Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Denis Blondin

Une (trop) brève histoire de l’humanité
Une critique anthropologique de Yuval Noah Harari

Texte publié le 5 décembre 2017

Le best-seller de Yuval Noah Harari, Sapiens : une brève histoire de l’humanité (Albin Michel, 2015), n’a pratiquement reçu que des critiques élogieuses et, traduit en plus de 30 langues, il a conquis un vaste public. Sous la surface de cette odyssée exaltante se cache pourtant une face obscure, celle que l’Occident, le véritable auteur de cette histoire, préfèrerait garder cachée.

On peut considérer que le succès d’Harari est mérité puisqu’il réussit à intéresser des milliers de lecteurs à l’aventure humaine dans sa longue durée. La critique proposée ici pourra sembler injuste aux personnes qui ont déjà lu et apprécié son essai. Aussi est-il important de préciser que cette critique ne s’adresse pas vraiment à lui en tant qu’auteur d’une synthèse historique parmi d’autres. Elle s’adresse à la culture occidentale qui en a construit la trame de fond, à l’intérieur de laquelle s’inscrit notre lecture aussi bien que sa narration [1]. Cette trame de fond établit un certain nombre de paramètres dont nous ne sommes pas conscients, à commencer par l’idée d’une évolution biologique graduelle et continue de notre espèce, à l’image de l’Histoire dont elle constituerait une sorte de substrat implicite.

La confusion entre histoire et évolution

Dans notre histoire traditionnelle, l’humanité était tranchée en deux, la préhistorique et l’historique, celle-ci débutant avec l’agriculture, la sédentarisation ou même avec l’écriture. Harari propose de prendre comme cadre l’ensemble de l’espèce Sapiens. Ce choix tout à fait judicieux pouvait sembler innovateur, mais dans sa narration, c’est bien la tradition qui a réussi à s’imposer.

Pour structurer cette longue histoire, Harari propose trois grandes révolutions à titre de repères, les révolutions cognitive, agricole et scientifique. Dès le départ et pour tout le reste de son récit, il nous inscrit alors dans un cadre de référence qui fusionne et confond l’histoire avec l’évolution biologique. En effet, le développement de l’agriculture comme mode de vie et le développement scientifique et technologique des sociétés plus complexes sont bien des révolutions, c’est-à-dire des processus historiques transformant en profondeur les institutions sociales et les cultures. Par contre, il en va tout autrement de la « révolution » cognitive, qu’Harari définit comme l’apparition du langage proprement humain, le langage symbolique, et du type de pensée qu’il permet, puisqu’il s’agit plutôt d’une fonction biologique du cerveau humain.

Pour rendre possible ce type de langage et de pensée, c’est toute l’ingénierie du cerveau qui a été modifiée avec l’apparition d’une aire spécialisée dans le fin contrôle musculaire des sons de n’importe quelle langue (ses phonèmes), une autre aire spécialisée dans le décodage auditif des phonèmes, et tout un réseau d’interconnexions entre elles et avec le reste du cerveau pour construire le sens et pour le communiquer à travers la multitude des codes culturels.

L’émergence d’un tel cerveau n’a rien d’un évènement historique, même si elle a des conséquences de nature sociale. Elle repose sur des mutations génétiques importantes, soit une restructuration du matériel chromosomique qui marque la séparation d’Homo sapiens d’avec les autres espèces du genre Homo et qui est donc totalement achevée dès l’apparition de notre espèce. Les Sapiens anciens et atuels ne seraient donc pas plus différents biologiquement que deux générations qui coexistent présentement.

Le récit d’Harari n’ignore pas cette composante biologique du langage humain, mais il en minimise l’importance en affirmant qu’elle n’aurait impliqué que « de menus changements dans la structure interne du cerveau » (p. 475). De plus, il présente cette « révolution » comme un long processus graduel, s’étalant entre 70,000 et 30,000 ans, soit à l’intérieur de la durée de notre espèce plutôt qu’à son point d’origine.

Une telle présentation met en place un cadre de référence qui, en évacuant la distinction essentielle entre les ordres naturel et culturel, opère inconsciemment une sorte de fusion/confusion de la biologie avec l’histoire, pour établir un unique ordre bioculturel [2] qui traverserait toutes les étapes de l’existence humaine, en plaçant en surface une narration qui est présentée comme « historique » mais qui entretient toujours le fantôme d’un invisible support de nature biologique. Autrement dit, la croyance voulant qu’à chaque étape, Nous serions plus « évolués » que nos ancêtres. Le récit d’Harari apparaît simplement comme une nouvelle variante de l’histoire traditionnelle adoptée dans les cultures occidentales.

Cette volonté d’ignorer la distinction entre l’évolution biologique et cette histoire sociale que l’Occident appelle aussi une « évolution » [3], elle est inscrite au cœur même de la vision du monde qu’il a élaborée pour se penser lui-même comme plus « évolué », en opposition à toutes les autres sociétés — longtemps appelées aussi des « races » sur la base de la même confusion bioculturelle.

La négation de la culture et du social

Dans le récit d’Harari, les cultures des premiers humains sont carrément niées. Il affirme que « la tribu n’était pas un cadre permanent » et qu’« il n’y avait pas de villes ni d’institutions permanentes » (p. 64). Autrement dit, sans écoles, musées ou palais de justice, il n’y aurait ni éducation, ni art, ni codes sociaux. Les peintures de Chauvet en témoignent pourtant magnifiquement. Depuis leur découverte, plus personne ne peut parler d’« art primitif ». Cette grotte est à elle seule un musée, une université et probablement aussi un palais de justice et un parlement.

Une fois niées les cultures et les institutions des Sapiens anciens, il est plus facile d’interpréter leurs comportements sur la base d’autres types de mécanismes. C’est ainsi que les Sapiens anciens auraient été pourvus de « mécanismes hormonaux et génétiques qui aident à contrôler la procréation », de sorte qu’« en temps d’abondance, nos ancêtres avaient un peu plus d’enfants ; en temps de pénurie, un peu moins » (p. 109). Un peu comme les plantes, qui poussent mieux ou moins bien selon l’ensoleillement et l’humidité.

Il existe pourtant d’abondantes données factuelles montrant que tous les humains de toutes les époques ont géré leurs stratégies natalistes en fonction du calcul des coûts et des bénéfices de leurs choix. Par exemple, les petites sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades n’ont jamais eu des ribambelles d’enfants à nourrir ou à déménager, indépendamment de la pluie ou du beau temps.

L’enthousiasme d’Harari à dépeindre les premiers humains comme une variété animale ou végétale ne s’arrête pas là :

« Les chasseurs-cueilleurs chassaient et cueillaient animaux et plantes sauvages auxquels on pouvait attribuer un statut égal à celui d’Homo sapiens. Chasser le mouton ne rendait pas celui-ci inférieur à l’homme, qui n’était pas davantage inférieur au tigre parce que ce dernier le chassait. Les êtres communiquaient directement les uns avec les autres et négociaient les règles régissant leur habitat partagé » (p. 250, je souligne).

L’attribution d’un statut résulte toujours d’un rapport social entre des « êtres » d’une même espèce. Or c’est le Sapiens Harari (le « on ») qui attribue ici à d’autres Sapiens plus anciens un statut égal à celui des moutons ou des tigres, sous prétexte que leur économie de chasse porte le même nom que celle d’autres animaux.

Un autre phénomène social qui ne mérite aucune tentative d’interprétation dans ce récit, c’est l’apparition des classes sociales, où Harari ne semble voir qu’une conséquence automatique de l’accroissement de la taille des sociétés. Il mentionne le fait que « partout surgirent des souverains et des élites » (p. 129), mais sans se poser la moindre question sur le processus de leur « surgissement ». Pour lui, l’apparition des États ou Empires et de leurs systèmes sociaux de domination s’explique tout simplement par l’apparition de « mythes appropriés » (p. 131). Le mythe est clairement un produit social, mais en en faisant la seule incarnation du social et en ignorant du même coup l’existence et le fonctionnement de toute autre institution sociale, économique, politique, juridique, idéologique ou religieuse, on laisse en même temps la porte ouverte à n’importe quelle interprétation des classes sociales comme un phénomène naturel, ou plus largement, à l’interprétation des étapes de l’histoire comme des étapes d’une évolution.

Et pourtant, si on admet que les Sapiens ont toujours été des humains intelligents, divers scénarios d’ordre purement social peuvent être imaginés pour comprendre l’apparition des sociétés de classes. Par exemple, celui d’un pacte de non agression entre une coalition de tribus, jetant les bases d’institutions politiques destinées à gérer des domaines d’intérêt commun (défense, réserves alimentaires, etc.) et progressivement amenées par un processus de dérive vers des structures sociales de domination.

Les tares des anciens Sapiens

Sans que l’on sache si les anciens Sapiens ont complété ou non leur « Révolution cognitive », la façon dont ils sont mis en scène suggère de multiples façons qu’ils seraient mentalement moins « évolués » que Nous.

Le rapprochement avec les autres animaux véhicule déjà assez bien cette conception des choses, mais comme les autres animaux semblent compenser leurs lacunes intellectuelles par des habiletés physiques étonnantes, les anciens Sapiens se verront aussi attribuer des qualités physiques hors du commun. Comme Harari a un très bon sens de la formule-choc, il affirme même qu’« Albert Einstein était bien moins habile de ses mains qu’un ancien chasseur-cueilleur » (p. 52). Considérant qu’Einstein jouait aussi du violon, nos ancêtres devaient être de sacrés virtuoses de la dextérité, histoire de compenser leurs aptitudes mentales moins évidentes.

Quant à leurs croyances, dont nous ne connaissons à peu près rien, elles sont présentées comme relevant d’une unique « religion », appelée « l’animisme » :

« L’animisme […] est la croyance suivant laquelle presque chaque lieu, chaque animal, chaque plante, chaque phénomène naturel a une conscience et des sentiments et peut communiquer directement avec les humains. Ainsi les animistes peuvent-ils croire que le gros rocher, au sommet de la colline, a des sentiments, des désirs et des besoins. Il pourrait en vouloir à certains de ce qu’ils ont fait ou se réjouir d’une autre action. […] » (p. 72).

Autrement dit n’importe quoi, à condition que ce soit farfelu et sans véritables liens avec des réalités signifiantes. On ignore ainsi que le cerveau humain, celui des Sapiens anciens ou récents, fonctionne sur la base de symboles, ce qui nous permet de comprendre que tous les « requins » ne vivent pas dans la mer et qu’on puisse aussi prêter certaines qualités d’êtres animés à l’Everest ou aux Quarantièmes rugissants (d’où les majuscules).

En plus d’être dénué de toute forme de raison, l’animisme est aussi présenté comme l’unique religion commune à des milliers de sociétés, qui n’avaient aucun contact entre elles et qui ont inventé des milliers de langues différentes. Cela supposerait la présence d’un dispositif mental reposant sur un fondement génétique qu’aucun savant n’a pu observer.

Quant aux humains d’après la révolution agricole, leurs cultures ne semblent guère plus rationnelles (i.e. plus humaines). Comme ils n’étaient pas assurés de pouvoir « préserver la fécondité de leurs troupeaux », leurs dieux « gagnèrent en importance parce qu’ils offraient une solution à ce problème » (p. 250).

On semble alors assumer que les rituels religieux sont destinés à servir à des fins techniques plutôt que sociales. Or, si les paysans pouvaient bénir un champ ou invoquer un dieu, ils n’oubliaient pas de préparer la terre et d’y semer des graines au moment propice.

Le cerveau humain permet d’opérer en même temps sur le plan technique et sur le plan symbolique. Ainsi, on peut utiliser une automobile pour se transporter, tout en choisissant une Smart ou un VUS selon le message qu’on souhaite communiquer. Sans cette dimension symbolique, personne n’aurait 59 chemises différentes dans son garde-robe.

Pour expliquer la croissance démographique accélérée découlant de la révolution agricole, Harari invoque le besoin de « mains supplémentaires aux champs », en ajoutant que ces « bouches supplémentaires eurent tôt fait d’engloutir les surplus alimentaires […]. » (p. 111). Ce qu’il faut comprendre, c’est que ces pauvres Sapiens n’étaient pas assez intelligents pour savoir que les « mains supplémentaires » auraient besoin de nourriture pour travailler aux champs.

L’impression d’avoir affaire à des êtres dénués de toute rationalité est aussi très nette quand il est question des rituels, comme le suggère cette description :

« Des millénaires durant, après la Révolution néolithique, la liturgie religieuse consistait essentiellement pour les hommes à sacrifier des agneaux, du vin et des gâteaux […] ; « le roi, dans sa capitale, sacrifiait des douzaines de béliers gras au grand dieu de la guerre » (p. 251).

Si « les hommes » (dans ce cas, ceux d’avant Nous) sont aussi irrationnels, on oublie que Nous aussi, dans nos mariages grandioses, nous « sacrifions » des bouteilles de champagne et des gâteaux somptueux, ce qui ne nous empêche pas de les consommer par la suite comme le faisaient couramment les Sapiens anciens.

Selon cette histoire, les anciens Sapiens seraient donc inintelligents, à moitié animaux et leur seule humanité se manifesterait par l’irrationalité. En acceptant l’idée que Notre histoire serait au fond une évolution graduelle, nous apprenons à imaginer l’existence d’humains à qui il manquerait encore quelques fonctions mentales essentielles. Et si nous apprenons à imaginer ainsi les humains des époques reculées, il peut être tentant de transposer ces interprétations aux humains vivant dans les régions « reculées ».

Les vrais Humains et les Autres

Harari reprend la narration d’un récit dont la logique sous-jacente est la mise en scène de variétés d’humains tellement différentes que notre seule conclusion logique — inconsciente — est qu’ils ne pourraient pas appartenir à la même espèce. Ces Autres n’auraient pas les caractéristiques essentielles qui définissent l’Être humain (le vrai) : la capacité innée de créer des langues, des cultures et des institutions sociales complexes, la conscience, la pensée abstraite, l’intelligence et en fin de compte cette Raison par laquelle l’Occident a défini l’« Être humain », mais dont il n’a cessé de prétendre avoir l’exclusivité.

La dissociation des deux sortes d’humains ressort plutôt clairement de cette étonnante théorie d’Harari :

« Pris un par un, voire dix par dix, nous sommes fâcheusement semblables aux chimpanzés. Des différences significatives ne commencent à apparaître que lorsque nous franchissons le seuil de 150 individus ; quand nous atteignons les 1500-2000 individus, les différences sont stupéfiantes » (p. 51, je souligne).

L’objectif sous-jacent à cette théorie surréaliste est d’établir le contraste entre « nous » les vrais humains présentant des différentes « stupéfiantes » et cet autre « nous » qui réfère à ceux qui sont encore « semblables aux chimpanzés », c’est-à-dire ces chasseurs-cueilleurs dont Harari précise bien que « l’immense majorité vivait en bandes d’une douzaine d’individus, d’une centaine tout au plus » (p. 62), soit en bas du seuil où les différences « commencent à apparaître ».

Le contraste entre les deux sortes d’humains reste saisissant, même s’il se trouve masqué par l’usage d’un même vocable (nous) pour y référer. Le même effet de contraste pourra aussi être obtenu avec des désignations distinctes, comme dans cet extrait : « Homo sapiens provoqua l’extinction de près de la moitié des grands animaux de la planète, bien avant que l’homme n’invente la roue, l’écriture ou les outils de fer » (p. 95, je souligne). Celui qui vit de chasse fait bien partie de l’espèce Homo sapiens, mais c’est celui qui est capable de faire des inventions marquantes qui se mérite le titre d’« homme ».

Outre le recours au contraste, la contradiction peut aussi servir de procédé pour établir l’opposition entre les deux sortes d’« humains ». Ainsi, le récit d’Harari présente d’abord la Révolution agricole comme un processus qui n’a pas du tout été un progrès

pour la majorité des humains, qui travaillaient plus qu’avant, étaient moins bien nourris et en moins bonne santé. Par contre, pour expliquer pourquoi ils n’ont jamais cherché à rétablir un mode de vie de chasseurs-cueilleurs nomades, il ne trouve rien de mieux que d’invoquer « Le piège du luxe » (p. 108-114).

La seule hypothèse qui permet d’expliquer cette contradiction, c’est que l’auteur n’a pas à l’esprit les mêmes « humains » lorsqu’il décrit correctement les conditions de vie dégradées des agriculteurs-éleveurs et lorsqu’il évoque « le piège du luxe » pour expliquer le non-retour en arrière. C’est que les vrais Humains (les « élites ») auraient trouvé assez de luxe pour ne pas avoir envie de retourner à la vie de nomades tandis que les Autres, ceux qui ne comptent pas, seraient restés pris dans un vrai piège sans aucun luxe.

Si on accepte de considérer que les humains du néolithique avaient la même intelligence que Nous, il est plus facile de saisir les raisons de leurs choix. Cet impossible retour à la chasse et cueillette découlait surtout du contexte de pression démographique qui avait mené à l’adoption de l’agriculture et qui s’est beaucoup accentuée par la suite, surtout devant la nécessité de parer à la menace des guerres.

La contradiction qu’utilise Harari illustre surtout le fait que la dissociation des deux variétés d’humains peut concerner non seulement les Sapiens anciens et modernes, mais aussi les « élites » et les gens du peuple, comme l’affirme clairement l’extrait suivant, et, ultimement, l’Occident et les Autres :

« L’excédent produit nourrissait l’infime minorité de l’élite qui remplit les livres d’histoire […]. L’histoire est une chose que fort peu de gens ont faite pendant que tous les autres labouraient les champs et portaient des seaux d’eau » (p. 129).

Si une certaine dose d’humour peut teinter cette limpidité un peu étonnante, on ne peut pas soupçonner que ce soit le cas dans l’interprétation globale de l’émergence des États et Empires comme des étapes dans une marche générale vers le progrès. Leurs violences et leurs exactions ne sont pas ignorées, mais pour Harari, le bilan de leur histoire reste quand même positif, en particulier en vertu de leur rôle pacificateur : « Avec le temps, la formation de cadres sociaux plus larges — villes, royaumes et États — a permis de placer la violence humaine sous contrôle » (p. 107).

Il faudrait d’abord se demander quelles violences et quels humains sont alors pris en considération. Il est vrai qu’un État ou un Empire a intérêt à contrôler la violence interne entre ses composantes, mais il le fait très souvent en déployant une importante dose de violence, et pas seulement en inventant des « mythes appropriés ». Comment ignorer le traitement des esclaves utilisés pour construire les pyramides d’Égypte, les exécutions spectaculaires des Aztèques, l’Inquisition espagnole, les prisons américaines, la masse des pauvres dans l’Angleterre du 18e siècle qui ont été pendus pour vol ou envoyés sur les navires de guerre ? Le rôle pacificateur des États n’est d’ailleurs pas si évident dans les guerres menées en Europe même, et dont beaucoup de Sapiens encore vivants peuvent témoigner.

Dans le récit d’Harari, ce sont les sociétés pré- ou non-étatiques qui auraient surtout pratiqué la violence :

« Le déclin de la violence est largement dû à l’essor de l’État. Tout au long de l’histoire, la violence est le plus souvent née d’affrontements locaux entre familles et communautés » (p. 431).

Encore une fois, on semble assumer que seuls les vrais Humains assez « évolués » pour vivre dans des sociétés complexes peuvent contrôler leurs pulsions animales violentes, car les autres Humains vivant en familles et en communautés en seraient incapables. On voit ici ressurgir la vieille opposition entre les « civilisés » et les autres.

La dissociation entre les deux lignées d’Humains peut également se faire d’une manière à peine perceptible, y compris pour l’auteur lui-même :

« Personne, et les humains encore moins que quiconque, n’imaginait que leurs descendants marcheraient un jour sur la lune, scinderaient l’atome, sonderaient le code génétique et écriraient des livres d’histoire. » (p. 14)

L’étrangeté de cette formulation ressort mieux quand on remplace le mot « personne » par « aucun humain ». Logiquement, « personne » signifie « aucun humain normal comme Nous », tandis que « les humains encore moins que quiconque » réfère à ces Autres humains préhistoriques, « encore moins » intelligents que Nous.

Il n’est pas très fréquent que l’on retrouve côte à côte ces deux espèces mises en contraste dans la même phrase [4]. Notre cosmologie occidentale cherche plutôt à les dissocier au maximum en leur créant des contextes séparés et inconciliables, selon la formule « Nous sommes l’Histoire, les Autres sont de la géographie  » [5], qui ouvre la porte à toutes les contradictions constitutives de ce paradigme.

La domination occidentale du monde

Dans sa troisième et dernière révolution, la révolution scientifique, Harari met aussi en scène le contraste entre les deux variétés d’humains en présentant la Révolution scientifique comme une œuvre purement occidentale. Pas de science dans l’Antiquité et encore moins dans la période préagricole, pas de science non plus dans « les traditions prémodernes du savoir comme l’islam, le christianisme, le bouddhisme et le confucianisme qui affirmaient que l’on savait déjà tout ce qu’il était important de savoir du monde » (p. 296).

La Révolution scientifique est décrite comme le remplacement de la religion, définie comme la prétention du savoir, par la reconnaissance de notre ignorance, qui serait le fondement de la science. En réalité, la science n’est pas plus le contraire de la religion que la technique n’est le contraire de la magie. Les deux niveaux sont parfaitement conciliables, l’un pour gérer nos rapports matériels et l’autre pour organiser nos rapports sociaux.

La science, en tant que processus de connaissance du réel, a toujours existé chez les Homo sapiens. Son développement est directement lié au développement technique qui multiplie les expériences permettant de tester la validité des théories. Et ce développement technique est lié à la quantité d’humains, pas à leur qualité, contrairement à ce que suggère l’évolutionnisme biosocial.

Dans sa narration de l’aventure colonialiste qui mène à la domination de l’Occident et à la mondialisation, Harari semble toujours assumer que si les Européens ont conquis le monde, c’est parce qu’ils étaient plus intelligents que les Autres. Il le suggère de différentes façons, notamment en mettant en contraste leurs conquêtes coloniales si profitables et le fait que « les grands empires d’Asie […] manifestèrent peu d’intérêt pour ces découvertes », continuant de « croire que le monde tournait autour de l’Asie » (p.146).

Il existe pourtant une explication plus « historique ». En 1492, l’Europe était la région la plus densément peuplée du monde. Cela générait d’incessantes guerres entre ses différentes nations, qui n’ont jamais réussi à y mettre fin pour créer des « cadres sociaux élargis », comme on y est arrivé en Inde, en Chine ou au Moyen-Orient. Sur le plan institutionnel, elles n’y parviendront pas avant 1957. Elles ont alors trouvé plus profitable de se lancer séparément à la conquête d’autres territoires éloignés, tout en y exportant leurs guerres incessantes et en assumant les coûts multipliés de leurs guerres de conquête et de leurs guerres entre elles. Après avoir développé une telle spécialité, il leur était plus facile d’écarter leurs éventuels rivaux.

Du même coup, les Européens ont établi un système inédit dans l’histoire : l’émergence, à l’intérieur d’une même aire de civilisation, non pas d’une métropole comme les autres mais d’une collection de métropoles reliées les unes aux autres et formant, au delà de leurs incessantes rivalités, un réseau de commerce, d’alliances politiques et de multiples formes de synergie, chacune étant à la tête d’une collection de colonies éloignées tapissant presque toute la planète et fournissant tout l’éventail des produits naturels ou culturels déjà découverts. Sur la base d’un tel rapport de domination, était-il étonnant que prenne forme ce qu’on a appelé l’Occident, non pas une civilisation parmi les autres mais la classe sociale dominante du premier empire mondialisé ?

Ignorant ces réalités trop terre à terre, toute la partie de l’essai d’Harari consacrée à la Révolution scientifique vise surtout à raconter un nouvel épisode dans une histoire mythique de l’humanité, comme si la révolution scientifique résultait d’un processus analogue à la « révolution » cognitive. Une fois sur cette lancée, il n’hésite pas à raconter l’histoire du futur de Sapiens. Dans la foulée de son portrait de l’arrivée miraculeuse de la Science et du progrès technologique, il parle de la fin de Sapiens. C’est une fin qui n’en est pas une puisqu’il s’agit plutôt d’une ultime mutation vers des êtres immortels, doués d’organes remplaçables à volonté et d’intelligences surmultipliées par leur absorption des technologies numériques. La confusion bioculturelle des origines aboutit ainsi à une ultime fusion bioculturelle.

Malgré ses prétentions scientifiques, l’histoire que raconte Harari est clairement un mythe, c’est-à-dire un récit visant à expliquer l’origine du monde — Notre origine — en cherchant surtout à lui conférer un sens partagé par la communauté des auditeurs.

Pour peu qu’opèrent les filtres que l’Occident a mis en place, l’histoire que raconte Harari ou que nous avons apprise à l’école a tout pour séduire ses lecteurs. Ils peuvent se sentir très fiers d’avoir parcouru cette odyssée qui les amène au seuil d’une condition quasi-divine. Ils peuvent aussi se sentir très fiers de l’empire mondialisé qu’ils gouvernent.

Ce récit mythique n’a pas qu’un effet politique. Il génère aussi une incapacité à comprendre la réalité humaine, ce qui est très lourd de conséquences.
Notre connaissance de l’humain piétine parce qu’elle reste enfermée dans un système inconscient de représentations fondé sur la négation d’une commune nature humaine à l’origine des multiples cultures, et ce à tous les âges de l’humanité.

Denis Blondin, anthropologue (Quebec)

NOTES

[1Si j’ai choisi l’histoire d’Harari, c’est parce qu’elle illustre parfaitement cette tradition de l’histoire occidentale que j’ai eu l’occasion d’analyser dans la version fournie par nos manuels scolaires et qui semble toujours bien vivante, un quart de siècle plus tard (L’apprentissage du racisme dans les manuels scolaires québécois, Agence d’Arc, Montréal, 1990, 401 pages).

[2La prégnance de ce schéma cognitif fondateur de la cosmologie occidentale ressort clairement de cet extrait d’un essai d’un éminent biologiste : « [...] l’hominisation, c’est-à-dire le processus par lequel l’Homme s’est différencié des autres animaux, a été un phénomène long, progressif et plutôt continu, en dehors des accélérations brusques données par des innovations telles que le développement du langage, la fabrication d’outils et l’agriculture. » (André Langaney, Les hommes : passé, présent, conditionnel, Paris, A. Colin, 1988, p. 196).

De toute évidence, ajouter l’agriculture comme une composante de l’hominisation, ce n’est pas une théorie que l’auteur défendrait, mais plutôt le résultat d’une sorte de lapsus issu de notre inconscient culturel qui fusionne et confond l’évolution et l’histoire.

[3La théorie de l’évolutionnisme social, développée surtout par Edward Tylor, Lewis Henry Morgan et Herbert Spencer, a été la première théorie anthropologique générale prétendant rendre compte de l’éventail des cultures humaines actuelles ou antérieures. Elle a été formulée en même temps et dans le même creuset idéologique que la théorie biologique de l’évolution, comme une sorte d’image-miroir de cette dernière.

[4On en trouve un exemple frappant dans un manuel d’enseignement de l’Histoire : « Les humains du néolithique possèdent des esclaves. » (Defaudon, B. et N. Robidoux, Histoire générale, Montréal, Guérin, 1985, p. 40). Si « les humains » sont les propriétaires, les « esclaves » appartiennent donc à une autre espèce.

[5C’est la formule qui résume le mieux l’analyse que j’ai proposée dans Les deux espèces humaines. Autopsie du racisme ordinaire, La Pleine Lune, Montréal, 1994 et L’Harmattan, Paris,
1995.