Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Cédric Faure

Imagination, sublimation et travail de culture

Texte publié le 24 août 2018

Comment nos sociétés modernes, techniciennes, d’une infinie « générosité cartésienne » peuvent-elles entrer si radicalement en conflit avec leurs propres intentions ? De quoi témoignent et se dédommagent aujourd’hui les malaises dans la civilisation ? En situant l’imagination créative du sujet à la source de la pulsion de représentation et de sublimation, Castoriadis propose à la réflexion la question de l’articulation et de la désarticulation du sexuel et du culturel. Il retrouve ainsi l’interrogation freudienne - pour l’éclairer d’un jour nouveau – du « processus conflictuel » entre les revendications du corps, les manifestations de la pulsion et les exigences de la culture. Nous analyserons avec Freud et Castoriadis mais aussi avec de grands sociologues – Elias, Goffman, Bourdieu – les enjeux, les obstacles, les échecs et les limites du travail de culture.
Cédric Faureest enseignant-chercheur, Université Paris Diderot- Université de Montréal.
cedricfaure@hotmail.com

« Ce que la psychanalyse nommait sexualité ne recouvrait nullement la pulsion d’union des divers sexes ou la production de la sensation de plaisir, des parties génitales, mais bien plus l’Eros contenant tout et conservatoire de tout du Banquet de Platon ».
Freud, 1925

Introduction. Les vicissitudes de l’imagination

"La pensée originale pose/crée des figures autres, fait être comme figure ce qui jusqu’alors ne pouvait pas l’être – et cela ne peut pas aller sans un déchirement du fond existant, de l’horizon donné, et sa recréation [1]

Force est de reconnaitre que cette proposition de Castoriadis ne vaudrait pas la peine qu’on s’y intéresse encore si nous n’avions pas aimé nous égarer dans les labyrinthes de sa pensée ! Pour apprendre de lui, il faut toutefois garder une attitude critique. C’est en « franc-tireur » et à distance du conformisme intellectuel de son époque que Castoriadis va « briser le discours » des doctrines philosophiques et sociologiques pour penser le « mode d’être du social-historique  » comme « praxis/poïésis », c’est-à-dire comme processus de création continuée dans et par l’histoire : « cette affirmation contredit tout le spectre des doctrines existantes : l’histoire comme produit de la volonté de Dieu ; l’histoire comme résultat de l’action de lois (naturelles ou historiques) ; l’histoire comme « processus sans sujet » ; l’histoire comme processus purement aléatoire » [2]. « Comme telle, l’histoire n’est pas sensée : l’histoire n’a pas de sens. L’histoire est le champ où du sens est créé, où le sens émerge » [3].
De ce postulat découle une nouvelle « représentation compréhensive » du processus de création (c’est-à-dire de l’imagination radicale, créative) qui est une force instituante, affectante, imageante, et finalement un véritable « antidote » à l’ontologie traditionnelle [4].

La référence philosophique à Ricoeur (qui fait une entrée tardive dans ses textes) permet d’engager un dialogue fructueux autour de cette question. Ricoeur parle d’une imagination productrice et combinatoire à partir d’un pré-ordonné (image du puzzle). Il donne en ce sens la contradiction à Castoriadis pour qui l’imaginaire est « vécu comme plus réel que le réel quoique non su comme tel » en évoquant une imagination première, radicale, magmatique, éruptive [5]. Acheminement de formes et de figures extraites de la nature [6]. A la dialectique ricoeurienne de l’innovation et de la sédimentation, Castoriadis préfère donc porter à notre attention l’idée d’une irréductibilité de l’émergence de significations [7].
Nous pouvons aussi comprendre cette notion d’imagination avec une métaphore moins volcanique ! comme une source originaire, vivifiante, revigorante, où s’écoulent des significations irréductibles à ce qui prépare leur émergence. Tel le murmure d’un point d’eau soudainement perceptible la nuit quand tous les autres bruits qui se sont éteints augmentent le « seuil de détection ». L’imagination fait surgir de ce flot des potentialités créatrices en deçà des potentialités actualisées et des recombinaisons de significations. « Ce n’est pas ce qui est, mais ce qui pourrait et devrait être, qui a besoin de nous ».
En travaillant à partir de cette hypothèse, Castoriadis pense ensemble le sujet et la société in statu nascendi comme création historique indéterminée : « cela ne veut pas dire que la création historique a lieu sur une table rase (…) il y a toujours une masse fantastique et fantastiquement complexe de choses existantes et de conditions partielles, et c’est à son intérieur qu’a lieu la création historique » [8]. Il renouvelle dans cette perspective la question du sujet, et de son surgissement, pour déployer progressivement une autre figure de la subjectivité. Il dénonce en ce sens le « mythe de l’individu », transparent, sans négativité, et déboulonne cette « idéologie libérale » d’un individu interchangeable, illusoirement libre, réduit aux structures économiques. Au fur et à mesure que sa réflexion s’approfondit, Castoriadis propose une pensée à la fois politique et rigoureusement psychanalytique, clinico-métapsychologique : une pensée du sujet indissociable des questions sexuelles et éthiques qui redonne place au processus créateur et au travail de culture.

Le devenir du sujet dépend en effet de la fantasmatisation des expériences vécues, de leur élaboration psychique et sociale, et donc par conséquent du travail de culture qui précède et accompagne la symbolisation des identités individuelles et collectives. Castoriadis réinscrit dans cette perspective la question du sujet à celle du politique (au sens large) dans une logique des pulsions et de l’imaginaire : « le sujet est, pour une part décisive, le dépôt des visées, des désirs, des investissements, des exigences, des attentes, des significations dont l’individu a été l’objet, dès sa conception, et même avant, de la part de ceux qui l’ont engendré et élevé » [9]. La constitution du sujet présuppose des formes spécifiques d’intersubjectivité, une articulation du je-nous. « Il y a identification de chaque individu qui est toujours aussi une identification à un nous, nous autres, à une collectivité en droit impérissable ». « Image du monde et image de soi-même sont de toute évidence toujours liées. Mais leur unité est à son tour portée par la définition que chaque société donne de ses besoins, telle qu’elle s’inscrit dans l’activité, le faire social effectif » [10].

Les notions d’imagination et de sublimation élaborées par Castoriadis, à l’interface de l’individu et de la société, de l’intrapsychique et de l’intersubjectif, de la vie pulsionnelle et des exigences culturelles, vont redonner en ce sens une place essentielle à ces processus de création et de subjectivation. Castoriadis fait travailler ces notions tenues jusque-là pour acquises avec la notion freudienne d’un « travail de culture ». Par quels processus créatifs et moyennant quelles conditions l’imagination se libère, se transforme, se rend appropriable et subjectivable ? Comment la sublimation peut-elle transformer les pulsions, les passions ? En quoi participe-t-elle au travail de culture ? La question se trouve ainsi posée de l’articulation des processus d’imagination et de sublimation au travail de culture, par un recentrement du sujet sur « l’imaginaire radical », en son fond pulsionnel, sexuel.

1. Des pulsions sexuelles aux destins culturels

Rappelons en ce sens les pensées fondatrices de l’auteur qui traite de la question de l’imaginaire, sur le versant de la subjectivité, en avançant une théorisation originale de l’imagination qui a « la faculté originaire de poser et de se donner sur le mode de la représentation une chose et une relation qui ne sont pas » [11], c’est-à-dire « le pouvoir (la capacité, la faculté) de faire apparaître des représentations, que celles-ci procèdent ou non d’une incitation externe ». L’imagination, ancrée dans la vie pulsionnelle, est continuellement mobilisée dans « la création de représentations » et secondairement dérivée, sur un mode plus adéquat, vers la collectivité, vers des objets et des buts socialement valorisés, par sublimation pulsionnelle et influence culturelle. Ainsi, la pulsion créative castoriadienne vient « faire être des formes autres » qui émergent d’un flux imaginatif, tempéré, modéré, limité, transfiguré en plaisirs sublimés, orienté vers le développement social et transformé en processus culturel [12].

1.1 Le sens pulsionnel de l’imagination

Nous avons là les prémisses d’une théorie castoriadienne de la représentation qui réfère pulsion, imagination et sublimation, sexualité et culture, à une racine commune. Nous allons baliser plus fermement cet espace théorique et ouvrir notre questionnement aux enjeux de ces processus sociaux-psychiques dans la construction des représentations. Ce faisant, nous explorerons les horizons nouveaux vers lesquels ces notions castoriadiennes peuvent nous conduire. Mais avant d’aller plus loin, précisons dès maintenant les fondements pulsionnels de l’imagination qui porte les traces de l’autre et de l’origine du sexuel. L’investissement du processus imaginatif n’est en effet possible qu’à condition qu’il existe une image, une trace mémorielle de l’autre ; sans l’introjection précoce des images de l’autre, il devient impensable d’imaginer librement [13].

Ces traces psychiques, mémorielles, se constituent au cours de «  l’expérience de satisfaction » : « séduction originaire » (entre « l’infans » et « la mère sexuelle ») qualifiée par Laplanche de « situation anthropologique fondamentale ». Expérience au sein de laquelle la pulsion sexuelle s’étaye progressivement sur la pulsion nutritive (d’autoconservation). Des traces d’affects de plaisir se créent en prime de la satisfaction du besoin vital en liant le non sexuel au sexuel, la faim à l’amour. Les affects de plaisir viennent, en cet instant gourmand, subvertir le simple bénéfice du besoin : c’est une première différenciation entre le besoin et la pulsion sexuelle qui émerge et s’autonomise pour s’engager dans sa quête de plaisir. A ce stade de l’organisation de la sexualité, l’imaginaire du fantasme émerge de la rencontre intime avec « l’autre sexuel nourricier » entre « érotisme mammaire et papillaire » [14]. Pour résumer, un peu schématiquement, cette idée chère à Freud, l’activité sexuelle s’étaye et se différencie de l’activité alimentaire, perd immanquablement son objet d’autoconservation, devient auto-érotique, puis après détour par « l’emprise auto-érotique », constitue son premier objet sexuel à proprement parler [15].

Ce rappel est important parce que l’imaginaire ne peut s’entendre, se penser, sans référence à la théorie des pulsions, sans la « fonction objectalisante des pulsions sexuelles », sans « l’inscription, par les pulsions, des processus sexuels dans le psychisme » [16] Rappelons qu’après remaniement de sa théorie des pulsions, Freud n’opposera plus les pulsions d’autoconservation aux pulsions sexuelles (Faim/Amour) mais réaffirmera (après 1920) cette dualité entre deux modes opposés de la pulsion sexuelle : les pulsions de vie et les pulsions de mort (Vie/Mort). La quête de plaisir pouvant rapidement s’employer au service des pulsions de mort. Le sociologue Ivan Illich a par exemple très bien souligné comment au niveau collectif et institutionnel, cette quête de plaisir, une fois dépassée un « seuil critique », par un « excès de satisfaction », devient « contre-productive », au point d’entrer en contradiction avec elle-même : la vitesse finit par faire perdre du temps, la médecine finit par nuire à la santé, l’école à l’éducation, la communication à la parole, etc.]]. La fantasmatisation (c’est-à-dire l’imagination du fantasme, l’objectalisation de la pulsion) émerge en effet avec les premières traces du sexuel infantile, sources vives de plaisir, qui devront trouver des solutions sublimatoires et se rassembler, s’unifier, sous le primat de l’amour génital [17]. L’imagination, la sexualité, souvent désavouées des théories sociologiques et philosophiques, nous confrontent pourtant directement aux enjeux de la sublimation et au développement de la culture : « il est même possible, écrit Eugène Enriquez, d’avancer que la sociologie s’est édifiée à partir d’un oubli, d’un refoulement ou d’un déni de la sexualité (…). Comprendre cet aveuglement présente donc un intérêt non seulement pour les psychanalystes qui ont fait, depuis Freud, de la sexualité et de ses avatars un élément central d’appréhension de la psyché humaine, mais également pour les sociologues aventureux qui désirent remettre en cause le paradigme central sur lequel s’est construite leur discipline (…). La sexualité, dit-il, en citant Smirnoff, « pose d’emblée la question de la différence, de l’altérité, des rapports du sujet à un objet. Elle oppose l’unicité au duel, le féminin au masculin, l’actif au passif, l’enfant aux parents. La sexualité fonctionne en tant qu’élément perturbateur d’une quiétude d’ailleurs utopique » [18].

Castoriadis a en ce sens contribué, non sans mérites, à étendre l’objet de la sociologie au-delà de ses œillères institutionnelles, en réhabilitant l’imaginaire, le corps et les affects, c’est-à-dire en réintroduisant la question de la sexualité (des pulsions et de leurs satisfactions). A l’image du « sexuel infantile inconscient » [19] : éros barbare, déchainé, ensauvagé, sans principe, l’imagination (pulsionnelle), dit Castoriadis, tend à se désolidariser de la réalité sociale : « l’autonomisation de l’imagination, qui n’est plus fonctionnellement asservie [devient] flux représentatif illimité, immaîtrisable, spontanéité représentative sans fin assignable » [20]. « A l’opposé du caractère fonctionnel de l’imagination animale [soumise au rut et à l’œstrus], l’imagination humaine est en effet déchaînée, libérée de l’asservissement au fonctionnement biologique et à ses finalités, créant des formes et des contenus qui ne correspondent à aucun « besoin » ». L’imagination, en son fond pulsionnel, fait feu de tout bois, sans pour autant connaitre une pleine satisfaction [21]. Elle conduit donc à tous les débordements et prend figure d’angoisse sans intervention de la société entre le sujet et ses pulsions (entre son désir et sa jouissance), c’est à dire sans le recours aux digues du symbolique, au travail de la culture, de l’éducation culturelle, de la pensée, de la sublimation (qui en même temps permettent d’éviter l’usage massif de défenses contre-pulsionnelles et la recherche de contre-investissements). L’imagination humaine témoigne du passage de l’instinctuel au pulsionnel et de sa relative autonomisation du substrat biologique, au-delà de toute logique auto-conservatrice. C’est pour une part la dérivation de l’imagination et de son caractère sexuel en direction d’une « voie générale vers la sublimation » qui favorisera le « progrès de l’esprit ».

1.2 L’imagination à l’épreuve du social

L’imagination radicale du sujet humain qui émerge des profondeurs de la psyché est donc à entendre pour Castoriadis comme une « création de représentations affectivement investies » [22]. L’imagination Castoriadienne suppose en ce sens une théorie de la représentativité : les pulsions se font « excitation pour le psychique » en s’exprimant par des représentants pulsionnels : l’image et l’affect [23]. Dans un langage métapsychologique, nous dirions de l’imagination qu’elle est finalement la vie représentationnelle des pulsions.

Toutefois, l’imagination ne se constitue véritablement qu’en s’articulant à l’imaginaire social qui ouvre à la transformation qualitative des excitations et des pulsions. L’imagination est ainsi indissociable de l’imaginaire social ; il faut la société pour la canaliser, la fonctionnaliser. C’est l’imaginaire de la collectivité qui permet son éducation, sa socialisation.  [24] Castoriadis pense cette articulation de l’imaginaire social et de l’imaginaire psychique en « étayage sur la première strate naturelle » (propriétés immanentes du monde naturel) qui fait « fonction de réel » (c’est à dire ce pourquoi nous n’avons pas huit doigts à chaque main). Les significations imaginaires sont chaque fois crées, recrées, à partir de cette première strate naturelle, présociale mais aussi sociale dans une « relation de réception/altération » avec d’anciennes significations.

La proximité de Castoriadis avec la théorie freudienne est patente. Les pulsions sont en effet évoquées par Freud comme des « morceaux de nature » qu’il faut limiter, humaniser par des institutions sociales : « la nature n’exige de nous aucune des limitations pulsionnelles, elle nous laisse toute liberté, mais elle a sa manière particulièrement efficace de nous limiter, elle nous détruit froidement, cruellement, sans égards, ainsi qu’il apparait, précisément à l’occasion de notre satisfaction. C’est précisément à cause de ces dangers dont nous menace la nature que nous nous sommes associés et que nous avons créé la civilisation qui doit aussi rendre possible entre autres notre vie en commun » [25]. Le travail de civilisation impose aux pulsions un travail psychique pour renforcer les liens sociaux.

1.3 La sublimation de Freud à Castoriadis

L’approche castoriadienne de l’imaginaire propose dans cette perspective une réponse à la conflictualité inévitable entre pulsion et culture, c’est à dire une solution de continuité remarquable entre « l’espace somatique de l’excitation et l’univers des représentations  », « l’espace naturel des instincts et l’espace de leur psychisation » Kahn, L. Questions à l’anthropologie, psychanalyse et sexualité, Paris, Dunod, 1996. ]]. Cette conceptualisation de l’imagination, de la sublimation et de la culture est proche des conceptions freudiennes. « Notre civilisation est construite sur la répression des pulsions. Chaque individu a cédé une part de sa propriété, de son pouvoir souverain, des tendances agressives et vindicatives de sa personnalité ; c’est de ces apports que provient la propriété culturelle commune en biens matériels et en biens idéels (…). Ce renoncement s’est fait progressivement au cours du développement de la civilisation ».
« On appelle capacité de sublimation cette capacité d’échanger le but qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement parent du premier » [26]. Autrement dit, les objets sexualisés de la psyché sont en partie échangés sous l’influence de « l’Anankè » (la nécessité) au profit d’objets et de buts sublimés, désexualisés et socialement investis et acceptés. La question de la sublimation est plus complexe mais retenons pour l’essentiel que « si cette énergie de déplacement est de la libido désexualisée, alors elle peut aussi être dite sublimée, elle maintiendrait encore et toujours la visée principale de l’Éros (…). Si nous incluons dans ces déplacements les processus de pensée, au sens élargi, alors le travail de pensée est justement lui aussi pris en charge par sublimation d’une force de pulsion érotique » [27].

A cette conception de la sublimation, Castoriadis s’intéresse plus particulièrement aux avatars du corps sexué, à sa socialisation, à ses processus de pensée. La transformation des pulsions et des fantasmes sexuels (corrélatifs aux zones érogènes) implique la transformation des relations d’objet et des identifications : « à travers une série de cercles concentriques – la famille, la parentèle, le clan, la localité, le groupe d’âge, le groupe social ou la classe sociale, la nation – le monde de sens du sujet s’élargit progressivement, et cela va avec une identification plus ou moins forte qui s’étend à ces unités plus vastes » [28]. La socialisation de la psyché se fait par ces identifications successives (à des individus déjà socialisés, à des collectivités, à des institutions, etc.) en acceptant d’investir la société et ses significations imaginaires sociales, c’est à dire ses symboles, ses lois, ses interdits, ses tabous, etc. « Moyennant ce processus de socialisation de la psyché - de la fabrication sociale de l’individu - les sociétés humaines ont réussi à faire vivre la psyché dans un monde qui contredit de front ses exigences les plus élémentaires. C’est cela, le vrai sens du terme sublimation : la sublimation c’est le versant subjectif, psychique, de ce processus qui, vu du côté social, est la fabrication d’un individu pour lequel il y a logique vigile, « réalité » et même acceptation (plus ou moins) de sa mortalité ». La sublimation impose aux pulsions sexuelles cette dérivation, ce détour obligé, différé, socialisant. Le temps social n’est plus le temps de la pulsion et de l’inconscient qui ignore toute chronologie. « La sublimation présuppose évidemment l’institution sociale, car elle signifie que le sujet parvient à investir des objets qui ne sont plus des objets imaginaires privés, mais des objets sociaux, dont l’existence n’est concevable que comme sociale et instituée (langage, instruments, normes, etc.) (…). À y bien réfléchir, ce passage est quelque chose de miraculeux", Castoriadis, C., Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, Seuil, 1977.]]. Mais c’est à cette condition, selon Castoriadis, qu’un sujet peut « éprouver du plaisir à fabriquer un objet, à parler avec d’autres, à entendre un récit ou un chant, à regarder une peinture, à démontrer un théorème ou à acquérir un savoir » [29].

2. Processus de civilisation et travail de culture

Le processus de civilisation, et plus spécifiquementde culture, favorise les destins de la sublimation, par les transformations obligées de la vie pulsionnelle. Mais le travail de culture peut se trouver étayer ou non par les imaginaires sociaux et collectifs, en fonction des contextes historiques et des circonstances politiques. Si les assemblages pulsionnels des régimes totalitaires se révèlent comme étant les plus cruellement résistants à la culture, les démocraties occidentales, plus ou moins manifestement infantiles, à l’autoconservation narcissique, peuvent-elles encore prétendre aujourd’hui accomplir ce travail de culture ? Combien de vérité peuvent encore nos contemporains ? Dans nos sociétés modernes, avec ses valeurs instituées, techniciennes et individualistes, la culture semble en effet ne plus rien avoir à offrir en échange des transformations pulsionnelles. Mais à bien y regarder, quels sont concrètement les enjeux psychiques et sociaux du travail de culture ?

2.1 Pacification et démocratisation des pulsions

Verticalisation, libération de la main, dévalorisation du sens olfactif : « n’est-il pas évident que, une fois que l’on a quitté la compagnie des singes supérieurs, les groupes humains se sont constitués des besoins autres que biologiques ? » [30]. La culture rend possible cette humanisation par remaniement pulsionnel. « Ce travail de culture se caractériserait par :

Tout un programme à suggérer au CNRS ! La science comme toute création sublimatoire appelle en effet cette articulation entre les enjeux pulsionnels et un travail de culture : le pulsionnel, en partie ajourné, différé, détourné, transformé, désexualisé, fait progresser la curiosité vers la connaissance et les désirs vers une pacification des mœurs [32]. Le travail de culture rectifie en quelque sorte les déformations du travail de l’inconscient [33]. Les exigences culturelles de socialisation et de pacification de la sexualité et de la psyché transforment les motions hostiles, haineuses et jalouses mais aussi les motions amoureuses en « faisant subir à la fonction amoureuse de vastes modifications d’ordre psychique » [34]. La sublimation qui participe à cette transformation pulsionnelle prend son sens de cette dialectique du culturel et de l’intrapsychique, des désirs inconscients et collectifs. La transformation de « l’économie pulsionnelle » et des « instances psychiques » des individus est soumise à l’évolution historique du travail de culture qui s’inscrit dans le temps long des processus de démocratisation et de civilisation. Il y a co-production du sujet et de la société et « historisation des structures psychiques ». Les processus sublimatoires favorisent ainsi, à certaines conditions (il y a aussi des aspects mortifères à la sublimation), la construction du sujet par la transformation du plaisir et des modalités de satisfaction.

2.2 Construction et socialisation des affects

Ce sont essentiellement des affects primaires, représentants des pulsions, limités en nombre - l’envie, l’amour, la haine, la peur, la colère, la tristesse - mais susceptibles d’une infinité d’expressions et de destins, de déplacements, de transformations et de complexifications, qui exigent un travail de culture. Ils sont « travaillés, accommodés, sublimés » (Goethe). Ainsi, la construction de l’affect va de pair avec la socialisation du corps, de la psyché et l’évolution des sociétés. Marcel Mauss l’a remarquablement bien montré dans son célèbre article sur les « techniques du corps » [35]. Le corps est en effet l’objet d’un travail de culture qu’Elias décrit plus globalement avec la notion de « processus civilisateur ».

Lorsqu’une société se civilise, diversifie ses fonctions sociales et élargit son réseau d’interdépendances, elle change ses « normes de la sensibilité » : les mœurs s’adoucissent, la violence est refoulée, transformée, en faveur d’une régulation des dynamiques affectives. La socialisation des affects, par des codes symboliques, des règles de civilité, contraint les individus à « l’intériorisation des composantes sociales ». Le processus civilisateur, souligne Elias, est à la fois « intrapsychique » et « transindividuel » et va dans le sens d’une différentiation croissante entre les pulsions et le moi [36]. Ainsi « l’orientation générale des changements de comportement, la direction dans laquelle s’engage le mouvement de la civilisation, sont partout les mêmes. Le changement se fait toujours dans le sens de l’autocontrôle plus ou moins automatique, d’une répression des pulsions du moment au profit d’une attitude prospective, de la mise en place d’un Surmoi différencié et permanent » [37]. Elias constate par exemple comment la « curialisation » de l’aristocratie a progressivement changé les mœurs. Dans la superficialité des apparences de la cour - cérémonials, étiquettes, courbettes, « instinct de distinction », « effets de titres », « fétiches de prestige » - les courtisans ont en effet de nouvelles attitudes stratégiques : « il faut cultiver d’autres qualités que celles qui assurent la victoire dans les passes d’armes » [38].

« Elias voit dans les règles de la civilité et de la politesse le concours de chaque individu au maintien de l’ordre dans une société, et l’expression de la nécessité des formes dans la vie sociale. Goffman examinant lui aussi la question de la tenue et de la déférence dit en substance la même chose qu’Elias dans le cadre d’une psychologie interactionniste ou encore, comme il le dit lui-même, d’une « version modernisée de la psychologie sociale de Durkheim » » [39]. La sociologie de Goffman nous fait observer en effet comment le travail de culture se manifeste et se produit essentiellement dans la « structuration des interactions sociales ». Il montre, à cet égard, comment les formes d’interaction suivent des règles implicites qui ont des fonctions précises qui expriment l’ordre culturel. Ces règles sont au fondement du lien social, au-delà des ritualités des échanges de politesses. Goffman croit en ce sens remarquer dans toutes les interactions sociales une « règle de la tenue et de la déférence » qui se traduit quotidiennement par diverses « formes socialisées ». Ce sont des « rites sociaux d’évitement et de présentation », des « accords de non empiétements », « d’inattention polie », des « échanges réparateurs », c’est à dire des prescriptions d’échanges par lesquels se manifeste finalement la considération réciproque. Le processus civilisateur s’incarne concrètement, par ces minuscules faits sociaux codifiés, pour protéger et développer le lien social. Ces « comportements cérémoniels » apparaissent comme les conditions objectives, environnementales, permettant aux individus de se reconnaitre une valeur et de reconnaitre celle d’autrui. Pour le sociologue américain, ces « fondements cérémoniels du moi » facilitent les « signes d’accréditation mutuelle » dans les différentes formes d’échanges et d’engagement. Pour Goffman, le travail de culture pourrait idéalement s’incarner par ce qu’il appelle « la condition de félicité » de l’interaction qui récapitule le respect de l’ensemble des règles implicites qui structurent les différentes formes sociales d’interaction. Le travail de culture contribuerait ainsi, selon Goffman, à écarter la violence et à légitimer des mœurs plus civilisées. On peut toutefois s’interroger avec Claudine Haroche sur la pertinence de ces formes : « mettre des formes, poser des limites, instaurer des frontières entre chaque individu, est un moyen de pacifier les rapports sociaux. Pourtant la force de la forme implique l’existence d’une violence potentielle au niveau des effets mais, tout aussi bien, des fondements » [40].

Pierre Bourdieu veut nous faire entendre autrement le travail de culture : « plus il faudra mettre des formes, plus la conduite librement confiée aux improvisations de l’habitus cédera la place à la conduite expressément réglée par un rituel méthodiquement institué, voire codifié. Il suffit de penser au langage diplomatique ou aux règles protocolaires qui régissent les préséances et les bienséances dans les situations officielles » [41]. L’excès de formes empêchent les « improvisations de l’habitus ». Toutefois, le processus de civilisation contribue pleinement à la « formation des habitus » et donc à la « distribution des ressources et des positions » de chacun dans une structure sociale [42]. Les habitus (les structures incorporées, les dispositions sociales acquises) font l’objet d’un travail de culture qui va surdéterminer, à l’insu des individus, des modes de représentation de la société. Le travail de culture se spécifie et se développe en fonction de sa place dans un espace social, institué et légitimé, par un ordre établi. Il se traduit par exemple pour les classes bourgeoises par une plus grande « distance à la nécessité » (retenue, aisance, etc.) et un « primat de la forme sur la substance ». Les classe moyennes ont un rapport plus inquiet à la culture, avec une tendance à imiter les classes dominantes. Les classes populaires font surtout le « choix du nécessaire ». La simplicité, « l’hédonisme réaliste », le substantiel (le concret, la consistance, le roboratif, etc.) et la force physique (associée au travail manuel) sont valorisés. Pierre Bourdieu repère ainsi, d’une classe à une autre, et relativement aux « conditions sociales de transmission et d’accès aux capitaux », de très fortes variations sociales dans la réalisation du travail de culture, avec des valeurs civilisatrices différentes.

2.3 Hypocrisie culturelle et archéologie pulsionnelle

« La culture, demande Laurence Kahn, n’est-elle pas, en dernière instance, toujours édifiée sur le refus radical de nous livrer la part vraiment soustraite pour échapper à la mort ? » [43]. Ce n’est certes pas pour en finir avec les illusions si les guerres, les génocides, les actes terroristes… dévoilent la fragilité des acquisitions sociales et révèlent ce ratage du travail de culture comme contre-force aux pulsions chaotiques et destructives. Toutes les guerres ensanglantent le monde « en outrepassant les barrières du dégout, de la pudeur, de la honte, de l’éthique et de l’esthétique » pour « dépouiller le monde de ses beautés » jusqu’à commettre le « meurtre de la représentation  » [44]. Les guerres, en désavouant toutes les valeurs, reconduisent à cette « violence originaire du lien social » et montrent à quel point les hommes, avec leurs « tendances nihilistes », leur « volonté de néant », vivent au-dessus de leur condition psychique. La mise en déroute des sublimations pulsionnelles « enlève les sédimentations de culture et fait réapparaitre en nous l’homme originaire »
 [45]. C’est dire ce qu’il y a de violent et de morbide au fondement du droit, de la moralité et de la culture. « La civilisation repose sur cette hypocrisie » étant donné la « constante répression pulsionnelle » des pulsions agressives [46]. C’est ce « fragile vernis d’humanité » [47] malgré « un travail culturel plusieurs fois millénaire » [48] qui laisse interrogatif lorsque surgit l’envers du travail de culture. Il s’agit par conséquent « de se demander comment écarter le plus grand obstacle à la culture, le penchant constitutionnel des hommes à s’agresser mutuellement » [49]. Le commentaire de Jacques Derrida des textes freudiens sur la guerre et sur la correspondance entre Freud et Einstein l’exprime avec finesse : « après avoir expliqué pourquoi la haine ne disparait pas et qu’il n’est pas question de déraciner les pulsions d’agression cruelle, Freud préconise une méthode, en vérité une politique de diversion indirecte : faire en sorte que ces pulsions cruelles soient détournées, différées et ne trouvent pas leur expression dans la guerre » [50]. Le traité de Nankin qui met fin à la « première guerre de l’opium » et provisoirement aux agressions mutuelles illustre bien cette philosophie freudienne de la civilisation. L’arrêt des hostilités va écarter progressivement d’autres obstacles à la culture avec par exemple l’apparition des premières organisations d’opposition au bandage du pied des chinoises (et plus tard l’interdiction de cette pratique avec le premier gouvernement républicain chinois).

Nous évoquerons brièvement, faute de place, deux autres formes de violence comme obstacle au travail de culture, au-delà des obstacles plus courants (conservation de l’imbécilité, philistinisme inculte et cultivé, etc.). Il s’agit du « sentiment inconscient de culpabilité » et du « sentiment de préjudice ». La conscience de culpabilité n’est pas nécessairement postérieure au crime, elle peut le précéder dans le but de susciter la punition. La « criminalité par conscience de culpabilité » offre ainsi un soulagement grâce à la sanction (et à la sécurité d’une prison !) à ce qui n’était avant le crime qu’un sentiment angoissant. « Un puissant sentiment de culpabilité se laisse constater chez beaucoup de criminels jeunes, qui existe avant l’action, donc non comme conséquence, mais comme motif, comme si cela avait été ressenti comme un soulagement de pouvoir lier ce sentiment de culpabilité inconscient à quelque chose de réel et d’actuel » [51]. La haine du père dans la paranoïa féminine réclame des satisfactions masochistes inconscientes qui peuvent par exemple la mener au passage à l’acte criminel. Le « sentiment de préjudice » est un autre problème qui peut se révéler être aussi un redoutable obstacle au travail de culture. Au-delà des égarements d’une fraction de la psychanalyse contemporaine [52], le retour au texte freudien nous enseigne en effet qu’un sujet s’éprouvant préjudicié revendique une position d’exception et se soustrait plus facilement aux exigences de la loi et de la culture. « Son malheur, c’est d’avoir été biologiquement vouée à répéter la vie » (Simone de Beauvoir). Combien de femmes, s’estimant préjudiciées par la nature, peuvent ainsi par exemple s’en dédommager en construisant, plus ou moins durablement, un fantasme de stérilité ou en se sanctionnant par l’impossibilité de concevoir un enfant.

Ouverture. Le rêve de Clytemnestre

« Malheureusement, le père n’est jamais là pour faire le dieu Tonnerre » [53].

La tragédie Grecque illustre ce temps de la pulsion aux prises avec la civilisation : la pulsion et son répondant imagé, par exemple dans
le rêve de Clytemnestre, ne représente-t-elle pas l’envers inconscient, l’autre scène de la modernité ? J. de Romilly nous convie en ce sens à « écouter, dans le monde chaotique dans lequel nous vivons aujourd’hui, le message d’Eschyle qui nous est jeté ici (dans l’Orestie) avec tant de force et d’éclat » [54].

A quoi rêve la reine d’Argos ? « Elle crut enfanter un serpent (…). Elle, comme un enfant, l’abritait dans des langes (…) en son rêve, lui présentait le sein (…). Un caillot de sang se mêlait à son lait [morsure du sein]. (…). Alors, dans son sommeil elle lançait un cri et se réveillait effrayée ». De quel désir Clytemnestre s’éveille-t’elle ? Qu’est-ce qui fait échouer son rêve ? Comment le réinsère-t-elle dans sa pensée vigile ? Comment Oreste réagit-il ? « Ô terre ! Ô tombeau de mon père ! puissè-je accomplir ce songe ! Il me parait avoir avec moi un entier rapport. Le serpent est né dans le sein qui m’a conçu ; enveloppé de langes, il a sucé la mamelle qui m’a nourri, et il en a fait couler le sang avec le lait ; de douleur et d’effroi, la nourrice a gémi : le monstre affreux, par elle-même allaité, est le présage de la mort. Je serai le serpent, je lui arracherai la vie, je vérifierai le songe. Vous-même ne l’interprétez-vous pas ainsi ? » [55]. Dans son rêve prémonitoire, Clytemnestre dit sa culpabilité et appelle inconsciemment la colère meurtrière d’Oreste. Elle consent à mourir de la main de son fils [56]. Cela n’est cohérent qu’à condition qu’Oreste, par son geste matricide, conquiert son autonomie et se réalise comme sujet [57]. Eschyle nous donne à entendre ce « dialogue monologué » d’Oreste avec le rêve de sa génitrice. Il excite la terreur et nous transmet la métaphore en écrivant cette « tragédie de la folie où la position subjective ne s’atteint que par la rupture du lien naturel qui unit à la mère, rupture nécessaire, rupture meurtrière mais constituante » [58]. Cet espace ouvert par le matricide transforme la violence du crime en acte de civilisation. Pour le dire en langue lacanienne, le crime d’Oreste inscrit le symbolique dans le réel. Il se déprend de la femme d’Agamemnon et avance ainsi vers le féminin de l’être.

Nous avons ouvert notre article sur un dialogue entre Castoriadis et Ricoeur, nous le concluons avec l’Orestie d’Eschyle et l’interprétation du rêve de Clytemnestre. La question inattendue qui est apparue en chemin peut s’énoncer comme suit : qu’est-ce que l’esprit de notre époque a perdu en perdant le sens de la tragédie ? Il appert que le théâtre tragique d’Eschyle nous le rappelle, à contre-courant de l’évolution du discours social, en évoquant la violence des pulsions, et ce qui fait, au plus originel, l’humanisation.

Au théâtre, les matricides font toujours de bonnes histoires !

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NOTES

[1Castoriadis, C. Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978.

[2Castoriadis, C. Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe 6, Paris, Seuil, 1999.

[3Castoriadis, C. Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, Seuil, 1977.

[4« L’imaginaire au sens de Castoriadis n’est ni superstructure, ni reflet, ni illusion, ne se réduit pas au spéculaire et nous ramène à Freud et à sa théorie du fantasme (Phantasie, Phantasieren) en radicalisant son origine et ses résultats. Il est donc radical, parce qu’il crée ex nihilo, bien que jamais in nihilo, sans moyens, présuppositions et contraintes, sans utilisation de ce qui était déjà là. C’est une vis formandi a-causale, inventeur et créateur de tout monde de significations, des formes, des images (…). C’est la catégorie qui échappe au déterminisme, au rationalisme, et nous met face à l’abîme générateur-destructeur et à la dimension poïétique, créatrice de l’être et du monde ; de l’ombilic du rêve au social-historique ». G. Stephanatos dans L’esprit d’insoumission. Réflexions autour de la pensée de Nathalie Zaltzman, G. Lévy (Dir.), Campagne Première, Paris, 2011. Voir aussi « Repenser la psyché et la subjectivité avec Castoriadis » dans Psyché. De la monade psychique au sujet autonome, S. Klimis, L. Van Eynde, Cahiers Castoriadis no 3, Bruxelles, 2007. Dans un article récent de la revue Topique, nous avons voulu donner une redéfinition métapsychologique à cette notion d’imaginaire au sens de Castoriadis et ainsi contribuer à faire connaitre sa pensée psychanalytique (enfin délivrée de ses illusions révolutionnaires) auprès d’un public cultivé. « L’écoute créative de Cornélius Castoriadis. Pour une métapsychologie de l’imagination », Topique, n°140, 2017.

[5« Nous visons le mode d’être de ce qui se donne avant imposition de la logique identitaire ou ensembliste ; ce qui se donne ainsi dans ce mode d’être, nous l’appelons un magma (…). L’inconscient ne relève pas de la logique identitaire et de la déterminité. Produit et manifestation continuée de l’imagination radicale, son mode d’être est celui du magma (…). Le magma n’arrête pas de bouger, de gonfler et s’affaisser, de liquéfier ce qui était solide et de solidifier ce qui n’était presque rien. Et c’est parce que le magma est tel que l’homme peut se mouvoir et créer dans et par le discours, qu’il n’est pas épinglé à jamais par des signifiés univoques et fixes des mots qu’il emploie - autrement dit, que le langage est langage ». Castoriadis, C. Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. Pour Castoriadis, l’inconscient n’est donc ni une structure, ni un langage mais un flux de représentations et d’affects insoumis aux exigences de la déterminité.

[6Castoriadis, C. L’imaginaire comme tel, Hermann Editions, Paris, 2007. Castoriadis ne serait-il pas finalement plus proche qu’il ne le dit lui-même de toute une tradition philosophique qui va de Schiller à Hölderlin, de Schopenhauer à Nietzsche, en passant par Novalis et Emerson, autour de la question des instincts, des forces originelles de la nature et du primum movens créateur ?

[7Castoriadis, C ; Ricoeur, P. Dialogue sur l’histoire et l’imaginaire, EHESS, Paris, 2016.

[8Castoriadis, C. La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4, Seuil, 1996. La création est « origine continuée, fondement toujours actuel, composante centrale où s’engendrent ce qui tient toute société ensemble et ce qui produit le changement historique ». Castoriadis, C. « Fait et à faire », op.cit.

[9Castoriadis, C. L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975. Cette proposition a été reprise et retravaillée par René Kaës et la sociologie psychanalytique de Roger Bastide à Eugène Enriquez.

[10Castoriadis, C. L’institution…, op.cit.

[11Castoriadis, C. Cité par Florence Giust-Desprairies, « l’imaginaire collectif ou la construction du monde dans les groupes institués  » dans la Revue française de psychanalyse, 1999/4 (no 63).

[12« L’imagination radicale ne pourrait jamais devenir pensée, si les schèmes et figures qu’elle fait être restaient simplement pris dans l’indéfinité du flux représentatif, s’ils ne se « fixaient » pas et ne se « stabilisaient » pas dans des « supports » matériels-abstraits (…), à savoir, pour parler brièvement, des signes ». Castoriadis, C, Institution imaginaire de la société, op.cit.

[13Précisons qu’il s’agit là d’un désaccord avec la théorisation de Castoriadis pour qui l’imagination peut faire apparaître une représentation sans aucune introjection préalable. Position qui nous semble intenable.

[14Nous avons déjà développé ces questions autour du passage du sein à la tétine, « L’écoute créative de Cornélius Castoriadis. Pour une métapsychologie de l’imagination  », Revue Topique, op.cit. ; « Penser l’imaginable » dans L’imaginaire et la métamorphose du travail social, l’Harmattan, Paris, 2018.

[15Aurions-nous tort de penser que l’équivalent de « l’étayage » pour les pulsions de mort, ce serait en quelque sorte la déprivation des besoins, un peu comme laper du lait tourné ou une « substance purgative » qui complique la création de la « satisfaction hallucinatoire du désir » et donc la « construction du fantasme » ?

[16G. Diatkine, Un débat encore vif : la sexualité in Psychanalyse et sexualité. Questions posées aux sciences humaines, Paris, Dunod, 1996.

[17C’est sur la route de la sexualité infantile à la sexualité génitale qu’on rencontre œdipe : « le désir est structuré comme désir humain lorsqu’il entre dans cette relation triangulaire mettant en jeu deux sexes et trois personnes, une interdiction, un désir de mort, un objet perdu, etc. On voit combien la théorie est inadéquate à la découverte de la psychanalyse lorsqu’elle propose une définition purement énergétique du désir en termes de tension et de décharge et n’inscrit pas l’intersubjectivité dans la définition même du désir humain ». Ricoeur, P. 2008, « Image et langage en psychanalyse », dans Écrits et conférences 1. Autour de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 2008. On entendra, en filigrane, la critique de Ricoeur de la notion castoriadienne de « monade psychique » (aux antipodes de la notion d’un « œdipe originaire » (Le Guen)). Nous montrerons plus loin comment le travail de culture participe de cette triangulation, de création du tiers.

[18Enriquez E., « L’objet étrange de la sociologie : la sexualité », in Psychanalyse et sexualité. Questions posées aux sciences humaines, Paris, Dunod, 1996. Freud estimant qu’il avait perdu suffisamment de temps avec la psychologie écrivait sobrement que « la psychanalyse a l’unique avantage de ne pas affirmer sur un mode abstrait ces deux propositions si pénibles au narcissisme, celle de l’importance psychique de la sexualité comme celle de l’inconscience de la vie psychique ». Lettre de Freud à Abraham, 25 mars 1917.

[19Les manifestations infantiles de la sexualité se caractérisent par la relation d’étayage, des « zones érogènes autonomes avant leur subordination au primat des organes génitaux » et la primauté de l’auto-érotisme. Autrement dit « la disposition perverse polymorphe de la sexualité infantile a une dimension générique. Négativement, elle résulte de l’immaturité génitale de l’enfant, de son incapacité à décharger son excitation par le coït, ce qui l’amène à utiliser les moyens du bord (tous les moyens sont bons : la bouche, l’anus, la peau, les yeux, la curiosité, la parole, la pensée…). De façon plus originale, elle définit un sexuel très plastique (« polymorphe »), créatif, faisant plaisir de tout bois, ne laissant à l’abri aucune des activités de l’enfance ». J. André, L’inconscient est politiquement incorrect, Stock, 2018. On trouvera un très bon résumé des relations entre sexuel infantile, imagination et création dans l’article d’Anne Brun, « Sexuel infantile et processus créateur » dans la Revue française de psychanalyse, 2016/1 (vol.80).

[20Castoriadis C., Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe 6, Paris, Seuil, 1999.

[21On trouve à plusieurs endroits du texte freudien l’idée d’une pulsion qui ne peut se satisfaire pleinement : « Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas propice à la réalisation de la pleine satisfaction » (…). « La pulsion (refoulée) ne cesse jamais de tendre vers sa satisfaction complète qui consisterait en la répétition d’une expérience de satisfaction primaire ; toutes les formations substitutives et réactionnelles, toutes les sublimations ne suffisent pas à supprimer la tension pulsionnelle persistante ».

[22« L’essentiel du travail de Freud a consisté, peut-être, dans la découverte de l’élément imaginaire de la psyché - dans le dévoilement des dimensions les plus profondes de ce que j’appelle ici l’imagination radicale (…). Si j’appelle cette imagination « radicale », c’est parce que la création de représentations, d’affects, de désirs par l’imagination humaine est conditionnée mais jamais prédéterminée » (…). « Une signification est indéfiniment déterminable (et cet ’indéfiniment’ est évidemment essentiel) sans que cela veuille dire qu’elle est déterminée », Castoriadis, C. Institution imaginaire de la société, op.cit.

[23Nous parlons ici de l’image au sens large de représentation. L’image, au sens strictement freudien, a un statut plus régressif, onirique, telle qu’une image de rêve qui figure des pensées latentes.

[24Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’un renoncement aux instincts : « nos meilleures qualités, souligne Freud, contre toute forme de normalisation sociale et éducative, ont crû, comme formations réactionnelles et sublimations, sur le terrain de nos pires dispositions. L’éducation doit se garder soigneusement de tarir ces précieuses sources de forces et se limiter à favoriser des processus par lesquels ces énergies sont conduites sur les bons chemins », c’est-à-dire sur « les voies de la sublimation créative » où « les plus hautes réussites humaines sont reliées directement à ce qui en nous-mêmes est le plus bas et le plus primitif »,
Ehrenzweig, A. L’ordre caché de l’art. Essai sur la psychologie de l’imagination artistique, Paris, Gallimard, 1974.

[25Freud, S. L’avenir d’une illusion (1927), Paris, Puf, 1994.

[26Freud, S. (1908) La morale sexuelle « culturelle  », Paris, PUF, 1998.

[27Freud, S. « Le moi et le ça » (1923) dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968. La sublimation, ce « retour du sexuel sur le non sexuel » de « la libido sublimée » est pour Green « un transfert de la transgression dans l’ordre de la sublimation », pour Ricoeur « la fonction symbolique elle-même, en tant que coïncident en elle le dévoilement et le déguisement », pour Laplanche « une réouverture continuelle d’une excitation » et enfin pour Lacan « l’autre face de l’exploration que Freud faisait des racines du sentiment éthique ».

[28Castoriadis, C. Figures du pensable, op.cit.

[29Castoriadis, C. L’institution imaginaire de la société, op.cit.

[30Castoriadis, C. Institution…, op.cit. « Plus l’homme devient homme et se différencie de l’animal, plus son mal s’aggrave. C’est ce que nous appelons le progrès » Camon, F. La maladie humaine, Paris, Gallimard, 1984 (pour la traduction française).

[31Smadja, E. Freud et la culture, Paris, PUF, 2013. Ainsi « les humains ne se contentent pas de vivre en société, comme les chimpanzés, mais ils produisent de la société pour vivre. Produire de la société, c’est produire de nouvelles idées, de nouvelles valeurs, de nouvelles prescriptions ou proscriptions, pour organiser les rapports des hommes entre eux et avec la nature qui les entoure. Bref, c’est produire de la culture ». M. Godelier, discours pour la réception de la médaille d’or du cnrs, 2001.

[32« Pas d’autre renoncement que de transformations, écrit Nathalie Zaltzman, ces transformations étant les effets possibles de cette appropriation par le Moi-réalité de ses réalités internes étrangères ». Zaltzman, N. Entre Freud et Dostoïevski : la question du mal. Autour de l’œuvre d’André Green, Paris, Puf, 2005.

[33On notera que cette articulation du pulsionnel au culturel impose un détour, un différé, c’est-à-dire « une voie longue d’élaboration psychique » qui suppose l’endurance de tensions déplaisantes. C’est pourquoi un masochisme « sensé » est nécessaire à cette intrication au service des pulsions de vie. Combien de chercheurs savent consciemment que les avancées de la science impliquent ce travail d’intrication par le masochisme ?

[34Freud, S. Malaise dans la civilisation, op.cit.

[35Mauss, M. « Les techniques du corps » dans Anthropologie et Sociologie, Paris, Payot, 1950. Francoise Héritier a particulièrement contribué dans cette perspective au renouveau d’une anthropologie du corps et de la sensorialité qui marque une rupture épistémologique avec une anthropologie où « la structure sociale serait totalement découplée de la façon dont les individus vivent et ressentent leur corps et leurs affects », F. Héritier, citée par M-L Gélard, « L’anthropologie sensorielle en France », Revue l’Homme, 2016/1 (n° 217).

[36Elias, N. La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, Agora, 1973. « L’intériorisation progressive des pulsions, des émotions, des contraintes est, nous l’avons vu, au cœur du processus de civilisation, qu’il s’agisse des mœurs, de l’étiquette de cour, du rapport au savoir ou du sport. La réticence à extérioriser, à montrer, à manifester – voire le refus de le faire, la honte d’y être contraint ou le dégoût de voir autrui s’y complaire - peut s’interpréter de différentes façons : positivement, c’est l’approbation morale de toutes les formes de pudeur, de discrétion ou de maitrise de soi ; négativement, c’est la condamnation morale de la dissimulation ou du respect des contraintes artificielles, ou encore la mise en évidence psychanalytique des effets pervers du refoulement ». Heinich, N. « La sociologie de Norbert Elias », La découverte, 2010.

[37Elias, N. La dynamique de l’Occident, Paris, Pocket, 1977.

[38Elias, N. La dynamique de l’Occident, Paris, Pocket, 1977. Rousseau avait déjà décrit en ce sens des mœurs parfois trop visibles pour être perceptibles : « Sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie (…) ». J-J Rousseau, Discours sur les sciences et les arts (1750), cité par Claudine Haroche, « Retenue dans les mœurs et maîtrise de la violence politique. La thèse de Norbert Elias », Cultures et Conflits, numéro 9-10, 1993.

[39Haroche, C. Ibid.

[40Haroche, C., op.cit., Cultures et Conflits, numéro 9-10, 1993. C’est nous qui soulignons en italiques.

[41Bourdieu, P. « Habitus, code, codification » dans Actes de la recherche en sciences sociales,1986, n°64, cité par Claudine Haroche, op.cit., Cultures & Conflits, numéro 9-10, 1993.

[42« Chez Bourdieu comme chez Elias, il s’agit ainsi de mettre en évidence la dépendance de l’individu envers des comportements à la fois appris et propres au groupe d’appartenance, qui ne relèvent pas du libre choix (on ne peut changer d’habitus comme on change d’habits) » Heinich, N, op.cit. Avec une solide culture philosophique, Bourdieu élabore la notion d’habitus et démontre en effet en quoi le « libre arbitre » n’est qu’illusion et orgueil (ce qui est toutefois un problème différent de la question des entraves aux « instincts de liberté »). On pourra néanmoins regretter qu’il s’arrête en si bon chemin sans découvrir comment l’habitus est également issu de l’inconscient et en partie perceptible dans les comportements vigils.

[43Kahn, L. Psychanalyse et sexualité , op.cit.

[44« La guerre donne ainsi la température de l’agressivité intériorisée en temps dit de paix. En dernière instance, la guerre constitue une véritable sédation de cette pulsion de mort qui trouve là l’occasion de se décharger à l’extérieur. Ce dont le propos populaire, en sa crudité non dénuée de sadisme, constitue l’aveu : « Il leur faudrait une bonne guerre ! » (…). P-L Assoun, « Guerre et paix selon Freud. Destins collectifs de la pulsion de mort », Topique numéro 102, 2008. Ces instincts pulsionnels agressifs battent en brèche les artifices culturels, les beaux discours, les bonnes paroles et en dévoilent la structure de méconnaissance. La guerre produit ce retour du refoulé, du clivé, du dénié mais aussi un « effet ésotérique », une « inquiétante étrangeté », en ce sens que tout ce qui devait « rester caché, secret, mystérieux » se manifeste plus ou moins soudainement en suggérant « l’inversion de la réalité immédiate, par quoi s’annonce la vérité pulsionnelle ». P-L Assoun citant Freud citant Schelling,
Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, Puf, 1976.

[45Freud, S. Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, op.cit.

[46« Celui qui est ainsi obligé de réagir durablement dans le sens de règlements qui ne sont pas l’expression de ses inclinations pulsionnelles vit, psychologiquement parlant, au-dessus de ses moyens et peut-être objectivement défini comme un hypocrite, que cette différence lui soit consciente ou non ». A cette hypocrisie constitutive de la culture, Freud propose que « les hommes entreprennent de vivre selon la vérité psychologique » en trouvant le meilleur compromis entre « satisfactions pulsionnelles » et « exigences de la culture ». Ce qui suppose donc de « consentir à des transformations en profondeur, si les hommes entreprenaient de conformer leur vie à la vérité psychologique ». Ibid., op.cit.

[47Terestchenko, M. Un si fragile vernis d’humanité, Paris, La Découverte, 2005.

[48Freud, S. L’avenir d’une illusion (1927), Paris, PUF, 1994.

[49Les agressions sont un obstacle à la culture mais la culture peut se révéler être une résistance efficace à la cruauté dans des situations extrêmes. « Résister serait chercher les expériences qui se transmettent, qu’elles soient récits, témoignage, traduction par exemple dans le geste pictural ou dans le mouvement poétique d’un corporel dansé, jusque dans leurs formes les plus précaires, les plus minuscules, parfois les plus dérisoires. Je pense aux dessins que faisaient clandestinement Zoran Music à Dachau, aux petites notes que cachaient Victor Klemperer sur la vie quotidienne sous le Reich nazi, aux rêves que Charlotte Berardt consignait comme une lueur dans l’obscurité des temps barbares ». Lévy, G. L’esprit d’insoumission, op.cit.

[50Derrida, J. États d’âme de la psychanalyse, Galilée, Paris, 2000.

[51Freud, S. Moi et le Ça, op.cit. « La conscience fait de nous tous des lâches (…). Si nous étions traités selon nos mérites, qui pourrait échapper à la fustigation ? » s’exclamait Hamlet.

[52L’évolution des critiques adressées à la psychanalyse n’en est toutefois pas moins ubuesque. Les débats autour de questions précises et intéressantes sur l’universalité et la primauté de l’œdipe (Malinowski, Lévi-Strauss…), sur le régime d’énonciation, l’assentiment (Wittgenstein), la réfutabilité… ont aujourd’hui laissé place au « conscientialisme » embroussaillé de nombre de « scientifiques » et « psychologues » de tout poil.

[53La question du père fait symptôme dans l’histoire du petit Hans comme dans l’Orestie, et ce que Lacan dit du père de Hans (Séminaire IV, La Relation d’objet, 1956-57), il aurait pu le dire du père d’Oreste (dont la femme, Clytemnestre, l’a assassiné à son retour de la guerre de Troie !).

[54Romilly, J. L’Orestie d’Eschyle, Paris, Bayard, 2006.

[55Extraits librement choisis (et approximativement traduits !) de l’Orestie.

[56Nous retiendrons ici l’interprétation de G. Devereux, Les Rêves dans la tragédie grecque (1976), Paris, Les Belles Lettres, coll. Vérité des mythes, 2006. Mais « peut-être bien, est-ce le fait que l’explication soit extrêmement repoussante qui nous conduit à l’adopter » (Wittgenstein).

[57Il devra bien sûr se débarrasser des Érinyes revanchardes qui le poursuivent de leurs représailles. « Les Érinyes, voilà l’énigme. On ne les a jamais vues. Pas de créatures plus étranges. Tout, s’agissant d’elles, est étrange, étrange à penser, étranger à notre pensée, à notre expérience, à notre perception. Mais non pas à notre inconscient. Les Puissances, les Terreurs, les contrées infernales que nous n’avons jamais vues, mais dont la présence et le rôle nous font tressaillir, nos rêves les voient… Elles ne ressemblent même pas au pire connu… elles dépassent les mots, les sens. Elles sont indéniables et innommables comme les grandes douleurs… Mais voici l’énigme : nous, irrésistiblement, nous les comprenons ; oui, inexplicablement, nous ne les vomissons pas et même en secret, en secret à nous-mêmes, sans doute, nous les aimons… ». H. Cixous, dans Les Atrides : les Choéphores et les Euménides, Paris, Théâtre du soleil, 1992. Cité par M. Gastambide et J-P. Lebrun, Oreste, face cachée d’œdipe ? Actualité du matricide, Erès, Coll. Humus, Toulouse, 2013.

[58Green, A. Un œil en trop. Le complexe d’Œdipe dans la tragédie, Paris, Minuit, 1969. « La différence la plus marquante avec la vie amoureuse du monde antique et la nôtre réside sans doute dans le fait que les Anciens mettaient l’accent sur la pulsion elle-même alors que nous la plaçons sur l’objet », dit Freud dans les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905).