations répondant à leurs intérêts. Très vite, il apparut qu’en dépit de l’arithmétique, les négociations seraient plus difficiles que d’habitude. Les 28 jours octroyés à Binyamin Netanyahou pour mener les « négociations de coalition » - terme significatif en Israël où on ne parle pas de « majorité » - s’avérant insuffisants, il dut demander les 14 jours supplémentaires prévus par la loi.

Le Parti russe contre les partis de la Thora

Mais à l’approche du terme, il fallut bien se résoudre à constater l’impensable : le refus d’un partenaire – Israel Beitenou (Israël, notre maison, 5 sièges) – de se joindre à la coalition tant que ses demandes n’étaient pas acceptées par les autres partenaires. Ce parti, soutenu principalement par les primo-arrivants de la grande vague d’immigration (alya) russophone des années soixante, soit un électorat vieillissant, n’était même pas crédité dans la plupart des sondages d’un score permettant de franchir le seuil d’éligibilité (3,25%). Mais il bénéficia du renfort des Russes et surtout des Ukrainiens arrivés en Israël depuis une dizaine d’années [2]. La principale exigence de son chef, Avigdor Liberman (arrivé en Israël en 1978, à l’âge de 20 ans), était l’acception de la version de la loi qu’il avait réussi à faire adopter en première lecture alors qu’il était ministre de la Défense : la conscription des jeunes ultraorthodoxes qui depuis la création de l’Etat sont dispensés de service militaire afin de pouvoir se consacrer totalement à l’étude de la Thora. Pourtant, le dispositif prévu était bien timide : la conscription obligatoire pour une seule partie du public visé, avec des délais d’application très espacés, des exceptions, un système de sanction modéré. Mais les partis ultraorthodoxes ne l’entendaient pas de cette oreille, et mirent tout leur poids (16 sièges) pour s’opposer à cette demande. Le négociateur du Likoud (le très droitier ministre Yariv Levin) eut beau proposer des solutions de compromis, des compensations en monnaie sonnante et trébuchante, rien n’y fit. Le 29 mai, alors que l’heure fatidique approchait, il fallut bien tirer la conclusion de ce marathon de discussions raté : Binyamin Netanyahou enregistrait pour la première fois depuis bien longtemps une défaite politique.

Avigdor Liberman, de Kichinev à Jérusalem

Une fois acquis le vote de dissolution de la Knesset, il vint devant les caméras (une démarche inhabituelle pour ce Premier ministre détestant les journalistes qui le lui rendent bien) afin de dénoncer Avigdor Liberman comme seul responsable de la crise. Il donna du comportement de son rival une explication simple : l’ambition démesurée d’un politicien passé à gauche. Si l’ambition d’Avigdor Liberman ne peut être niée, son adhésion à la gauche serait antinomique de toute sa vie politique. Ce colosse, né à Kichinev en Moldavie, qui fut ‘videur’ dans une boîte de nuit pendant ses études de droit à Jérusalem, a toujours appartenu à la droite dure. A l’instar de son père, militant du Betar (mouvement de jeunesse de la droite sioniste) dans la Roumanie d’avant-guerre, il a adhéré très tôt au Likoud, et en 1992 devait devenir le complice de son adversaire d’aujourd’hui. Terrassé par la défaite d’Itzhak Shamir face à Itzhak Rabin en 1992, le Likoud, divisé et endetté, fut repris en main par ce duo efficace : à Bibi, le Sabra (né en Israël), jeune, beau et ambitieux, la direction politique du parti ; à Yvette (le prénom en russe devenu le surnom en Israël d’Avigdor Liberman) l’administration de l’appareil. Peu regardant sur les méthodes, grâce aux financements trouvés par son chef chez les milliardaires juifs américains conservateurs, Yvette va transformer le vieux parti de la droite israélienne en fan-club de Binyamin Netanyahou : une redoutable machine de guerre électorale qui remportera la plupart des élections jusqu’à aujourd’hui. King Bibi, deviendra le chef incontesté de la droite, élu Premier ministre pour trois ans une première fois en 1996 et constamment réélu depuis 2009. Mais Avigdor Liberman n’entendait rester l’éternel homme de main de son chef. Voulant devenir chef à son tour, il forma en 1999 son parti, Israel Beitenou, qui emporta jusqu’à 15 sièges à La Knesset. Ce politicien brutal n’est pas que cela. C’est aussi un homme cultivé (il parle cinq langues et est féru de poésie) qui se veut idéologue. Partisan de la solution à deux Etats, il n’aime pas pour autant les Arabes : il voudrait tout au contraire opérer grâce à cette partition une purification ethnique, la plupart des Arabes israéliens ayant à ses yeux vocation à rejoindre l’Etat palestinien, laissant l’Etat juif … aux seuls Juifs. Cette vision des choses trouve grâce aux yeux de son électorat, ces anciens Soviétiques hostiles à tout ce qui rappelle le ‘socialisme’, au monde arabe, et à la modernité en général. L’argument national n’est pas le seul défendu par Israel Beitenou qui se bat également pour un minimum vieillesse (fixé au aujourd’hui à l’équivalent d’environ 400 euros) décent (les vieux ‘Russes’ n’ont pas emporté de droits à la retraite conséquents de leur ancien pays) ; dans cette population non pratiquante, et qui compterait 40 % de non Juifs (selon la loi religieuse) [3], Israel Beitenou se fait le grand défenseur de la laïcité, plaidant pour l’instauration d’un mariage civil (qui n’existe pas en Israël), pour l’ouverture des commerces et le fonctionnement des transports publics le shabbat etc. En clair, pour Avigdor Liberman et les siens, l’ultra-orthodoxie (qui contrôle le grand rabbinat d’Israël), voilà l’ennemi ! L’affrontement entre Israel Beitenou et les partis ultraorthodoxes n’était donc pas sans fondement. Mais, contrairement à ce que tente de faire croire le Likoud, la crise n’est pas née de cela.

Une crise révélatrice

Les véritables raisons du tsunami politique déclenché le 29 mai dernier sont beaucoup moins avouables pour Binyamin Netanyahou.

Les juges, acteurs invisibles de la crise

Dès le mois de décembre 2018, lorsque le Premier ministre a proposé d’anticiper de sept mois des élections qui devaient avoir lieu en novembre 2019, sa décision était motivée par une seule préoccupation : prendre de vitesse les juges qui, au terme d’une enquête policière de plusieurs années, devraient l’inculper dans trois affaires, pour abus de confiance, subornation de témoins et corruption [4]. Une fois la victoire du 9 avril acquise, il entendait former son gouvernement et engager rapidement une action parlementaire lui garantissant une immunité. Il obtint du tout puissant conseiller juridique du gouvernement que son audition préalable à toute mise en examen soit différée de trois mois, en soulignant que l’importance quantitative des dossiers (plusieurs milliers de pages) militait en faveur de la prolongation des délais. Une fois ces précieux mois gagnés, il donna comme consigne au négociateur du Likoud d’obtenir un accord de coalition à tout prix … dans tous les sens du terme. Ainsi, les partis ultraorthodoxes virent leurs demandes financières acceptées sans trop d’égard pour l’équilibre des finances publiques (alors que le déficit budgétaire en plein dérapage devrait atteindre 3,8% du PIB en 2020 …). Dans le même esprit, il fit annuler la règle limitant la composition du gouvernement à 16 postes de ministres et 4 de ministres adjoints : ses alliés se virent ainsi promettre des portefeuilles inutiles pour le fonctionnement des services publics mais coûteux pour la collectivité (la dépense supplémentaire a été évaluée à 300 millions de shekels sur la législature, soit plus de 70 millions d’euros). Tout ce dispositif politique et judiciaire devait permettre à Binyamin Netanyahou d’échapper à une mise en examen jusqu’à la fin de son mandat (2024) … renouvelable. On peut comprendre son souci : à la lecture du pré-rapport d’une cinquantaine de pages rédigé par le conseiller juridique du gouvernement, on découvre que les charges - accablantes - pesant sur lui devraient le conduire en prison. Il y a des précédents - plusieurs ministres, un président (Moshé Katsav condamné à sept ans d’incarcération pour agressions sexuelles, il en passa cinq en prison), et un Premier ministre (Ehoud Olmert condamné à 19 mois de prison ferme, il en fit 16 pour différentes affaires de corruption) ont terminé leur carrière politique derrière les barreaux -. Binyamin Netanyahou rêve d’un tout autre destin. Le 17 juillet prochain, il battra le record de longévité détenu par David Ben Gourion à la tête du gouvernement. Cet homme qui ne s’est jamais sous-estimé
aurait pu programmer une sortie en fanfare de la vie publique … avant de retrouver une activité privée lucrative (c’est aussi un homme d’argent). Les juges devraient en décider autrement … Mais cette explication de la crise serait incomplète si l’on omettait la réflexion nécessaire sur ce qu’elle révèle des carences du système politique israélien.

Les ravages de la proportionnelle intégrale

Israël s’enorgueillit d’être le seul Etat démocratique de la région. On pourrait même ajouter avec mauvais esprit que démocratique, l’Etat juif l’est peut-être trop. Ou plutôt, il l’est mal. De toutes les démocraties occidentales, Israël a réussi l’exploit de façonner le système politique le plus ingérable. Les 120 députés sont élus à la proportionnelle intégrale, avec un seuil d’éligibilité de 3,25%. Dans le passé il était encore plus faible (1%, 1,5% puis 2%). Le pays forme une seule circonscription. De ce fait, les petits partis prospèrent. Dans la 20e Knesset élue en 2015, il y avait 10 groupes parlementaires (dont 6 représentés au gouvernement). Dans la 21e Knesset élue le 9 avril et dissoute le 29 mai, il y en avait 11 (pour 120 députés rappelons-le). Doté d’une force de négociation (ce que les anglo-saxons appellent le barganing power) disproportionnée par rapport à leur poids politique, les partis petits et moyens de la coalition en formation après chaque élection usent et abusent de leur position pour obtenir, on l’a souligné, postes, avantages de toutes sortes, et législations qui ne servent que leurs intérêts et ceux de leur public. Car ce curieux système n’est pas né ex-nihilo. Il résulte de la composition du pays, cette « société éclatée » [5]où chaque « secteur » selon la terminologie locale (les religieux, les Séfarades, les Arabes, les laïcs, les « Russes » …) entend disposer d’un parti qui défend ses intérêts. Certains considèrent que cette sociologie de l’Etat juif justifie la proportionnelle intégrale [6]. C’est oublier que ce système électoral tend à renforcer encore la balkanisation de la société : fort de sa capacité à bloquer l’action gouvernementale, chaque parti sectoriel cherche à obtenir de nouveaux avantages pour son public chaque fois qu’il le peut. De façon caricaturale, Israel Beitenou qui le 9 avril avait réuni 173 004 voix soit 4,01% des suffrages, a réussi, afin de défendre une population de quelques centaines de milliers de personnes (sur une population de 9 millions d’habitants), à initier ce qui restera peut-être comme la plus grave crise politique du pays. D’ores et déjà, cette crise condamne le pays à six nouveaux mois d’immobilisme portant à une année complète la durée d’un gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes. Les élections coûteront au total près de deux milliards de shekels (soit environ 300 millions d’euros, sachant que le jour des élections est un jour de congé payé). Plus fondamentalement, Israël, qui doit faire face au Hezbollah au sud, au Hamas au nord, et à Daesh partout ; Israël où les autorités doivent gérer au quotidien les relations délicates entre 2 millions d’Arabes et 7 millions de Juifs et au sein de ces derniers cinquante nuances de Bleu et blanc (les couleurs du drapeau) … Israël n’avait pas vraiment besoin de cela.

Les Israéliens las de Binyamin Netanyahou – ils sont de plus en plus nombreux même à droite – se consolent en se disant que c’est le prix à payer pour se débarrasser de King Bibi, qui décidément, même dans la déchéance, aura marqué l’Histoire du pays.

NOTES

[1Voir notre article publié dans cette même revue le 10 mai 2019 : « Les élections israéliennes du 9 avril 2019. King Bibi et l’Internationale populiste ».

[2Ilo Gelzer, « Processus éthique et visible à l’œil nu : 600 000 individus ont posé le pied en faveur de la droite », Supplément Haaretz, 5 avril 2019 (en hébreu).

[3L’appartenance au judaïsme est transmise par la mère ou une conversion (orthodoxe). La loi du retour s’applique non seulement aux Juifs, mais aussi à leurs conjoints et à leurs descendants sur deux générations. Ainsi, nombre de conjoints de Juive russe ou d’enfants qui n’ont pas de grand-mère maternelle juive ont aujourd’hui la nationalité israélienne, servent à l’armée etc. mais ne peuvent se marier à la synagogue.

[4Voir notre article précité « Les élections israéliennes du 9 avril 2019 … ».

[5Voir notre ouvrage Israël et ses conflits, Le Bord de l’Eau (2017).

[6Voir par exemple Denis Charbit, Israël et ses paradoxes, Le Cavalier Bleu (2015).