Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Karla Andrade

La naissance des religions et L’éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme

Texte publié le 24 avril 2015

Interroger le postulat-clé qui oriente l’ouvrage d’Yves Lambert, Naissance des religions, sous l’angle de l’anti-utilitarisme permet de saisir les apories auxquelles mènent des notions telles que « maximisation », « prenant-prenant » ou « donnant-donnant ». Quelques MAUSSiens, s’employant à offrir une alternative à l’Homo oeconomicus comme modèle anthropologique, ont guidé l’exercice qui suit. Parmi eux, Marcel Hénaff. Une mise en perspective de son article L’Éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme confronté avec la Naissance des religions de Lambert donne à voir une riche complémentarité entre les textes, les arguments du sociologue venant étoffer la thèse du philosophe.

La naissance des religions et L’éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme

D’Yves Lambert à Marcel Hénaff, entre logique utilitaire et logique du don

Pourquoi jouer les entremetteurs afin qu’Yves Lambert et Marcel Hénaff se rencontrent l’espace de ce texte ? Parce que selon nous, le « le jeu en valait la chandelle [1] » (p.12). Il s’agit de faire se rencontrer deux autorités : le premier, agronome et sociologue, a occupé le poste de directeur du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GRSL) ; le second, anthropologue et philosophe, enseigne encore à l’Université de Californie. Il s’agit aussi et surtout de mettre en perspective deux regards très différents portés sur les phénomènes du religieux afin de mieux saisir tous les enjeux de la Naissance des religions – cette magistrale œuvre de synthèse restée malheureusement inachevée – qui sera à la base de notre étude.

Dès l’annonce de son cancer, Yves Lambert s’attèle à la tâche, digne d’un Sisyphe, de rassembler et de composer avec les travaux d’éminents spécialistes sur les sujets qu’il pense aborder dans sa Naissance des religions [2]. Sur plus de 500 pages, le sociologue donne à voir et à comprendre le chamanisme des chasseurs-cueilleurs, la religion des sociétés orales-agraires, la religion dogon qui a tant fasciné l’ethnologie française, trois millénaires de religion mésopotamienne, la religion de la Grèce à l’époque classique, le védisme, différents polythéismes antiques, les religions de salut, le zoroastrisme, la religion de l’ancien Israël et le judaïsme, pour enfin terminer avec l’hindouisme et le bouddhisme.

Notre travail consiste à tailler dans cette immense masse d’informations à travers deux interrogations : quel point de vue adopte, explicitement ou non, Yves Lambert et quelles en sont ses limites ? Cette approche nous a permis d’organiser notre étude en deux parties. La première commence autour de quelques considérations sur le livre lui-même et sur la méthode choisie. Suit une discussion sur la définition du phénomène religieux donnée par le sociologue dans laquelle nous décelons une mise en perspective utilitariste. Ce sera le point de départ pour clore la première partie sur une nuance mais aussi pour ouvrir la seconde sur l’apport de Marcel Hénaff dans notre double questionnement. L’interprétation maussienne du philosophe nous a permis de mettre en lumière une riche complémentarité entre la lecture de la Naissance des religions et celle de l’Éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme.

Fruit de longues années de travail, la monographie d’Yves Lambert rassemble, met en perspective et fait se correspondre un matériau scientifique immense. Une telle entreprise a été encouragée, comme le dit l’auteur, par le « mouvement actuel de retour au comparatisme, aux questions de fond et aux études globales » (p. 11). De plus, en réalisant une synthèse aussi vaste, le sociologue tient aussi à signaler que « l’étude de l’évolution religieuse de l’humanité » a regrettablement été délaissée après les contributions des « pères fondateurs » (p.11). Et, c’est avant tout un engagement contre l’hypertélie [3] croissante et propre à notre époque qui a poussé Yves Lambert à faire en sorte que la sociologie comparée « cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits » (p. 12). Celle-ci ne peut donc plus se contenter d’une approche particulariste mais se doit de proposer une perspective plus englobante.

La Naissance des religions est restée inachevée. Dans cette publication posthume, l’éditeur précise que « tout ce qui concerne l’apparition du christianisme et ses évolutions, de même que celle de l’islam, ainsi que l’étude des syncrétismes et des nouvelles spiritualités est resté à l’état de projet » (p. 482). Toutefois, ses innombrables ressources rendent cette monographie digne de devenir une référence pour quiconque s’intéresse aux phénomènes religieux, du paléolithique aux premiers siècles de notre ère. Le lecteur y trouvera nombre de tableaux comparatifs et de typologies (différenciant par exemple le chamanisme de chasse de celui des religions orales agraires (p, 137-142) ou comparant ces dernières aux polythéismes (p. 280-284)). L’index, précieux instrument pour les chercheurs, est donné pour les auteurs cités mais aussi pour les noms des divinités, des héros mythiques ou historiques, ainsi que pour les personnages ayant marqué le fait religieux ou philosophique. Enfin, on appréciera l’apport des minutieuses chronologies, des cartes géographiques, des résultats de nombreux sondages réalisés et exploités par le sociologue (pour sa conclusion) et des récapitulatifs (en début de chapitre) [4].

Par ailleurs, il nous semble manifeste qu’une volonté sous-tend l’écriture de ce travail : celle d’être clair et compris par le plus grand nombre. C’est pourquoi le vocabulaire et la syntaxe d’Yves Lambert ne s’enlisent jamais dans la complexité et que les concepts qu’il utilise sont définis et même redéfinis à plusieurs reprises. Rappelons que lors de controverses autour de termes spécifiques (par exemple des notions de transe, d’extase ou de possession (p. 79-80)) ou autour de certaines thèses, notre auteur présente toujours les différentes prises de position, mentionnant au préalable les chercheurs qui les ont formulées, pour ensuite donner au lecteur les outils nécessaires afin qu’il puisse trancher lui-même. En outre, le fort désir de comprendre avant d’expliquer se laisse aussi percevoir dans la Naissance des religions. Ainsi, Yves Lambert tente de suivre la recommandation de Weber, qui « parle d’une approche « compréhensive », attentive à la signification que l’acteur donne à son action », mais aussi les conseils de Durkheim, pour qui le sociologue doit « se mettre dans l’état d’esprit du croyant. C’est à cette condition seulement qu’il peut espérer comprendre la religion » (p. 27-28).

Ce complexe ensemble synthétique qu’est La Naissance des religions se construit « En généralisant la méthode idéal-typique wébérienne [5] au-delà des « religions historiques », en la couplant à celle de Karl Jaspers qui, dans Origine et sens de l’histoire, faisait ressortir la parenté des changements importants qui eurent lieu dans des aires de civilisations aussi diverses que le Proche-Orient, la Grèce, l’Inde et la Chine, entre les VIIIe et IIe siècles avant notre ère [6]. » Jaspers nomme « l’âge axial », cette période d’« émergence de novations culturelles fondamentales : unicité et universalité de Dieu, développement des religions de salut, etc. [7] ». Yves Lambert, quant à lui, interprète plus largement ce concept et propose la succession de cinq périodes axiales en rapport avec cinq formes religieuses typiques : « 1) le chamanisme des sociétés des chasseurs-cueilleurs, puis la transformation de cet univers symbolique dans le passage aux 2) sociétés orales-agraires stabilisées par la sédentarisation ; 3) le développement des polythéismes concomitants à l’apparition des cités-États et l’invention de l’écriture ; 4) le tournant axial universaliste décrit par Jaspers et la naissance des religions de salut, monothéistes ou karmiques ; 5) la modernité, dont Yves Lambert suggère […] le statut axial [8]. »

Lorsqu’on opère un balayage aussi vaste – du chamanisme des sociétés traditionnelles aux diverses formes du religieux au XXe siècle – comment ne pas « se poser la question du « moteur », des déterminants de toute cette évolution, ni celle de ce qui définit en propre la religion » (p. 21) ? Telle est la question à laquelle Yves Lambert répond en partant du postulat suivant : « Tout se passe comme si l’évolution humaine était sous-tendue par la tendance à une maîtrise et à un accomplissement toujours plus poussés dans tous les domaines, et cela, pour le meilleur comme pour le pire d’un point de vue normatif. » (p. 21)

Afin d’éclairer et de consolider cette thèse, le sociologue déploie un argumentaire autour de sa notion d’« accomplissement ». Pour se prémunir notamment contre ceux qui verraient des germes d’évolutionnisme dans son postulat, il avance que non seulement celui-ci « n’implique pas en lui-même qu’il y ait un progrès », mais qu’il existe aussi des « phénomènes de contre-accomplissement » et des « tendances conservatrices » venant « contrebalanc[er] la tendance au dépassement » (p.21.22). En outre et surtout : « Milite en faveur de ce postulat le fait que cette tendance se soit manifestée de manière analogue mais indépendante dans plusieurs zones de la planète […] dans le domaine cognitif […] le domaine matériel-économique […] le domaine éthique […] le domaine « affectuel » [terme qu’il emprunte aux traductions de Weber] le domaine social [et pour finir] dans le domaine politique. » (p. 21-22)

Précisons aussi que l’auteur définit chaque domaine à l’aide de multiples exemples, avant de se placer explicitement sous la tutelle de Pierre Bourdieu qui a été son directeur de thèse : « [Ce dernier pose] comme fondement au principe de l’activité sociale, celui d’une logique de maximisation de l’accès aux biens matériels et symboliques et aux moyens d’appropriation de ces biens, une logique à l’œuvre au niveau des individus, des groupes, des classes, des champs, de la société. » (p. 22) Préférant cependant la notion d’« accomplissement » à celle de « maximisation », Yves Lambert résume alors sa définition de la religion : « [C’est] une organisation supposant au fondement de la réalité empirique, l’existence d’une réalité supra-empirique (Dieu, dieux, esprits, âme, …) avec laquelle il est possible de communiquer par des moyens symboliques (prières, rites, méditation, etc.) de manière à procurer une maîtrise et un accomplissement dépassant les limites de la réalité objective […] c’est-à-dire une sur-maîtrise et un sur-accomplissement. C’est la marque spécifique du religieux. » (p. 23-24)

Retenons enfin que cette conception s’ajuste tout à fait au do ut des de Weber décrit ici : « Les actes prescrits par la religion ou la magie doivent être accomplis « afin d’avoir […] bonheur et longue vie sur terre (Deutéronome, 4, 40). » Le do ut des [je te donne afin que tu me donnes] en est, de bout en bout, le trait fondamental. Caractéristique qui est propre à la religiosité quotidienne des masses à toutes les époques [9]. » (p. 26)

Cela fait déjà quelques décennies que de nombreuses tentatives isolées ont vu le jour pour décloisonner les sciences sociales de l’utilitarisme-allant-de-soi dans lequel elles auraient pu tomber. Toutefois, depuis une trentaine d’années seulement, des études rigoureuses sur ce sujet se sont rassemblées autour du Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS). Héritiers des thèses développées par Marcel Mauss dans son Essai sur le don, les chercheurs sympathisants de ce mouvement s’appliquent à offrir une alternative à l’Homo oeconomicus comme modèle anthropologique. En effet, cette conception d’un « individu présocial, rationnel, maximisateur, calculateur, motivé par ses intérêts et, au mieux, indifférent aux autres » s’est non seulement « diffusée dans les représentations sociales » mais a aussi pénétré « les sciences humaines et sociales [10] ». Il fallait donc, comme l’explique Hénaff : «  qu’aux yeux des historiens et des sociologues en général, le triomphe de l’Homo oeconomicus […] soit remis en perspective ; que l’avènement de l’économie moderne soit repensé dans son rapport aux sociétés précapitalistes [11] ». Et, les premiers chercheurs à œuvrer dans ce sens ont certainement été : Malinowski avec ses études sur le troc, cherchant à démontrer toute la complexité des comportements économiques dans les sociétés primitives ; Karl Polanyi contestant les évidences du capitalisme par de nouveaux moyens conceptuels, évitant ainsi de recourir à l’analyse marxiste ; et Marcel Mauss avec son anthropologie de terrain, plaçant au cœur de toute action sociale la logique du don [12].

Dans son Essai sur le don, le sociologue français définit la triple obligation/liberté de donner, de recevoir et de rendre opérant dans le cycle du don. Et ce de telle sorte que l’individu maussien est « pris entre l’obligation et la liberté que recoupe l’intérêt d’agir pour lui ou pour les autres dans le cadre de l’aimance [13] ». Plus précisément, le paradigme du don permet donc de saisir la complexité de diverses formes d’échanges dans une vaste logique « synthétique à la fois de liberté et d’obligation, d’intérêt et de désintéressement [14] ». Le MAUSS s’est employé à approfondir les thèses maussiennes sur les sociétés archaïques dans le but de faire jaillir leur pertinence sur les études actuelles de l’action sociale. C’est notamment Alain Caillé, directeur de la Revue du MAUSS, qui a entrepris de démontrer que le paradigme du don permet d’appréhender autant les rapports sociaux dans une « socialité primaire » que dans une « socialité secondaire ». Et c’est aussi Caillé qui caractérise l’utilitarisme contre lequel les théories actuelles du paradigme du don s’élèvent : « Je propose ainsi de caractériser l’utilitarisme par l’articulation problématique de deux propositions : une proposition positive qui affirme que l’action des individus est (ou devrait être, ou doit être considérée comme étant) régie par une mécanique du calcul intéressé ; et une proposition normative qui énonce qu’est juste ce qui contribue objectivement à l’accroissement du « plus grand bonheur du plus grand nombre ». Ou, plutôt, à l’accroissement du plus grand bonheur calculé et calculable du plus grand nombre [15]. »

Revenons alors pour finir au postulat-clé de La Naissance des religions. À ce stade, il nous paraît plus que difficile de ne pas déceler une forme d’utilitarisme dans la logique d’ « accomplissement » qu’Yves Lambert présente comme « moteur » de l’évolution des événements et comme ce qui « définit en propre la religion ». De plus, les interprétations utilitaires des thèses de Weber comme de celles de Bourdieu – ces deux inspirateurs de poids de La Naissance des religions – ne manquent pas. En ce qui concerne le sociologue allemand, c’est sa mise en lumière des buts intramondains [16] que le religieux permet d’atteindre, couplée à la logique d’échange du do ut des qui a souvent conduit à une telle interprétation. Quant à Pierre Bourdieu, Alain Caillé s’est attelé « avec pas mal d’énergie à critiquer [sa] sociologie et à la qualifier […] d’utilitariste » notamment « parce qu’elle présente le désintéressement toujours comme un masque, comme une série d’apparences [17] ». Cependant, Yves Lambert reste surprenant à bien des égards et – nous le verrons – certains de ses choix bibliographiques, et certaines descriptions lucides du phénomène religieux se détachent avec force de toute forme de considérations utilitaristes. Et pour observer ces aspects, il nous faut à présent entrer de plein pied dans La Naissance des religions.

Yves Lambert ouvre sa monographie sur la religion des chasseurs-cueilleurs, prenant pour objet d’étude les Evenks de la forêt sibérienne, porteurs « de la forme la plus authentique du chamanisme » (p. 35). Pour ce peuple qui ne recourt ni à la prière ni au sacrifice, chaque être est doté d’une force vitale, diminuant avec la vieillesse et disparaissant lors de la mort.

Ce premier chapitre s’inspire largement des observations de l’anthropologue Roberte Hamayon, incontournable autorité en ce qui concerne l’étude du chamanisme sibérien. Non seulement La chasse à l’âme et Taïga, terre de chamans [18] ont marqué le projet de Lambert, mais Hamayon elle-même a relu les versions successives du chapitre dédié au chamanisme. Au fil des pages, l’influence de la chercheuse est telle qu’Yves Lambert va jusqu’à faire siennes quelques une des thèses de cette spécialiste. Il s’approprie notamment l’idée que le jeu puisse être une composante essentielle chez les Evenks pour qui l’imitation est tout un art. La perspective à partir de laquelle Roberte Hamayon aborde la religion chamane – décrivant le circuit de force vitale entre les hommes et les esprits animaux – est bien celle du paradigme du don. Et, chose étonnante, notre sociologue des religions donne à voir la même interprétation (X) lorsqu’il dépeint les rapports entre « les chasseurs et les chassés » : « La chasse est vue comme un échange réciproque avec le monde animal : on obtient du gibier qui a été négocié avec les esprits animaux et, en contrepartie, les animaux prélèvent la force vitale des humains. Le fait de « tuer » est nié […] on dit qu’on « obtient » qu’on « reçoit » […] et même qu’on « obtient par amour ». Et ce prélèvement de force vitale est perçu comme la cause principale du vieillissement, de la mort, de certaines maladies et malchances. » (p. 43)

Rien dans cette citation n’entrave une analyse en termes de don, au contraire tout semble l’encourager. Ainsi pourrait-on affirmer que deux acteurs prennent part au grand cycle de la force vitale : les hommes et les esprits animaux. Lorsqu’un animal est chassé, ces derniers font don de son énergie vitale aux chasseurs, qui reçoivent ce don avec le plus grand respect – selon des rites spécifiques de la chasse et du traitement du gibier [19]. Dès lors, les hommes savent que, dans cet échange, à un moment ou à un autre de leur existence il leur faudra rendre la force vitale reçue. Par conséquent, même si Yves Lambert n’utilise pas cette terminologie, le regard qu’il porte sur cet échange n’engage pas une lecture utilitaire. Lambert achève toutefois la description de cet échange de force vitale en ces termes : « On pourrait parler d’une logique du « prenant-prenant » dans laquelle on prend avant de devoir rendre, par opposition à la logique du « donnant-donnant » qui caractérise les religions ultérieures, où l’on offre avant de recevoir. » (p. 43)

Plutôt que de nous saisir de cette occasion de pointer l’utilitarisme qui peut être inféré à partir des formulations « prenant-prenant » et « donnant-donnant », nous privilégions une lecture plus charitable des paroles d’Yves Lambert, sans ôter ou ajouter quoi que se soit à ses mots-là. Car, à l’inverse de Bourdieu – qui prétend qu’une « description objectiviste, réduit l’échange de dons au donnant-donnant et [que par conséquent on] ne peut plus fonder la différence entre un échange de dons et un acte de crédit [20] » – nous osons croire que la logique du « prenant-prenant », « donnant-donnant » décrite ici par notre sociologue n’est pas réductible à l’échange mercantiliste. En effet, rien ne porte à penser que l’échange est immédiat, de valeur strictement égale, garanti, dépersonnalisé, etc. Toutefois, nous tenons à souligner les limites d’une telle formulation. En définissant l’échange par une logique du « prenant-prenant », « donnant-donnant », nul doute qu’Yves Lambert manque la complexité des rapports qu’il tente de saisir. Qui donne en premier ? Qui reçoit et comment reçoit-on un tel don ? De quelle manière envisage-t-on de rendre ? De quelle nature est le don et comment circule-t-il entre les partenaires ? Que se passe-t-il lorsque l’on ne donne pas en retour ? Autant de questions auxquelles le paradigme du don peut fournir des éléments de réponses.

Mettre en relief l’utilitarisme là où il se trouve permet aussi de se rendre compte à quel point celui-ci a phagocyté le vocabulaire savant. Le champ sémantique de plusieurs mots s’est vu investi d’une portée instrumentale et économiciste, de sorte qu’il paraît aujourd’hui nécessaire de redéfinir tous ces termes. Les chercheurs anti-utilitaristes sont attentifs à ce genre de procédés. Mais qu’en est-il des autres ? Lorsqu’il expose son postulat-clé, nous l’avons vu, Yves Lambert : « préfère la notion d’« accomplissement » à celle de « maximisation » qui [lui] paraît trop « économiciste ». Pourtant, quelques pages plus loin lorsqu’il détaille la fonction du chamane chez les chasseurs-cueilleurs, notre sociologue ne prend pas autant de précautions : « Il s’agit d’obtenir le maximum en concédant le minimum et le plus tard possible […] Mais si à la fin de la saison de la chasse, le prix payé aux esprits paraît vraiment excessif, le groupe peut délaisser son chamane pour un autre […] car c’est la survie du groupe qui prime. » (p. 45-46, nous soulignons) Plus tard, il ira même jusqu’à dire : « Dans le cas des chasseurs-cueilleurs, [le système de maîtrise et d’accomplissement] est précisément supposé permettre d’obtenir le plus de gibier possible en concédant le minimum de force vitale. » (p. 130, nous soulignons) On le sent, il y ambivalence. Ramenée à sa conception de la maximisation, cet échange d’énergie vitale vient tomber sous le coup de la critique de François Gauthier pour qui : « inscrire [d’emblée] la notion de maximisation au cœur même de l’anthropologie mène soit à dénaturer les religions premières », en plaquant anachroniquement la conception de type économique à toutes les formes d’échanges, « soit à élargir cette notion de façon à ce qu’elle perde toute cohérence [21] ». Or, on sent également que la réalité décrite par Yves Lambert est plus complexe et nuancée. La « maximisation » des peuples chamanes semble ainsi relever moins du calcul que du pari, du jeu et de la ruse empreints de sagesse : « L’équivalence entre l’âme animale et l’âme humaine […] instaure une communication positive avec le monde environnant, un monde où l’on ne prend que le nécessaire car il faudra rendre ensuite. » (p. 44, nous soulignons)

Lorsque notre auteur parle d’une « maîtrise et d’un accomplissement symbolique dépassant les limites de la réalité objective », il nous semble qu’au lieu de nous arrêter sur la part – consciente ou non – d’utilitarisme sécrétée dans ses formules, nous pourrions apprécier tout l’enthousiasme qu’il met à dépeindre les diverses formes du religieux. Ne peut-on vraiment pas parler de volonté de dépassement et de maîtrise [22] dans certains cas ? Comme par exemple lors des procès divinatoires qui précèdent la chasse chez les Evenks : « [Cela] consiste à lancer l’objet […] en sorte qu’il tombe du « bon côté » et à recommencer en cas d’échec jusqu’à y parvenir. [Cela] enseigne que l’objectif n’est pas de connaître mais de faire être, de faire devenir favorable le futur, trouvable le caché, manipulable l’inconnu. » (p. 50, Lambert citant Hamayon) « Le sens de la vie, c’est qu’elle soit la meilleure possible ! » (p.55) L’« accomplissement » d’Yves Lambert ne pourrait-il pas être compris dans un sens durkheimien, où l’on n’est pas sans ignorer que « le fidèle qui a communié […] est un homme qui peut d’avantage. Il sent en lui plus de force, soit pour supporter les difficultés de l’existence soit pour les vaincre [23] » ? Cette inflexion utilitariste n’entame toutefois pas la richesse de cet ouvrage. En formulant son postulat-clé, Yves Lambert n’a jamais eu la prétention d’avoir trouvé la perspective englobante capable de rendre au mieux toutes sortes de phénomènes religieux. Ainsi, il voit plutôt dans sa démarche « une proposition dont l’intérêt est de permettre d’unifier et d’expliquer tout un ensemble de constats » (p. 21). En d’autres termes, son « tour d’horizon ne prétend pas fournir une explication complète de l’évolution des religions mais seulement apporter des éléments d’analyse, un éclairage du point de vue des sciences sociales » (p. 488).

Dans un article très dense, le philosophe et anthropologue Marcel Hénaff parvient, avec brio, à combler une grande lacune laissée par L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Si l’un des constats de la canonique analyse de Weber est celui de la résistance des catholiques face au processus de développement économique de type capitaliste, « aucune tentative sérieuse n’a alors été faite pour interpréter cette inertie » (Ecenc p. 498). Ce constat est à l’origine de l’article de Marcel Hénaff intitulé L’Éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme, qui propose d’analyser les spécificités de l’éthique catholique à partir des interrogations wébériennes sur les conditions d’émergence du capitalisme. L’analyse du philosophe s’articule entièrement autour du paradigme du don, une mise en perspective nouvelle qui lui permettra de relire plusieurs siècles d’histoire religieuse.

Marcel Hénaff commence son argumentaire en formulant que le concept wébérien d’éthique de la fraternité – que nous pouvons résumer comme « un lien oblatif et généreux avec n’importe qui […] caractéristique du christianisme » (Ecenc, p. 502) – peut être considéré comme une version du don. Et afin d’étayer ce postulat, il opère un retour chronologique aux sociétés non étatiques dont l’organisation sociale se calque sur la relation de parenté. S’appuyant alors sur les thèses maussiennes, le philosophe définit le don réciproque cérémoniel comme « la forme fondamentale d’expression des relations entre groupes dans les sociétés traditionnelles » (Ecenc, p. 504). De manière plus large, il s’agit de « L’ensemble des procédures selon lesquelles un groupe […] reconnaît un autre groupe en lui offrant des biens considérés comme précieux […] des paroles ou des gestes de respect, en manifestant généralement de la déférence [pour instituer] des liens intenses. » (Ecenc, p. 504)

Puis, Hénaff dépeint l’évolution de ces sociétés traditionnelles qui se transforment lentement en sociétés politiques. Pour introduire le don unilatéral, il prend pour objet d’étude la Grèce ancienne avec son autorité politique centrale et se questionne sur ce qui lie les membres de la cité entre eux. Il trouve une réponse dans le concept de philia que Platon définit dans son Protagoras comme ce que « Zeus donne aux hommes [et] qui permet de former une communauté civique » car « les besoins et les métiers qui y sont liés ne suffisent pas à unir les hommes » (Ecenc, p. 507). Le don unilatéral est donc : « un lien affectif qui circule entre eux, mais procède d’une source unique ». En même temps, prend forme le don individuel moral que l’on peut caractériser de geste d’entraide qui « dépend de la libre décision du donateur ». Réciproquable ou non, il est avant tout « générosité et compassion » (Ecenc, p. 509).

Enfin, le philosophe avance qu’au même moment dans le monde chrétien, le « don moral correspond à la pensée de la grâce [en tant] que geste inconditionnel, souverain, rigoureusement gratuit » (p. 508). Au fil des siècles, différentes crises ont secoué le don provoquant toutes sortes de réactions. Selon Hénaff, elles « témoignent des paliers d’intériorisation dans la relation du don [dirigée] vers la pureté de l’intention et vers l’inconditionnalité de l’oblation » (Ecenc, p. 509). Il propose alors de voir que dans le protestantisme la doctrine de la prédestination a ramené tout le don du côté de Dieu car « seul Dieu peut donner, aucun don humain ne saurait ajouter au don divin. Il faut le recevoir par la foi. Et pour le reste, s’en tenir à ce qui fait [la] vocation : la vie ordinaire dans la profession » (Ecenc, p. 510). Dès lors, le philosophe peut donner son interprétation de l’éthique protestante mais aussi et surtout celle de l’éthique catholique : « [D’une part, l’éthique] protestante [selon laquelle] le caractère absolu de la grâce est d’abord l’affirmation du caractère intransitif du don divin face auquel aucune réponse n’est possible (d’où la prédestination) […] libéré d’une réplique impossible, le croyant est appelé à honorer Dieu par son travail lui-même : Beruf, profession-vocation. Et c’est par là qu’il faut bien que passe le lien social. Lien de dépendance réciproque plutôt que d’attachement mutuel. [D’autre part, dans les sociétés catholiques] domine l’éthique religieuse de la fraternité, laquelle est la forme intériorisée du don traditionnel. La culture catholique a maintenu le principe qu’un don en retour envers Dieu est possible, qu’il l’est à travers le don à autrui, par la charité. La vie sociale et les échanges restent alors sous l’emprise de cette exigence. » (Ecenc, p. 516-517)

Ce vertigineux tour d’horizon nous a permis de poser les bases d’une pertinente analyse effectuée dans son intégralité du point de vue du paradigme du don. Nous allons à présent confronter certains des arguments d’Hénaff aux si nombreuses informations que Lambert fournit dans sa La Naissance des religions, ce qui nous permettra d’éprouver ces deux interprétations mais aussi de ressentir leur complémentarité.

Une chose curieuse est à signaler dans l’étude de Marcel Hénaff : il donne à voir diverses formes du religieux, allant des sociétés traditionnelles aux sociétés contemporaines, sans jamais aborder les polythéismes. D’ailleurs, lorsqu’il dépeint les phénomènes religieux de la Grèce antique, toutes ses observations portent à croire à un monothéisme patent (n’oublions pas que c’est Zeus lui seul qui donne la philia aux hommes). Pourtant, dans son chapitre « La religion à Athènes à l’époque classique », Yves Lambert souligne toute l’importance de la conception polythéiste du monde, même si un proto-monothéisme prend forme très lentement et beaucoup plus tardivement dans certaines régions.

Passer outre les polythéismes, c’est, nous semble-t-il, passer outre la difficulté. En effet, se représenter en termes de don les rapports entre dieux fantasques et humains impuissants constitue manifestement une tâche délicate. Nombreux sont les récits, dans les polythéismes mésopotamiens par exemple, où la crainte de l’aléatoire sur lequel repose la relation hommes-dieux est largement explicitée. Les questions se posent notamment en ce qui concerne la théodicée, car « les divinités sont perçues tantôt comme étant justes, tantôt comme agissant selon leurs humeurs et leurs caprices » (p. 156). De manière générale, « on n’a pas manqué de constater que des personnes (ou des familles) méritantes étaient accablées par le malheur alors que d’autres étaient comblées par la vie, ce qui paraissait contradictoire avec l’idée de dieux justes » (p. 178). Dès lors, détailler avec sagacité les relations hommes-dieux dans les polythéismes au travers du paradigme du don constitue à nos yeux un défi. Quoi qu’il en soit, les interrogations épineuses pourraient être les suivantes : pourquoi les dieux donnent-ils et quand donnent-ils ? Est-ce que les hommes peuvent exercer une influence quelconque sur leur aptitude à donner ? Les malheurs peuvent-ils être perçus comme des bonheurs repris ? Et, dans ce cas pourquoi les dieux (re)prennent-ils ?

Une lecture utilitaire réduirait peut-être, d’une part, les rapports entre les dieux et les hommes à un phénomène contractuel où les hommes honorent les dieux – par le biais des sacrifices, des offrandes, de la prière, etc. – dans le seul but de se prémunir de leurs colères ou de leurs lubies. Par ailleurs, les exemples de textes anciens offrant aux hommes les recettes pour mettre de leur côté les faveurs des dieux ne manquent pas : « Si les dons sont peu nombreux sur ses tables d’offrandes », dit un texte égyptien, « la vie est misérable pour tous les vivants, mais si les dons se multiplient, il y a des aliments dans le pays tout entier car Anubis crée le blé et fait vivre les Deux Terres. » (p. 256)

Nonobstant, une interprétation utilitaire de type bourdieusienne jette la lumière sur la part de dépendance des hommes vis-à-vis des dieux ainsi que les rapports de domination, dans la vie quotidienne, qui se créent à partir de certaines conceptions spécifiques du monde : « Attribuer aux dieux l’origine de la souveraineté est le meilleur moyen de la légitimer. Le fait que le retour quotidien du soleil soit censé dépendre des rites exécutés par Pharaon crée le besoin de ces rites, accroit la dépendance par rapport à Pharaon et justifie sa part de récolte. » (p. 256-257) Exposer les phénomènes de domination que le religieux a pu – volontairement ou non – engendrer, nous paraît être essentiel lorsque l’on étudie les religions du point de vue des sciences sociales. Du reste, montrer que les religions « sont souvent un instrument de domination symbolique des hommes sur les femmes [24], du pouvoir sur les sujets, du clergé sur les fidèles, etc. » (p. 26) est l’un des objectifs d’Yves Lambert. Mais à ce stade, on est en passe de se demander si une interprétation du point de vue du paradigme du don – qui ne fait nullement l’impasse sur les dynamiques de domination [25] – ne pourrait pas mieux faire jaillir cet aspect.

Hénaff et Lambert se retrouvent en Grèce antique, l’ayant tous deux choisi comme objet d’étude « en raison de l’influence considérable qu’elle a eue sur le tournant axial universaliste, sur le christianisme et sur la civilisation occidentale en général » (p. 183). La Naissance des religions consacre un chapitre très complet et détaillé à la religion d’Athènes à l’époque classique. Le parcourir ici à travers quelques citations permet de montrer que les éléments décrits par le sociologue des religions n’entrent aucunement en contradiction avec l’interprétation plus maussienne de Marcel Hénaff. Bien au contraire, nous pouvons dégager une riche complémentarité entre les textes, les arguments d’Yves Lambert venant étoffer la thèse de Marcel Hénaff.

Prenons d’abord l’exemple de la philia qu’Hénaff interprète comme un don unilatéral. Donnée par Zeus aux hommes, elle « permet de former une communauté civique » car « les besoins et les métiers qui y sont liés ne suffisent pas à unir les hommes » (Ecenc, p. 507). Même si Lambert se penche sur le Protagoras de Platon, il ne cite pas les passages concernant la philia. Pourtant, il confirme qu’il existe un liant, au-delà des contingences, favorisant l’unité dans la cité : « Malgré l’émiettement en États largement indépendants, en îles et colonies disséminées à travers le monde méditerranéen, en dépit des guerres fratricides, il existe un fort sentiment d’unité entre les Grecs […] c’est dans le domaine de la religion que se marque de la façon la plus sensible cette unité. Les Grecs ont les mêmes dieux, ils racontent sur eux des mythes en grande partie semblables, les actes rituels prennent les mêmes formes, ils ont des sanctuaires communs. » (p. 188) (nous soulignons)

Quelques pages plus loin, cette idée se précise et se complète : « la religion n’intervient pas directement dans les lois et dans les décisions politiques [mais] son rôle le plus important est sans doute de fournir un fondement sacré au lien social  » (p.198, nous soulignons). Manifestement, Hénaff et Lambert convergent ici sur l’idée qu’à la base des rapports sociaux il y aurait du sacré, tout du moins en ce qui concerne la Grèce à l’époque classique. Est-ce qu’Yves Lambert pourrait déceler dans ce « fondement sacré » un don tel qu’il est décrit par Hénaff comme procédant « d’une source unique » et « permettant un lien affectif » (Ecenc, p. 507) entre les hommes ? Autrement dit, pourrait-il être convaincu par le don unilatéral, typique, selon le philosophe, de la société politique grecque ? Il nous semble que dans tous les cas, rien ne viendrait entraver une telle hypothèse.

Dans L’Éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme, Hénaff retrace la manière dont le passage d’une société à une autre déclenche ce qu’il appelle une « crise du don ». Pour finir, intéressons-nous alors à ces secousses en élargissant un peu plus le cadre de la Grèce antique à d’autres religions en d’autres lieux. Une première crise du don est décelée lorsque les sociétés traditionnelles claniques s’effondrent. Dès lors, apparaît « l’exigence d’inventer […] un lien aussi fort que celui qu’assurait le don réciproque cérémoniel » (Ecenc, p. 509). Pour Hénaff, la réponse se trouve dans le double mouvement du don unilatéral et du don individuel moral : c’est parce que Dieu donne, qu’un réseau de dons réciproques, matériels et hautement symboliques se crée entre les hommes. Or, à un moment donné, la « réciprocité elle-même entre en crise » puisqu’elle se voit réduite à l’unique « recherche d’un avantage » (Ecenc, p. 509). C’est la « crise du don moral réciproque » qu’il nous semble judicieux de faire correspondre ici à la « mutation du religieux » qu’Yves Lambert place dès les années 440 dans la Grèce antique : « Cette crise résulte de plusieurs facteurs. En particulier, les premiers développements de la philosophie mettent en question les mythes, les dieux et les légendes fondatrices des cités ; les disfonctionnements de la démocratie directe font douter de son bien fondé et conduisent même à un régime oligarchique. » (p. 214)

En outre, nous avons montré que la crise du don moral réciproque témoigne aussi et surtout d’une volonté « d’intériorisation dans la relation du don [dirigée] vers la pureté de l’intention et vers l’inconditionnalité de l’oblation » (Ecenc, p. 509). Dans son chapitre « Le Zoroastrisme la première religion du salut dans l’au-delà », Yves Lambert présente la religion de Zarathoustra comme une réponse aux « dérives ritualistes et sacrificielles sans sortie du polythéisme » (p. 307). Ne pourrait-on pas envisager alors ces dérives comme autant de manifestations de la crise du don ? Encore une fois, rien dans l’analyse de Lambert ne nous y décourage. Qui plus est, cette interrogation est au cœur même des recherches de certains spécialistes du religieux qui, à l’instar de François Gauthier, se demandent si « de Gautama Bouddha à Zarathoustra, de Jésus à Luther, les réformes religieuses ne [seraient]-elles pas précisément toujours des tentatives pour secouer le don d’un trop-plein de domination et d’intérêt [26] ? ». Finalement, Hénaff lui-même risque une telle interprétation en ce qui concerne la religion de Jésus pour laquelle la crise qui secoue le don est d’abord perceptible dans les trop nombreuses « tendances politiques et religieuses » (Ecenc, p. 510). La Naissance des religions peut une fois de plus compléter les arguments de L’Éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme, à travers notamment une description de l’atmosphère de crise de l’époque : « La présence [des romains] provoque finalement un climat d’hostilité permanente. Le grand prêtre et les saducéens recherchent plutôt le compromis, les pharisiens sont plus distants, les esséniens croient imminente la venue d’un royaume de Dieu, d’autres groupes messianiques apparaissent dont celui de Jésus. Des mouvements de résistance violente se développement, en particulier ceux des zélotes et des sicaires. » (p. 411)

Et, selon Hénaff, dans un tel chaos, l’une des réponses à la crise est celle trouvée par la communauté de Jésus : « une générosité sans limites […] l’exigence d’une charité sans condition offrant une issue universelle […] une autre communauté possible » (Ecenc, p. 510).

***

Nombreuses seraient encore les choses à dire, sur l’alliance (berith) dépeinte par Hénaff dans la religion hébraïque par exemple (Ecenc, p. 508). Alliance que Lambert décèle dans le Yahvisme primitif et étudie amplement (à la page 310 mais aussi dans son chapitre « Un condensé de l’histoire des hébreux selon la Bible », dès la page 360), se mettant parfois en porte-à-faux avec les analyses d’Hénaff. On pourrait aussi se pencher sur les différences entre le Dieu des juifs décrit par Hénaff (Ecenc, p. 508) et celui, représenté par Lambert, qui n’a pas toujours développé une « relation d’amour [avec] Israël » (p. 395). Néanmoins, cette mise en perspective des deux textes nous a permis de montrer le nouvel éclairage des phénomènes religieux rendu possible au travers du paradigme du don.

Karla Andrade (Université de Fribourg)
karlagabriela.andradegarces@unifr.ch

Références bibliographiques

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HAMAYON, Roberte, La Chasse à l’âme : esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Société d’ethnologie, 1990.

HÉNAFF, Marcel, « L’éthique catholique et l’esprit du non capitalisme », La Société vue du don, Paris, Editions La Découverte, 2008, p. 498-518.

GAUTHIER, François, « L’utilitarisme est-il le moteur de l’histoire et au cœur du religieux ? », L’Homme, 198-199, p. 301 à 316.

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MAUSS, Marcel, Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2012.

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Octobre-décembre 2009, document 148-74, mis en ligne le 3 juin 2009, URL : http:// assr.revues.org/21152.

WEBER, Max, « Les types de communalisation religieuse (sociologie de la religion) », Économie et société, Paris, Plon, 1972. (Cité entre autres dans La Naissance des religions).


http://www.journaldumauss.net/

http://www.revuedumauss.com/

NOTES

[1Les citations soustraites à la monographie de Lambert seront indiquées entre parenthèses directement sur le texte.

[2L’ambitieux projet d’Yves Lambert n’aurait pu être mené à bien sans l’apport des sources secondaires qu’il analyse et interprète avec brio. Notons aussi que plusieurs spécialistes qu’il cite, le relisent et corrigent ses versions successives (se référer aux remerciements en début de chaque chapitre).

[3Nous empruntons ce terme à Simondon pour qui « les phénomènes d’hypertélie […] donnent à chaque objet technique, une spécialisation exagérée et le désadaptent par rapport à un changement même léger ». Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Aubier, 2012, p.61. Dans le vocabulaire médical, l’hypertélie se comprend comme un « développement exagéré d’un organe pouvant être nuisible à la vie de l’individu ». De manière plus générale, on parle d’hypertélie lorsque certains organes deviennent encombrants, par exemple pour les défenses d’un mammouth.

[4Nous regrettons cependant l’absence d’une bibliographie globale pour l’ensemble de la monographie.

[5L’idéaltype de Max Weber peut être décrit comme « l’aptitude à regrouper en un seul moment conceptuel des éléments significativement distinctifs des groupes sociaux considérés, de leurs expressions identitaires et de leurs constructions symboliques, cultuelles, etc. » (p. 2). Pour plus de détails, se référer à l’article suivant d’où cette citation est tirée : VIDAL, Daniel, « Yves LAMBERT, La naissance des religions. De la préhistoire aux religions universalistes », Archive de sciences sociales des religions [En ligne].

[6GAUTHIER, François, « L’utilitarisme est-il le moteur de l’histoire et au cœur du religieux ? », L’Homme, 198-199, p. 304.

[7VIDAL, Daniel, op. cit., p. 2.

[8GAUTHIER, François, op. cit., p. 304.

[9WEBER, Max, « Les types de communalisation religieuse (sociologie de la religion) », Économie et société, Paris, Plon, 1972, p. 429. Cité par Yves Lambert.

[10GAUTHIER, François, op. cit., p. 309.

[11HÉNAFF, Marcel, « L’éthique catholique et l’esprit du non capitalisme », La Société vue du don, Paris, Éditions La Découverte, 2008, p. 500.

[12Dans la conclusion de son Essai sur le don, Mauss affirme : « l’homo oeconomicus n’est pas derrière nous, il est devant nous ; comme l’homme de la morale et du devoir ; comme l’homme de la science et de la raison. L’homme a été très longtemps autre chose ; et il n’y a pas bien longtemps qu’il est une machine, compliquée d’une machine à calculer ». MAUSS, Marcel, Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2012, p. 231.

[13BOREL, Simon, « Sur le paradigme du don. Dissertation », Revue du MAUSS permanente [en ligne].

[14GAUTHIER, François, op. cit., p. 308.

[15CAILLÉ, Alain, LAZZERI, Christian, CLÉRO, Jean-Pierre, « Qu’est-ce qu’être anti-utilitariste ? Entretien », Cités 10, Paris, PUF, 2002, p. 78-79.

[16Bobineau et Tank-Storper ayant choisi la même citation de Weber qu’Yves Lambert (Weber citant le Deutéronome). Or leur interprétation reflète une orientation moins utilitariste : « Autrement dit, « les biens de salut proposées par toutes les religions primitives ou civilisées (kultiviert), prophétiques ou non, se rapportent d’abord lourdement à ce monde-ci » ». BOBINEAU, Olivier, Tank-Storper, Sébastien, Sociologie des religions, Paris, Armand Colin, 2012, p. 26. En somme, ici-bas ne signifie pas nécessairement utilitariste.

[17CAILLÉ, Alain, LAZZERI, Christian, CLÉRO, Jean-Pierre, op. cit. p. 89.

[18Lambert utilise la publication de 1977 pour Taïga, terre de chamans et celle de 1990 pour La Chasse à l’âme.

[19Lambert rappelle qu’on « remercie l’animal à fourrure d’être venu. A l’ours que l’on vient d’abattre, on dit que ce sont les autres qui l’ont tué. Les attentions culminent avec les grands mammifères, les plus proches de l’homme : ils sont dépecés et coupés avec soin, [leurs] os et [leurs] restes inutilisables sont traités de la même façon que pour le corps du défunt humain » (p. 51).

[20MAUSS, Marcel, op. cit., p. 23.

[21GAUTHIER, François, op. cit., p. 308-309.

[22Roberte Hamayon elle-même utilise le terme de maîtrise : « Tout se passe comme si l’action chamanique visait précisément à maîtriser la part d’aléatoire des choses de la vie ». HAMAYON, Roberte, La Chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Société d’ethnologie, 1990, p. 741. Toutefois, dans Jouer. Une étude anthropologique (La Découverte, 2012) Hamayon prend ses distances avec l’idée de maîtrise pour dire que ces pratiques visent à produire une disposition positive face à l’arbitraire.

[23Les Formes élémentaires de la vie religieuse, cité par Lambert dans La Naissance des religions, p.26.

[24Nous soulignons ici un point fort de La Naissance des religions  : son auteur ne parle jamais au masculin neutre. En effet, dans tous ses chapitres, Yves Lambert tient toujours à exposer ce qu’il en est de la femme, de la croyante, de la religieuse, etc.

[25CAILLÉ, Alain, Don, intérêt et désintéressement : Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Paris, La Découverte, 2005.

[26En parlant de la « lourdeur du système sacrificiel » à laquelle « s’en prendront les réformateurs des Upanisads, du bouddhisme et du jaïnisme qui, tous, intérioriseront le sacrifice pour lui restituer son « esprit » ». GAUTHIER, François, op. cit., p. 310.