Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Dominique Girardot

Don, greffe, mérite

Texte publié le 26 avril 2016

Les Troisièmes Rencontres Ethiques en Avignon, organisées par l’association Don et Ethique en Avignon le 10 mars 2016 au Palais des Papes, avaient pour thème : « Faut-il mériter son greffon ? ». Le texte qui suit est adapté de la communication faite à cette occasion. Merci au docteur Gaël Pradel, ainsi qu’à l’ensemble des organisateurs de ces Rencontres.

Introduction. Mérite et transplantation : un rapprochement insolite ?

Il faut tout d’abord souligner combien le rapprochement entre mérite et transplantation paraît insolite. Et même indécent. Car les patients ont besoin d’une greffe, ou pas : qu’est-ce que le mérite peut bien venir faire ici ? Le serment d’Hippocrate fonde en effet sans ambigüité la pratique médicale sur le besoin des hommes souffrants, sans discrimination.

Cette exigence est au bénéfice non seulement du malade, mais aussi du médecin, qui se voit ainsi déchargé d’avoir à décider du bien et du mal — d’avoir à en décider en général, et non de façon limitée à son art. C’est le sens de la réflexion de Hans Jonas dans L’Art médical et la responsabilité humaine  :

« La valeur de la personne ne doit pas devenir le critère déterminant l’effort du médecin pour soigner le corps. Seule l’intégrité fonctionnelle du corps est son objet. <…> Cette limitation du mandat médical <…> doit être soulignée pour ne pas surcharger métaphysiquement l’image de l’art médical <…> afin de ne pas imputer trop de part à la responsabilité du médecin » (Jonas Hans, 2012, p. 50).

Un peu plus loin, Hans Jonas compare le médecin au capitaine d’un navire : son rôle est de conduire les passagers à bon port, et il n’a pas à s’interroger sur la raison pour laquelle chacun d’eux entreprend la traversée.

Comment donc en arrive-t-on à réintroduire la question de la valeur au centre de la relation de soins, c’est-à-dire : comment en vient-on à se demander si un patient mérite qu’on lui attribue un greffon ?

C’est évidemment que la médecine de transplantation, confrontée à une situation de pénurie et souvent d’urgence, doit continuellement procéder à des arbitrages. C’est aussi que certains patients peuvent apparaître comme responsables de leur maladie, et cela peut décourager l’engagement dans les soins. Ainsi la question « Faut-il mériter son greffon ? » renvoie-t-elle à cette autre : « Mérite-t-on d’être malade ? ».

Je me centrerai sur le problème soulevé par l’hépatite alcoolique aigüe, après avoir brièvement rappelé les données du problème et la réponse élaborée par l’Agence française de biomédecine.

Les données du problème

Les dilemmes éthiques d’une médecine de tri compliqués par l’alcoolisme

Le problème a été formulé de façon particulièrement synthétique par Emmanuel Hirsch et Marc Guerrier :

« Selon quels principes appréhender ou négocier des dilemmes à la fois éthiques et déontologiques, dès lors qu’il s’agit, dans l’acte de transplanter, de permettre chaque fois à une seule et jamais à toute personne malade d’accéder à une greffe parfois vitale ? » (Hirsch Emmanuel, Guerrier Marc, 2010, p. 674-675.)

Les auteurs campent ici l’inévitable proximité des dilemmes éthiques avec la pratique de transplantation de façon générale. Le problème acquiert cependant toute sont acuité concernant des malades dont on peut penser qu’ils sont responsables de leur état comme c’est le cas pour les alcooliques : peut-on risquer de gaspiller une ressource rare en en faisant bénéficier un malade qui par son comportement risque d’invalider à très court terme le geste médical — soit parce qu’il n’a pas arrêté de boire, soit en se remettant à boire ?

La règle des six mois d’abstinence paraissait un bon compromis pour ouvrir l’indication de greffe hépatique aux patients alcooliques. Cependant, un tel délai impliquait l’exclusion de fait, par décès pour 70 à 80% d’entre eux, des patients souffrant d’hépatite alcoolique aigüe (sans réponse aux corticoïdes). Le problème éthique ainsi posé a initié les travaux de l’équipe de Lille (Mathurin Philippe et al., 2011).

L’étude a établi que ces patients, à condition d’être bien entourés et suivis par une équipe interdisciplinaire, pouvaient bénéficier d’une transplantation hépatique avec les mêmes chances de succès que les autres malades.

La règle des six mois d’abstinence étant de ce fait battue en brèche, le problème est désormais d’avoir à accepter que des cas d’hépatite alcoolique aiguë se retrouvent classés en situation prioritaire pour l’attribution des greffons. Est ainsi révélé l’ancrage moral d’une difficulté éthique : peut-on appliquer un traitement égal aux patients alcooliques et aux autres patients ?

Ainsi que l’écrivent Jean-Louis Payen et Georges-Philippe Pageaux

« La question se pose ainsi : est-il légitime compte tenu de la pénurie de greffons de proposer une transplantation aux malades ayant une hépatite alcoolique sévère (malade ‘coupable’), sachant qu’ils sont en ‘compétition’ avec des malades atteints d’un carcinome hépatocellulaire compliquant une hépatite virale C post transfusionnelle (malade ‘victime’) ? » (Payen Jean-Louis, Pageaux Georges-Philippe, 2014, extrait du résumé).

On voit nettement comment le problème s’articule : la situation de concurrence entre les patients est créée par la rareté du bien que constituent les greffons ; mais l’étiologie des pathologies conduisant à une indication de greffe hépatique fait intervenir une dimension comportementale affectée d’une lourde connotation morale : l’alcoolisme. C’est ainsi que la question de la greffe hépatique semble conduire inévitablement à cette « surcharge métaphysique » que Hans Jonas cherchait à éviter aux praticiens ; et c’est ainsi que surgit le « critère » du mérite.

Comment tenir ensemble les exigences d’accorder les soins et de ne pas discriminer les patients, quand les soins passent par un bien dont la faible disponibilité exige que l’on discrimine ? Ou encore : comment discriminer sans faire intervenir de jugement de valeur ?

La réponse déontologique et ses limites

On peut voir la déontologie comme la réponse collective des médecins destinée à les délester de la « surcharge métaphysique » : une « économie professionnelle », comme la nomme Alexandre Jaunait, qui définit une moralité strictement articulée aux exigences de la profession — une moralité sans moralisme, en quelque sorte, qui indique « la manière correcte de réaliser l’activité professionnelle » (Jaunait Alexandre, 2010, p. 116).

En l’occurence, pour ce qui concerne le problème posé par l’attribution des greffons hépatiques, la réponse de la profession à travers l’Agence française de biomédecine vise clairement à permettre de discriminer les patients sans faire intervenir de jugement de valeur. La procédure tient pour l’essentiel dans la définition d’un « score foie » composé du score MELD pondéré par des critères logistiques (de temps de transport notamment). Cependant force est de reconnaître que l’ordre ainsi établi ne fait pas taire toutes les questions.

L’inévitable « effet pervers » des scores d’attribution chiffrés est bien connu des médecins, qui inclinent à inscrire les patients un peu plus tôt ou un peu plus systématiquement qu’il ne faudrait, dans l’espoir d’améliorer la situation du patient ou du centre.

La solution inspirée par la déontologie et formalisée dans les règles d’attribution de points engendre ainsi à son tour des problèmes déontologiques si elle est prise étroitement, sans horizon qui lui donne son épaisseur. Il s’agit donc d’éviter que les règles que la profession se donne pour fonctionner — une façon commune de régler les questions — ne débouchent sur une « conception administrative de l’éthique » selon l’expression de Pierre Jouannet (cité dans Hirsch Emmanuel, 2004, p. 61, note 1).

Bien sûr, il est légitime qu’une profession formalise le plus possible la réponse à apporter aux situations qu’elle rencontre, de manière à dégager les praticiens de délibérations trop lourdes, en affirmant des façons communes de faire. Cependant ces difficultés sont l’indication de l’irréductibilité du champ éthique : aucune application de mesures chiffrées ne peut dispenser d’interroger sa pratique.

Le problème tient pour beaucoup dans le scandale que peut représenter la priorité donnée à des alcooliques non sevrés, avec pour effet « d’accroître la mortalité parmi les patients en attente » (Comité Consultatif de Bioéthique de Belgique, 2014, p. 4).

La sphère médicale n’est pas étanche à la sphère sociale. Et dans celle-ci se trouvent des représentations de la maladie, de l’alcoolisme, de la responsabilité individuelle dans la maladie… qui font que l’on peut être heurté par le verdict d’un score.

Les patients alcooliques non-abstinents méritent-ils d’être soignés au même titre que les autres ? Peut-on considérer comme négligeable pour ce qui est de l’accès aux soins une telle pratique addictive qui est pourtant à l’origine de la maladie et peut compromettre la suite ? La question bouscule l’identité professionnelle des médecins, parce qu’elle confronte la profession médicale à ses limites, à ce qui l’excède, notamment du fait que sont en jeu des représentations sociales. La question s’adresse donc, par-delà les professions médicales, à la société tout entière.

Représentations

Maladie et mérite

Les représentations en jeu sont visibles dans le glissement qui s’opère insensiblement du concept de « maladie auto-infligée », à celui de « malade coupable » (Payen Jean-Louis, Pageaux Georges-Philippe, 2014).

On comprend que le concept de maladie auto-infligée ait une pertinence médicale, puisqu’il implique le comportement du patient dans l’étiologie de sa pathologie, et par conséquent indique l’un des points d’action possible dans le recouvrement de la santé. Cependant, la connotation morale de l’adjectif « infligée » indique assez la dérive possible, du fait de la présence, au-delà de l’usage médical, d’un halo d’assignation à la culpabilité… qui peut rapidement faire signe vers une non-collaboration du patient aux soins, laquelle à son tour pourrait dédouaner le médecin de son intervention.

Plusieurs travaux établissent un lien direct entre les « réticences éthiques des médecins » à la transplantation hépatique pour maladie alcoolique et la notion de « maladie auto-infligée » (Potdevin Ph., Vidal-Trecan G., Calmus Y, 2001 ; Mathurin Philippe et al., 2011, et l’éditorial de présentation de l’article : Brown Robert S., 2011) ; Vidal-Trecan Gwenaëlle, 2004). Ces travaux relèvent également d’une part que les taux de réussite de la transplantation, les durées et la qualité de vie post-transplantation, ainsi que l’observance du traitement, ne sont pas inférieures concernant les patients alcooliques ; et d’autre part, que les recherches pour fonder la prédictibilité de reprise de consommation alcoolique en lien avec la durée d’abstinence pré-transplantation se sont avérées infructueuses.

On peine donc à trouver un argument médical à l’exclusion ou à la limitation de l’inscription des patients alcooliques sur les listes d’attribution des greffons, et l’argument de l’utilité sociale — à quoi sert de greffer un patient qui risque de se remettre à boire ? — tombe de lui-même faute de critère de prédictibilité : cela n’a probablement pas plus de sens que de se demander à quoi sert de greffer un patient qui risque de se faire renverser par un bus, ou de tuer sa femme, ou de devenir un poseur de bombes.

La question du bien-fondé de l’attribution des greffons hépatiques aux patients alcooliques persiste cependant, car il n’est pas si simple d’affirmer que l’alcoolisme devrait être traité comme une variable négligeable en regard de la décision à prendre. La question entre en résonance avec celles qui soutiennent les politiques de déremboursement de la sécurité sociale : est-ce à la société de payer pour les comportements irresponsables de certains individus ? Ne serait-il pas plus juste que ceux-ci assument pour eux-mêmes les conséquences de leurs actes ou de leur imprévoyance ?

Ces questions s’inscrivent dans le cadre plus large du néolibéralisme, avec la domination de représentations qui, dans un contexte de pénurie et de concurrence, mettent l’accent sur la responsabilité individuelle au détriment d’une approche sociale et mutualisée des problèmes (voir Bossy Thibault, Briatte François, 2011, p. 7-12 ; Elbaum Mireille, 2007, p. 559-622).

En définitive, se demander s’il faut mériter son greffon revient à se demander s’il est normal d’engager des ressources rares et de dépenser des moyens publics pour soigner des personnes dont la maladie est corrélée à leur comportement déraisonnable. Les patients qui n’ont pas su protéger leur santé méritent-ils d’être traités comme les autres ? Ne va-t-on pas ainsi encourager l’irresponsabilité ? Etc.

Poser les problèmes autrement : mettre en question l’anthropologie néolibérale

Derrière les difficultés à accepter la position prioritaire de patients alcooliques pour l’attribution de greffons hépatiques se profile donc une anthropologie, néolibérale, qui voit l’être humain comme un acteur individuel, souverain dans ses choix, calculant son intérêt pour décider de ses actions — l’homo oeconomicus. Un être humain en pleine maîtrise de ce qu’il est et de ce qu’il fait, entrepreneur de sa vie, propriétaire de son petit capital (santé, en l’occurence) qu’il fait fructifier ou dilapide… Accorder le même traitement aux patients alcooliques qu’aux autres reviendrait, selon cette perspective, à ne pas décourager leur comportement addictif, voire à les inciter à profiter de la solidarité : une prime au comportement irresponsable, dont la charge est assurée par ceux qui ne se permettent pas de tels comportements.

Cette vision simplificatrice de l’être humain conduit à individualiser des réalités pourtant sociales. Affirmer, à l’inverse, qu’aucun homme n’est en pleine maîtrise de sa vie, parce que le sens et la possibilité même de ce qu’il fait dépendent de la présence des autres, nous place incontestablement devant des paradoxes ; mais sans doute cette anthropologie plus complexe touche-t-elle plus juste. Ce n’est pas, comme on le caricature parfois, que nous n’aurions aucune responsabilité dans ce qui nous arrive. C’est plutôt qu’il s’agit de co-responsabilité, puisque les causalités ne peuvent être pensées dans l’abstraction de la dimension collective. Aucun homme ne saurait vivre de lui-même, sans la présence et l’activité des autres ; tout homme doit compter avec celles-ci : qu’elles soient aides ou entraves, elles sont d’abord la condition de son existence propre.

Mais si une vie humaine n’est jamais réductible à des choix souverains, cela signifie que l’imputation individuelle de ce qui revient à chacun est impossible — c’est-à-dire qu’elle est, si l’on y procède malgré tout, nécessairement arbitraire. En s’appuyant sur Marcel Mauss, un auteur qui avance que « nous nous devons tout » les uns aux autres — tout : le pire et le meilleur —, on peut être fondé à penser que le paradigme des relations sociales n’est pas le « donnant-donnant » du contrat, où s’amorce la comptabilité du mérite ; mais plutôt le don — le don tel que défini dans l’Essai sur le don (Mauss Marcel, [1924] 1985) et repris depuis les années 1980 par le MAUSS [1] — un don qui n’a pas grand chose à voir avec la charité. Mauss, témoin de la mise en place des prémices de l’assurance sociale voit dans la mutualisation de la prise en charge des risques une réalisation qui remet les hommes sur le chemin d’eux-mêmes, après les terribles errances des débuts de l’industrialisation et l’atomisation sociale qui s’est ensuivie.

L’alcoolisme : fait individuel ou social ?

La même veine d’analyse permet de s’inspirer, concernant l’alcoolisme, de la démarche de Durkheim qui, constatant l’augmentation du suicide dans les sociétés industrialisées, propose de voir dans ce fait en apparence individuel un fait social, qui porte témoignage de l’anomie de nos sociétés :

« Les individus qui composent une société changent d’une année à l’autre ; et cependant le nombre de suicidés est le même, tant que la société elle-même ne change pas » (Durkheim, [1897]).

Le taux d’alcoolisme présente le même paradoxe d’un comportement individuel mais cependant attaché à une société : selon les données de l’Inserm, alors que

« la consommation d’alcool diminue régulièrement en France, la proportion de personnes en difficulté avec l’alcool reste stable à 10 % de la population adulte » (Naassila Mickaël, 2011).

L’alcoolisme, ainsi que le soulignent Pierre Fouquet et Martine De Borde dans leur Histoire de l’alcool (Fouquet Pierre, De Borde Martine, 1990), est une pratique dépendante de conditions techniques et surtout socio-économiques. Alors que la technique de la fermentation est connue dès l’Antiquité, et alors même que l’apparition de la technique de distillation aux alentours du Xe siècle va notablement influer sur les modes de consommation, ce n’est qu’avec la révolution industrielle que se développe un alcoolisme de masse.

Comme dans le cas du suicide, la fragilisation des solidarités traditionnelles, la fragmentation des cadres de vie, sont fortement corrélées au phénomène.

Pierre Fouquet et Martine De Borde soulignent par ailleurs que les variations individuelles du phénomène rendent difficile de s’accorder sur une définition de l’alcoolisme qui ne peut s’objectiver dans la quantité d’alcool ingéré ou la durée d’alcoolisation, certains basculant dans un « syndrome de dépendance à l’alcool » (le terme promu par l’OMS) à partir de quantités ou de durées minimes.

Voilà qui relativise la part de responsabilité individuelle en manifestant la part indéniablement sociale, mais aussi accidentelle ou génétique, de l’alcoolisme et de ses effets délétères.

Les travaux de l’équipe de Lille (Mathurin Philippe et al., 2011) établissent que le délai de six mois d’abstinence n’est pas prédictif d’une reprise de la consommation alcoolique, alors que l’entourage et l’accompagnement du patient sont indéniablement corrélés à l’abstinence post-transplantation.

C’est dire que le patient n’est pas seul face au risque de la reprise de la consommation d’alcool, mais que celui-ci engage notre capacité à faire lien. L’ancrage social ainsi révélé en amont et en aval des problèmes posés par l’alcoolisme indique que le geste médical de la transplantation ne saurait se suffire à lui-même, et doit être pensé en articulation à d’autres professions de santé ainsi qu’en collaboration avec la famille et les travailleurs sociaux.

Comme dans le cas du suicide, et bien que l’un et l’autre événements dépendent de comportements individuels qui se présentent comme des décisions, le destin d’un individu tient pour beaucoup à la solidité du tissu social. Nous ne pouvons nous dédouaner de notre responsabilité en déclarant que l’alcoolique mérite son sort, puisqu’il se montre incapable de se conduire raisonnablement. Car on n’est probablement jamais capable de quoi que ce soit à soi tout seul : il y faut un regard qui ne stigmatise pas l’incapacité, des attentes qui soutiennent et permettent d’oser.

En ce sens, la greffe d’organe relève du don tel que Marcel Mauss l’a conceptualisé : ce n’est pas seulement un geste technique, c’est aussi, par-delà la dimension matérielle de ce qui a lieu, l’affirmation symbolique de la valeur de la personne et du lien qui nous rassemble en une même communauté ; c’est un don de vie, non seulement au sens biologique, mais au sens humain du vivre ensemble — et qui, comme tel, appelle un contre-don. C’est donc un défi, tout autant qu’une confiance accordée dans la capacité du donataire de se mettre à hauteur de la générosité.

En définitive, la difficulté de décider comment attribuer les greffons hépatiques nous convie à réfléchir ensemble à la société que nous formons — ce qui est la définition première de la politique.

Discuter et juger ensemble pour ouvrir au don

La tentation du renoncement au jugement

Selon la formule célèbre d’Aristote : « L’homme est par nature un animal politique ». Etre humain c’est non seulement vivre en société — être un animal social, comme les abeilles ou les fourmis — mais en penser quelque chose et en parler ensemble ; c’est avoir quelque chose à dire sur notre interdépendance, et ce que nous en faisons. Car les hommes, souligne Aristote, disposent de la notion de ce qui est juste ou injuste, et de la faculté de langage, qui leur permet d’en parler entre eux.

Mais cette façon d’être spécifique aux hommes n’a de sens que si nous avons pouvoir d’agir. Or l’idéologie néolibérale qui imprègne nos représentations tend à une naturalisation des faits sociaux. L’emblème de la pensée libérale est le « There is no alternative » lancé par Margaret Thatcher au début des années 1980. L’idée que nous n’avons pas le choix, que les lois de l’économie s’imposent comme des lois naturelles, auxquelles le comportement humain est lui aussi arrimé, nous engage à déserter le jugement sur ce que nous faisons ensemble. Si tout relève d’une mécanique de l’intérêt, il n’y a plus qu’à mesurer et constater la conformité ou l’écart à la norme. L’idée que les comportements humains pourraient être prédictibles puise à cette source : c’est-à-dire à la méconnaissance, ou plutôt au déni, de la faculté humaine d’échapper aux séries statistiques.

Lorsque Durkheim nous parle du suicide comme d’un fait social, lorsqu’il repère des séries statistiques qui indiquent des fragilités, ce n’est pas dans le but de repérer les individus susceptibles de commettre ce geste — probablement la notion de suicidé en puissance est-elle aussi absurde que celle de délinquant en puissance —, mais plutôt d’engager une réflexion sur ce qui dans la société produit de telles fragilités. L’enjeu est politique, et non pas gestionnaire. La logique dominante aujourd’hui va tout à fait à l’inverse.

Ce retrait du jugement est sensible dans l’évolution de la bioéthique et sa tendance à se tenir dans des formules chiffrées, comme si le repérage de régularités dans les situations observées ou la mesure des interventions pouvaient tenir lieu d’analyse et de boussole : comme si cela pouvait suffire à orienter la pratique, en remplaçant avantageusement le jugement. Emmanuel Hirsch et Marc Guerrier décrivent ainsi l’émergence d’une éthique

« algorithmique ou procédurale », (ordre par les scores). Cette approche permet d’établir des règles nécessaires ; cependant elle « ne doit pas nous fasciner : elle s’avère fondamentalement incomplète, et n’est du reste algorithmique » qu’en apparence, puisque critères et pondérations impliquent des choix qui relèvent « des champs moral, éthique et politique » (Hirsch Emmanuel, Guerrier Marc, 2010, p. 682-683).

Les auteurs pointent ici l’irréductibilité du questionnement qui traverse la pratique clinique et l’ancre dans une dimension éthique ; mais aussi la forte tentation d’en finir avec ce questionnement, anxiogène et chronophage, et de l’éliminer à l’aide de standards de quantification. Témoins le « nouveau paradigme » de l’evidence-based medicine, dont parle Jean-Marie Mantz (Mantz Jean-Marie, 2013, Question 88), ainsi que la rationalité gestionnaire qui impose désormais ses critères à l’ensemble du champ médical.

Du point de vue de la rationalité technique, en effet, l’ancrage du jugement dans l’intuition et la subjectivité constitue une limitation, une source d’erreur. En cela, elle vient en renfort du dogme néolibéral d’une seule voie à suivre (pas d’alternative) et d’une objectivité qui s’imposerait aux hommes quoi qu’ils en pensent — une objectivité qu’il serait donc inutile de penser et qu’il n’y aurait qu’à constater.

Serait-il souhaitable, en l’occurrence, d’attribuer au score foie — éventuellement en l’améliorant, en l’affinant — un statut d’objectivité tel qu’il se rende exclusif de toute discussion au sujet des priorités à établir dans l’attribution des greffons ? Peut-on rêver d’une situation où il n’y aurait plus rien à discuter ?

En un sens oui, bien entendu, tant est lourde la responsabilité d’avoir à décider ; mais en un autre sens, la perspective est terrifiante.

Ethique médicale, pluralité du jugement et « mentalité élargie »

L’espoir ainsi manifesté d’écarter une bonne fois pour toutes les éléments discutables des décisions — la part du jugement et de l’intuition — présente l’apparence anodine et très raisonnable d’une aspiration à disposer de guides fiables de la pratique. Son caractère redoutable tient à ce que l’on aspire ainsi à réduire les déterminations des décisions à des éléments techniques, réputés objectifs et donc indiscutables.

Or, malgré la difficile épreuve d’avoir à affronter des dilemmes, il n’est pas souhaitable d’être défaits de l’obligation de se prononcer et de la responsabilité morale qu’elle implique. Car c’est précisément ce qui fait que la décision est humaine — qu’elle n’est pas le fait d’une divinité, ou d’une machine. Autrement dit, rêver d’éliminer l’ancrage des décisions dans des points de vue, vouloir éradiquer la part de conviction et d’intuition qui nous fait nous prononcer, constitue une attirance pour une forme de déshumanisation. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre qu’il ne faut pas chercher autant que possible à rationaliser et donc harmoniser les décisions à partir de la prise en compte la plus objective possible de la réalité ; mais plutôt de souligner qu’en dernière analyse, aucune décision n’échappe à un positionnement en des termes qui ne sont pas imposés par un constat, mais impliqués par des valeurs. Etre humain, c’est non seulement partager une réalité, mais parler ensemble des jugements qu’elle nous inspire. Nous avons en commun de juger les situations que nous partageons, mais nous n’avons pas la même chose à en dire : nos jugements ne s’accordent pas d’emblée. Nous pouvons bien entendu parvenir à un accord ; mais si le consensus peut être un point d’arrivée, il n’est certainement pas le point de départ.

C’est dire l’importance primordiale des espaces de discussion et du temps pris à la confrontation des différents points de vue. ça n’est pas que toute décision implique le temps préalable d’une réunion, bien entendu : certaines situations ne le permettent pas. Mais généraliser les temps de délibération collective de façon qu’ils fassent partie de l’ordinaire de la pratique médicale peut utilement desserrer l’étau de la « surcharge métaphysique » : l’habitude de la confrontation à un regard critique nourrit la délibération intérieure et la soutient. Les différents comités d’éthique, à tous les échelons des structures de santé, jouent ce rôle. Mais probablement les temps de discussion devraient-ils être systématisés dans les équipes pour que la parole collective acquière sa pleine valeur.

Sans doute la surcharge de travail gêne-t-elle cette entreprise qui vise à fournir un substrat collectif à la décision. Aussi bien une réflexion sur les rythmes et les conditions de travail ne serait-elle pas hors-sujet. Mais probablement la gêne vient-elle aussi de notre propension à considérer la discussion comme une perte de temps, qui prend sur le temps de travail « efficace » (sa part technique, en réalité). La prégnance des représentations techniques et la logique gestionnaire se trouvent associées dans une tendance

« à faire disparaître en les niant purement et simplement les questions dangereuses et impossibles », comme le remarque Pierre Legendre. C’est pourquoi il nous faut veiller à développer un « art d’interroger, qui préserve le questionnement dans sa complexité » (Pierre Legendre cité dans Hirsch Emmanuel, 2004, p. 269).

Car c’est précisément parce que la technique et les formalisations gestionnaires de la pratique ne suffisent pas — et ne sauraient suffire — à décider, que les questions éthiques se posent ; et il en va de notre humanité qu’elles continuent à se poser.

Les questions éthiques sont difficiles parce qu’elles sont en un sens impossibles : on ne peut savoir qui greffer en priorité comme on peut savoir quels gestes faire en priorité pour greffer. Si savoirs il y a dans les deux cas, ce ne sont pas des savoirs du même ordre. L’un s’arrime à la technique, l’autre à l’être ensemble, à la dimension politique.

En matière éthique, il y a donc un sens à viser ce que Kant nommait une « mentalité élargie » : parvenir à penser « en commun avec d’autres ».

« [P]enserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » (Kant Emmanuel, [1786] 1983, p. 86).

Comprendre, c’est englober — prendre avec soi — d’autres points de vue. D’où l’interdisciplinarité des comités éthiques ; mais également les appels à étendre la discussion à l’ensemble de la sphère publique.

Y a-t-il une alternative — à la pénurie de greffons ?

En définitive, les dilemmes qu’affronte la décision médicale interrogent notre façon de faire société. Et ce, jusque dans la façon dont les problèmes sont posés. Car la pénurie de greffons, à l’origine des dilemmes, résulte bien d’une attitude sociale, largement faite de réticence quant au don d’organes. Emmanuel Hirsch et Marc Guerrier rappellent qu’à propos de l’article 1 de la loi Caillavet (la non-expression d’un refus de donner ses organes équivaut à un consentement), on a parlé de « nationalisation des corps ». Ils évoquent alors cette déclaration de Philippe Lang :

« Aujourd’hui, il n’est pas hélas de règle de distribution qui soit juste car le manque de greffons nous confronte au choix dramatique qui consiste soit à favoriser le malade le plus urgent avec des risques de succès plus limités, soit à favoriser la greffe la plus simple dans l’intérêt collectif d’utiliser au mieux les greffons. Cette injustice incontournable n’est pas toujours comprise <… c’est aux> médecins de diffuser ce message <…> c’est <à la société> qu’il appartient de rompre ce schéma d’inégalités aujourd’hui sans solution » (Lang Philippe cité dans Hirsch Emmanuel, Guerrier Marc, 2010, p. 673).

Serge Duperret, dans sa contribution au Traité de bioéthique (Duperret Serge, 2010, p. 686-697), argumente dans un sens analogue. Il se réfère à l’éthique habermassienne de la discussion pour plaider en faveur d’un débat élargi à l’ensemble du public ; mais surtout, il engage dans cette discussion à interroger le statut de la pénurie des greffons. La transplantation est certes victime de ses succès, qui augmentent les indications possibles ; mais Serge Duperret questionne l’évidence de la pénurie des greffons pour engager une réflexion sur le sens du don d’organes : il déplace l’accent du manque vers le sens, en quelque sorte.

Un large débat public pourrait lever la pénurie dans les faits, en levant les réticences intimes au don d’organes, à condition de le centrer, non sur la nécessité du don — comme toute nécessité, indiscutable — mais sur le sens que peut acquérir le don, le sens qui peut lui être donné. Déplacer l’accent non sur ce qu’il faut, sans autre alternative possible que d’avoir à gérer la pénurie par l’établissement de priorités impossibles, mais sur ce que cela veut dire. Le don d’organes pose ainsi, en amont des pénuries, la question de la solidarité et, en amont encore peut-être, celle de la dimension symbolique. Comment venir à bout du principal élément constitutif des dilemmes éthiques en transplantation ? En inscrivant le don d’organes, répond Serge Duperret, dans le cadre plus large du don de vie, de façon à lever un obstacle majeur : le caractère transgressif de la greffe. Au lieu de nous paraître une atteinte à la sacralité des corps, la greffe pourrait alors « nous rappeler à notre propre condition d’exister à travers un don » (Duperret Serge, 2010, p. 696), condition universelle, puisque à chacun de nous la vie a été donnée.

Conclusion. La transplantation, une question discutable ?

Les dilemmes éthiques de la pratique de la transplantation et, par-delà, le constat même de la pénurie de greffons convient la profession médicale à engager une réflexion dans l’ensemble de la sphère publique sur le sens du don d’organe. Cependant, concernant une pratique qui bouscule notre rapport à la sacralité de la vie et des corps, la discussion est indéniablement très délicate à instaurer et à conduire. La tentation pourrait être de la rabattre sur les données techniques, orientées par la préoccupation gestionnaire — le manque de greffons — et la règle du donnant/donnant. Il est à craindre cependant que ce registre ne tue le débat public en le plaçant du côté de la nécessité, c’est-à-dire de ce dont il n’y a guère lieu de discuter. Or en se développant, la pratique de la transplantation vient mettre à l’épreuve notre façon de vivre la communauté humaine ; et c’est sur quoi il est du premier intérêt de confronter nos points de vue.

Que voulons nous faire de la technique de la transplantation ? Quel est l’horizon politique que nous voulons lui donner, c’est-à-dire : que voulons-nous affirmer, que voulons-nous faire exister, à travers la possibilité technique d’une circulation des organes des morts aux vivants, et même désormais entre les vivants ? C’est probablement le chemin qui est à privilégier pour qu’inversant le questionnement du mérite vers le don, émerge une nouvelle représentation de la solidarité, à même de desserrer l’étau de la pénurie de greffons.


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NOTES

[1MAUSS : Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales. Pour une présentation synthétique des thèses du MAUSS, voir Caillé Alain, 2000.