Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Julien Aimé

Hervé Marchal, « Un sociologue au volant », 2014.

Texte publié le 19 septembre 2014

Hervé Marchal, « Un sociologue au volant. Le rapport de l’individu à sa voiture en milieu urbain », Paris, Téraèdre, coll. L’anthropologie au coin de la rue, 2014, 188 p.

L’ouvrage d’Hervé Marchal interpelle à plusieurs égards. Tout d’abord, il convient d’affirmer que les ouvrages consacrés à l’automobile ne sont pas légion en sociologie et qu’il n’en existe que très peu cherchant à faire le procès analytique – et non normatif – de l’objet le plus symptomatique de la condition urbaine actuelle : l’automobile. Ensuite, la méthodologie employée se trouve être assez inédite puisqu’il s’agit, en assez grande partie, d’entretiens participants, c’est-à-dire pratiqués in situ – dans les automobiles – au plus proche des individus et de leurs pratiques quotidiennes. Cette façon de procéder permet d’offrir une analyse fine et pertinente à même de relativiser les cadres traditionnels de l’entretien. Enfin, le présent ouvrage se veut être une synthèse des différents travaux d’Hervé Marchal, maître de conférences à l’Université de Lorraine, puisqu’il combine ses recherches sur l’identité et celles en sociologie urbaine.

L’auteur propose d’« analyser l’importance de l’espace privatif qu’est l’automobile dans la vie des individus urbanisés, plus particulièrement dans le rapport qu’ils entretiennent avec eux-mêmes, les autres et le monde proche et lointain » (p. 24). Il dégage, dans ses propos liminaires, au moins quatre dimensions qu’il se chargera d’expliciter dans les 6 chapitres qui composent le livre. L’automobile 1/ rend possible le fait de se distinguer de l’autre, de montrer son importance sociale, de visibiliser son pouvoir d’achat, 2/ elle autorise de se poser pour réfléchir à sa vie de sorte qu’elle n’est pas un support de sens au sens strict mais un support qui permet de construire du sens, 3/ elle permet à l’individu contemporain d’être une personne totale en mesure d’investir ou de laisser libre cours à sa personnalité, 4/ enfin elle est un moyen d’être pleinement engagée dans le mouvement du monde urbain, d’y avoir sa place.

De prime abord, l’automobile est présentée dans le premier chapitre comme un « lest identitaire », un espace habité et approprié faisant partie de l’espace intime des individus ; son intérieur renvoyant le plus souvent à une notion de bien-être, de détente et de déconnexion du monde extérieur. L’habitacle produit de l’identité et semble autoriser une forme de recadrage de soi et de l’être, en permettant, en quelque sorte, d’échapper à la violence du quotidien urbanisé chargé d’espaces impersonnels et de « non-lieux » difficilement appropriables. Dans sa voiture, l’individu pratique une sorte de « mobi-stabilité » puisque son corps y est en pause tout en prenant part, par l’intermédiaire de son moyen de transport, au mouvement global. L’auteur montre dans la suite de son premier chapitre comment l’automobile peut être apparentée à une bulle, renvoyant au « confort placentaire originel » et demeurant, a priori, un rempart à un éventuel effondrement de soi – refuge après une dispute, une perte d’emploi ou de logement…. Par ailleurs, Hervé Marchal note l’influence de la vue dans les représentations du monde et de soi qui permet à l’usager de l’automobile de créer un monde qui lui est propre, en imaginant des seuils qui segmenteront son trajet et sa géographie personnelle. Ces différents faits – appropriation de l’habitacle, domestication d’un espace extérieur « personnel » et « stabilité du corps en mouvement » – tendent parfois à dévoiler « la part maudite » – symbolisée par l’énervement au volant entre autres – d’un être total s’exprimant alors en dehors des formes conventionnelles de socialisation.

Le deuxième chapitre est l’occasion pour l’auteur de confronter deux aspects paradoxaux de l’automobile, celui d’espace intime et celui d’espace ouvert sur le monde extérieur. Dans un premier temps, il montre que l’automobile permet d’instaurer un régime de sérénité à travers le contrôle que l’individu exerce sur l’espace qu’il ordonne à sa guise, et qui permet de se sentir à « l’aise ». Cette appropriation permet ainsi de confronter son « Moi » au monde extérieur et objectif, créant ainsi ce que le sociologue appelle une « auto-réalité » : une mise à distance subjective du monde réel, incertain et inaltérable. Dans un second temps, l’auteur explique pourquoi le caractère collectif de la pratique automobile ne peut entraîner de « schèmes pratiques incorporés » selon les mots de Pierre Bourdieu, puisque, a contrario, elle tend à singulariser les automobilistes qui n’agissent pas en un seul groupe, n’ont pas d’« intérêts » communs et pratiquent la voiture différemment à mesure que le monde se rempli de signes concrets et de règles formelles. L’auteur s’intéresse au rapport entre routines et pratiques et explique en quoi l’automobiliste oscille entre séquences conscientes rationnelles (réfléchir à la route, trouver des raccourcis, etc.), séquences conscientes non-rationnelles (faire attention aux limitations de vitesse, aux priorités sur un rond-point, etc.) et séquences infraconscientes (liberté de l’imagination) autorisant alors des fictions identitaires et des facettes de soi « mono-situationnelles » (chanter en voiture). Enfin, il affirme que la voiture n’est pas une bulle au sens strict puisqu’elle est en permanence pénétrée par le dehors et que la tension entre l’intérieur et l’extérieur produit des manières de sentir, de penser et d’agir particulières. Entre autres, il explique que, du fait des nouvelles technologies qui s’intègrent dans l’habitacle, le temps à soi tend à y devenir un temps social – on appelle ses enfants, on prépare une réunion, on débrief’ de la journée de travail –, ce qui rend toujours plus complexe et paradoxal le rapport à l’automobile et plus poreuse la frontière entre l’extérieur et l’intérieur ; entre l’avant et l’après.

La voiture, dans le troisième chapitre, est vue au centre du mouvement d’individuation de la société car elle permet à l’individu de s’affirmer dans un monde impersonnel et anonyme. Ce micro territoire personnel influence les pratiques « égoïstes » de mise en avant de soi ; créant en cela des formes d’intolérance à la présence des autres et de leurs véhicules. Par des formes de justification, le conducteur définit l’autre en fonction, uniquement, de son avis et de ses impressions personnelles. L’auteur montre bien l’interpénétration entre l’individualisation de la société, synonyme du succès de l’automobile, et la pratique individuelle de l’automobile qui participe elle-même de l’individualisation. L’automobile est aussi, et encore, une manière de s’affirmer soi-même, de posséder une « autonomie subjective » et d’avoir une place dans le mouvement urbain tout en répondant à l’injonction de la mobilité. Ainsi, la voiture, phénomène global et standardisé, tend à s’individualiser et à se personnaliser.

Pour signifier, une nouvelle fois, les différents paradoxes de l’automobile, l’auteur montre, dans le chapitre suivant, comment l’automobile peut, à certains égards, être apparentée à une bulle sensorielle coupant son utilisateur de l’autre et empêchant l’inter-reconnaissance d’êtres appartenant pourtant à la communauté humaine, d’où l’identification ici d’une « épreuve d’inhumanité ». En effet, les rapports entre individus y sont fortement limités tandis que l’identité d’automobiliste est réifiée. Cela tend à créer des tensions et à rassurer sa propre identité. Pour autant, le sociologue note que l’automobile permet, paradoxalement, d’entretenir le lien social en permettant d’articuler aux mieux les lieux et temps sociaux (capital spatial) caractéristiques de la société urbaine dans son ensemble.

Le cinquième chapitre s’intéresse de plus près à l’automobile, qui sert souvent de marqueur identitaire dans la biographie de nombre d’individus (obtention du permis, premier emploi, vie de famille…). L’auteur y parle de la « carrière objectale » de la voiture, chargée de sens et dont les propriétaires ont parfois du mal à se séparer puisqu’elle s’apparente à un prolongement de soi. De ce point de vue, le mythe de l’homme moderne calculateur, vénal et rationnel est relativisé puisque, justement, l’individu se laisse toucher par l’objet, même s’il ne le reconnait pas de prime abord. Pour autant, l’auteur ne remet pas en cause une forme d’ « individuation » de la société et les injonctions à la réalisation de soi. Car l’automobile s’avère être un bien moral qu’il est bon de posséder et un bien conventionnel renvoyant à des conventions qu’il convient de respecter (mobilité, accomplissement de soi, etc.).

Le dernier chapitre de cet ouvrage met la focale sur la problématique de la distinction sociale favorisée par l’automobile qui, en effet, « parle » aux individus. L’auteur note que « l’apparence de biens matériels ne va pas sans s’accompagner de logiques de réification […] susceptibles de se traduire par des attitudes déshumanisantes » (p. 164). L’automobile s’apparente à un « support identitaire matériel » permettant de mettre en avant un certain statut et d’exprimer une certaine image de soi. Mais c’est aussi un bien identitaire ou de positionnement social qui peut synthétiser tantôt un échec, tantôt une réussite sociale, et qui produit des univers restreints, fermés et réservés à des membres « achetant » leur droit d’entrée – inter-reconnaissance des propriétaires de telle ou telle marque d’automobile. Parallèlement, la voiture est vue comme un « support de délégation de soi » qui véritablement résume l’individu, son statut social et qui permet prétendument aux autres de la connaitre. Pour autant, ces différentes distinctions reviennent à « dépouiller l’autre de son épaisseur existentielle pour le ramener à des traits grossiers » (p. 165) ou à supposer une pré-identité.

Un sociologue au volant nous fait réfléchir à l’importance de l’objet « automobile » dans la vie urbaine des individus en sortant de la vision critique et de la discrimination quasi-permanente qui en est faite. La méthode de l’entretien participant montre une nouvelle fois qu’elle permet d’obtenir des résultats probants, à la croisée de l’ethnologie, de la phénoménologie et de l’interactionnisme. Plus largement, l’auteur nous invite à penser les objets de manière beaucoup plus « épaisse », en questionnant leur importance, leur signification, leur utilisation, leur apport en termes de distinction, de bonheur, de vivre ensemble, et il nous suggère d’interroger le mythe, trop souvent persistant, de l’homme moderne froid et calculateur. Le livre détonne par son sujet, son humanisme sans bornes et par la curiosité et la malice qu’il fait naitre chez son lecteur.

Julien Aimé

Université de Lorraine

Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S)

Doctorant en sociologie

NOTES