Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé

Introduction à la science sociale – Avertissement, avant-propos et préface

Texte publié le 15 novembre 2015

Nous republions ici, semaine après semaine, en 11 « séances » (en feuilleton, si on veut) un cours donné par A. Caillé à l’Université de Nanterre, dans sa version de 1999.

AVERTISSEMENT

De 1997 à 2010 j’ai donné à l’Université de Paris X-Nanterre un cours de licence intitulé « Sociologie, philosophie et économie politiques ». Ce cours s’inscrivait dans le cadre d’un « Magistère d’humanités modernes », ouvert aux étudiants normaliens de Cachan et aux étudiants de sociologie Nanterre désireux de suivre un parcours renforcé. Il délivrait des doubles licences et des doubles maîtrises de sociologie et d’économie (ou économétrie) ou de sociologie et d’Histoire. Créé avec l’appui de mon collègue de l’époque, Marc Lazar, ensuite relayé par François Vatin, ce magistère, surtout en ses débuts, prenait également appui sur des enseignements de philosophie politique et d’ethnologie. Il approximait donc au plus près une formation à la science sociale générale (ou, plutôt, généraliste) que j’appelle de mes vɶux, sans laquelle les sciences sociales perdent leur sens. Argumentant assez longuement en ce sens dans mon récent La sociologie malgré tout  [1] je me bornerai à rappeler ici que cette science sociale générale qui paraît si inaccessible et quasiment inconcevable aujourd’hui n’est rien d’autre que la sociologie, telle que l’entendaient des Durkheim ou Max Weber, ainsi que leurs grands successeurs. Une des raisons principales selon moi pour laquelle ce projet n’a finalement et jusqu’à présent pas réussi à prendre corps est que la sociologie (alias la science sociale générale…économie et philosophie politique comprises) n’est jamais parvenue à clarifier de manière pleinement satisfaisante son rapport à la science économique et à sa matrice utilitariste. C’est à cette tâche que je me suis employé dans le cadre de cet enseignement.

Fouillant il y a un an dans mes vieux ordinateurs, j’ai retrouvé dans mon premier Mac Intosh une des versions de ce cours que j’ai finalement réussi à convertir peu à peu, de disquettes en clé USB, en une version lisible sur mon PC actuel. Cette version était le résultat d’une commande passée en 1998 ou 1999 par Pascal Combemale, aujourd’hui directeur de la collection Repères aux Éditions La Découverte. P. Combemale qui était intervenu dans le cadre de cette filière d’Humanités modernes avait alors pensé qu’il serait bon de bâtir un Grand Repères à partir de mon cours. Puis, Avec Jean-Paul Piriou, qui dirigeait à l’époque cette collection ils m’avaient dit après réflexion et livraison d’un premier manuscrit, que ce serait encore plus beau d’essayer de faire tenir tout cette initiation conjointe à la sociologie, à la science économique et à la philosophie morale et politique dans les 128 pages d’un petit Repères ordinaire. Je m’y essayai, mais à force de couper et de couper encore le résultat dut ne pas être très convaincant car le projet n’eut pas de suite. J’abandonnai donc le manuscrit à la critique rongeuse des souris ou des virus électroniques, et l’avais quasiment oublié.

Il a finalement survécu à cette critique, et, le relisant quinze ans après, il m’apparaît qu’il peut y avoir encore du sens à le publier. Il faudrait, bien sûr, l’actualiser. Et le compléter. La liste des sujets importants qui n’y sont pas traités est en effet interminable. On ne trouvera rien ici, par exemple, sur le structuralisme, sur l’interactionnisme symbolique, sur l’ethnométhodologie, sur Hegel ou Nietzsche ou encore, plus récemment, sur Nozick, Dworkin ou Habermas, sur la sociologie historique d’un Norbert Elias ou sur l’Histoire globale, sur les sociologues tourainiens, sur Michel Foucault, sur ce qu’on appelle désormais les Studies - les feminist ou gender studies, les cultural studies, les postcolonial ou subaltern studies. Rien non plus sur les théories du care et trop peu sur les théories de la reconnaissance, etc., etc.

Mais il faudrait, pour procéder à une telle actualisation et compléter le panorama, mobiliser un temps important, dont je ne dispose pas. Et le présent ouvrage doublerait ou triplerait aisément de volume, ne serait-ce d’ailleurs que pour déjà compléter l’approche des sujets et des auteurs effectivement traités, sur lesquels les spécialistes me trouveront nécessairement beaucoup trop court et cavalier.

Tout bien pesé, c’est justement ce point de vue cavalier sur deux mille cinq cents ans d’histoire de la pensée qui me semble avoir du sens et pouvoir être utile. À l’exact opposé des vulgates contemporaines qui affirment la totale incommensurabilité des disciplines, des écoles et des auteurs – supposés tous, pour le plus grand bonheur de leurs spécialistes, parler de choses radicalement différentes -, il me semble que l’on peut et que l’on doit identifier les questions centrales, communes, indéfiniment récurrentes. Seul moyen de comprendre comment les réponses diffèrent. Au point, d’ailleurs, il est vrai, de retentir sur la formulation même des questions….Ce qui n’interdit pas de les retrouver.

Précisons un peu plus le pari pédagogique adopté. Il tient tout entier dans la certitude qu’on ne comprend rien à un auteur ou à une doctrine si on ne l’aborde pas à partir de certaines questions et de certaines hypothèses sur les réponses qu’on s’attend à y trouver. Seul moyen d’avoir des surprises en découvrant des questions et des réponses auxquelles on ne s’attendait pas. Mais pour cela, avant même de pouvoir commencer à formuler des questions et des hypothèses de lecture, encore faut-il disposer d’une première représentation, d’une sorte de cartographie du champ au sein duquel on situe tel auteur, telle discipline ou telle école [2]. C’est très précisément cette cartographie que ce cours se proposait d’offrir. Il n’a y pas de cartes, cependant, sans conventions graphiques et sans choix d’échelles de grandeur. Le choix ici opéré est de lire écoles, auteurs et disciplines à partir d’une opposition centrale et selon nous récurrente entre discours de type utilitariste et discours à tropismes anti-utilitaristes [3]. D’autres choix sont bien entendus concevables. Mais celui-ci nous semble permettre d’accéder déjà à une grande intelligibilité à la fois de la science économique et, surtout, de la tradition philosophique et sociologique.

J’ai donc pris le parti de reprendre telle quelle la rédaction de 1998-99 (si mes souvenirs sont bons) en me limitant à quelques rares et très brefs ajouts en note, signalés par la mention « 2015 ». Et je serai heureux si cet ouvrage, d’emblée un peu démodé, sert malgré tout aux étudiants de sociologie, philosophie ou science économique [4] de guide leur permettant de s’orienter dans les méandres de leur discipline et de comprendre de quoi il y est au bout du compte réellement question [5].

AVANT PROPOS [6]

La conception des sciences sociales, de leur histoire et de leur structure, présentée ici (à la fois dans ce prologue et dans ce livre) s’est forgées peu à peu dans le cadre du travail collectif mené depuis 1981 par et autour de la Revue du MAUSS. Cette dénomination de M.A.U.S.S., beaucoup de lecteurs le savent désormais, signifie deux choses. Elle veut dire, premièrement, Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales – entendons par là, pour l’instant, mouvement anti-économiciste –, et elle rend également un hommage à Marcel Mauss, le neveu d’Émile Durkheim, fondateur de l’école sociologique française, Marcel Mauss qui est considéré lui-même comme le fondateur de l’ethnologie française, auteur en 191925 d’un texte fondamental pour notre propos, l’Essai sur le don.

Pourquoi le MAUSS ? En 1981, nous nous sommes retrouvés à quelques-uns, stupéfaits de voir triompher dans les sciences sociales – en économie bien sûr, mais également en sociologie, en anthropologie ou en histoire -, des idées et des théories qui paraissaient totalement démodées. Des idées qui avaient eu cours cinquante ans auparavant – au moment du libéralisme triomphant d’avant la révolution keynésienne et social-démocrate – et qui revenaient soudain avec une force extraordinaire. Et notamment celles-ci : l’idée que toute l’action sociale s’explique par les intérêts calculés des sujets individuels et celle que partout, dans tous les secteurs de l’existence, doit donc triompher le marché. Mais ce que nous croyions être un retour en arrière constituait aussi en fait, nous ne l’avons compris que plus tard, une sorte de révolution intellectuelle surprenante. Elle a consisté en une modification radicale du rapport de force entre la science économique d’une part, et l’ensemble des sciences sociales et la philosophie morale et politique d’autre part.

Du triomphe intellectuel de l’économisme…

Jusque-là, en effet, depuis deux siècles avait régné dans les sciences sociales tout juste nées de l’éclatement de la philosophie une division du travail intellectuel acceptée par les deux parties. Les économistes s’occupaient d’une chose assurément importante, mais bien circonscrite, et seulement de celle-ci : l’étude du marché et des relations entre les individus sur le marché, les relations d’achat et de vente médiatisées par l’argent. Leur domaine d’objet était conçu comme un sous- ensemble de la société. Ils abandonnaient l’étude du reste aux autres, aux sociologues, aux historiens, aux ethnologues, à la philosophie, etc. Ce reste était gros, il représentait la plus grande partie de la vie en société. Or ce que nous découvrions dans les années quatre-vingt, c’est que cette division du travail intellectuel avait changé radicalement depuis la fin des années soixante et le début des années soixante- dix. Une nouvelle vague, formée aux États-Unis, avait déferlé en économie, se proposant d’étendre le modèle économique d’explication du monde à l’ensemble des activités sociales. Il ne s’agissait plus seulement pour les économistes d’expliquer le comportement des acheteurs et des vendeurs sur un marché ; ils entendaient désormais expliquer l’intégralité des conduites sociales. L’amour, le crime, l’éducation, la politique, la science, tout cela relevait pour eux du modèle économique et d’une explication univoque par l’intérêt calculé. Et le plus surprenant était que cet impérialisme théorique des économistes rencontrait un accueil largement favorable dans la plupart des autres sciences sociales.

Ce raz-de-marée intellectuel s’est présenté sous de multiples formes et de multiples étiquettes. En France, il a pris en sociologie les atours de ce que l’on a appelé « l’individualisme méthodologique ». Aux États-Unis, il s’est présenté plutôt sous les traits de « la théorie de l’action (ou du choix) rationnelle » (rational action theory), qui informait à la fois la science économique, la sociologie, la philosophie politique américaine – désormais triomphante d’ailleurs dans le monde entier depuis la parution, en 1971, de la Théorie de la justice de John Rawls -, et une partie de l’Histoire de l’anthropologie ou même de la biologie. Il s’est exprimé, par ailleurs, à travers de multiples « nouvelles écoles », la « nouvelle histoire économique », la « théorie des droits de propriété », l’« école du choix public », le « néo-institutionnalisme », « droit et économie », etc. Mais toutes ces écoles, tous ces courants de pensée, quelles que fussent leurs différences par ailleurs, s’organisaient à partir d’une même idée centrale : celle que la seule explication plausible, légitime, scientifique de la conduite humaine est celle qui passe par la mise en évidence de l’intérêt rationnel qui motive les conduites des individus et que seuls ces derniers, et non les collectifs qu’ils sont susceptibles de former, sont réels et peuvent être considérés comme sujets de l’action. There is no such thing as society, pouvait ainsi proclamer Margaret Thatcher, en écho à cette évolution des sciences sociales

Nous avons regroupé, de manière un peu inconsciente au début, ces divers courants de pensée dont nous découvrions avec étonnement la puissance subite, le regain de faveur, sous l’étiquette d’utilitarisme. Était-elle bien choisie ? Sans doute, mais il faudra s’en expliquer. Espérons que le présent livre convaincra de la pertinence de ce choix.

Ce qu’il importe en tout cas de comprendre, c’est que cette révolution dans la pensée des sciences sociales et de la philosophie morale et politique, cette révolution conservatrice (car il s’agissait en effet à de nombreux égards d’un retour en arrière), était en fait le prélude à une mutation radicale du monde réel. Là, contrairement à ce que diraient les marxismes divers, l’évolution des idées a sérieusement précédé l’évolution du monde matériel. En fait, ce qui survenait ainsi dans le domaine des sciences sociales et de la philosophie politique, c’était une vague de légitimation par anticipation du nouveau monde qui allait se construire quinze ou vingt ans plus tard, à savoir la planète mondialisée sous la forme d’un néolibéralisme généralisé, un libéralisme entendant se débarrasser de toutes les régulations politiques, culturelles, sociales ou morales héritées de temps réputés désormais révolus.

… Au mégacapitalisme

Cette révolution intellectuelle a représenté le prélude et le moyen d’une légitimation anticipée de ce qu’il est permis d’appeler le méga- capitalisme [7]. Pourquoi, en quoi le capitalisme d’hier est-il devenu un« mégacapitalisme » ? D’abord pour une raison évidente : il s’est mondialisé. Voilà un constat facile à opérer. Le capitalisme mondialisé rompt progressivement ses amarres avec ses origines nationales et ses attaches culturelles premières. Mais, surtout, c’est un capitalisme qui surmonte et supprime les différences anciennes qui subsistaient entre les diverses sphères de la pratique. Il y a bien peu de temps encore, on pouvait considérer qu’il y avait d’une part, la sphère économique, le marché, puis, de l’autre, l’ordre culturel, l’ordre politique ou l’ordre religieux, l’ordre sportif, l’ordre ludique, l’ordre de la technique, l’ordre de la science, etc. Tout cela désormais est aboli. Ces différents ordres de l’action sociale fusionnent dans une logique commune, entrent en commutation immédiate les uns avec les autres sous le coup d’une même domination financière. Il est désormais possible de traduire instantanément la puissance scientifique ou technique en puissance financière, et réciproquement. Il n’existe donc plus de véritable différence entre ces sphères.

C’est cette confusion générale de toutes les sphères de l’existence qui forme le « mégacapitalisme ». Elle produit une explosion de puissance extraordinaire, sous la forme d’une puissance économique et financière devenue équivalent universel et moteur, symbole, moyen et apothéose de toutes les autres puissances. L’équation de base de ce « mégacapitalisme », son dogme constitutif, c’est l’idée que seul est désirable ce qui produit de l’argent, que le bonheur n’a d’effectivité que s’il revêt une forme monétaire.

L’hypothèse qui servira de base et de fil conducteur à l’introduction à la science sociale qu’on va lire est que cette idée force à laquelle nous sommes soumis désormais représente l’aboutissement de ce que j’appelle « l’utilitarisme vulgaire ». Il faut définir cette nouvelle notion. Qu’est-ce que l’utilitarisme et quel rapport entretient-il avec toutes ces questions ?

De l’utilitarisme

Dans l’histoire reçue des idées, l’utilitarisme n’est rien d’autre que la doctrine philosophique de Jeremy Bentham qui, entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, produit une œuvre prolifique, mais presque totalement inédite et connue principalement par les travaux de ses nombreux disciples, qui s’étendent sur plusieurs générations (de James Mill à G. Moore en passant par James Stuart Mill, Henry Sidgwick ou Herbert Spencer), et par ses vulgarisateurs. Même si ce point est aujourd’hui largement oublié ou sous-estimé, Bentham peut être considéré comme ayant été (avec Marx) le penseur le plus influent du XIXe siècle en Europe et aux États-Unis. Mais ce n’est pas la seule doctrine de Bentham qui doit nous intéresser ici. La doctrine de Bentham ne représente en effet qu’une version particulière d’un type de pensée beaucoup plus général, qui commence bien avant lui et qui perdure jusqu’à aujourd’hui, même s’il aura revêtu à travers l’histoire des formes bien différentes.

Pour trancher dans le vif de débats fort compliqués, donnons de l’utilitarisme une définition simple. On peut entendre par utilitarisme une doctrine à la fois scientifique et philosophique qui s’organise à partir de deux propositions : une proposition positive, à vocation scientifique, qui prétend décrire la réalité objectivement, et une proposition normative, à vocation philosophique, qui énonce le désirable, ce qui devrait être. La proposition positive soutient que toutes les conduites des hommes doivent être considérées comme guidées par le seul souci de l’intérêt rationnel, i.e. égoïste ou personnel. Indifférent aux autres, en tout cas. Les seuls acteurs sociaux pertinents sont les individus et ceux-ci cherchent (ou devraient chercher) à satisfaire leurs intérêts rationnellement. Il existe de multiples variantes de cette proposition selon qu’on considère que les individus sont réellement rationnels, qu’ils cherchent leur bonheur rationnellement ou qu’il faille faire comme s’ils l’étaient, ou encore qu’il serait bien qu’ils le soient, etc. Peu importe, on voit bien l’idée de base, l’idée positive – ce que j’appelle l’axiomatique de l’intérêt –, cette idée que nous sommes tous régis par une force unique faite d’intérêt et de rationalité, que nous cherchons tous rationnellement à assurer notre bonheur propre et celui-là seulement. Un bonheur indifférent à celui des autres.

La seconde idée constitutive de l’utilitarisme, l’idée morale et normative, est que le seul critère de justice ou de moralité concevable, c’est la satisfaction du « plus grand bonheur du plus grand nombre ». Est juste, objectivement, ce qui produit le plus grand bonheur général. Ce que je reconnais pour moi-même comme le seul objectif désirable, le bonheur, il me faut le reconnaître pour les autres. Je dois donc généraliser ma maxime, et affirmer comme maxime de justice universelle la nécessité de produire le plus grand bonheur du plus grand nombre.

Voilà, fixé en quelques mots, le premier volet de notre problème. Pour s’opposer à l’économisme régnant, sans se contenter de formules incantatoires et de remèdes simplistes, il faut comprendre comment il prend racine dans une philosophie utilitariste sous-jacente qui le nourrit, le déborde et l’englobe de part en part, et dont il représente la cristallisation et l’aboutissement historique.

Mais au nom de quoi s’opposer à cette vision utilitariste du monde ? Qu’est-il possible d’y objecter ? La réponse ne saute nullement aux yeux. Que peut-il y avoir d’autre à chercher que le bonheur pour soi- même et/ou pour le plus grand nombre ? Apparemment rien du tout. La force de l’utilitarisme réside dans son évidence première absolue. Et pourtant, c’est cette proposition apparemment anodine, évidente (seul le bonheur compte, pour moi comme pour les autres), dont l’état actuel du monde représente la traduction concrète. Pour le meilleur, mais aussi pour le pire. De plus en plus pour le pire. Comment débouche-t-elle sur l’économisme et sur la certitude que seul l’argent fait le bonheur ?

Qu’opposer à l’utilitarisme ? De l’obligation de donner, recevoir et rendre

C’est ici qu’entre en jeu la seconde signification de l’appellation M.A.U.S.S. : non plus « Mouvement anti- utilitariste dans les sciences sociales », mais référence et hommage à Marcel Mauss, qui, dans l’Essai sur le don, rassemble en 1925 toute la documentation ethnographique existant à l’époque et venant des continents les plus variés pour accomplir ce qui constitue peut-être la plus grande découverte des sciences sociales, la découverte d’une sorte d’« universel » propre à ce qu’on peut appeler les sociétés premières (ou archaïques ou sauvages, peu importe). Ce que Marcel Mauss découvre, c’est la loi, la structure profonde, la matrice de la société première. Il montre que ce n’est pas la relation de marché – l’achat, la vente, l’intérêt calculé – mais une autre règle, très ambiguë et ambivalente, qu’il appelle l’obligation – la triple obligation – de donner, recevoir et rendre. Dans la société première, pour devenir sujet proprement humain, chacun doit obéir à cette loi originelle, la loi de l’obligation de générosité. Nuançons tout de suite : l’obligation de donner, c’est l’obligation de se montrer généreux. L’est-on réellement ? Cela est une autre affaire. Reste que cette seule obligation de s’afficher généreux suffit à produire des effets considérables.

Une précision, pour éviter les confusions : l’obligation de rendre, de manifester sa générosité n’est pas l’obligation d’être charitable au sens chrétien du terme. Les hommes et les femmes des sociétés premières ne sont en rien charitables. L’obligation de donner, c’est aussi, et d’abord, l’obligation d’affirmer sa splendeur, en écrasant les autres par sa générosité. Il ne s’agit pas d’être plein de sollicitude, mais de rivaliser de générosité, de mener la guerre par d’autres moyens que la guerre : par les moyens de la générosité ostentatoire. Ou encore de gagner par le détour de la perte. Mais ainsi parvient-on à surmonter la guerre tout court et à basculer du registre du conflit à celui de l’alliance et de la mort à la vie. Voilà la règle fondamentale de la société première.

Pour le plaisir de la simplicité, il est tentant de résumer la différence entre utilitarisme et anti-utilitarisme par une opposition [8] entre deux types d’homme et de critiquer la figure de l’homo œconomicus, l’homme utilitariste qui songe d’abord à recevoir et à accumuler, au nom de ce que Jacques Godbout appelle la figure de l’homo donator, l’homme qui est d’abord animé par le désir de donner [Godbout, 2000]. Comment arbitrer le conflit entre ces deux types d’homme, et qu’en penser ?

On pourrait se demander, pour commencer, quel est le plus heureux : Homo œconomicus, celui qui aboutit à la conclusion que seul l’argent fait le bonheur, ou Homo donator, celui qui part au contraire de la prémisse que, de toute façon, l’important est d’être ou/et de s’afficher généreux, d’être en tout cas reconnu comme tel ? Mais ce serait une manière biaisée de poser la question, parce que celui qu’elle intéresse, c’est homo œconomicus, et pas homo donator. La poser dans ces termes reviendrait donc à se placer directement sur le terrain d’homo œconomicus.

L’introduction à la science sociale que nous présentons au lecteur procède de la conviction que si les différentes sciences sociales - et, en leur sein, les différentes écoles de pensée qui s’y affrontent, en sociologie, en économie, en philosophie morale et politique etc. -, n’ont jamais réussi à penser l’unité de leur questionnement, leur objet commun, c’est parce qu’elles ne sont jamais parvenues à clarifier leurs rapports respectifs à leur matrice utilitariste. Faute de savoir identifier cette matrice, de la nommer et d’en reconnaître à la fois la grandeur et les limites, elles ne savent pas donner sa place, pourtant essentielle, à la question du don et de la reconnaissance. Aussi longtemps qu’elles resteront dans cet état de fragmentation et d’impuissance théorique relative, homo donator n’aura aucune chance face à homo ɶconomicus. Et l’humanité aucune chance non plus face au capitalisme rentier et spéculatif.

Tentons donc de retracer la genèse et l’histoire d’intellectuelles d’homo ɶconomicus pour aller au-delà.

INTRODUCTION : SOCIOLOGIE, ÉCONOMIE, PHILOSOPHIES POLITIQUES ET UTILITARISME

À quoi bon une introduction aux sciences sociales [9] ? Ne suffit-il pas que les sociologues s’occupent de sociologie, les économistes d’économie et les philosophes politiques de philosophie politique ? Et d’ailleurs, quelque chose d’aussi vague et indéterminé que les sciences sociales en général, la science sociale donc, est-il bien sûr que cela existe ? Contre ces réflexes et ces doutes disciplinaires spontanés, nous tenterons de montrer qu’on ne peut comprendre ce dont il est question respectivement au cœur de chacun des discours évoqués qu’en saisissant la manière dont à la fois il emprunte et s’oppose aux autres. Certes, entre philosophie morale et politique d’une part, et sciences sociales proprement dites de l’autre, puis entre les diverses sciences sociales à leur tour, les stratégies de réponse diffèrent et induisent des questionnements spécifiques. Mais cela ne doit pas faire oublier que les questions essentielles sont communes ; à tel point que la sociologie et l’économie peuvent être considérés comme une autre manière de faire de la philosophie morale et politique, et réciproquement. C’est l’entrecroisement des questions essentielles transversales à ces disciplines qu’on se propose ici de décrire. Pour entreprendre cette exploration du monde des théories en sciences sociales, ou, plutôt, de certaines d’entre elles parmi celles qui nous paraissent les plus importantes ou les plus significatives aujourd’hui, nous avons besoin de fixer un point de départ. Le notre consistera en une hypothèse : celle que nos trois discours ne deviennent pleinement intelligibles et mutuellement traduisibles, que rapportés à une matrice commune, que nous nommerons utilitarisme, dont ils se rapprochent ou se séparent, à laquelle ils adhèrent ou au contraire s’opposent différemment. Et plus différemment encore, bien sûr, selon les écoles qui relèvent de chacun de ces trois blocs disciplinaires. Cette appellation d’utilitarisme fera l’objet de nombreuses explications par la suite. Entendons-la pour l’instant comme un équivalent approximatif d’économisme, i.e. la tendance à ramener tous, les problèmes sociaux, politiques ou psychologiques à un simple problème de maximisation du bonheur, de l’intérêt ou de l’utilité, individuels ou collectifs. Cette caractérisation minimale suffit ici pour esquisser une première représentation des relations existant entre nos trois univers de pensée et pour faire comprendre pourquoi et comment c’est d’abord sur le terrain de leurs rapports respectifs à l’utilitarisme que l’on comprend le mieux l’enjeu de la différenciation de la science sociale, entendue au sens le plus large du terme, entre philosophie morale et politique, science économique et sociologie. Soit les quatre propositions suivantes :

1°) La science économique, au moins dans son noyau et son modèle standards, postule que les agents économiques et sociaux sont rationnels, i.e., selon elle, égoïstes ou indifférents aux autres – soucieux uniquement de maximiser leur utilité propre -, et s’interroge sur les relations qui se nouent entre ces acteurs censément rationnels. À ce titre elle représente la cristallisation de l’interrogation menée depuis 2500 ans par la philosophie sur la rationalité pratique, i.e. la rationalité de l’action. C’est elle qui en fournit désormais l’analytique dominante.

2°) Pendant 2 500 ans ce travail conceptuel et analytique avait été mené dans un cadre plus vaste et diffus au sein duquel il ne s’est pas seulement agi de caractériser positivement ce qu’est la rationalité pratique, mais plutôt de se demander normativement dans quelle mesure vertu, justice et morale doivent y être réduites. Nous appelons utilitarisme ce cadre de pensée plus général qui croit possible de répondre à la question de ce qui est, vertueux, juste et moral à partir des seules ressources de la rationalité pratique.

3°) Si depuis son origine, au Ve siècle A.C, la philosophie morale et politique est fascinée par le pari utilitariste qu’il serait possible de déduire les normes de la vertu et de la justice de cette hypothèse de rationalité, elle a été également hantée par l’hypothèse inverse : celle que les sujets humains ne sont pas ou ne doivent pas être ou être considérés comme des sujets rationnels, au sens de la rationalité pratique ou économique, i.e. égoïste et maximisatrice. Voire que l’aspiration à la Raison dépasse ou même réfute le postulat limité de la rationalité. L’utilitarisme constitue le noyau dur de la philosophie morale et politique – ce noyau dur que la science économique axiomatise, explicite, formalise et développe dans toutes ses implications -, mais cette dernière ne s’y réduit nullement. Elle est plutôt le champ d’un affrontement sans cesse renouvelé entre propositions de type utilitariste et propositions de type anti-utilitariste [10] Le rapport entre nos trois discours peut se représenter comme suit :

science économique = jaune
utilitarisme = vert
philosophie = bleu

4°) Mais, de même que la science économique condense la théorie analytique de la rationalité pratique et l’acceptation de l’utilitarisme, de même la sociologie cristallise à la fois la part que la tradition philosophique accordait aux considérations empiriques et l’ambivalence de son rapport à l’utilitarisme. Ou, encore, elle vise à répondre aux questions théoriques et spéculatives de la philosophie et de l’économie politique par l’enquête empirique, qu’elle soit enquête historique ou enquête de terrain. Quand elle est ambitieuse, ce qui est le cas de la grande sociologie classique des Durkheim, Weber, Simmel ou Mauss, elle s’assigne pour tâche de répondre empiriquement aux question spéculatives, ou au moins à certaines d’entre elles, de la philosophie et de la science économique, qui apparaissent dès lors comme des sous-ensembles ou des moments de la sociologie générale. La philosophie ou l’économie politiques comme la sociologie entendent énoncer des jugements de réalité, mais la science économique prétend y accéder par des jugements de rationalité [11], la philosophie par un alliage de jugements de valeur et de jugements de Raison, et la sociologie par des jugements de fait. Quand la sociologie se fait modeste et renonce à ses grandes espérances, ce qui est de plus en plus le cas aujourd’hui, elle ne se voit plus que comme une science purement empirique des « restes » [ Berthoud], i.e. de ce dont ne parlent pas les économistes ou les philosophes. D’où l’étrange situation de la sociologie qui s’est voulue plus générale et plus englobante que toutes les autres sciences sociales (histoire, géographie, psychologue en anthropologie comprises) et qui, réduite à un empirisme spécialisé, se retrouve la plus restreinte et la plus englobée.

D’où la carte générale suivante, dans laquelle la sociologie est représentée en rouge :

Enjeux et plan

Cette carte nous permet de dériver aussitôt deux autres propositions, la première directement et la seconde indirectement :

1°) C’est sur le terrain du réductionnisme utilitariste que s’est opérée jusqu’à présent la convergence principale de la philosophie morale, de la science économique et de la sociologie.

2°) Passant maintenant des discours aux objets, on voit comment cette convergence utilitariste circonscrit le domaine de la société marchande qui, de plus en plus, pour le pire et le meilleur, apparaît comme le seul type de société rationnelle et intelligible. Quel statut accorder à une telle résorption tendancielle du rapport social et de l’intelligible dans la sphère du marché et de l’administration supposée rationnelle ? On le voit, les enjeux d’une introduction raisonnée aux sciences sociales ne sont pas uniquement académiques...

C’est à un examen de la conjoncture intellectuelle des années 1960-1990 que nous consacrerons la première des trois parties de ce livre. D’abord parce qu’il nous permettra de constater que le processus de la mondialisation ultralibérale a été précédé par une évolution des idées en direction d’un utilitarisme économiciste généralisé. Et ensuite parce que la convergence qu’on voit s’affirmer dans ces années là, sur le terrain de l’utilitarisme, entre sociologie, économie et philosophie politiques sert de révélateur à toute une série de questions jusque là mal comprises, et permet d’éclairer rétrospectivement des pans entiers de la tradition philosophique et sociologique.

Dans une seconde partie, inversant résolument la perspective chronologique, nous montrerons comment, si l’évolution des idées observée dans les dernières décennies n’était pas pleinement prévisible, elle n’en plonge pas moins de profondes racines dans l’histoire de la philosophie politique occidentale, dont nous tenterons de préciser le rapport qu’elle a entretenu à l’utilitarisme. Et nous consacrerons la dernière partie à une ébauche de reconstitution de la sociologie classique, orientée par l’idée qu’elle s’est voulue anti-utilitariste – seul moyen de dépasser l’économisme-, mais a échoué à définir positivement un paradigme spécifiquement sociologique, irréductible au modèle économique. Peut-être la difficulté où nous nous trouvons aujourd’hui pour défendre la société contre les assauts les plus sauvages du marché et pour penser une démocratie revigorée n’est-elle pas étrangère à cet échec. Peut-être aussi la question a-t-elle encore du sens et n’est-il pas trop tard ?

NOTES

[1Paru aux Presses universitaires de Nanterre en 2015.

[2Tout ceci est magnifiquement exposé, à propos d’un autre domaine, celui de la littérature, et avec d’autres formulations, dans le livre de Pierre Bayart, Comment parler des livres qu’on n’a pas lus, éditions de Minuit. Dans cette optique, notre Introduction à la science sociale pourrait aussi bien s’intituler Comment parler des livres de science sociale qu’on n’a pas lus.

[3C’est le même choix qui a présidé à l’élaboration de L histoire raisonnée de la philosophie morale et politique. Le bonheur et l’utile, sous la direction de A. Caillé, Christian Lazzeri et Michel Sennellart, (Champs/Flammarion, 2 tomes, 2005, La Découverte, 2001), qui peut être considérée comme un complément et un approfondissement du présent ouvrage.

[4Ainsi, bien sûr, qu’à l’ « honnête homme » ou à l’ « honnête femme », ces figures d’amateurs éclairés encore plus démodées…

[5Destiné à l’origine à des étudiants de licence de bon niveau, il n’est pas a priori aisément maîtrisable par des étudiants de première année. Mais pourquoi pas ? , après tout. On n’y trouvera en tout cas, je crois, aucun jargon ou aucun charabia monodisciplinaire.

[6Je reprends ici quelques pages, à peine actualisées, du prologue de A. Caillé, Dé-penser l’économique, 200 ?, La Découverte.

[72015. Qui est aussi un capitalisme rentier et spéculatif.

[8Que l’on peut après dialectiser autant que nécessaire.

[92015. « Introduction aux sciences sociales » était le titre originel pressenti pour cet ouvrage. Mais c’est bien à la science sociale que j’entends introduire.

[102015. Qui occupent une position subordonnée aussi longtemps qu’elles se situent sur le terrain de la contestation de l’utilitarisme sans parvenir à constituer pleinement un champ d’intelligibilité autonome.

[11Qui sont en fait aussi le plus souvent des jugements de valeur déguisés.