Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

« Quand dire c’est donner », n°50 de la Revue du MAUSS

Texte publié le 8 mars 2018

Plus que le silence, la parole est d’or. Et si elle l’est, n’est-ce pas, fondamentalement, parce que la parole est don ?
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Quand dire c’est donner. Langage, parole et don

Revue du M.A.U.S.S., n°50, 2e semestre 2017.

Plus que le silence, la parole est d’or. Et si elle l’est, n’est-ce pas, fondamentalement, parce que la parole est don ? Qu’est-ce, en effet, qu’une conversation, une simple salutation, sinon un flux de paroles données, reçues et rendues ? Bavarder, plaisanter, n’est-ce pas s’adonner, par jeu, au pur plaisir de l’échange des mots ? Au fond, pour détourner la formule fameuse de John Austin, dire n’est pas seulement faire, mais donner.
Une telle hypothèse ouvre une perspective audacieuse, insuffisamment explorée. Elle est ici déployée tant pour esquisser une conception résolument relationnelle du langage qu’une approche généreuse de la parole : parole-offrande, telles la parole poétique, la prière, la confidence ; parole-alliance, celle du serment et de la promesse ; mais aussi, notamment en psychanalyse, parole salvatrice, parole qui soigne en permettant de revenir à soi. Comme si les personnes et les sociétés humaines avaient besoin, pour s’affirmer, se manifester et perdurer, de se nourrir sans cesse de ces liens ténus, fragiles, que constituent ces mots qui s’échangent de bouche à oreille.
Pour autant, la parole qui se donne possède autant de charmes que de dangers. Elle est aussi lourde de violence potentielle. Ce pourquoi il faut apprendre à « tenir sa langue »…

Editions La découverte
272 pages en version papier

Version papier 26 €

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Sommaire

Présentation,
par Alain Caillé, Philippe Chanial, Stéphane Corbin et Fabien Roberston

I. Quand dire, c’est donner. Langage, parole et don

Préambule. Langage du don, langage de l’intérêt

Alain Caillé, Ce que dire veut donner

Fabien Robertson, La parole marchande. Petite grammaire critique de l’utilitarisme smithien

A. Ce que donner veut dire (et réciproquement)

Marilia Amorim, Don, parole, civilité … et incivilité

Vincent Descombes, Dire/Donner. Note sur les verbes trivalents

Marcel Hénaff, Au risque de soi : parler, donner, attester

@ Alain Boyer, Donner des mots et des choses. De Mauss à Hobbes (et retour)

B. La parole comme offrande

Henri Raynal, Générosité de la parole. L’inédit, le spectacle, le relais, le commentaire infini

Anne Gourio, « Je donne ton nom au jour. » Le don du poème à l’épreuve de la modernité

Florian Villain, Prier les âmes du Purgatoire à Naples. La parole donnée, au-delà du donnant/donnant

@ Irène-Lucile Hertzog, Quand dire, c’est se donner. Réflexions sur la confidence au travail

C. La parole qui soigne

Élisabeth Conesa, Psychanalyse et don de parole

Pierre Michard, L’enfant sans « merci ». Pour une clinique du donner-recevoir-rendre

@ Philippe Chanial, De la thérapie contextuelle au paradigme du don, et retour

D. La parole comme alliance

Pierre Présumey, Neuf bœufs et des feuilles innombrables. Guerre, paix et parole donnée dans l’Iliade

Raymond Verdier, Parole du corps et corps du monde : l’ordalie archaïque

André Sauge, Itinéraire de la promesse politique d’Athènes à Jérusalem

@Thibaut Besozzi, Ce que le don dit et ce que le dire donne. Enquête sur la sociabilité des habitués d’un centre commercial

E. Pour finir par le commencement : et si au début était la parole donnée ?

Alain Boyer, Promesse oblige.

Stéphane Corbin, Entre don et nécessité. Jean-Jacques Rousseau, anthropologue du langage

Fabien Robertson, Le don de parole. Comment l’enfant vient au langage

II. Libre Revue

Richard Bucaille et Jeanne Virieux, Le quasi-contrat, un possible concept anthropologique ?

@ Antoine Chollet, Une défense du référendum à partir de l’exemple suisse

@ Mohamed-Amokrane Zoreli, L’économie solidaire en Kabylie : don, réciprocité et résilience systémique

David Berliner, Angoisses académiques

@ Frederic Vandenberghe, Critical Realism. Anti-Utilitarianism and Axiological Engagement

Bibliothèque

***

Présentation

Par Alain Caillé, Philippe Chanial, Stéphane Corbin et Fabien Robertson

« La parole est la main de l’esprit », suggérait Pierre Charron dans son Traité de la sagesse (1606). Grâce à elle, poursuivait-il, « l’homme prend et donne, il demande conseil et secours, et le donne. C’est le grand entremetteur et courtier : par elle le trafic se fait, la paix se traite, les affaires se manient, les sciences et les biens de l’esprit se débitent et se distribuent ; c’est le lien et le ciment de la société humaine ». À l’évidence, la parole n’est pas, pour ce fidèle ami de Montaigne, seulement d’argent. Plus que le silence, la parole est d’or. Et si elle l’est, et si, à l’instar du don pour Marcel Mauss, elle constitue le « roc » des sociétés humaines, n’est-ce pas parce que, fondamentalement, la parole est don ? Tel est l’hypothèse qui guide ce numéro.

En effet, lorsque nous parlons, et même pour ne rien dire, nous ne cessons de nous exprimer en un langage qui n’est autre, au fond, que celui du don. Qu’est-ce qu’une conversation sinon ce flux, à la fois réglé et vivant, de paroles données, reçues et rendues ? Qu’est-ce qu’une promesse, une invitation, un serment, une prière, une confidence, une salutation ou encore le pardon [1], sinon autant de paroles données qui instituent telle ou telle forme de relation ? Bavarder, plaisanter, n’est-ce pas s’adonner, par jeu, au pur plaisir de l’échange des mots [Revue du MAUSS, 2015] ?

La socialité la plus ordinaire, c’est-à-dire celle qui fait nos relations courantes, est animée et ordonnée par l’esprit du don. Qu’on considère, pour commencer, les formules de politesse. Dire « s’il vous plaît », c’est exprimer une demande, c’est-à-dire un appel au don, lequel dépend du bon plaisir – de l’agrément : « si cela vous agrée » – d’autrui
 [2]. Dire « merci », c’est répondre, par un geste de gratitude, au don reçu, et exprimer ainsi une reconnaissance de dette symbolique – je suis désormais « à votre merci [3] ». Dire « bonjour » – « donner le bonjour » –, ce n’est pas seulement signaler qu’on a reconnu une personne rencontrée, pour la première fois de la journée ; c’est déjà indiquer une relation, fût-elle sommaire et ponctuelle ; c’est aussi, littéralement, vouloir que la suite du jour lui soit favorable. Je donne, par ce simple mot, un signe d’attention à autrui, et suis en droit d’attendre – c’est dire que ce mot oblige [4] – qu’il me donne en retour le même signe, la même attention [5].

Même dans le langage concret des échanges marchands, quelque chose de l’esprit du don s’anime et résiste. Personne ne s’est avisé de s’adresser à son boulanger en ces termes, strictement utilitaires : « J’ai pour vous une somme d’argent susceptible de vous intéresser et qui convient parfaitement à cette baguette dont j’ai besoin : échangeons l’un pour l’autre. » Entrant dans une boulangerie, nous disons bien plutôt : « Bonjour, je voudrais une baguette, s’il vous plaît. » Cette proposition ordinaire n’est pas du tout du même ordre. D’abord, il s’agit d’une demande et non d’une offre. Ensuite, l’usage du conditionnel et la formule « s’il vous plaît » indiquent qu’une des conditions de l’échange est la bonne volonté du boulanger. Nous avons bien affaire à une parole polie et policée qui met en forme et recouvre une réciprocité d’intérêts, mais aussi et surtout à une parole nécessaire par laquelle les hommes montrent qu’ils peuvent être, ou du moins paraître, autres que de purs marchands. Comme si les deux partenaires de l’échange, pour satisfaire leur intérêt, devaient paradoxalement s’exprimer dans un idiome qui ne peut être explicitement celui de l’intérêt, mais celui du don.

Ainsi, en parlant, recourons-nous à des formules qui rappellent sans cesse la place du don dans les relations sociales au point d’en emprunter la grammaire – même si on ne s’en aperçoit pas, même si on est habité par des intentions divergentes (voire des plus inavouables). On ne saurait pour autant se limiter à constater ces airs de famille. Comme l’a montré Jacques Godbout [1993], le don des présents peut constituer un langage en soi – comme l’exprime, par exemple, la publicité des fleuristes : « Dites-le avec des fleurs ». Plus généralement, bien des anthropologues ont su souligner combien les pratiques rituelles mêlaient dons de choses et dons de paroles, au point où les paroles y sont dons et les dons paroles [6]. Mais il est tentant d’aller plus loin. En effet, l’exigence de donner, recevoir et rendre n’est pas seulement quelque chose que la langue peut exprimer. Certes, le don a besoin de la parole pour gagner en clarté, pour assurer, en les manifestant, des intentions. Mais, plus fondamentalement, le don n’anime-t-il pas le fait même de parler ? Si le don est langage, ne peut-on, réciproquement, concevoir le langage – ou la parole – comme un don ? Ne peut-on pas « dire » – et en quel sens ? – que le don « fait » la parole. Au fond, pour détourner la formule d’Austin [7] : et si dire ce n’était pas seulement faire, mais donner ?

Cette référence au fondateur de la théorie des actes de langage ne se résume pas à un jeu de mot facile. En effet, il est frappant d’observer combien l’ethnologie n’a jamais conçu le langage – du moins lorsqu’elle s’y est intéressée – autrement qu’en termes performatifs, qu’il s’agisse de la parole sacrificielle, de la parole qui soigne [8], de la parole qui tue [9], mais aussi de la parole ordinaire. Que la parole soit action, telle est l’évidence, notamment pour Geneviève Calame-Griaule [2010 (1965)]. Qu’elle soit amoureuse, poétique, religieuse, cathartique, agonistique, thérapeutique ou qu’elle se dise par des moyens d’expression non verbaux (plastiques et musicaux), la parole dogon (so) est toujours une force en action qui produit des effets bien palpables [10]. Or le « faire » de cette force, n’est-ce pas avant tout, à l’instar du don, un « faire relation » ? La parole n’est-elle pas, d’abord, performatrice d’alliance ? En langue malinké, la bouche () qui à la fois signifie « parole », symbolise le lien entre êtres humains, au point où, pour signifier une dispute entre deux personnes, on dira : « Il a coupé sa bouche () de moi [11] ». Pour autant, si le « faire du dire » constitue en ce sens le ressort sans lequel il n’est pas de vie sociale possible, la parole, à l’instar du don, est frappée d’une même ambivalence : elle peut-être tout autant bienveillante, bienfaisante, socialisante et subjectivante – tel est son aspect sym-bolique (ce qui unit) –, que malveillante, malfaisante, violente, destructrice tant des rapports sociaux qu’elle doit contribuer à fonder que des sujets auxquels elle est adressée – c’est son aspect dia-bolique (ce qui divise, antagonise).

Même la violence symbolique, dans ses diverses formes linguistiques, nous ramène au don. Celui qui « prend la parole » pour l’accaparer et en priver les autres, exerçant ainsi un magistère et dominant un public de ses discours, apparaît d’abord comme un homme riche, d’aisance, de savoirs et de titres, qui donne plus en parole que les autres et, par là même, les écrase [Mauss, 1989 (1924) ; Bourdieu, 1982]. Et lorsqu’on provoque quelqu’un par l’insinuation ou l’insulte franche, que fait-on sinon provoquer l’autre à donner à son tour ? Ce qui tend ici à s’exprimer est un don agonistique : si l’autre ne répond pas, ou de manière trop hésitante, il perd la face ; s’il répond avec succès, il oblige à rendre les coups. Cet échange peut être savant, tourner à la dispute ou à la polémique, il n’en est pas moins violent. Il peut être plus fluide et léger, comme l’échange de blagues – ou de « vannes » – entre amis. Au fond, la violence circule, et quand elle se fixe dans l’institution d’une domination ou d’un échange réglé, voire pacifié, elle peut toujours rejaillir et ressortir des bornes qu’on a tenté de lui fixer [12]. C’est que la parole qui se donne possède autant de charmes que de dangers. Toute remarque est lourde de violence potentielle. Ce pourquoi il faut apprendre à « tenir sa langue [13] ».

En mettant l’accent, dans ce numéro, sur cette dimension symbolique [14], il s’agira avant tout d’interroger ce que la parole donne, ce que dire veut donner. De privilégier ici en quoi elle est don de vie, d’alliance ; en quoi donner sa parole ou donner la parole, s’engager à dire, à écouter, à répondre, contribue autant à l’intensité et à la vivacité des relations sociales qu’à celles des identités personnelles. Comme si les hommes et les sociétés humaines avaient besoin pour s’affirmer, exister, perdurer, de se nourrir sans cesse de ces liens ténus, fragiles, que constituent ces signes qui s’échangent de bouche à oreille. Prendre conscience de ce fait ouvre une perspective majeure, audacieuse, insuffisamment explorée, qui interpelle tout autant la théorie du langage que celle de la société et de la subjectivité. Ce défi est celui de ce numéro : montrer qu’au fondement même de nos actes de parole, c’est-à-dire du langage vivant, il y a d’abord du don.

Ou, pour le formuler autrement, que pour que l’homme soit Homo loquens, il faut d’abord, et toujours, qu’il soit Homo donator. Telle est la piste essentielle que se proposent de tracer les articles de ce numéro.

Langage du don, langage de l’intérêt

« Tout acte d’interaction, toute communication linguistique, même entre deux personnes, entre deux copains, entre un garçon et sa petite amie, toutes les interactions linguistiques sont des espèces de micromarchés », suggérait Pierre Bourdieu [1984, p. 124]. Prolongeant son projet d’établir une « économie générale des pratiques » dans la perspective d’une « économie des échanges linguistiques », il soulignait combien la valeur et le sens des discours ne pouvaient se définir autrement que sous les lois de formation des prix particulières à tel ou tel marché linguistique et aux rapports de domination qui le structurent [Bourdieu, 1982, p. 60]. Au sociologue alors de lire entre les lignes pour mieux dévoiler, derrière les innocents signes linguistiques, autant de signes de richesses ou d’autorité et, derrière nos relations discursives mêmes les plus intimes et désintéressées, la quête permanente de profits matériels et/ou symboliques. Mais est-ce là (tout) ce que parler veut dire ?

Tentons donc, en préambule de ce numéro, de marquer la différence entre langage du don et langage de l’intérêt pour en dégager tout autrement le rapport. Alain Caillé suggère ici de montrer combien peut être éclairante une réflexion sur le langage qui se situerait dans le prolongement de l’Essai sur le don de Marcel Mauss. Sa contribution à cette réflexion [15] le conduit à montrer, d’une part, qu’« avant même de fonctionner au don de biens, la socialité primaire [le champ des relations de personne à personne] se nourrit du don des mots » et, d’autre part, que le système de la parole doit d’abord être pensé comme un système de don agonistique, régi par « l’obligation paradoxale d’être le plus spontané et le plus généreux en parole ». Ainsi, si le langage est premier, il ne l’est que comme instance du don et, à ce titre, articule bien plus subtilement que ne le suggère Bourdieu spontanéité et obligation, intérêt et désintéressement. Mais ne sommes-nous pas en train de nous payer de mots ? À l’évidence, le marché ne se nourrit pas plus de dons que de mots. Business is business  ! Fabien Robertson nous invite au contraire à questionner cette évidence. Ainsi souligne-t-il combien le langage des échanges marchands, animé par l’utilité et exprimant l’égoïsme, ne saurait se comprendre sans un langage du don qui le précède et le conditionne. Et, étonnamment, cette idée peut se dégager d’un des textes les plus classiques de l’économie politique, De la richesse des nations d’Adam Smith ! Comme si le langage, si appauvri, des échanges utilitaires résistait malgré tout aux règles du marché, tant une parole qui s’y plierait entièrement se nierait elle-même comme parole.

Qu’est-ce que donner veut dire (et réciproquement)

Alors, parler, donner, ce serait au fond la même chose ? Ne nous précipitons pas. Et, avant de trancher éventuellement, prêtons attention à la manière dont les langues répondent, dans leur usage, à des conditions dialogiques et expriment le don et la parole. C’est ce à quoi travaillent les articles de cette première partie qui, tout en recourant à des analyses diverses – étymologiques, syntaxiques, anthropologiques, philosophiques (et logiques) –, montrent avec force le caractère premier de ces deux modalités de la relation sociale ainsi que leur intrication étroite.

S’appuyant avant tout sur les indications de Benveniste et la théorie dialogique de Bakhtine, Marilia Amorim montre avec acuité que la relation spécifique à la prise de parole est une relation finalisée : on parle en vue de la réponse et pour la réponse, de la même manière qu’on donne pour que l’autre donne à son tour. « Parler est ainsi donner de soi parce que, quand je parle, je me soumets à l’attestation de légitimité de l’autre. » Il y aurait donc plus qu’une analogie entre le donner et le dire : une identité de fond [16]. Du moins le don et la parole ne sont pas deux dimensions de la socialité parmi d’autres, mais peut-être les plus fondamentales d’entre toutes. Partant notamment de la théorie syntaxique de Lucien Tesnière [17], Vincent Descombes nous propose de revenir sur les rapports du « dire » et du « donner » à partir des usages grammaticaux et de la logique. L’un et l’autre de ces verbes signifient des relations irréductiblement intentionnelles, intrinsèquement sociales, où l’on retrouve la même structure triadique. Et on ne peut les réduire à d’autres relations, qu’elles soient plus simples ou plus complexes. Si le dire et le donner sont si proches, peut-on en fonder l’un sur l’autre ? Vincent Descombes montre qu’ils ne peuvent être confondus, notamment parce que la parole porte sur des propositions – ce que le don, en lui-même, ne fait pas. Ce pourquoi, d’ailleurs, le don a besoin de se dire.

Et le dire ne peut-il pas aussi en quelque sorte se donner ? Que fait-on quand on donne sa parole ? Qu’est-ce que la promesse ? L’analyse précise qu’en propose Marcel Hénaff permet d’appréhender comment et combien, en parlant, on donne de soi ou, plus précisément, on atteste de soi. Et cette attestation, qui suppose l’institution sociale et linguistique, offre la possibilité à la personne, par le Je qui s’engage, d’éprouver « l’honneur d’être soi », dans une situation où nul ne peut répondre à sa place. Cette analyse de la grammaire de la promesse permet également d’appréhender ce que dire vient donner dans la constitution même du social.

@ Confrontant Hobbes et Mauss, Alain Boyer montre ainsi que, malgré leurs différences de perspective, le philosophe et l’anthropologue soulignent tous deux la nécessité pour les hommes de s’associer par des actes qui les engagent réciproquement. Et qu’il s’agisse de « donner des mots » ou de « donner des choses », c’est bien la paix plutôt que la guerre qui doit être offerte, la vie plutôt que la mort [18].

La parole comme offrande

Comme on le voit, ce premier moment de clarification analytique des relations entre le donner et le dire non seulement esquisse une conception résolument relationnelle du langage et de la parole, mais aussi soulève de redoutables questions sociologiques et anthropologiques. Afin d’étayer la première et d’approfondir les secondes, ce numéro se propose de décliner, sans prétendre à une quelconque exhaustivité, quelques-unes des formes concrètes de ces paroles données. Quand dire, c’est donner, suggérons-nous ? Quel meilleur exemple que celui de l’offrande, de ces mots offerts par le poète à sa bien-aimée (ou à ses lecteurs), adressés par le fidèle à son Dieu (ou à ses saints) ou confiés, dévoilés, à cette personne et à nulle autre. Poème, prière, confidence, ici le don de parole se fait donation, la parole se donne sans attente, apparente du moins, de réciprocité. Parole généreuse, gracieuse.

C’est cette générosité de la parole que nous invite à célébrer Henri Raynal. Car il est une « passion du dire » qui manifeste combien, face au spectacle du monde – ce « gigantesque potlatch » –, il est impossible pour le témoin de garder pour lui ce dont il lui a été fait don. Obligation de donner à son tour, « prière d’insérer », la parole, ordinaire et plus encore poétique, est portée par la générosité qui l’a suscitée à se faire à son tour généreuse, à aviver et parer l’éclat du monde. Pour autant, dans les conditions de la « modernité » lyrique, la parole poétique peut-elle encore être assimilée à un geste de don ? Afin de porter réponse à cette question, Anne Gourio se propose d’élucider ce qu’il advient du geste d’offrande poétique quand son auteur tend à s’effacer, son destinataire à devenir incertain, quand plus rien, notamment aucun sacré, ne le fonde plus. Peut-être l’essentiel, suggère-t-elle : « Dessinant l’espace d’une habitation poétique du monde », le poème est, plus que jamais, « ce geste gratuit et pur, par lequel les contours mêmes du visible sont redessinés, et la possibilité même d’une existence relancée [19] ».

Et qu’en est-il de l’offrande religieuse ? Prières, incantations, litanies, ne s’agit-il pas de dons de paroles avant tout intéressés ? Florian Villain, à travers une fine ethnographie du culte des âmes du Purgatoire à Naples, démontre que l’on aurait tort d’y voir un simple contrat entre vivants et morts, par lequel les premiers offriraient leur suffrage aux seconds en priant le Christ ou la Vierge de leur ouvrir les portes du Paradis, afin que ces derniers, en retour, intercèdent en leur faveur. Et si la véritable parole donnée était moins à chercher dans ces adresses à l’au-delà (et les soins prodigués à ces crânes), que dans ces échanges conviviaux entre les dévotes qui se nouent à cette occasion ? Comme si le mimétisme religieux n’était qu’un prétexte nécessaire pour répondre à un besoin de solidarité et d’échange, exprimant cette éthique toute profane de l’hospitalité populaire napolitaine ?

@ Cette générosité de la parole, où l’on donne en se donnant, ne se cache-t-elle pas aussi dans le secret de la confidence ? Comme le décrit Irène-Lucile Hertzog, le dévoilement d’une réalité intime, ici étudiée dans le milieu du travail, ne relève pas d’une intention stratégique mais du pari de la confiance – qui n’est autre que le pari du don – qui suppose d’accepter le risque de se perdre en offrant à l’autre une part de soi, pour espérer « se retrouver auprès de soi dans l’autre ».

La parole qui soigne

Si l’homme a tant besoin de parler, ce n’est pas seulement pour se lier et s’engager, c’est aussi pour revenir sur soi, revenir à soi, s’exprimer en son identité propre. Cette force subjectivante du don de parole est particulièrement sensible dans la situation thérapeutique et, plus encore, dans la cure psychanalytique, où le patient ne fait, au bout du compte, que cela : parler. La parole agit en effet, pour Freud [1998 (1926)], comme « une sorte de magie », à cela près, comme il le précise lui-même, que le traitement analytique demande beaucoup plus de patience et s’avère souvent nettement moins enchanteur…

Dans un premier article, Élisabeth Conesa évoque cette parole qui parvient à libérer des souffrances subies – subies parce qu’occultées et maintenues au silence, le plus souvent. Comme en témoigne l’auteur, à partir de sa propre pratique analytique, cette parole n’est pas seulement le fait du patient, mais aussi du thérapeute, qui fait don de remarques qui, pour être discrètes, peuvent s’avérer décisives et permettre au sujet de se reprendre dans son histoire et son vécu. S’il est regrettable que cet aspect de la relation thérapeutique – cette relation de don/contre-don par et à partir de la parole – n’ait pas été véritablement thématisé dans la littérature psychanalytique, les travaux d’Iván Böszörményi-Nagy, initiateur de la thérapie contextuelle, méritent, en conséquence, une attention toute particulière. Comme le montre Pierre Michard, le principe de ce courant thérapeutique est de développer une éthique relationnelle et une « clinique du donner-recevoir-rendre », où chaque membre du cercle familial doit trouver sa place comme donateur et débiteur. Dire le don, reconnaître ce qui a été reçu, notamment de la part de l’enfant, trop souvent assigné à la place de pur receveur, constitue en ce sens un levier essentiel de la cure.

@ Commentant à son tour les travaux d’Iván Böszörményi-Nagy, Philippe Chanial montre à quel point cet auteur, bien que n’ayant pas lu Mauss ni ceux qui s’en inspirent, en prolonge l’inspiration en montrant combien les « symptômes » psychiques, qui relèvent de la compétence du psychothérapeute, sont autant de « pathologies » du don. Seule la parole peut alors contribuer à soigner ces pathologies, en autorisant, dans un dialogue au sein de la famille, le surgissement des paradoxes du don et de la dette.

La parole comme alliance

Que la parole se donne comme offrande ou comme soin, son efficace est indissociable des liens qui l’étayent ou qu’elle noue. Quand dire, c’est faire, c’est avant tout, suggérions-nous, faire relation. C’est dire que le don de parole est aussi don d’alliance. De l’alliance mosaïque au simple bavardage, de l’alliance avec les esprits ou les dieux, arbitres des litiges, au serment de fidélité entre de glorieux guerriers, innombrables sont les voies à travers lesquelles se manifeste la valeur de lien du don de parole. Explorons-en quelques-unes.

@ Nous ne saurions, dans ce numéro, manquer d’évoquer les ressorts du bavardage, voire du commérage et des ragots. C’est ce que propose Thibaut Besozzi sur un terrain d’enquête original, les aires de repos des centres commerciaux. Il montre combien, par ces échanges superficiels, les habitués de ces lieux – des personnes âgées d’origine populaire, en situation de « déprise sociale » – « se donnent de la relation » et une reconnaissance mutuelle en réponse à l’épreuve personnelle que peuvent constituer la retraite et le veuvage.

Mais, peut-être, à l’instar des scènes tout aussi banales du fameux échange des pichets de vin de Claude Lévi-Strauss, retrouve-t-on ici comme un écho de situations bien plus tragiques de confrontation à l’altérité. La mythologie, notamment grecque, ne manque pas de ces récits fameux où la parole donnée, par exemple sous la forme du serment, vient mettre fin à la violence. Pierre Présumey en analyse un exemple frappant, dans le VIe chant de l’Iliade, où le héros grec Diomède rencontre l’allié des Troyens, Glaucos. Prêts à se s’entre-déchirer, ces deux ennemis mortels, par l’alchimie de la parole (qui est aussi récit de dons et de dettes passées), se reconnaissent comme hôtes et amis, et concluent dans la joie une paix séparée, une alliance qui prend la forme d’un serment de fidélité. C’est à une même situation de tension que s’intéresse Raymond Verdier et aussi à une autre forme, bien singulière, de parole donnée : la parole ordalique, dans ses liens avec la parole jurée et la parole divinatoire. Ici se noue une étrange alliance, une communication avec le monde des esprits, en vue de dévoiler des actions et intentions malfaisantes secrètes.

Qu’il s’agisse de conjurer l’esseulement, la violence guerrière ou le parjure, la performativité de la parole d’alliance produit les effets les plus divers, même s’il s’agit, chaque fois, d’instituer, d’actualiser ou de réparer les liens, toujours vulnérables, fragiles, parfois défaits entre les hommes. D’où sa dimension intrinsèquement politique. C’est ce qu’André Sauge vient ainsi interroger dans une analyse comparée de ce qu’il nomme la « promesse politique ». Il y oppose deux registres d’alliance, deux formes de « pacte de confiance ». La première, caractéristique de la culture athénienne, est étudiée à partir d’un épisode de l’Odyssée. Même garantie par les dieux, elle repose sur la décision humaine et suppose que le souverain assure la solidarité et une certaine égalité entre tous les membres du groupe qu’il gouverne et, par là, la coopération de tous afin que la promesse puisse être tenue. La seconde, « l’alliance mosaïque », parole donnée émise depuis une instance transcendante, vise au contraire à « enchaîner le peuple à une loi, supposément divine, dont le respect lui faisait espérer l’apaisement de toutes ses soifs et de toutes ses faims ». Comme si, lorsqu’elle se met en scène comme pure donation, excluant toute réciprocité, la parole d’alliance se niait comme parole et comme don.

Et si, au début, était la parole donnée ?

On voit ce qui fait courir la langue et tout ce que la parole est capable de faire, ou plutôt de donner : la langue, en tant que langue vivante, dispose d’une singulière force de socialisation – au sens simmelien d’ad-sociation entre les hommes – et, en même temps, d’une extraordinaire force de subjectivation. Mais si la parole s’exprime ainsi comme don, ne peut-on pas aller jusqu’à considérer que la capacité même de parler est elle-même le résultat d’un don ? Ne faut-il pas commencer par donner pour parler ? C’est à cette hypothèse, last but not least, qu’aboutissent les articles de cette dernière partie. Il faut d’abord en revenir à la promesse par laquelle l’homme oblige et, surtout, s’oblige. La parole, ici, n’est plus seulement l’usage du langage ou la faculté qui permet cet usage mais le crédit qu’on peut accorder à ce que quelqu’un peut dire. Ainsi que le rappelle Alain Boyer, sans cet engagement initial de chacun devant tous, aucune société n’est possible. La promesse, comme parole donnée, est ainsi le « secret de la culture », ou ce « ciment de la société » que nous évoquions en ouvrant ce numéro en compagnie de Pierre Charron.

C’est dans le même sens que chemine Stéphane Corbin, à partir d’une relecture attentive des thèses de Rousseau – dans sa confrontation avec Condillac. Si l’Essai sur l’origine des langues est encore aujourd’hui un des ouvrages les plus décisifs sur la question du langage, c’est que, malgré son pari spéculatif assumé, il permet de déterminer le caractère proprement humain de la parole. Il faut rappeler, avec Rousseau, que si l’homme parle, ce n’est jamais pour manifester des besoins mais pour exprimer des sentiments et des affects [20]. Ainsi Rousseau est-il le premier à développer une théorie proprement anti-utilitariste du langage. Allons plus loin encore : le fait même de parler serait-il possible sans un don initial ? Tel qu’entend le montrer Fabien Robertson, c’est ainsi qu’il faut comprendre l’éducation des enfants au langage. Apprendre à parler, c’est recevoir de ses parents toutes ces « choses » (un environnement, des gestes, des signes, une langue, un nom) qui obligent à sortir de soi et, paradoxalement, à devenir un être capable de répondre de soi. Et comment répondre de soi, sinon en donnant – de la voix notamment – en retour ? Autrement dit, sans ce don initial de la parole – don qui est appel au dialogue –, aucune humanité ne saurait émerger de l’enfant, de l’in-fans, littéralement de celui qui ne parle pas.

Conclusion

Mais, au-delà, ou plutôt en amont du don que les parents font aux enfants, il nous faut être attentifs à l’extraordinaire don, à l’inestimable donation que représente l’existence même de la langue. Ainsi, le linguiste Bernard Victorri [2002] défend l’hypothèse que ce qui a conféré à Homo sapiens sa supériorité décisive sur l’homme de Néandertal, c’est un progrès de la langue qui lui a permis de commencer à raconter des histoires, autrement dit d’évoquer aussi bien le passé que l’avenir. Grâce au passage d’une protolangue, principalement dénotative, à une langue complexe, permettant métaphores et métonymies, le sens prenait une épaisseur et une profondeur incomparables. « Pour le protolangage, le mot pour “lion” n’aurait signifié rien d’autre que l’animal, alors que, dans le langage, il aurait pu désigner aussi bien un ancêtre fameux, le totem auquel appartient une partie de la tribu, et la puissance et le courage que l’on attribue à la fois à l’ancêtre et à l’animal. Il est intéressant de noter que la polysémie fait aussi partie de ces propriétés des langues qui les distinguent des autres systèmes de communication animale, aussi bien que des langages formels. » Pour nous, l’existence du langage va tellement de soi que nous ne savons pas le reconnaître pour ce qu’il est, le don le plus précieux, avec le don de la vie. Il est le don de la vie de l’esprit, qui permet de jouer avec la quasi-infinité des sens possibles, avec les mots et toutes les alliances qu’ils autorisent, soit par leur versant signifiant, soit par leur versant signifié. Source de toutes les tragédies ou de toutes les jubilations possibles.

On voit ainsi l’intérêt qu’il y a à reconsidérer notre rapport au langage : chose sociale, par laquelle les hommes interagissent en permanence, il faut toujours rappeler que le langage n’existe que comme parole. Les structures abstraites du langage, les systèmes particuliers des langues, sont des objets d’étude tout à fait légitimes, mais quelque peu désincarnés. Les hommes font courir le langage entre eux, et les mots qu’ils emploient ne sont jamais que des ponts fragiles par lesquels ils s’associent les uns aux autres, dans des configurations toujours différentes et à réassurer. De la même manière que la circulation des dons ne peut se réduire aux structures prédéterminées de l’échange, la circulation des mots ne peut se circonscrire au système de la langue. Si « la langue poétise en nous » (Schiller), et souvent malgré nous, il faut travailler à ressaisir son travail propre, à voir ce à quoi elle nous dispose, et jouer avec, comme autant de règles à partir desquelles la vie sociale se crée et se recrée en permanence.

Perdre de vue cette dimension essentielle, cette vie du langage, revient à occulter ce qui fait le sel de la vie sociale et le sens des mots qui s’échangent. La question n’est pas seulement théorique : le fait même d’user et d’abuser des méthodes de « communication », en politique surtout, réduit la parole publique à n’être que l’expression, plus ou moins bien construite, des dirigeants, accompagnés de leurs « communicants ». La scène politique ressemble alors de plus en plus à une pièce de théâtre, parfois tristement comique, où nos responsables politiques, passablement impuissants, ont pour seule préoccupation de véhiculer le « bon » message. Et la parole n’est plus le lieu d’une communauté vivante, mais le simple transfert, unilatéral, d’idées toutes faites, de récits sous forme de storytelling – voire de fake news – qui se refusent à toute discussion. Charge ensuite aux gouvernants de montrer que leurs décisions sont mal comprises faute de « pédagogie », la responsabilité de l’incompréhension en revenant alors à ces grands enfants que seraient les gouvernés. On comprendra aisément la méfiance grandissante à l’égard de la parole politique, ou plutôt politicienne. C’est pourquoi il faut être particulièrement attentif aux initiatives par lesquelles se recrée une véritable parole publique et où elle retrouve sa dynamique propre, en se libérant des gangues d’un discours autorisé qui s’arrêtera toujours à ses propres conditions de légitimité. Une parole qui soit vivante et vivifiante parce qu’elle sera reçue comme un don – un don appelant à des dons en retour – et non comme un message sans réplique.

Libre Revue

Parmi les nombreux et riches articles publiés dans notre « Libre Revue », les deux premiers prolongent la réflexion thématique de ce numéro. Alors que Richard Bucaille et Jeanne Virieux proposent de renouer avec la notion, oubliée, de « quasi-contrat » pour repenser la force obligatoire, tout implicite, des échanges sociétaux, notamment dans les situations de conflits, Antoine Chollet interroge, à partir de l’exemple suisse, cette institution démocratique que constitue le référendum. Bel exemple d’une parole donnée au Peuple, souvent décriée en raison de son prétendu « populisme ».

Mohamed-Amokrane Zoreli nous invite quant à lui en Kabylie, d’où il décrit avec minutie comment les pratiques d’économie solidaire s’y déploient dans une subtile articulation entre des formes multiples de dons traditionnels et des dispositifs « modernes » d’innovation sociale.

@ Avec humour (noir), l’anthropologue David Berliner retrace, « de la valériane aux benzodiazépines », la trajectoire de nombreux chercheurs aujourd’hui. Dénonçant la gravité des angoisses suscitées par la violence carnassière du capitalisme universitaire contemporain, il plaide pour une « politique du care » afin de restaurer un ethos chaleureux au sein de l’écosystème académique.

@ Dans un même esprit, Frédéric Vandenberghe esquisse les traits d’une sociologie alternative tant à l’utilitarisme qu’au positivisme, appréhendant la société comme un système ouvert aux changements, et l’acteur social non comme un calculateur mais avant tout comme un donateur et un « activiste existentiel ».

Références bibliographiques

Austin John Langshaw, 1970 (1962), Quand dire c’est faire, trad. fr., Seuil, Paris.

Bourdieu Pierre, 1984, « Le marché linguistique », in Questions de sociologie, Minuit, Paris.

– 1982, Ce que parler veut dire, Fayard, Paris.

Caillé Alain, 1993, « Le don de paroles », Revue du MAUSS semestrielle, n° 2, La Découverte, Paris.

Calame-Griaule Geneviève, 2010 (1965), Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon, Lambert-Lucas, Paris.

Camara Sory, 1975, Gens de la parole. Essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké, Mouton, Paris.

Favret-Saada Jeanne, 1977, Les Mots, la Mort, les Sorts : la sorcellerie dans le bocage, Gallimard, Paris.

Freud Sigmund, 1998 (1926), La Question de l’analyse profane, Gallimard, « folio essais »,.

Godbout Jacques T., 1993, Le Langage du don, Fides, Montréal (Québec).

Leenhart Maurice, 1985 (1947), Do kamo, Gallimard, « Tel », Paris.

Lévi-Strauss Claude, 1949, « L’efficacité symbolique », Revue de l’histoire des religions, t. 135, n° 1.

Mauss Marcel, 1989 (1924), « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris.

Merlin-Kajman Hélène, 2003, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Seuil, Paris.

Revue du MAUSS semestrielle, 2015, n° 45, « L’esprit du jeu. Jouer, donner, s’adonner », La Découverte, Paris, 1er semestre.

Victorri Bernard, 2002, « “Homo Narrans” : le rôle de la narration dans l’émergence du langage », in Langages, Larousse jusqu’en 2003.

NOTES

[1Comme l’insulte, la menace, le commandement, la malédiction, etc. Nous y reviendrons.

[2L’anglais please rappelle lui aussi cette dimension de plaisir et d’agrément.

[3Alors que l’italien grazie mille et l’espagnol gracias expriment cette gratitude – on rend grâces au donateur –, le portugais obrigado/obrigada met quant à lui l’accent sur la dimension d’obligation – «  je suis votre obligé(e) ».

[4C’est dire qu’à l’instar du don les paroles que l’on adresse à autrui ne sont et ne font rien d’assuré, ne produisent pas d’effets qui puissent être déterminés d’avance, mais elles donnent toujours quelque chose et obligent. Obliger n’est pas tout à fait contraindre. Et parler consiste précisément à engager un lien, et un lien social, c’est-à-dire à la fois déterminé et ouvert.

[5C’est d’ailleurs bien en ces termes que cette formule est comprise et échangée dans certaines langues africaines où l’on répondra aux salutations reçues – « Bon matin ! », « Bon soir ! » « Bonne nuit ! » – en inversant les termes : « Matin bon ! », « Soir bon ! » ou « Nuit bonne ! ». En terre d’Islam, la symétrie croisée de l’échange « (As)salam alikoum »/ « (Wa)alikoum salam », traduit un vœux mutuel de paix, de santé et de miséricorde divine. Et si cette salutation musulmane donnera notre familier et fort péjoratif « salamalek », elle vient nous rappeler aussi le sens de notre rapide « Salut ! » (ou plus bref encore, en langage SMS, de notre « slt »).

[6Ainsi des rites néo-calédoniens, de la fameuse « coutume » kanak aux fêtes du pilou-pilou étudiés par Maurice Leenhart [1985 (1947), p. 215]. « L’offrande, écrit l’auteur, est une parole. En toute cérémonie familiale l’on prépare un petit tas de vivres, déposé avec soin sur des herbes rituelles. Et lorsque tout est prêt et décoré, les gens se disposent en demi-cercle, et l’orateur s’avance : “Ces vivres, dit-il, sont notre parole.” Et il explique leur raison d’être. » Ce qui signifie, réciproquement, que la parole aussi – no ou ewekë – est offrande. « Dire la parole », c’est indissociablement la donner et la matérialiser dans un objet concret. Mauss, évoquant les travaux de Maurice Leenhart, rappelait dans l’Essai sur le don en quels termes les Kanaks décrivaient la grande fête rituelle du « pilou-pilou » : « Nos fêtes sont le mouvement de l’aiguille qui sert à lier les parties de la toiture de paille pour en faire un seul toit, une seule parole » [Mauss, 1989, p. 174-175]. À l’image du va-et-vient de l’aiguille, le va-et-vient du don – indissociablement don de mots et de choses – vient ainsi tresser le toit de paille de cette « maison commune », de cette « maison bien lacée » sous laquelle toutes les familles, tous les clans, les vivants et les morts, les hommes, les femmes, les enfants, les dieux et les esprits, pourront s’abriter et vivre ensemble.

[7Du moins du titre de la traduction française de ses conférences de 1955 et de l’ouvrage publié à sa mort : Quand dire c’est faire, [1962].

[8Que l’on pense ici, par exemple, au texte classique de Lévi-Strauss [1949] consacré à la cure chamanique.

[9Voir ici notamment les travaux sur la sorcellerie de Jeanne Favret-Saada [1977].

[10À l’instar du no kanak, le so dogon a un sens très large : étant parole, il peut aussi bien connoter l’action et son aboutissement matériel ; ainsi emploie-t-on ce même mot pour signifier la « parole parlée », la « houe forgée » ou l’« étoffe tissée ».

[11Littéralement « il ne me parle plus », le lien est rompu. Voir Camara [1975].

[12Jeanne Favret-Saada [1977, p. 22] souligne combien « en sorcellerie, la parole, c’est la guerre ». Il ne serait pas totalement illégitime d’analyser la théorie du langage de Pierre Bourdieu, en quelque sorte, comme une généralisation de ce modèle de la sorcellerie du bocage normand.

[13Il n’y a guère que le langage totalitaire pour tuer la vitalité propre à la parole en circonscrivant par avance le sens de chaque expression, en les réduisant au maximum, en réduisant les formules les plus ordinaires à de simples clichés qui pensent à notre place (Arendt). En ce sens, la formule bien connue de Roland Barthes, dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1977, selon laquelle « la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste », peut apparaître bien outrancière, à l’instar de Pierre Bourdieu lorsqu’il définit la langue comme « le support par excellence du rêve de pouvoir absolu ». Pour une subtile mise au point, voir Hélène Merlin-Kajman [2003].

[14Nous reviendrons plus amplement sur la face « diabolique » du langage dans le prochain numéro de la revue, consacré à la critique de la « critique critique », ainsi que dans celui que nous projetons de consacrer aux relations entre violence et don.

[15À laquelle il avait invité il y a déjà vingt-cinq ans – ce texte reprenant l’introduction de celui publié dans le n° 2 de la Revue du MAUSS semestrielle (1993) – et auquel le présent numéro, enfin, répond.

[16@ En toute conséquence, cette conception dialogique du langage conduit Marilia Amorim à montrer comment nos relations contemporaines peuvent être affectés, et appauvries, par un certain usage des nouvelles technologies qui dévoie le rôle véritablement socialisant de la parole. Le lecteur trouvera la seconde partie de cet article dans la version électronique de la revue.

Rappel : les textes marqués d’un @ >>> sont disponibles uniquement dans la version numérique. Voir p. xxx.

[17Cette théorie présente pour nous deux mérites : d’abord, elle part de l’idée que la phrase est construite autour du verbe, ce qui permet de revenir sur la prééminence non seulement grammaticale mais ontologique du sujet ; ensuite – et c’est sur quoi insiste ici Vincent Descombes –, elle indique que les verbes à trois termes, ou triadiques, appartiennent à deux classes : le dire et le donner. Si on comprend que cette classe de verbes est la seule qui implique essentiellement une relation sociale, alors la tentation est bien grande d’en déduire qu’on a affaire, en l’espèce, aux deux fondements de la socialité. Difficile, effectivement, de ne pas y céder.

[18La question est alors de déterminer si au commencement était la promesse ou le don ? Tel est l’un des enjeux de la partie conclusive de ce dossier.

[19C’est en ces termes – nous remercions Julie Anselmini pour cette suggestion – qu’il faudrait aussi réfléchir, en clé de don, aux fictions narratives, comme usage gratuit et ludique du langage, à seule fin d’offrir au lecteur inconnu, ou à d’autres destinataires identifiés dans la dédicace de l’œuvre, des récits inventés, forgés pour le plaisir.

[20Ainsi note-t-il dans son Essai sur les origines de la langue  : « On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes […]. Voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passion­nées avant d’être simples et méthodiques. »