Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Dominique Girardot

Le mérite : logique de la rétribution et logique du don

Texte publié le 28 août 2014

Sans toujours le dire, nos sociétés se veulent et se présentent de plus en plus comme des sociétés du mérite. « À chacun selon son mérite », telle serait la norme de justice centrale à laquelle nul ne saurait déroger. Une telle norme est-elle effectivement juste, équitable ? Il est possible d’en discuter longuement. Mais ce qui est sûr, montre ici Dominique Girardot dans une belle synthèse de son « La société du mérite. Idéologie méritocratique et violence néolibérale » (Le Bord de l’eau, 2011), c’est que sa généralisation fabrique une société profondément inhumaine parce opposée à la logique du donner, recevoir, rendre. A.C.

La notion de mérite telle qu’elle se systématise actuellement nous enferme dans une logique de la rétribution, car elle tend à imposer l’idée que la justice exige de donner à chacun selon l’exacte mesure de la mise en œuvre de ses qualités et compétences. Elle nous installe ainsi dans la conviction que l’action rationnelle est orientée par l’attente de cette rétribution exactement mesurée. L’effet le plus spectaculaire en est l’actuelle généralisation des procédures d’évaluation – et l’inflation qui l’accompagne, d’une recherche (éperdue) d’outils propres à mesurer sans biais, sans reste, ce qui est dû à chacun. L’effet le plus insidieux, quant à lui, réside dans l’intériorisation de la pseudo-évidence selon laquelle il serait absurde d’agir sans attente de rétribution – et nous en venons à traquer, en l’autre et en nous-même, les motifs égoïstes des actions les plus généreuses. Déréalisation due à l’abstraction et au formalisme des mesures de l’activité, d’un côté ; cynisme découlant de la certitude de toujours démasquer un calcul derrière l’apparence du désintéressement, de l’autre : la vie sociale à l’ère du triomphe du mérite est instable et grinçante.

Difficile de dire si l’ensemble de représentations véhiculé aujourd’hui par la notion de mérite précède ou suit d’autres maux régulièrement pointés : mise en concurrence des individus, délitement des solidarités et du tissu social, précarisation des situations professionnelles… Toujours est-il qu’il les accompagne à merveille. Le mérite se prête en effet aisément à un usage idéologique, en autorisant une justification rationnelle de la violence des rapports sociaux : c’est à chacun de veiller à son « employabilité », et l’exclu n’a finalement que ce qu’il mérite ; à chaque individu, service, entreprise de faire la preuve de son efficacité : suppressions de poste, fermetures d’unités, délocalisations, arrêts de production peuvent ainsi apparaître comme l’inévitable sanction de mesures objectives. Comme si nous n’avions plus qu’à prendre acte.

S’il est courant à gauche de dénoncer cet usage cynique du mérite, il l’est cependant tout autant de partager l’idée que chacun est maître de sa vie : congédié par la porte, le mérite risque alors de rentrer par la fenêtre… Car ce fantasme de maîtrise n’est jamais que la face présentable de l’idéologie du mérite : si c’est à chacun de faire sa vie… alors, que le meilleur gagne ! S’opposer aux effets délétères de l’idéologie du mérite, martelée comme la justification d’inégalités injustifiables, impose donc de se déprendre de l’idée que chacun est maître de sa vie… ce qui paraît absolument réactionnaire. Pour se frayer un chemin entre ces deux écueils, tout aussi indésirables l’un que l’autre, on avancera ici l’idée, toute simple, qu’à la logique de la rétribution il convient d’opposer une logique du don.

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Belle solution, objectera-t-on : s’agit-il, pour ne pas être réactionnaire, de verser dans l’angélisme ? En quoi cette logique du don peut-elle avoir sa place dans un monde (post)moderne, lucide sur les relations que les hommes entretiennent entre eux ? La logique du don, il est vrai, peut sembler au premier abord un conte pour bercer les enfants. L’instrument, forgé par Marcel Mauss et repris depuis une trentaine d’années par le M.A.U.S.S. s’avère pourtant d’une redoutable portée critique.

Ce n’est bien entendu pas en vertu d’un argument manichéen qui voudrait opposer aux méchants capitalistes calculateurs de gentils humanistes donateurs que le paradigme du don peut être opposé à la logique rétributive du mérite. Mais bien plutôt parce qu’il est apte à nous convaincre que la valeur qui nous est essentielle n’est pas calculable, pas attribuable, qu’elle est sans terme assignable ; et ce en raison non pas d’une attitude morale, mais d’un trait anthropologique. C’est dire que ce n’est pas d’abord par bonté que les hommes s’inscrivent dans la logique du don, mais, plus fondamentalement, parce qu’ils sont hommes : s’insèrent dans un monde toujours déjà là, agissent sur lui, sans jamais pouvoir être certains de l’effet de ce qu’ils font, ni du sens qui lui sera donné. Ce trait anthropologique impose de rompre avec l’aspiration à une maîtrise de notre propre vie et des relations dans lesquelles elle s’insère. Car il implique de reconnaître qu’il y a du donné, et donc de l’arbitraire, dans celles-ci, et même que donné et arbitraire en constituent le fond : le fondement, l’assise. Les hommes font quelque chose de leur vie, bien sûr, mais ils le font à partir de cette vie qui leur est donnée – donnée, pas seulement biologiquement, mais aussi plus intimement, plus concrètement, dans ses conditions. Leur capacité d’agir sur ces conditions peut conduire les hommes à oublier qu’elles sont premières. Il s’ensuit alors ce que l’on peut repérer comme des pathologies sociales : les hommes peuvent se plier et s’adapter à bien des artifices, mais pas toujours sans dommages importants. Ceux-ci doivent nous signaler qu’une limite anthropologique a été franchie. C’est le cas lorsque, comme nous pouvons le constater aujourd’hui, la place du don est recouverte par la fausse évidence que tout ce que nous faisons est orienté par l’attente de rétribution.

Le don tel qu’il a été repéré par Marcel Mauss comme « l’un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés » [1] comporte en son centre, inextricablement mêlés, le désintéressement et la fiction : dans ce paradoxal alliage d’obligation et de liberté, de soumission et de défi, chacun doit donner comme si rien ne devait lui être rendu, et à son tour recevoir comme s’il n’attendait rien ; mais aussi donner comme par pur plaisir, et recevoir de même. Le don postule une part essentielle de jeu, aux deux sens de la fiction et de l’écart. Il est toujours un jeu entre apparence et réalité : par delà l’objet, la personne ; par delà la valeur matérielle, la valeur accordée à l’autre, ou plus précisément peut-être : au lien à l’autre. En faisant circuler des biens, le don construit les liens – et c’est l’alliance qui domestique le conflit, la nécessaire interdépendance qui s’humanise sous le couvert du bon vouloir. Générosité et calcul, alliance et défi, matière et esprit, apparence et essence, souci de soi et souci des autres : non seulement tout autant, mais tout à la fois. Ambigu et ambivalent, ce jeu où le bien se donne pour le lien [2], ouvre ainsi à la dimension symbolique : il y est indéfiniment question de ce qui se donne pour autre chose, parce qu’il s’agit tout aussi indéfiniment de composer avec un donné irréductible. Le don est sans cesse relancé parce qu’il est toujours ce qui se donne pour, et par conséquent, jamais exactement ce qui doit être donné, toujours un peu à côté : le don est ce « roc humain » qui tient ensemble les contraires, jeu fragile gage d’une société vivante (ce qui ne veut pas nécessairement dire harmonieuse !). Au lieu de quoi le mérite cherche à installer dans la réalité l’idéal univoque d’une rétribution nécessairement recherchée et exactement mesurée : nous nous inscririons alors dans des liens sans jeu parce que sans reste. Mais comment notre humanité pourrait-elle résister à une réalité pleinement objective qui, congédiant les apparences, nous limiterait sans appel à la froideur du calcul ?

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Le mérite, s’il venait à réaliser l’idéal d’une mesure exacte, laisserait les hommes sans plus rien à dire, plus rien à échanger ou jouer entre eux – livrant l’humain au simple constat de ses réalisations, et de la place qui lui revient en conséquence. Hannah Arendt écrit dans Condition de l’homme moderne que la fascination exercée par la science sur la société moderne pourrait nous conduire à adopter « en toute honnêteté un mode de vie dans lequel le langage n’aurait plus de sens » [3]. Reprenant cette réflexion pour l’appliquer au mérite, on pourrait dire que le mérite selon son acception actuelle s’oppose à cette caractéristique anthropologique fondamentale qui fait de l’homme un être parlant - et, indissociablement, un être politique [4].

Nier que les actions humaines comportent une part de don, faire apparaître comme absurde toute motivation de l’action qui prétendrait échapper au calcul réduit donc les êtres humains à vivre sur un seul plan, celui du réel. Où est le mal, dira-t-on ? Voilà enfin l’homme adulte, et une société qui, les cieux désertés, se vit enfin dans l’immanence. Mais rabattre les hommes sur le seul plan du réel revient à éradiquer l’humain en eux. On peut croire ainsi ne congédier « que » la rêverie et la poésie ; mais c’est l’ensemble des activités spécifiquement humaines que l’on invalide alors. Les manifestations du jugement, de la critique à la politique, perdent non seulement de leur portée, mais de leur sens, si l’on infère, de ce qu’elles sont indéniablement situées, qu’elles sont nécessairement intéressées. Plus grave encore peut-être, ces manifestations, et par conséquent l’activité elle-même du jugement, sont découragées. A quoi bon faire état d’un avis s’il a peu de chances de modifier une situation ? Et pourquoi, sans chance d’aboutir, prendre le risque d’apparaître comme un intriguant qui n’a en tête que de faire tourner la situation à son avantage ?

Bien sûr, tout ce que nous faisons poursuit un but, et l’acte, bien que désintéressé, n’est jamais gratuit. Hannah Arendt a dénoncé dans l’idéal d’un désintéressement absolu un motif totalitaire et dans la réduction à l’utile ce qui y prépare. Il y a une conception paradoxalement à la fois étroite et envahissante de l’utilité qui évacue le sens de ce qui peut être fait. Bien sûr, lorsque nous allons travailler, nous en attendons rétribution ; mais pas seulement : parce que le travail est le fait d’êtres humains, il porte toujours en lui aussi d’autres aspirations. Le drame aujourd’hui est que nous ne sommes pas loin d’être convaincus que la seule rationalité du travail est d’en attendre des moyens de vivre, et rien de plus – tant les autres intérêts peinent à s’y faire place. Mais qui ne voit dans ces autres intérêts le désintéressement même, l’aspiration à faire quelque chose qui ne nous soit pas imposé, de la faire parce qu’il nous plaît, ou nous importe, qu’il en soit ainsi ? Le mérite en tant que logique de la rétribution nous interdit cela : il nous interdit de rien manifester de nous-mêmes qui relève d’une aspiration plus haute que l’utilité étroite, puisqu’il ne fait plus droit au sens, mais seulement à la mesquinerie du calcul. Le mérite décourage l’action : il la prive de son ambiguïté et la rabat sur le fait ; il fait de nous des besogneux ; il prive la vie humaine de sa superbe.

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Selon la logique du don, le mérite ne rétribue pas : il reconnaît la qualité – la beauté, la grandeur – d’une réalisation ; et, par là, il oblige. Car comme toute manifestation de reconnaissance, il inscrit le récipiendaire dans la gratitude, tout autant qu’il le met au défi d’être à la hauteur de la reconnaissance obtenue : recevoir, rendre, et donner à nouveau… encore et encore ! Le mérite n’arrête pas le lien, parce que le terme de ce qui a été fait n’est pas ce qui est donné en retour. Action / rétribution : il y a toujours un reste. Vouloir convertir la reconnaissance en rétribution [5], revient à priver ce qui est fait de sa dimension symbolique. Parce que nous sommes humains – êtres de chair pétris de sens – nous ne pouvons en être quittes avec une rétribution. Le don et la dette trouvent leur inscription dans la morale ; mais ils sont d’abord, ils sont de façon essentielle, affaire anthropologique.

NOTES

[1Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques Année sociologique, 1923-1924, t. I, in Sociologie et Anthropologie, PUF, 1985, p. 148.

[2La formule est d’Alain Caillé, qui développe la thèse d’une « coextensivité du don et du symbole » dans Anthropologie du don. Le Tiers paradigme, Desclée de Brouwer, 2000.

[3H. Arendt, Condition de l’homme moderne, The Human Condition, University of Chicago Press,1958, Calmann-Lévy 1961 1983, p. 36.

[4H. Arendt s’inspire sur ce point de la Politique d’Aristote : à la formule fameuse « l’homme est un animal politique » est associée l’idée que la vie politique repose sur l’usage de la parole, par laquelle les hommes échangent leurs vues sur le juste et l’injuste.

[5Pour un développement sur la systématisation et le déploiement de cette « logique du mérite » dans la société néolibérale, voir Dominique Girardot, La Société du mérite. Idéologie méritocratique et violence néolibérale, Le Bord de l’eau, 2011.