Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

François Gauthier

Trouble dans le Genre et Grandeur d’une Philosophe. À propos de Judith Butler

Texte publié le 26 août 2015

La Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg a décerné un doctorat Honoris causa à Judith Butler le 15 novembre 2014. Ce court article revient sur les événements et les contestations issus des courants de la droite chrétienne. Ceci est la version longue d’un article paru en Allemand dans la revue féministe Femina Politica No 24/2015 : pp. 139-144. La RDMP remercie Femina Politica d’autoriser cette reprise en langue française.

Le 15 novembre dernier, la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, en Suisse, décernait un doctorat Honoris causa à Judith Butler en vertu de sa contribution intellectuelle exceptionnelle. Il convient de revenir ici sur cet événement qui a soulevé la polémique dans certains milieux et qui s’est avéré, comme l’ensemble de la carrière de la principale intéressée, un formidable révélateur des enjeux et des tensions qui traversent tant nos sociétés que les sciences sociales.

2014 : Le corps politique

L’année 2015 marquait le 125e anniversaire de l’Université de Fribourg et il apparaissait aux membres de la Commission des honneurs et des règlements de la Faculté des Lettres dont je suis que le doctorat Honoris causa que nous allions décerner devait être porteur d’une signification toute particulière. Le nom de Judith Butler avait circulé déjà l’année précédente alors que celle-ci était passée par notre université pour y prononcer une conférence intitulée ’Who is ’We the People’ ?’, sur le thème du corps politique. Ancrée dans l’actualité de la mouvance Occupy (’We are the 99%’) et du mouvement de contestation populaire contre la transformation du parc Gezi à Istanbul en une centre commercial, Butler posait la question, fondamentale pour la philosophie politique, de la nature du ’peuple’ et de la représentativité. Partant d’une relecture ’incorporée’ de Hannah Arendt, la professeure de philosophie et de littérature de l’Université de Berkeley en Californie développait la thèse suivant laquelle le corps politique ne saurait aucunement être substantivé et fixé. Si le ’peuple’ (the people), ou la représentation que l’on s’en fait (et qui fait l’objet d’appropriation et de contestations), est une nécessité, fondatrice du politique et de l’action politique, le ’corps politique’, lui, est insaisissable et fluctuant. Plutôt que d’y voir un problème, comme c’est le cas pour les pensées conservatrices et (trop) nationalistes, Butler proposait, à l’instar de Marcel Mauss dans son texte sur la Nation, d’y voir l’essence même des dynamiques propre au politique. Cette revendication de l’héritage d’Arendt avait bien quelque chose d’émouvant, dans la mesure où elle faisait ressortir le fait que Judith Butler est elle-même issue d’une famille d’immigrés juifs aux États-Unis. À l’instar d’Arendt, ses critiques du sionisme et des politiques menées par l’État d’Israël lui ont valu à plus d’une reprise l’opprobre d’une partie de la communauté juive comme d’une certaine partie de l’intelligentsia occidentale, comme ce fut à nouveau le cas en 2012 lors de la remise du prix Theodor W. Adorno, à Francfort. Alors que ces événements étaient encore frais et que Judith Butler venait de prononcer une conférence sur le même thème à Istanbul, le passage à Fribourg en 2014 ne souleva aucune controverse, seulement une longue ovation dans l’auditorium Joseph Deiss, bondé. Le scénario allait être différent en 2015, révélant que, décidément, il existe encore beaucoup de ’trouble autour du genre’.

2015 : Le péril du genre

Le choix de Judith Butler a fait l’unanimité parmi les membres du comité tant il est indéniable qu’il s’agit d’une des grandes intellectuelles de sa génération. Plus encore, contre les tendances à la spécialisation, l’ampleur de sa pensée recouvre, lorsqu’on en fait l’inventaire, un éventail impressionnant qui traverse de part en part les disciplines réunies dans notre Faculté, du travail social et des sciences sociales à la littérature, en passant par la philosophie et l’éducation. Si la question du genre telle que l’a posée Judith Butler constitue un moment instituant de ce que d’aucunEs appellent la troisième vague du féminisme, il faut aussi insister sur l’importance de sa pensée pour la philosophie politique et la philosophie morale, ainsi que sa contribution au développement d’une éthique du soin et de la vulnérabilité (care).

La pensée de Butler est exigeante, comme le sait quiconque a fréquenté son oeuvre. Mais elle est également souple, et capable de se remettre en cause, comme cela a été le cas au sujet de la méthode déconstructive appliquée au genre, dont elle a modulé la radicalité. Surtout, il s’agit d’une pensée profondément engagée, à rebours des postures désabusées et cyniques drapées de la fausse neutralité de la Wertfreiheit à la mode. Peu importe que l’on soit d’accord ou non avec ses prises de position : il n’y d’autre choix que de reconnaître que ces dernières sont fondées, conscientisées et assumées. Autrement dit, Judith Butler a parfaitement saisi le sens de l’herméneutique dont elle se réclame : la pensée émane de la vie dont elle doit, par méthode, se distancier - mais seulement pour y retourner. Telles nous semblaient, rassemblées en une seule personne (et une femme en plus !), les valeurs de notre Faculté que nous souhaitions célébrer, et celles que nous souhaitions impulser encore plus pour l’avenir. La décision fut entérinée par une forte majorité en conseil de Faculté.

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Personne n’avait prédit la tempête qui allait s’abattre sur nous, ni le décanat des Lettres, ni la Commission des honneurs et des règlements, ni le comité organisateur. Certes, nous savions que la candidature de Judith Butler avait des potentialités sulfureuses ; les craintes provenaient surtout du côté des critiques envers Israël et de la sensibilité que ce thème pouvait représenter du côté germanophone. Or c’est bien la question du genre qui a provoqué une réaction en chaîne qui allait attirer l’attention médiatique sur notre faculté. Certes, la contestation qui venait d’avoir lieu en France autour de la mise en place du nouveau programme scolaire pour l’égalité ainsi que le vote à l’Assemblée nationale de la loi dite du ’mariage pour tous’ légalisant les unions entre conjoints de même sexe avait de quoi attirer l’attention. Le mouvement des ’Manifs pour tous’ avait fait irruption dans le paysage politique de manière inattendue, rassemblant des milliers de personnes dans les rues des grandes villes de France, dont 70 000 à Paris le 5 octobre précédent. La couverture médiatique en France avait abondamment relayé cette opposition populaire contre la soi-disant ’idéologie du genre’ qui échappait à l’initiative et au contrôle des partis politiques.

C’est dans ce climat que l’information selon laquelle ’l’égérie des théories du genre’ allait se voir honorer par une université Suisse a provoqué l’ire des milieux de la droite catholique en France via le site Internet labellisé ’droite décomplexée’ Le Salon Beige, relayé par la suite en Suisse par le site LesObservateurs.ch. Il n’en fallut pas plus pour qu’un flot ininterrompu de courriels de protestation inonde la boîte du recteur de l’université ainsi que celles des membres du décanat des Lettres et les organisateurs de la conférence publique. La quasi-totalité des courriels provenaient de personnes éloignées du monde universitaire, hommes et femmes (à la maison, évidemment...). Les membres du clergé catholique suisse furent également la cible d’interpellations. Il faut dire que l’Université de Fribourg avait été fondée en 1889 avec en partie pour mission de donner une réplique catholique à la modernité ! L’Université fut longtemps perçue comme ayant le devoir d’afficher et de préserver son identité catholique, ce que certains voudraient pouvoir affirmer encore aujourd’hui (voir la page Wikipédia en français). L’Université de Fribourg héberge la seule faculté de théologie catholique de Suisse, et la tradition voulait que les étudiants de tous les cantons catholiques (Valais, Lucerne, Jura, Innerschweiz, Tessin) s’y rendent pour les études supérieures, d’où le caractère bilingue de cette université située sur la frontière linguistique, le ’Röstigraben’. On rappellera que certains courants catholiques parmi les plus conservateurs ont siège dans les Alpes suisses, dont le courant des ’Lefebvristes’ (leur refus des réformes de Vatican II et la poursuite de la messe en latin leur avait valu d’être écartés du corps de l’Église romaine, jusqu’à ce que Benoît XVI les réintègre). Ainsi : que cette université puisse décerner le plus haut honneur, un doctorat Honoris causa, à Judith Butler, nom connu du grand public en association avec les ’théories du genre’, voilà qui avait en effet de quoi susciter l’incompréhension et le désarroi dans certains milieux catholiques ultra-conservateurs.

À l’ère d’Internet, les mouvements minoritaires et extrêmes voient leurs capacités de visibilisation et de mobilisation décuplées, ce qui contribue à profondément remodeler l’espace du politique. La contestation de l’Honoris causa est donc partie de l’étranger et des marges pour trouver un écho dans les cercles ultra-conservateurs fribourgeois, avant que la ’controverse’ ne soit relayée dans les médias ’traditionnels’. Si le manque d’une politique de communication concertée et professionnelle s’est fait sentir dans la réponse de l’Université - du recteur notamment, Prof Guido Vergauwen, un théologien dominicain -, pris de court dans son évaluation du nouvel environnement hyper-médiatique qui est le nôtres, des voix fortes se sont élevées pour défendre l’autonomie de la Faculté des lettres, et de l’Université en général. L’évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, Mgr Charles Morerod, notamment, a rappelé que seule la Faculté de théologie est formellement reliée à l’Église, et a encouragé la mise sur pied d’un colloque autour de la question du genre. La professeure de théologie de l’Université de Fribourg Barbara Hallensleben a pour sa part signé un texte dans lequel elle a défendu la profondeur et la scientificité du travail de Judith Butler et salué la reconnaissance qui lui est accordée par la Faculté des Lettres [1].

Distinguer ’sexe’ et ’genre’ : le ’nouveau totalitarisme’ ?

Comme le soulignait à juste titre la professeure Hallensleben, la réflexion critique et la déconstruction des notions et des catégories constitue le coeur de la méthode scientifique. Quant à la distinction entre sexe biologique et genre comme catégorie plastique, socialement et culturellement produite, voilà une distinction somme toute banale qu’appuie une abondante production académique empiriquement fondée. Le ’genre’ ne représente aujourd’hui pas tant une ’théorie’ unifiée qu’un domaine d’études pluriel, bien institué dans les universités les plus importantes de par le monde. Or, que reproche-t-on, au juste, au ’genre’ ? Le lot de courrier reçu pointe vers un noyau dur de propositions certes hasardeuses, mais qui se télescopent de manière à se présenter comme scientifique et à susciter crainte et prise de distance de la part de personnes qui ne font pourtant pas partie des cercles minoritaires depuis lesquels la contestation est issue. Car voilà bien ce qui frappe à prime abord : l’accusation selon laquelle ’le genre’ serait une ’idéologie’ plus ou moins ’dissimulée’, et non un discours ou une théorie scientifique. Et, à rebours, que la contestation de ’l’idéologie du genre’ et de ses porte-paroles, au premier chef desquels Judith Butler, repose, pour sa part, sur la ’science’. Il est remarquable que des personnes tout à fait étrangères à l’université et aux institutions de production du savoir scientifique s’autorisent à revendiquer pour elles-mêmes la scientificité. Les sciences humaines et sociales sont tout particulièrement vulnérables à ce genre de détournement.

Les groupes qui se sont mobilisés étaient largement issus de la droite chrétienne, nourrie d’une lecture littérale de la Bible, et qui prennent pour cible les mouvements féministes de défense de droits des homosexuels et autres LGBT. (Il est intéressant de noter que leur autre cible est ’l’islam’, dont ils dénoncent de manière hypocrite la domination sur les femmes, alors que leur argumentaire contre le féminisme recoupe très largement celui des salafistes... cf. infra) L’affiliation chrétienne de ces groupes est toutefois reléguée au second plan dans leurs communications, tandis que le vernis scientifique et les messages positifs ayant trait aux ’valeurs’ sont mis de l’avant. Le site Internet et les publications du groupe Futur.ch [2] sont représentatifs à cet égard. Le ’message chrétien’ est revendiqué comme une ’source’ dont le poids effectif dériverait du fait d’être corroboré par des résultats ’d’expériences scientifiques’ sortis de leurs contextes et à la signification déroutée. Un cas repris ad nauseam est l’histoire sordide du ’psychologue’ John Money et de ses expérimentations sur les changements de sexe. On amalgame ainsi l’utilisation du concept de genre comme catégorie performative tel qu’on le retrouve dans les courants féministes et dans les études de genre avec la signification problématique qu’avait ce terme pour cet inquiétant personnage qu’était Money. Évidemment, ces militants n’ont pas lu - ou pas compris - les très belles pages que Judith Butler a écrite pour critiquer les expériences de Money dans Undoing Gender pour éviter tout équivoque.

C’est bien le talon d’Achille des sciences humaines et sociales dans ce genre de débat où règne la désinformation et les raccourcis : ’la science’ ne produit pas de ’vérités’ sur une hypothétique ’réalité’ qui existerait de manière essentielle. La science est d’abord une méthode de mise à distance des a priori et des perceptions communes (des pré-notions, pour parler comme Durkheim) pour construire une nouvelle interprétation soumise au débat avec la communauté savante. Former des sujets à un exercice aussi exigeant requiert des années, et en fait constitue un travail jamais accompli, puisqu’il s’inscrit toujours lui-même dans une épistémè qui comporte également sa part d’arbitraire, de normatif et de contextuel. On ne peut pas plus prétendre arriver ’du dehors’ et s’immiscer dans les débats des sciences sociales et des humanités que l’on ne peut s’improviser ingénieur aérospatial. Or les institutions scientifiques sont touchées par la crise généralisée de confiance envers les institutions, ce qui ouvre la porte à l’anti-élitisme et aux populismes.

Pour les mouvances contestataires mobilisées contre l’Honoris causa décerné à Judith Butler (contestation qui se poursuit et qui s’est répandue depuis en Suisse alémanique et en Allemagne), ’l’idéologie du genre’ est dépeinte comme un ’nouveau totalitarisme’ aussi dangereux que ’les dictatures du XXe siècle’, promu par de ’puissants lobbys’ (!) de défense des droits des LGBT et du droit à l’avortement. Le vernis scientifique des arguments s’effrite rapidement pour céder le pas aux théories du complot - ces mythologies politiques populaires qui sont l’expression d’un sentiment d’impuissance et qui substituent des causalités improbables mais simples à la compréhension de la complexité du monde [3]. Des ’forces dangereuses’ s’affaireraient en effet à saper les ’valeurs qui ont rendu les sociétés de l’Occident chrétien pérennes et libres’ avec le soutien financier de ’Bill Gates, Warren Buffet et George Soros’... Voilà bien, en apparence, le noeud de l’affaire : ’l’idéologie du genre’, en promouvant l’égalité, éliminerait la ’distinction naturelle des sexes’ et ’la famille naturelle comme fondement de la société’. Selon cette logique, la construction sociale du genre à distance du sexe biologique abolirait toute différence en niant un fondement naturel au ’fait’ ’que les garçons s’intéressent davantage à la technique et les filles d’avantage à des métiers sociaux’. Cette même ’loi naturelle’ expliquerait pourquoi une femme ne puisse s’épanouir au travail au même titre que dans le rôle de mère au foyer. D’où également le ’problème’ de l’homosexualité : une personne homosexuelle ne peut aspirer à une vie pleine et heureuse, et c’est ainsi pour son bien qu’il serait légitime de le contraindre à traiter sa ’maladie’. (Rien n’est toutefois dit des couples hétérosexuels sans enfants, de leur accès au bonheur et des ’thérapies’ auxquelles on devrait, en toute logique, également les astreindre.)

Les sciences humaines et sociales fournissent d’abondantes ressources pour balayer ces arguments du revers de la main, mais non sans mal quand il s’agit de les communiquer au grand public. L’histoire nous renseigne quant au caractère construit et récent de nos conceptions du couple et de la famille, tandis que l’anthropologie nous enseigne la remarquable plasticité des cultures humaines et des rôles sociaux. L’anthropologie nous enseigne également que toutes les cultures humaines ont une conception duelle des ’genres’, du masculin et du féminin - une distinction structurale bien évidemment liée à la différence des sexes biologiques par rapport à la procréation. Mais quoique étayée sur la biologie cette distinction est justement structurale : elle n’a pas de substance propre fixée ne varietur. Cela signifie qu’il est impossible d’universaliser un contenu particulier de l’un ou l’autre terme de l’opposition femelle/male - et certainement pas la préférence pour une couleur et un type de métier ! Or cette distinction est bien structurale : elle n’a pas de substance propre. Cela signifie qu’il est impossible d’universaliser un contenu particulier pour l’un ou l’autre terme de l’opposition femelle/male - et certainement pas la préférence pour une couleur et un type de métier !

En dehors d’une gangue chrétienne, la modernité serait donc, pour ces courants qui aujourd’hui se décomplexent, qu’une ’dictature du relativisme’. L’homophobie et l’antiféminisme de ces militances anti-genre ne sont que les nouveaux avatars de ces mouvances ultra-conservatrices qui épousent l’histoire moderne, non sans quelques caractéristiques inédites. Ces mouvances sont d’ailleurs profondément modernes dans leur anti-modernisme, comme en témoigne le camouflage de leurs fondements théologiques sous des vêtures scientifiques et leur appel à une ’loi naturelle’ relayé sur Internet.

Une journée avec Judith Butler

La veille et le jour même de son arrivée, les demandes d’interview de la part de journalistes se sont multipliées. Judith Butler a pris le temps de répondre à chaque média ayant fourni des questions par écrit, souhaitant pouvoir réfléchir aux formulations et éviter les périls de l’oral. Un appel à la mobilisation contre cette nomination a obligé l’Université à s’assurer les services de gardiens de sécurité pour la conférence publique et la cérémonie du Dies academicus du lendemain, lors de laquelle était remise le fameux doctorat Honoris causa. Après s’être livrée au jeu avec générosité et ouverture lors de l’atelier fermé de l’après midi avec plusieurs étudiants des cycles supérieurs, j’ai accompagné Judith Butler vers la salle de conférence en empruntant un chemin détourné, question de sécurité. L’auditorium était déjà bondé à notre arrivée. Une quinzaine de jeunes appartenant au groupe catholique des « Veilleurs suisses » faisait la haie devant l’entrée, tenant des bougies allumées et distribuant des tracts anti-avortement (!?) de toute évidence produit en France pour un autre événement. Ils chantaient des cantiques religieux - que Judith Butler trouva fort jolis - qui se mêlaient à la clameur de la foule. La salle continuait de s’emplir, et il fallut fermer les portes, faisant monter la tension d’un cran. L’atmosphère était électrique, plus digne d’un show rock que d’une conférence érudite. Il était difficile pour nous de savoir qui au juste se trouvait dans la salle, et à quoi nous devions nous attendre. Les portes tenues fermées avec peine continuèrent de subir l’assaut des arrivants longtemps après le début de la conférence, contribuant à faire durer cette atmosphère indescriptible.

Judith Butler monta sur scène après les présentations d’usage, poignantes en la circonstance, sous les applaudissements nourris. La communauté universitaire fribourgeoise, étudiants, enseignants et professeurs confondus, s’était bel et bien mobilisée en masse pour manifester haut et fort son soutien. Digne, éminemment sensible, intelligente, Judith Butler entama sa conférence sur le thème de la non-violence (’Interpreting non-violence’ en était le titre). Elle salua l’à propos de l’action des veilleurs, tandis que leurs chants se poursuivaient en arrière-fond. Après quelques minutes, elle s’arrêta pour inviter quiconque avait quelque chose à dire, à lui demander ou à lui opposer sur quelque sujet que ce soit, à se lever et à prendre la parole. Ceci dura de longues secondes, sans que personne ne saisisse l’occasion. Dehors, le choeur s’arrêta. Quelques personnes quittèrent discrètement l’auditorium, les autres demeurant accrochées aux paroles de la philosophe qui avait repris son exposé.

Faisant constamment référence à l’actualité ainsi qu’aux événements que nous vivions tous, ensemble, avec elle, incluant jusqu’aux gardes de sécurité dans ses apartés, Judith Butler a livré une réflexion pénétrante mais accessible - et tout à fait MAUSSienne ! - sur les fondements d’une éthique incorporée de la non-violence. Déconstruisant le principe moral selon lequel « tu ne tueras point », elle fit apparaître comment ce principe négatif ne pouvait, en pratique, que susciter des exceptions : ... sauf si on s’en prend à mon enfant, à ma femme, à mes parents, ma famille, mes amis, mes compatriotes... Renversant ces fondements partant d’une maxime négative pour reprendre la question à partir d’une anthropologie de la fragilité, Butler proposa de lui substituer un principe de sollicitude, commençant cette fois au plus proche - du corps - pour élargir tendanciellement vers l’universel : prendre soin de son enfant, de son parent, de son époux/se, de ses amis, de ses voisins, de ses compatriotes, des Syriens...

Au terme de sa présentation, après de chauds applaudissements, Butler répondit à plusieurs questions de l’assemblée, toujours avec humour et justesse. Une jeune fille, probablement musulmane et issue de l’immigration, prit la parole, hésitante, et posa la question de la difficulté de la sollicitude lorsque l’on est, comme elle, confronté à un père et un frère prêchant et agissant selon ce que l’on pourrait appeler une éthique de la rétribution (et que l’on devinait ne pas être étranger au versement dans la violence). L’émotion était palpable chez la jeune femme, dont les yeux luisaient du fait des larmes qu’elle tentait de contenir. Butler, dont l’oeuvre entière parle de l’importance de l’écoute et de la présence à l’autre, a saisi les enjeux existentiels du sujet humain derrière la question. Sa réponse se fit au-delà des mots et de la pensée, dans un regard dont l’auditoire entier fut le témoin ému. ’You just have to try, and love yourself for it’ a-t-elle finit par dire, la voix pleine d’émotion, d’empathie et de sollicitude qui redisait avec son corps et sa présence ce que ses mots nous avaient esquissés un instant plus tôt. Il ne pouvait y avoir de fin plus poignante pour cette soirée extraordinaire en compagnie non seulement d’une des plus grandes intellectuelles de notre époque, mais également d’un être humain d’une rare et remarquable sensibilité. Ce 14 novembre 2014, Judith Butler nous a montré à quel point cet Honoris causa était mérité, et à quel point elle nous honorait, nous, par sa présence. Ce fut en effet une très longue ovation qui clôtura cette soirée avec Judith Butler.

François Gauthier,
Professeur, Sciences des religions
Faculté des Lettres, Université de Fribourg
Boul. de Pérolles, 90
CH-1700 Fribourg
Suisse
francois.gauthier@unifr.ch

NOTES

[1Le texte est disponible à l’adresse suivante : http://www.unifr.ch/theo/assets/files/SA2014/Stellungsnahme%20von%20Prof%20Hallensleben.pdf

[2Ce groupe est d’origine suisse allemande et évolue sous le nom Zukunft.ch. Voir leur site Internet à l’adresse http://www.zukunft-ch.ch . Ce groupe publie une brochure intitulée ’L’idéologie du genre. La destruction de l’homme et de la famille au nom de la liberté’ (Frühkindliche Schädigung durch Gender- und Krippenpolitik ? Die Zuwendung der Eltern - das Fundament für Lebenserfolg. Mit Belegen aus der Hirnforschung). Les citations qui suivent sont tirées de ce document.

[3Raoul Girardet, 1986, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil.