Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Fabrice Flipo

A propos de Hard modernity - La perfection du capitalisme et ses limites
d’Adlo Haesler, Editions Matériologiques 2018.

Texte publié le 30 août 2018

Dans l’introduction présentant son projet Aldo Haesler affirme vouloir proposer « une nouvelle explication de la genèse et du développement historique de la modernité » (p. 5) : « mon propos est de montrer que la modernité n’est rien d’autre et rien de plus que la structuration d’une nouvelle grammaire sociale, c’est-à-dire une manière de mettre en rapport les choses de ce monde et le monde en adéquation avec ces choses » (p. 5), une « méréologie ». « Dans les cultures traditionnelles, ce monde était clos et les choses et les forces qu’il contenait – au double sens du verbe – se rapportaient les unes aux autres selon un rapport de réciprocité scrupuleusement établi ; alors que dans le système moderne, le monde est ouvert et infini, et les choses sont autant d’atomes dans un désordre croissant qui n’est pourtant qu’apparent ». A la grammaire ancienne, statique, se substitue une grammaire moderne, dynamique, « pour ne pas dire épidémique » (p. 5), une hybris qui n’est plus de l’ordre du désordre mais instituée. Le passage des sociétés anciennes aux sociétés modernes consiste aussi en la sortie d’un monde fondé sur un rapport d’endettement mutuel dans un jeu à somme nulle, pour un autre où l’échange est gagnant-gagnant (« win win »). Le principe épidémique de ce type de circulation s’est déclenché au départ dans les échanges internationaux, suivant un modèle proposé bien plus tard par Ricardo (Angleterre et Portugal se spécialisant l’une dans le textile l’autre dans le vin), et reposant sur une série de ruptures sociales ou sociétales préalables amorcées à partir du 17e siècle (du fini à l’infini, les droits, la sécularisation etc.), voire à Saint Augustin, puis a tout colonisé. L’évolution de la technique (Heidegger) n’en est qu’une conséquence. Le processus franchit toutefois un seuil spécifique, dans les années 1970, qui conduit à parler de « modernité hard », qui donne le titre au livre.

En réalité le livre est constitué de plusieurs autres pistes : il entend aussi proposer une sociologie « relationnelle » ; il veut montrer que nous avons connu dans les années 1970 une sorte de point d’inflexion nous entraînant dans une modernité à la fois semblable à la précédente et sensiblement différente ; il entend écrire une histoire de l’argent (p. 23) et de l’hominisation, en proposant trois régimes principaux dans les rapports entre humains, collectifs et la nature – dans un échange avec l’auteur de ces lignes, l’auteur parle de pas moins de 12 chantiers, ce qui est sans doute en rapport avec les douze chapitres dont le livre est constitué. Quatre thèses dominent toutefois l’ouvrage en termes de volume et de quantité de caractères consacrés : le modèle théorique utilisé, de sociologie « relationnelle » ; la genèse de la modernité ; la situation actuelle et à venir ; et enfin les « inconséquences de la modernité », en quelque sorte son coût réel, notamment écologique. C’est à ces quatre questions que cette recension se consacre.

Aldo Haesler propose une « Esquisse d’une théorie relationniste du changement social », exposée principalement dans le chapitre 3. L’auteur insiste à de nombreuses reprises : l’enjeu pour la sociologie est de proposer des modèles et d’assumer une théorie de l’histoire, dans la mesure où elle est fille de la modernité (p. 80) c’est-à-dire d’une époque de changement social ; son objet est la transformation des ordres collectifs et non l’étude de leur stabilité. Face à cet objectif Haesler liste les difficultés et limites des formes existantes de sociologie, qui justifieront ensuite le fait de proposer un nouveau modèle : les microsociologues voient le changement comme un piège ; les macrosociologues ne s’intéressent qu’à la reproduction sociale. Pour l’individualisme méthodologique, tout changement vient d’un individu extraordinaire, d’un effet pervers ou du contexte ; cette approche est en outre incapable de rendre compte de l’émergence d’acteurs et de normes macrosociologiques. A l’opposé les approches holistes tendent à ne retenir que la reproduction par rapport à laquelle il n’y a que des anomalies. Les théories du mouvement social ne changent pas beaucoup la donne dans la mesure où elles attribuent en général le changement à un événement fortuit dans l’histoire. Trois réponses principales ont été formulées au XIXe siècle : Comte, Spencer et Marx. Elles sont jugées trop massives et monocausales. La seconde vague (Durkheim, Simmel et Weber) a le défaut d’être téléologique : elle présuppose ce qui est à expliquer.
Pour Haesler, ceci conduit à une conclusion : le seul accès possible est mésosociologique (p. 84) et relationnel. Parmi les nombreux pères fondateurs dont il se réclame l’auteur évoque Eugène Dupréel pour qui, rappelons-le, « il existe un rapport social entre deux individus donnés, lorsque certains états psychologiques de l’un d’eux – connaissances, sentiments, volontés – et certaines actions accomplies par lui dépendent de l’existence et de la manière d’être de l’autre individu, et réciproquement » [1]. Le rapport de A à B et de B à C engendre A à C et ainsi de suite de proche en proche (p. 101). Ces rapports peuvent être conflictuels. Simmel est également évoqué, auteur dont Haesler est un excellent spécialiste. Ces différentes considérations aboutissent à un modèle « pentagonal » (p. 111) qui organise l’analyse en 5 catégorie : HH (humain-humain), HC (humain-collectif), CC (collectif-collectif), CN (collectif-nature) et HN (humain-nature). Pour la sociologie relationnelle la société est « une stabilisation ou une cristallisation de rapports » (p. 111) qui émerge par paliers, dans une approche sociogénétique (p. 112) : d’abord une masse informe puis des rapports d’analogie (mimesis et contagion) ; puis l’isomorphie ou la communauté de forme ou de modèle ; puis l’homologie qui est un discours sur les formes et le principe d’où elles proviennent ; enfin une structure quand cesse toute forme de concurrence entre principes instituants et qu’un degré élevé d’intégration est atteint. Le processus ne va pas sans rappeler ce que dit Kuhn dans le domaine de l’émergence des paradigmes scientifiques. D’où une théorie de l’histoire, sous forme de la succession de « régimes historiques », au nombre de trois : les peuples nomades (ou « sauvages »), les sociétés traditionnelles et le monde moderne. Ce sont trois révolutions, trois régimes (S1 S2 et S3), trois ruptures (l’hominisation, le néolithique et la révolution copernicienne), trois historicités (protohistoire, histoire froide, histoire chaude) et trois domaines d’étude des sciences : la paléoanthropologie, la sociologie classique et la sociologie relationniste. La sociologie classique est en effet paradoxalement associée par l’auteur aux sociétés traditionnelles, tout en étant « fille de la modernité », comme si l’étude avait un temps de retard sur le changement social et que la sociologie relationniste se présentait donc comme la seule capable de saisir la modernité comme telle. Chacun des trois régimes sociétaux repose sur une isomorphie spécifique : dans S1 prédomine l’échange symbolique et une différenciation segmentaire ; S2 connaît le double registre de l’échange symbolique et marchand (à la marge), avec une différenciation statutaire ; enfin dans S3 domine l’échange marchand et une différenciation fonctionnelle (pp. 114-117). Le pentagone HH => HC => CC => CN => HN => HH (la boucle est bouclée) peut donc se lire historiquement : HC (les tribus), CC (les rapports diplomatiques entre tribus), la domestication de la nature (CN), puis de la société via les sciences sociales et juridiques (HC) ; il permet également d’ordonner les savoirs : sciences politiques et culturelles (CC), économiques (CN), scientifiques et sanitaires (HN). Dans ce contexte « le changement est une résolution plus ou moins aboutie de tensions » (p. 120) qui sont le propre de la relation humaine et non un désajustement par rapport à un état normal donné par avance.

Le second thème est l’émergence de la modernité ; l’auteur affirme dès la p. 28 que « ce livre tient d’une découverte », celle que fait Louis Dumont en mettant à jour « l’idéologème de base de la modernité » : « qu’au sein d’un échange marchand les deux parties engagées puissent en obtenir un avantage conjoint ». L’Inde n’a pas connu cela ; Bodin et les auteurs théorisant les sociétés traditionnelles partagent cette idée que l’échange est un jeu à somme nulle. Ce processus porte un pouvoir de contagion qui reste toutefois inexpliqué (p. 30). Pour l’auteur ce n’est ni la technique ni l’accumulation ni l’avidité ni les États rapaces ; les premiers sont trop lents et les seconds finissent en folie des grandeurs. Dans l’ordre ancien l’échange est un déséquilibre appelant une compensation : c’est la dette. Le système est statique. La modernité inaugure un déséquilibre séquentiel dans lequel « l’avantage d’autrui n’est aucunement ma perte, mais bien la chance d’obtenir moi aussi un tel avantage » (p. 31). C’est la célèbre image de Smith à propos de la relation entre le boucher et son client. Dans le monde ancien l’échange règle la circulation. Dans le monde moderne il a une fonction accumulatrice et il représente un formidable pouvoir de dévoration des autres sociétés (p. 35). Dans ce contexte la monétarisation est une conséquence plus qu’une cause (p. 37) ; la cause est le rapport social mésologique ou mésosociologique exemplifié par la « loi » de Ricardo évoquée plus haut : l’échange à bénéfices mutuels. L’argent est en quelque sorte inventé pour faciliter la généralisation de ce rapport social, qui est structurant et dynamique. Ce tournant économique repéré par Louis Dumont et opéré par les marchands autour du XVIIe siècle ne présentait pas de nécessité (p. 40) ; c’est en outre une création proprement européenne : Haesler s’affirme contre les thèses disons postcoloniales qui tendent à voir une protomodernité dans les sociétés colonisées (Eisenstadt, Goody, Chakrabarty notamment) ; pour lui ces moments bien réels n’ont pourtant pas été décisifs (p. 56). La perspective évolutionniste est à nouveau assumée (p. 70).
Le processus à inscrire dans une histoire de la longue durée. C’est au cours du « long seizième siècle » (1480 / 1620) suivant l’expression de Braudel que naît la modernité capitaliste. « La genèse de la modernité nous semble être le résultat d’une crise métaphysique » (p. 216) ; en Orient la métaphysique stable depuis 2000 ans, « l’individualisme est un ingrédient insolite qui semble surgir d’une seule pièce du génie de Saint Augustin » (p. 217) : le droit, le salut subjectif, le libre arbitre, la péjoration du munus ou don communautaire au profit de l’individualisme, le report à l’horizon futur d’une communauté désormais devenue utopique, le temps historique linéaire, la création ex nihilo et enfin la peur car seul un petit nombre d’individus seront élus. Le système dure 1000 ans et est encore de l’ordre des sociétés traditionnelles, dans la mesure où certaines caractéristiques de la modernité sont manquantes. Le saut pratique et métaphysique vient de l’échange, qui possède deux registres : l’échange symbolique ou don, et l’échange marchand. Le marchand n’existe pas dans les sociétés sauvages dans lesquelles le symbolique domine tout. Dans les sociétés traditionnelles, il est confiné aux marges. Dans les sociétés moderne le marchand organise tout ; en outre symbolique et marchand sont articulés l’un avec l’autre alors qu’ils sont soigneusement cloisonnés et séparés l’un de l’autre dans les autres régimes sociaux : dans la modernité l’échange marchand débouche sur la production de richesses et d’une culture (Baudrillard). Les marchands aventuriers ont su utiliser « l’ambivalence de l’échange, d’être symbolique dans sa forme marchande, tout en étant mercantile dans sa forme symbolique » (p. 303) ; il ouvre sur un monde de phantasia, de désir de relation. La supériorité des Européens est dans les jeux de l’échange (p. 233), qui ouvre sur un monde infini (De Cues, Copernic), à l’opposé de la vision d’Anaximandre qui exprime le cosmos des sociétés traditionnelles : cette longue chaîne des êtres réglée par la justice, et l’idée suivant laquelle les biens sont limités. L’argent dans ce contexte est d’abord un « support de communication et d’appréhension du monde rivalisant avec le langage » (p. 282), un « mode de relationnement ». Il est l’infini en acte.
Le passage à l’échange à somme positive est un changement de grammaire sociale (p. 303). Dumont parle d’accession de la catégorie économique, c’est pour Haesler d’une « importance capitale. C’est sur lui [Dumont] que repose l’essentiel de notre travail » (p. 328). Braudel ne cesse de s’étonner sur l’anomalie minime [ou le changement !] qui se produit en Occident et le conduit à dévorer le reste du monde. L’argument circulationniste qui sous-tend le propos de Haesler peut se résumer en deux thèses : « 1° pour produire, il faut un mobile. Ce mobile n’est ni d’ordre technique, ni psychologique, ni éthique, ni économique : il est sociologique. Il correspond à une grammaire spécifique des échanges » ; ce qu’on produit importe peu, ce qui compte est la circulation sociale ; « 2° cette production, une fois enclenchée, va créer une réalité nouvelle, elle va donner forme à la logique des échanges qui l’a créée et ainsi l’accréditer pour former une boucle performative entre production et circulation » (p. 335). Ce n’est donc ni l’accumulation primitive (Marx), ni la rapacité capitaliste (Marx), ni la logique guerrière (Graeber, Lazzarato), ni l’entrepreneur dynamique (Schumpeter), ni l’ascèse calviniste (Weber) ni la rationalisation (Weber) ni le goût du luxe (Sombart) ni contrainte d’endettement (Heinsohn), ni l’endettement (Blumenberg dont Haesler se réclame souvent) ni la monétarisation (Sohn Rethel) ni la minorité active (Moscovici) ni les inventions techniques (mainstream) ni la différenciation fonctionnelle (Luhmann) ni la comptabilité en partie double (Sombart) ni même le progrès de la Bildung (Landes) – toutes ont leur part de vérité mais elles ne cernent pas le primum movens.
Le changement est réalisé à l’insu des acteurs ; il consiste en le passage « d’une conception finitiste et compensatoire de l’échange marchand à une conception fonctionnelle et dynamique » (p. 341). Est « bien » ce qui pousse à l’expansion de la nouvelle grammaire sociale. Cet ordre n’a plus besoin d’un Dieu. Il génère une liberté nouvelle, la liberté d’entreprendre (p. 355). La question qui se pose toutefois à ce stade est de comprendre comment cet ordre peut être stable : quelle cohésion ? Quelle structure ? Quel sens pour les individus et leur action ? Quelles formes d’interaction ? Pour Haesler la sociologie relationnelle et son pentagone nous permettent de répondre. « Une société est un ensemble de 5 rapports qui sont en homologie » (p. 363) : HH HC CC CN et HN. La modernité inaugure l’indifférence et le profit, comme sanction positive de ma compétence, ainsi que la possibilité de relations sociales sur une base principalement affinitaire et volontaire (HH) ; le rapport de l’humain au collectif (HC) est basé sur le principe épidémique et bourgeois de l’émulation des profits : c’est cette « loi » de Ricardo déjà vue plusieurs fois, avec son imaginaire de l’abondance. C’est également l’espace public ou Öffentlichkeit, qui homogénéise les territoires. Les collectifs entre eux aspirent à la paix perpétuelle et à la lex mercatoria (CC). La modernité inaugure également le perfectionnement de la nature et la « science nouvelle » (CN), qui peut également s’appliquer aux individus, menant an transhumanisme (HN). Dans ce contexte l’argent en tant qu’objet technique a quatre caractéristiques : son coût de transaction doit tendre vers zéro ; sa circulation doit minimiser toute forme de risque ; il cherche l’anonymat maximal ; il veut éviter toute friction (vélocité maximale). A l’inverse de la « loi » de Gresham c’est le bon argent qui chasse le mauvais. L’argent idéal fait que « ça marche » (p. 461). C’est aussi la raison pour laquelle ce régime social cherche à tenir compte des externalités (p. 354).

Le troisième grand thème est le seuil que Haesler décèle dans les années 1970, qui nous aurait fait passer de la modernité à la « hard modernity ». Il identifie 40 ruptures se produisant dans un temps très bref (p. 167), au nombre desquelles sept semblent plus importantes : la perspective d’un épuisement des ressources (Club de Rome)(134) : d’où un passage aux marchandises « symboliques » (ou bien relationnels), des centres où sont produits des biens « légers » et une périphérie qui reste lestée par les ressources naturelles ; une raréfaction des ressources d’utopie ; la machinisation croissante du monde, faisant sans doute référence principalement au numérique émergent ; des décrochages socio-démographiques dans l’ordre de la famille ou du travail ; des territorialités, nouvelles temporalités (fin de la guerre froide, éclatement des territoires avec la mondialisation) ; une esthétique « hard » et des « médiateurs mous » (p. 164). Haesler estime que la modernité entre dans une période « hard », rigide, dure (il s’explique sur le choix du terme en… conclusion, p. 531), un capitalisme désormais « métastable » c’est-à-dire de produire ses propres crises pour s’autoréguler (ainsi les subprimes). Contrairement aux hypothèses postmodernes (pluralisme des destins, transhumanisme), de modernité réflexive (Beck, Habermas) ou de posthistoire (la modernité serait la fin de l’histoire), Haesler soutient la thèse d’une continuité « hard » soit « l’hypothèse manquante » d’une modernité qui se renforce, ce qui explique « l’argument » évoqué au début du livre suivant lequel « il ne faut rien attendre » (p. 23), ne rien espérer, à part comprendre (p. 25).

Les conséquences du passage à la « modernité hard » se confondent en grande partie avec le quatrième thème, « les inconséquences de la modernité », dans la mesure où tout se passe comme si cette phase était une sorte de généralisation abusive et possiblement autodestructrice des principes de la modernité. En effet les excès de l’individualisme menacent le système (p. 440) : entreprise poussée jusqu’à l’entreprise de soi ; « moneythéisme » qui remplace le monothéisme ; « lois » monétaires telles que la loi de la valeur (auto-accroissement) ou le fait que l’argent permette de faire attendre, d’attendre, de déléguer les coûts et risques, déléguer sa jouissance ; moment « hyperfétichiste » qui succède au moment fétichiste de la marchandise et vit au moment de l’argent mais ne le sait pas : suivant Mannoni, « l’argent est un fétiche, c’est-à-dire une croyance passionnée en un symbole qu’on a créé soi-même, individuellement ou collectivement, tout en niant tout aussi passionnément qu’on les a créés soi-même » (p. 477). Paradoxalement donc l’argent est la relation des relations, le rapport de tous les rapports, mais il disparaît comme tel, suivant un degré d’abstraction ultime incarné par l’argent électronique sur lequel Haesler a beaucoup enquêté, il se dématérialise donnant à voir le monde comme « une notice de montage IKEA » (p. 476) ou une pyramide de Ponzi (p. 462) dans lequel toute réciprocité a disparu (p. 511). Le modèle pentagonal a désormais les caractéristiques suivantes : de moins en moins de réciprocité, on ne doit rien à personne (HH) ; hyperindividualisme, l’individu est entrepreneur de soi (HC) ; le temps de la paix s’éloigne et nous assistons au retour de zones où prévaut la logique de somme nulle (par exemple les entreprises terroristes), d’où des logiques de migration (CC) ; l’échange bénéficie à une élite de pays et d’individus qui se fichent de l’épuisement de la nature et en tirent même profit (CN) ; les promesses transhumanistes n’engagent que ceux qui y croient (HN). Comme le disait Sloterdijk on se retrouve dans une société où règnent les privilèges sans mérites, le pouvoir sans légitimité, les profits sans risques, l’attention sans vérité et ainsi de suite. En réalité ce jeu de dupes de la modernité est plus ancien, explique Haesler, car l’échange implique toujours un tiers-exclu : les nations ou l’ouvrier exploités, ou qui n’ont rien à offrir ; la nature ravagée ; la logique de l’aliénation décrite notamment par l’Ecole de Francfort. Aldo Haesler conclut sur cette période contemporaine, soulignant que le talon d’Achille du système est sans doute l’écologie.

Reconnaissons que le volume est difficile à suivre et à résumer. Sa structure est incertaine et elle aurait sans doute gagné à être clarifiée. Les quatre parties principales (« Présentation », « Méthodes et terrain », « Reconstruction et Leçons ») qui chapeautent les douze chapitres ne sont jamais présentées, ce qui laisse penser qu’elles ne sont pas un bon fil conducteur pour saisir la teneur de cet ouvrage touffu. Les titres ne correspondent généralement pas exactement au contenu, et de nombreux aspects de chacun des douze chantiers ou chapitres sont repris et discutés dans les autres ce qui donne à l’ensemble l’aspect d’un travail en cours plus que d’un volume achevé. Haelser manie beaucoup de références et souvent trop, dans la mesure où l’on ne comprend pas toujours ce qu’il veut retenir d’auteurs complexes à l’appui de son argumentation ou de sa critique.

Parmi les thèses qui nous semblent fortes et convaincantes, cette idée de jeu à somme positive qui emporterait tout sur son passage : une logique microsciologique ou mésociologique aux conséquences microsociologiques comme macrosociologiques. L’argument rend compte de l’engouement similaire des sociétés socialistes dans cette logique, ce qui est important et original, dans la mesure où trop souvent le phénomène est imputé à « la marchandisation » ; mais Haesler connaît trop bien l’Allemagne et l’Europe centrale et orientale ne peut faire l’impasse sur ces sociétés qui sont souvent laissées de côté au profit d’une analyse du seul « capitalisme ». Ceci souligne l’importance du modèle proposé par Ricardo qui, bien que simpliste, dans la mesure où il semble relever de l’évidence voire du truisme (pourquoi être moins riche quand on peut l’être davantage ?...), symbolise bien les spécificités de la modernité et la somme de transformations sociales et sociétales requises pour parvenir à ce qu’une telle perspective devienne « épidémique ». Haesler aurait d’ailleurs pu souligner davantage le rapport avec l’idéologie libérale de l’égalité des chances, son imagerie sportive, la place qu’il y aurait toujours pour tout le monde moyennant d’entreprendre, ainsi que le répète sans cesse Emmanuel Macron qui apparaît d’ailleurs dans ce contexte comme l’incarnation consciente de la modernité. Les socialismes et communistes « abondancistes » ont largement repris le récit économique, ce qui pose la question de ce qu’ils deviennent quand cet élément est retiré, hormis un discours de dénonciation, qui a perdu son caractère dialectique.

Certaines conclusions ne pas très claires en revanche, l’auteur semble se contredire, ou ne pas arriver à formuler de thèse claire. Il est difficile de comprendre si le seuil des années 1970 représente un basculement vers une hypermodernité ou son inversion par extrémisme dans sa propre logique. A un endroit Haesler compare la période à une nouvelle grande transformation (p. 11), ailleurs il la situe dans la continuité de la précédente : que devons-nous comprendre ? Quelle est la thèse ? De même Haesler récuse toute loi en matière de changement social (p. 122) mais il n’hésite pas à parler de lois monétaires. Il entend penser le changement social mais affirme également que l’enjeu est d’expliquer le Tout entendu au sens de « principes sociétaux qui englobent le fonctionnement des principales entités sociales (institutions, méta-institutions etc.) » (p. 84), lesquels principes sont peu variables, aussi restera-t-on peu convaincu par la thèse d’un « dépassement » des sociologies existantes, en particulier celles qui sont relatives au changement social. Le modèle proposé n’en reste pas moins intéressant ; aux sociologues de voir de quelle manière ils s’en saisiront. Plus convaincante est l’idée que le jeu à somme positive est premier devant l’argent et la marchandisation, encore une fois. L’argument est fort mais il conduit Haesler à minorer la question de l’État et du politique, en tant qu’élément de régulation du marché, mais aussi en tant que résultante de la division ricardienne du travail, dans la mesure où l’État peut être conceptualisé comme le moyen de réduire les « coûts de transaction ». On peut aussi se poser la question de la nature de ces « biens relationnels » qu’Haesler dit émerger dans les années 1970, des biens « légers » qui malgré tout génèrent de l’extraction massive de ressources naturelles dans d’autres parties du monde. La thèse d’une industrialisation contenue des modes de vie, au travers d’Ikea (industrialisation du mobilier) ou de Décathlon semblerait plus convaincante ; dans tous les cas le propos manque de données empiriques et se fait beaucoup trop elliptique pour que l’on puisse le suivre.
Une critique de fond viserait l’argument suivant lequel la modernité serait seule à engendrer le changement social, et réciproquement les sociétés « hiérarchiques » seraient seules à être radicalement dépossédées d’elles-mêmes. Haesler éprouve pourtant le besoin de recourir à un vocabulaire religieux dès lors que l’on entre dans la modernité hard , dont nous avons vu qu’elle ne diffère pas clairement de la modernité antérieure : hyperfétichisme, société qui ne parvient pas à échapper à la loi qu’elle a elle-même engendrée, formation d’une élite etc. Comment expliquer ce « retour du sacré » dans une société supposément non-hiérarchique (au sens de Dumont, d’englobement des contraires [2]) ? Peut-être n’a-t-il jamais disparu ? Peut-être a-t-il été mal conceptualisé, tant dans les sociétés anciennes que modernes ? Toujours est-il que cette phase « hard » renvoie plutôt au caractère inarrêtable de la « loi de la valeur » qui reste fixe tout en emportant tout sur son passage : cela atteste d’un régime social dont il n’est pas si facile de se défaire et qui nous emporte vers un certain type d’infini, et non vers l’infini en général. Ne peut-on en dire des sociétés traditionnelles qu’elles sont également emportées vers un infini, mais de contenu distinct ? Quand on dit que les sociétés traditionnelles ne changent pas, ne veut-on pas dire qu’elles ne changent pas suivant le changement que nos sociétés mettent en œuvre ? Car il est d’autres infinis possibles, notamment l’infiniment harmonieux, l’infiniment juste, l’infiniment vrai, l’infiniment démocratique au sens d’un contrôle par les individus de leur propre destin. Il manquerait chez Haesler de prendre Jacques Ellul au sérieux. Il manquerait également un peu de Marx, dans la mesure où l’auteur nous conduit un peu trop vite à des conclusions sans espoir, il ne s’interroge pas sur son propre statut (intellectuel largement protégé des vicissitudes du monde) et il évacue trop rapidement les mouvements sociaux, les minorités actives, les révoltes et les révolutions dont la permanence et l’éternel retour témoignent d’une vitalité de la liberté, en tant qu’elle ne se laisse pas réduire à un « régime social », précisément. Le lecteur se satisfera toutefois du voyage offert par Haesler dans l’univers des théories du changement social et de la modernité.

NOTES

[1Le rapport social : Essai sur l’objet et la méthode de la sociologie, Paris, Alcan, 1912, p.30

[2Louis Dumont, Homo Hierarchicus (1966), 1979, Saint-Amand (Cher), Gallimard, Col.