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Alain Caillé

Engagement sociologique et démarche idéaliste-typique

Texte publié le 18 décembre 2016

On donne ici une version abrégée du chapitre XII de A. Caillé, La sociologie malgré tout. Autres fragments d’une sociologie générale, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2013. Ce texte est d’abord paru dans le n°3, 1999, de Sociologie du travail, consacré à l’engagement sociologique. Dans le n°2, déjà consacré à ce thème, avaient été publiés des articles de Michel Callon et François Dubet auquel le présent texte renvoie et répond à la fin.

Nous n’avons reçu que des marques d’acquiescement lorsque nous avons suggéré, comme rappelé dans les deux chapitres précédents, que les sciences sociales devaient satisfaire à quatre impératifs à la fois irréductibles et interdépendants : un impératif empirique, celui d’observer et de décrire la réalité ; un impératif explicatif, celui de mettre en œuvre, autant que faire se peut, le principe de causalité ; un impératif compréhensif, ou herméneutique, ou encore dialogique, qui enjoint de traduire les causes en raisons, en motifs ou en sens ; et enfin un impératif normatif, celui de contribuer à une plus grande réflexivité éthique et normative. Nous ajoutions que dans la connaissance du social et de l’histoire, ce quatrième impératif est hiérarchiquement premier par rapport aux trois autres car c’est la dimension normative qui seule est susceptible de fournir le liant (l’interprétant) entre eux et de garantir leur commune intelligibilité [1]. Sans compter qu’on voit mal à quoi pourrait bien servir une science sociale qui se refuse à nous éclairer sur les choix que nous devons effectuer.

L’irréductibilité de ces quatre exigences épistémiques entraîne l’incommensurabilité des écoles et des doctrines et explique pourquoi il est le plus souvent impossible de décider quelle d’entre elles est plus ’scientifique’ que les autres. Chacune investit en effet différemment dans tel ou tel des quatre impératifs. D’où le caractère décevant de toutes les discussions épistémologiques appliquées aux sciences sociales. Nous ne sommes pourtant pas nécessairement condamnés à conclure que tout se vaut, que n’importe quelle théorie ou n’importe quelle enquête est aussi bonne qu’une autre. D’abord, entre deux recherches empiriques ou entre deux systèmes conceptuels de même rang, rien n’interdit de décider laquelle est la plus éclairante ou lequel est le plus cohérent. Jouent ici des critères de scientificité simples. Et entre doctrines complexes, mêlant en proportions variables empirisme, causalisme, dialogisme et normativité, il est possible au moins en principe de dégager un principe sinon de scientificité au moins de fécondité cognitive complexe. Pourra être considérée comme féconde, par exemple, une recherche empirique amenant à formuler un questionnement théorique, une interrogation interprétative ou une réflexion normative qui ne se seraient pas formés en son absence. Ou, réciproquement, est féconde la formulation d’une proposition normative qui amène à chercher ou à apercevoir dans la réalité empirique ce qu’on ne voyait et ne soupçonnait même pas jusqu’alors puisque tout semblait aller de soi.

En quoi ce petit détour métathéorique éclaire-t-il la question du statut de l’engagement du sociologue ? Considérons en première approximation l’engagement comme une tentative de traduire des positions cognitives non seulement dans ces propositions normatives qui, quoique le plus souvent déniées, émaillent en fait le discours ’scientifique’ en sciences sociales — constitutivement insusceptible d’atteindre à cet état de Wertfreiheit, de neutralité axiologique, qu’il croit devoir viser officiellement —, mais aussi en normes éthiques ou morales explicites, en prises de position et en actes politiques. La question que je dois maintenant me poser, en passant à la première personne et en tentant de m’appliquer à moi-même le critère de fécondité cognitive complexe que nous venons d’établir, est celle de savoir dans quelle mesure mon ’engagement’ a été déterminé et enrichi par mes connaissances sociologiques, empiriques et théoriques. Et dans quelle mesure, symétriquement, il m’a permis de faire progresser les (mes) connaissances sociologiques, empiriques, théoriques et dialogiques au-delà de ce qui se serait produit à défaut de lui.

Mais le terme d’engagement fait encore problème. Il est en effet tentant de dire qu’on « s’engage » tout autant ou plus en s’efforçant de bien faire son travail de chercheur ou de professeur et en assumant pleinement les responsabilités administratives qu’il implique, qu’en entrant en politique ou en idéologie. Et Dieu sait qu’assumer l’ensemble de ces exigences relève de plus en plus aujourd’hui de l’apostolat. Il est hautement plausible, en vérité, que, comme le soutient François Dubet dans une des deux contributions d’ouverture du présent débat, on contribue davantage à la réalisation des valeurs auxquelles on tient en tentant de faire passer dans la réalité une réforme administrative ou pédagogique d’apparence modeste qu’en vaticinant et en appelant à des bouleversements aussi radicaux qu’improbables. Néanmoins il est à craindre qu’à parler d’engagement dans tous ces cas de figure, on n’en vienne à diluer la notion à l’excès. Le seul fait d’exercer le métier de vivre, ce serait déjà s’engager. Mieux vaut donc sans doute parler ici, dans des cas de ce genre, d’implication plutôt que d’engagement. En nous lançant avec quelques amis, peu nombreux au départ, dans l’aventure de La Revue du MAUSS, il nous a fallu, pour défendre une certaine idée que nous nous étions toujours faite de la sociologie et des sciences sociales, pour tenter de renouer les fils rompus de la tradition sociologique et anthropologique, prendre quelques risques financiers et moraux, au-delà de ce que font habituellement les savants à la carrière bien réglée. Mais, aussi longtemps que nous nous sommes bornés à la critique théorique et épistémologique, même si cette critique avait nécessairement des résonances éthiques et politiques, je ne crois pas qu’on puisse dire que La Revue du MAUSS ait été une revue à proprement parler engagée. Impliquée, à coup sûr. Mais engagée, elle ne l’est vraiment devenue qu’en prenant position directement en faveur d’une certaine réforme de l’Université et qu’en faisant campagne en faveur d’un revenu minimum inconditionnel et de l’expansion d’une économie plurielle.

Réservons donc l’usage de la notion d’engagement aux cas dans lesquels s’opère une conversion de l’activité propre à un champ donné, le champ scientifique en l’occurrence, dans une activité propre au champ éthico-politique. Et ajoutons que l’engagement du sociologue peut être conçu de deux façons fort différentes. Soit en effet on considère la sociologie comme un savoir de type particulier parmi d’autres savoirs de type particulier. L’engagement du sociologue apparaîtra alors identique à celui de n’importe quel autre savant. Soit, comme c’est mon cas, on voit dans la sociologie non pas tant un type de connaissance particulier qu’un savoir qui énonce les conditions de compossibilité des autres discours et savoirs et qui tente d’instaurer entre eux un espace de traduction généralisée. Dans ce cas, l’engagement du sociologue lui est à certains égards consubstantiel puisque, comme l’exprime brillamment Michel Callon, le sociologue, traducteur potentiellement universel, est toujours le porte parole de tel ou tel groupe. Reste cependant à déterminer la langue d’arrivée et la langue de départ et à se demander pourquoi, pour quoi, pour qui parler au nom de l’un plutôt que de l’autre.

Ces deux tentatives d’engagement doivent, de toute évidence, être jugées du point de vue de leur pertinence épistémologique, pédagogique pour l’une, économique et politique pour l’autre. Ont-elles aussi une pertinence sociologique ? Si l’on considère la sociologie comme une science exclusivement empirique et positive, indépendante de toute implication normative, alors la réponse est clairement non. Si au contraire, comme je l’ai soutenu plus haut, on tient que la sociologie doit sacrifier aussi, et même avant tout, au quatrième impératif épistémique, l’impératif normatif, alors il n’est pas absurde de se demander en quoi ces expériences en apparence externes au champ du discours sociologique en participent malgré tout. À cette fin, une comparaison avec la méthode idéaltypique wébérienne sera, croyons-nous, éclairante. Au sein du chatoiement infini de la réalité, l’idéal-type rassemble en les caricaturant un ensemble de traits de comportement qui présentent un air de famille. Il tente de dégager leur commune intelligibilité en montrant à partir de quel sens dominant ils s’organisent et, enfin, il espère servir à mieux comprendre la réalité en permettant de mesurer justement en quoi elle n’est pas conforme au type-idéal rationalisé ainsi construit. On le sait, dans cette construction de types idéaux, Weber privilégie — ou est censé privilégier —, l’interprétation du sens de l’action en termes de rationalité instrumentale (Zweckrationalität). C’est donc l’écart à la norme épistémique de la rationalité instrumentale que le type idéal fait apparaître au premier chef. Par ailleurs, la visée de Weber est — ou est supposée être —, exclusivement cognitive et nullement normative. C’est uniquement en vue d’éclairer positivement la réalité que le sociologue se demande en quoi elle diffère du tableau idéal qu’il en construit.

Faisons cependant un pas de plus. Car, après tout les idéaux d’une société font partie de sa réalité, voire la constituent. Même un sociologue tout positif nous accorderait sans doute ce point. Plus précisément, la ’réalité’ d’une société ne consiste-t-elle pas dans l’écart où elle se tient par rapport à ses propres idéaux ? Dans cette optique, il ne suffit pas de prendre acte de l’écart de la réalité par rapport à la seule rationalité instrumentale. Tout aussi important, et peut-être plus, est d’évaluer à la fois les contradictions entre les valeurs dont une société se réclame — son ’polythéisme’—, et son impuissance à les expliciter et à s’y égaler. L’écart dans lequel elle se trouve par rapport à sa propre rationalité axiologique (Wertrationalität). Or la nature exacte comme le degré d’effectivité et de cohérence de ses idéaux ne sauraient être déterminés a priori. Personne ne peut les connaître avant qu’ils ne soient mis à l’épreuve. C’est là que réside une des légitimations de l’engagement du sociologue en tant que sociologue : contribuer à l’accouchement, à la ’révélation’ — au sens où les économistes parlent de préférences révélées —, et à l’élucidation d’une normativité dont la société, ou tel ou tel sujet collectif, sont gros et qui les travaille, mais qu’ils n’osent pas assumer et ne parviennent même pas, le plus souvent, à reconnaître comme tels. Et, en retour, considérer la difficulté des sujets collectifs à énoncer la normativité immanente à leur pratique et à la situation où ils se trouvent comme une voie d’accès privilégiée à l’analyse des contradictions et des blocages de la réalité.

On le voit, à côté de la méthode idéaltypique, mesurant l’écart présenté par les actions concrètes à la rationalité instrumentale, il y a donc place (et même place nécessaire) pour une démarche idéaliste-typique [2] à travers laquelle, en mettant en jeu sa propre normativité, le sociologue tente d’appréhender l’écart de la société à sa rationalité axiologique, aux valeurs qu’elle professe ou croit professer. Le travail proprement sociologique doit alors se boucler en parcourant à nouveau les exigences épistémiques dans l’autre sens : après avoir tenté de rendre visibles certaines des implications normatives inhérentes à la réalité sociale, approfondir leur interprétation et reprendre à nouveaux frais le travail de description et de conceptualisation théorique en se demandant pourquoi et comment telle société ou tel groupe n’a pas été capable de réaliser les valeurs qu’ils professent. Ou croient professer. Ce qui implique d’ailleurs de distinguer entre valeurs apparentes et valeurs effectives [3].

Il existe donc une dimension heuristique et cognitive de l’utopie et de l’’idéalisme’. Et d’ailleurs, symétriquement, quoi de plus utopique et idéaliste, non seulement positivement mais aussi axiologiquement, que la théorie de l’équilibre général en économie ou le type idéal wébérien de l’autorité rationelle-légale, par exemple ? Reste, à l’évidence, que l’idéal ou l’utopie que le sociologue ou le social scientist formule et explicite tout en tentant de les faire advenir, n’est susceptible d’éclairer la réalité que si en effet celle-ci les porte en elle comme un de ses possibles objectifs et que s’ils ne sont pas seulement le fantasme d’un individu isolé. Du degré d’effectivité de l’idéal dégagé par la démarche idéaliste-typique, rien ne permet de s’assurer a priori. Seule l’expérimentation décide en dernier ressort. Mais l’appréciation de la plausibilité de l’idéal normatif n’en est pas pour autant abandonnée à l’arbitraire. Assez rapidement l’épreuve de la réalité permet de voir ce qui ’prend’ et ce qui ne prend pas, ce qui peut ou ne peut pas prendre et pourquoi. Dans le cas de l’expérience des diplômes d’humanités modernes je ne me serais pas senti assez fort et assez légitime pour partir à l’aventure si un Appel publié quelques années auparavant dans La Revue du MAUSS et inspiré par les mêmes considérations n’avait pas recueilli près de 200 signatures de professeurs et maîtres de conférences des universités ainsi que de chercheurs du CNRS, témoignant de leur souci de ne pas s’enfermer à tout jamais dans les sectarismes disciplinaires. De même, je n’aurais assurément pas persisté dans les voies de la formulation au bout du compte politique d’un projet d’économie plurielle si l’esquisse de rédaction d’un Appel n’avait très vite recueilli un écho palpable [4]. Garde-fous nécessaires pour s’assurer qu’on ne délire pas.

Mais qui ne sauraient déboucher sur aucune certitude. Des accords momentanés peuvent se produire pour une infinité de mauvaises raisons et reposer sur des faux-semblants multiples. Rien ne me pousse à supposer que tel aurait été le cas pour les Humanités Modernes qui sont suivi leur cours durant une dizaine d’années [5]. Le projet d’une économie plurielle, d’une forme de welfare renouvelé — c’est bien de cela qu’il s’agit en définitive —, a pu sembler en revanche disparaître. Définitivement ? Rien n’est moins sûr. Observons tout d’abord que la perspective d’un revenu minimum inconditionnel, qui passait pour totalement utopique hier encore, gagne jour après jour de nouveaux partisans chez les économistes, même sous la forme radicale de l’allocation universelle, et que sous la forme modérée que nous prônons quant à nous (un RMI irrévocable et cumulable, pour faire vite), elle est en passe de devenir majoritaire chez les économistes qui se soucient d’autres choses que de leurs seuls modèles [6]. Observons encore qu’au bout du compte c’est ce projet d’économie plurielle qui a largement inspiré [7] une Gauche plurielle arrivée au pouvoir presque par hasard et sans en croire ses yeux. La loi sur les 35 heures, l’encouragement aux emplois jeunes, à des emplois d’un nouveau type, le (léger) relèvement des minimas sociaux et l’assouplissement de certaines modalités de leur délivrance (intéressement porté à 1 000 heures), tout cela reproduit en écho assourdi les trois axes de l’Appel qui, dès lors, peut sembler moins nécessaire [8].

Gageons pourtant que certaines idées forces devront bientôt être réaffirmées. Lorsqu’il apparaîtra, comme cela se profile, que la majorité plurielle aura raté l’essentiel de son pari pour avoir considéré la plupart de ces mesures comme des moyens techniques et non pas, également, comme des fins, et parce qu’elle aura continué à raisonner du point de vue de l’économie administrée et non pas de celui de l’autonomisation de la société civile et du renouveau démocratique. Alors il sera temps de chercher à provoquer d’autres regroupements, sur une base réflexive mieux assurée parce qu’enrichie de la confrontation des idéaux à l’épreuve de la réalité et de leur déformation [9].

Reste qu’en France, en Europe, et a fortiori au plan mondial, ce courant de pensée, polanyien, de l’ ’économie plurielle », ne parvient pas pour l’instant à s’autonomiser et à s’exprimer clairement dans le champ des idées et au plan politique. À se rendre visible comme tel. C’est ici que se pose le problème, légitimement évoqué tant par F. Dubet que par M. Callon, de la mise en actes, en objets et en centres de pouvoir et de calculs des idées dont le sociologue s’est fait le porte parole. Et que se pose aussi la question de la poursuite de son engagement et de son choix entre une conversion plus entière à la politique ou un approfondissement du travail sociologique proprement dit. On sait que les grands sociologues n’ont guère été de grands politiciens. Ni Tocqueville, ni Weber ni Mauss, pour citer ceux qui se sont plus ou moins lancés dans l’aventure, ne sont vraiment parvenus à cristalliser leurs idées politiques. Seul Marx a connu le succès, mais non sans ambiguïtés, on me l’accordera.

Rester, rentrer en sociologie ou entrer en politique ? Le cumul des deux implications peut être fécond. Mais la question du choix ne s’en pose pas moins. Or, éclairé par l’histoire des grands, il semble que le choix le plus sage pour un petit sociologue soit donc de ne pas trop aspirer à franchir le pas et d’opérer retour vers l’analyse sociologique. Enrichie des leçons de l’échec. Telle est la fonction, et la justification, de la démarche idéaliste-typique : se demander ce qui dans le réel résiste ou a résisté à sa propre pente — à une au moins de ses propres pentes —, que le sociologue s’était efforcé de dégager en suivant sa pente à lui.

Ce n’est pas le lieu d’entreprendre ici cette analyse, qui devrait, pour aboutir mettre en lumière certains traits inquiétants de la société française actuelle et son extraordinaire rigidité (pré-cadavérique ?). Tout ce qui lui interdit d’affronter réellement la crise de l’emploi et de l’intégration sociale par le salariat : la résistance à un assouplissement de la norme salariale qui remettrait trop en cause la division sexuelle des rôles sociaux ; le refus de tout partage du travail auquel on préfère la constitution d’une société en voie de ghettoïsation et où les enfants de l’immigration paient l’essentiel des pots cassés ; l’incapacité de la société civile et du monde associatif à revendiquer leur autonomie par rapport à l’État et à se penser comme les agents d’une démocratisation de base pourtant si nécessaire et urgente etc. On ne saurait résumer ici une analyse qui reste encore presque totalement à effectuer. Et qui, en ligne d’horizon, pose aussi la question du type de travail et de théorisation sociologique qui nous paraît souhaitable.

C’est sur ce point que nous aimerions, pour finir, marquer à la fois accord et divergences avec les analyses présentées par Michel Callon en ouverture à ce débat sur l’engagement du sociologue. L’accord est quasi total sur la quasi totalité de son bel article. Oui, le sociologue voit son rôle défini dans une société démocratique où il intervient comme celui de porte parole et de ’performateur’ de la réalité sociale au terme d’une ’longue chaîne de traduction mise en forme par l’expérience et qui rend bavardes des entités jusque là muettes et silencieuses’. Oui encore, en un sens, à l’idée d’attribuer au sociologue un rôle d’’abeille butineuse’, qui ’tisse des équivalences, construit des similitudes’. Mais la question se pose de savoir où butiner, et quoi, et à quelle ruche contribuer. M. Callon reconnaît lucidement la difficulté : ’Tous les acteurs réflexifs et émergents se valent-ils ? Je dois dire que je bute sur cette question qui est à la frontière de la morale et de la politique’. En réponse à cette difficulté, cependant, et c’est là que le bât blesse, il se borne à énoncer sa propre morale ou déontologie : valoriser ’cette faculté constante qu’ont les acteurs de se déprendre des liens qui tissent leurs actions, ...de se détacher pour s’attacher autrement’. Ou encore : ’aller vers les acteurs qui se donnent pour raison d’être ce travail de détachement et d’attachement, s’attacher à eux pour faciliter leur détachement, et s’en détacher quand ils sont pris dans leurs nouveaux attachements, telle me semble être la seule morale à suivre’.

Jamais vraiment là, toujours ailleurs et ailleurs qu’ailleurs, telle serait la forme moderne du sociologue sans attaches, du freischwebender Intellektual postmoderne. De celui qui aide à ce que tout ce qui est solide se dissolve dans l’air. Or, bien sûr, une telle réponse n’est pas tenable. Doit-on s’attacher à des groupes qui élaborent ou professent des valeurs indéfendables, fussent-elles celles du détachement (par exemple le détachement vis à vis de toute exigence de justice sociale ?) et abandonner le camp de ceux qui restent fidèles à des idéaux honorables, pour le seul plaisir de changer un peu ? Et oublier que le conflit social se déploie au nom de conceptions antagonistes de la justice ? J’entends bien que tous ces vocables ont vieilli : la justice, le vrai, la démocratie etc. Mai on ne voit pas très bien comment le sociologue pourrait être pertinent s’il n’était lui aussi, au même titre que ceux au nom desquels il entend parler, impliqué dans ces signifiants et dans les luttes et les débats qu’ils impliquent et structurent. Et engagé à ce titre. Adhérer aux groupes à la réflexivité émergente, c’est bien. Mais à condition que cela contribue aussi à la propre réflexivité normative émergente du sociologue.

On voit bien le dilemme. Ou bien la sociologie abandonne à la philosophie le monopole de la discursivité normative et elle dépérira pour cause d’insignifiance. Ou bien il lui faudra renouer avec sa propre tradition et se mettre en mesure d’élucider la modalité spécifique de sa normativité en éclairant les conditions, la portée et les limites d’une théorisation sociologique générale. Si, comme nous pensons que c’est sa vocation, la sociologie s’engageait dans cette voie, elle n’échapperait pas à la tâche de devoir élaborer une anthropologie normative qui serait alors partie intégrante de sa visée. C’est une telle perspective qui sert en quelque sorte d’idéal régulateur au travail effectué par La Revue du MAUSS. Malgré l’imprévisible succès que cette dernière aura au bout du compte connu, il faut bien reconnaître que cette perspective, qui voit dans l’activité sociologique une autre manière de faire de la philosophie morale et politique, ne suscite pas l’adhésion majoritaire des sociologues. La méthode idéaliste-typique serait-elle ici en défaut ? L’avenir le dira.

NOTES

[1Cf. les chapitres X et XI de La sociologie malgré tout, op. cit.

[2Que nous qualifions ainsi, bien évidemment, outre le fait de sa symétrie avec le la méthode idéaltypique wébérienne, pour permettre à ceux que ces propos exaspéreraient, de mieux et plus facilement la dénoncer comme typiquement idéaliste.

[3Je trouve beaucoup de résonances entre la méthode idéaliste-typique que j’esquisse ici et la démarche mise ne ɶuvre par Bruno Latour dans son dernier livre, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, La Découverte, 2012. Il ne suffit pas de dire, écrit B. Latour, comme il le faisait il y a dix ans, que « nous n’avons jamais été modernes ». Encore faut-il savoir ce que nous avons été en réalité. Plein de choses, sommes toutes, puisque nous avons été écartelés entre différents « modes d’existence » ayant chacun leur régime de vérité ou de félicité, d’erreur ou d’infélicité propres (Boltanski et Thévenot parlent de cités, mais c’est bien différent, même si le projet, comme celui de M. Walzer dans Spheres of Justice, est commun, de mettre en lumière l’irréductible pluralisme des sociétés modernes…ah non, j’oubliais, « nous n’avons jamais été modernes »). Le projet s’annonce passionnant de distinguer entre ce que les Modernes (qui se croyaient tels) ont dit d’eux-mêmes, et les valeurs qui les ont réellement animées, et qui sont peut-être partageables et universalisables, elles. Et il faut distinguer encore un troisième récit, celui que donne l’auteur du rapport entre les deux premiers, et qu’il soumet, via internet et dans ce livre, à critique et discussion ouvertes dans le cadre de ce qu’il appelle des humanités numériques. Les harmoniques avec la démarche que je qualifie d’idéaliste-typique - prendre au sérieux les valeurs des groupes ou des sociétés pour se demander pourquoi et comment elles ne se sont pas réalisées -, apparaît clairement lorsque B. Latour écrit, par exemple : « Je vais faire comme si ils (les Modernes) n’étaient pas parvenus cette fois en théorie, à trouver le moyen de respecter leurs propres valeurs. « (p. 26). Le projet est ambitieux au bon sens du terme. L’ouvrage fourmille d’aperçus ou d’analyses passionnants. Mais on peut douter qu’il aboutisse effectivement à une écriture expérimentale collective tant les attendus présentés nécessitent de la part du lecteur de très solides connaissances latourologiques. Le biais est sans doute que Latour ne pousse pas la réflexivité sur ses propres valeurs, sa propre Wertbeziehung, et croit pouvoir s’en passer parce que ses analyses découleraient de l’enquête ethnométhodologque, d’une part, et de l’ouverture au débat collectif de l’autre. Difficile de ne pas soupçonner là le risque d’un télescopage du normatif et du descriptif, comme si le premier pouvait découler quasi naturellement du second.

[4La vogue des Appels et autres pétitions a quelque chose d’un peu ridicule, il est vrai. Mais il y a quand même là un moyen de se compter et de se donner une première estimation des chances d’effectivité d’un engagement normatif.

[5C’est avec l’analyse précise des raisons pour lesquelles l’expérience a en définitive capoté qu’on entrerait réellement au cœur de la démarche sociologique. C’est un autre travail…

[6La note récente publiée par Roger Godino à la Fondation Saint-Simon est de ce point de vue extrêmement révélatrice, puisque nous avons durant de nombreuses années rompu des lances avec cette mouvance précisément sur ce point.

[7Inspiré comment ? par quels canaux ? La réponse n’est pas claire et renvoie à une réflexion plus poussée sur la manière dont se forme l’air du temps. Reste que la Gauche s’est soudain mise à égrener des thématiques (notamment la RTT) envers lesquelles elle ne professait qu’hostilité encore un ou deux mois auparavant.

[8Ici encore il y a tout un travail d’analyse empirique à effectuer. J’en ai donné quelques éléments en réponse à des propositions de Denis Clerc. Cf. A. Caillé, « Quels fondements pour une fiscalité équitable ? », L’économie politique n°47, 2010.

[9Je conserve tel quel ce passage vieilli, parce qu’il n’anticipait pas si mal…