Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Matthieu Béra

Jacques Coenen-Huther, « Comprendre Durkheim », 2010

Texte publié le 1er juillet 2014

Jacques Coenen-Huther, Comprendre Durkheim, Colin, 2010, 220p.

Cet auteur, né vingt ans après la mort de Durkheim, a fait paraître un ouvrage d’introduction au classique qui mérite qu’on s’y attarde. Il est original à divers point de vue. J’en verrais au moins trois, d’importance inégale.

D’abord, il insiste sur la réception du classique, que celle-ci ait eu lieu de son vivant (les quatre premiers chapitres tentent de restituer certains débats, avec Tarde, Déploige, etc.) ou après sa mort ; qu’elle ait paru en France (Chapitre 5) ou aux Etats-Unis (chapitre 6), voire en Allemagne. Cette optique ne trouve aucun équivalent sur le marché éditorial français (plutôt réduit dans la catégorie des introductions) et permet de se mettre les idées en place quand on ne connait que deux ou trois choses sur la question. La perspective paraîtra très riche à tous ceux qui sont convaincus qu’un auteur ne vit que par les lectures qu’il a suscitées. L’œuvre de Durkheim, c’est après tout celle du Durkheim-de-Parsons, Durkheim-de-Merton, Durkheim-de-Boudon, etc. C’est le destin singulier des « géants » que d’être lus et interprétés par un très grand nombre d’auteurs qualifiés. S’il fallait aller plus loin, on pourrait dire que « comprendre Durkheim », c’est comprendre qu’il existe une multitude de Durkheims.

On apprend ainsi beaucoup plus qu’ailleurs sur la réception américaine de Durkheim, sur les lectures structurantes de Parsons, de Merton (il y insiste longtemps) ou plus proche de nous, du post-fonctionnaliste Jeffrey Alexander (connu aussi pour son petit ouvrage récemment traduit contre le « réductionnisme » de Bourdieu). La conception de la socialisation ou de l’ordre social que l’on développe encore aujourd’hui nous vient du Durkheim-de-Parsons. Le distingo entre les fonctions manifeste et latente (de Merton) s’inspire du fonctionnalisme de Durkheim. On sait aussi (Besnard 1987) que Merton a largement utilisé (et réinterprété) la notion d’anomie.

Se confirme aussi que Durkheim a connu une longue éclipse dans l’entre-deux guerres en France, parce qu’aucun des durkheimiens, excepté peut-être Simiand (mais qui travaillait sur l’économique, que Durkheim avait abandonné), ne fut capable, selon Coenen-Huther, d’assumer l’héritage : ni le fidèle ami et collaborateur Bouglé, ni l’indéfectible neveu Mauss, ni le savant Halbwachs (sans parler de Fauconnet, Davy, etc.). Voici les qualificatifs de l’auteur : « Mauss est un durkheimien ambivalent » (p. 127) selon lequel « la référence à la totalité empiriquement observable paraît annoncer une rupture radicale avec la pratique de la science positive » ; Halbwachs proposa « l’esquisse d’une rupture radicale avec la pensée de Durkheim » (p. 133) ; Bouglé était un « durkheimien dissident » (p. 135). Partant de cela, on voit mal effectivement comment Durkheim a pu être soutenu puisque les « siens » lui ont apparemment tourné le dos.

L’après-seconde guerre ne fut pas plus souriant pour la fortune critique de Durkheim : il ne trouva grâce auprès d’aucun des ténors de l’époque. Ni Friedmann qui ne se référa jamais à lui (ni ses étudiants, tels Crozier, Touraine, etc. pour lesquels il faisait figure de « vieille barbe » philosophique) ; ni Gurvitch qui le critiqua à propos de sa notion de conscience collective et lui reprocha son idéalisme hégélien ; ni Aron qui s’évertua à s’en distancier de toutes ses forces depuis sa thèse de 1938 jusque ses Mémoires de 1983, en passant par son cours d’histoire de la pensée en 1967, en dressant toujours Weber et la sociologie compréhensive contre lui ; ni Stoetzel enfin qui en fit un épouvantail à sa prise de poste en 1946 à Bordeaux ! Le tableau est sombre et on se demande ce qui put faire renaître le phénix de ses cendres. Apparaissent alors Bourdieu (Le Métier de sociologue, avec Passeron et Chamboredon, 1968), qui réintégra Durkheim dans son épistémologie et Boudon, qui vit dans le classique un modèle de rigueur d’analyse statistique (L’analyse empirique de la causalité, 1967, avec Lazarsfeld). C’est à ces deux sociologues (que tant opposait par ailleurs) qu’on doit le retour en grâce de Durkheim en France, à partir de la fin des années soixante.

L’ouvrage de Coenen-Huther tire sa seconde originalité de sa position par rapport à Durkheim. Non spécialiste du classique, il a un forcément un regard distancié. Il cherche à l’« évaluer » froidement (objectivement ?) au regard de son actualité, sans pour autant tomber dans l’écueil du « présentisme » (introduction et chapitre 1). Cette évaluation distanciée amène à un jugement final pour le moins nuancé (conclusion : « pour un bilan critique »), pour ne pas dire très sévère dont on ne peut restituer ici tous les développements. Il y a certes « dans la geste durkheimienne » comme il écrit (p. 188) des éléments à garder : une attitude scientifique, des problématiques (la spécialisation, la solidarité, l’individualisme, les pathologies sociales, le suicide, la morale, …) qui justifient qu’on continue à l’enseigner, y compris dans le secondaire. Mais beaucoup doit être laissé selon Coenen-Huther : la méthode objectiviste, l’attrait pour le modèle des sciences de la nature, la conception nomologique, le fonctionnalisme sous-jacent, la confusion entre le savant et le citoyen, le rejet de la compréhension, le sociologisme, et j’en passe ! On a donc en main un ouvrage qui aide à comprendre Durkheim, sans pour autant lui prêter allégeance, c’est le moins qu’on puisse dire…

Dernière originalité de l’ouvrage, sans doute un peu moindre au regard des deux précédentes : Coenen-Huther mêle les cours qui ont été publiés de manière posthume avec les articles et les ouvrages, ce qui donne du liant là où beaucoup d’introductions n’en ont pas toujours. Le chapitre 4 sur la morale, par exemple, nous engage dans la lecture des cours sur l’éducation morale, les rapproche de ceux qui traitent de l’évolution pédagogique, tout en y associant les Formes élémentaires, dont l’objet était, selon Coenen-Huther, le même, car un fait moral est ce qui édifie l’homme au-dessus de lui-même, ce que fait la religion. Autre exemple : le chapitre 2 sur la division du travail associe les questions de solidarité aux cours sur le socialisme et à l’ouvrage sur le Suicide (envisagé ici comme un échec de socialisation). Au final, on obtient un panorama de « tous » les textes publiés par le classique, sans nous cantonner à l’exposé méthodique des quatre ouvrages publiés de son vivant.

En échange, l’ouvrage pêche par là où il s’est engouffré. Il affiche trois points faibles, qui sont les conséquences de ses originalités insuffisamment poussées au bout de leur logique.

D’abord, on ne trouve rien, ou très peu, sur les antécédents de Durkheim : qui furent ses formateurs, les auteurs qui l’ont orienté ? Où sont passés Comte, Spencer, Renouvier, Fustel de Coulanges, Boutroux, Schopenhauer, Kant, etc. ? De ce point de vue, les ouvrages de Lukes (1973) et de Fournier (2007) demeurent des contrepoints indispensables. « Les auteurs ne tombent pas de nulle part », comme le rappellent des historiens de la discipline (Mucchielli, Mythes et histoire des sciences humaines, 2004). Le contexte est certes rappelé (chapitre 1 : « l’homme et l’œuvre en son temps »), mais de telle manière qu’il est presque évacué ; en vingt pages, on ne peut pas traiter de tous les contextes à la fois : politique, académique (vie universitaire), intellectuel, philosophique, culturel, économique ! On voudrait croire que le parti-pris de l’auteur repose sur une réflexion didactique qui aurait comme principe que l’introduction à un auteur est plus efficace quand on le prend par sa réception plutôt que par ses antécédents. Nous somme tout prêts à accepter cette proposition, à condition toutefois de présenter les controverses scientifiques qui ont été générées par l’œuvre, d’en faire une typologie (on rêve d’un ouvrage fondé uniquement sur ce principe !). On ne peut pas dire, malheureusement, que M. Coenen-Huther ait suivi sa logique jusqu’au bout.

Second point faible, et comme en renfort du précédent, qui sera également difficile à déchiffrer par les lecteurs non initiés - qui sont pourtant ceux à qui s’adresse cette introduction : l’ancrage théorique de l’auteur est loin d’être neutre, contrairement aux effets d’affichage de sa rhétorique impersonnelle. Son appartenance au courant « boudonnien » (il applique lui-même ce qualificatif à Chazel) ou, dit autrement, à l’actionnisme, engage dans un sens très déterminé la présentation soi-disant panoramique des exégèses et des usages de Durkheim. M. Coenen-Huther fait pourtant partie des auteurs qui aiment à relire Durkheim contre lui-même (p. 144). Dans la continuité de Boudon, Valade, Cuin, Chazel, des auteurs qu’il fréquente institutionnellement et qu’il cite fréquemment, il présente Durkheim comme un auteur qui n’appliqua pas (heureusement nous dit-il !) les Règles qu’il avait prescrites de manière dogmatique. De nombreux passages y reviennent (p. 74-85 ; 119 ; 147 ; 174 ; 190). La thèse développée est la suivante - les lecteurs de Boudon, qui est son auteur de référence, la connaissent depuis longtemps : Durkheim pratiquait une sociologie compréhensive sans le reconnaître ; il était plus proche de Weber qu’on a pu le faire croire (mais qui, précisément, nous l’a fait longtemps croire, sinon Aron, et Boudon ?). Coenen-Huther demande qu’on abandonne cette « fable » qui a consisté à toujours opposer Durkheim au fondateur de la sociologie compréhensive. Le titre de l’ouvrage, Comprendre Durkheim, qui aurait pu passer dans un premier temps pour un clin d’œil, finit par apparaître pour ce qu’il est : une entreprise d’annexion du classique par le courant individualiste ! Ce procédé n’a plus grand-chose à voir avec un exposé neutre ou un trait d’humour. C’est un parti-pris engagé et l’ouvrage est une lecture partiale (et donc partielle) de Durkheim, qui l’amène à produire des jugements injustes (au mieux) sur les représentants des courants alternatifs. Bourdieu en paye les frais, évidemment, à plusieurs reprises, qui eût le tort (selon l’auteur) de rester trop proche de l’héritage durkheimien, de le lire sans recul, presque littéralement, et de le croire... En revanche, Boudon, beaucoup plus lucide (dont on connaît par ailleurs les jugements négatifs sur Mauss qui aurait été un auteur « à la réputation surfaite ») n’a jamais accepté le Durkheim anti-individualiste, celui du fait social extérieur et contraignant et de l’individu imperméable à ses motivations.

En raison de cette lecture très orientée de Durkheim (qui serait plus franche si elle s’affichait clairement pour ce qu’elle est), le passage sur le détournement de l’héritage du premier cercle des Durkheimiens qui nous est proposé dans le chapitre 5 (évoqué plus haut) est très tendancieux. Il nous signale comme une évidence que Bouglé, Mauss, Halbwachs finirent tous par laisser tomber l’héritage, alors qu’aucune enquête historique ne l’atteste et que le peu d’arguments qu’il propose sont contradictoires (p. 131 et 132 sur Mauss par exemple). A part l’ouvrage de Jean-Christophe Marcel sur les durkheimiens après la guerre (2001) et les rares études historiques sur cette période laissée en friches (car l’historiographie de la sociologie est un domaine lui-même peu exploré en France), on aurait du mal à trouver des auteurs qui abonderaient dans ce sens... Les jugements de l’auteur qui ne fit lui-même aucune enquête historique sur ce point ne peuvent convaincre. Rien ne permet d’affirmer à ce jour, avec cet aplomb, que les plus proches collaborateurs de Durkheim trahirent ou refusèrent son héritage.

Troisième écueil, mais de peu de poids à côté des deux précédents, les quatre ouvrages de Durkheim sont trop inégalement traités. Le fait de les avoir mis en équivalence avec des cours (posthumes et partiels) ou des thèmes secondaires comportait un risque de relativisation. Les Formes sont relégués au rang de fait moral en deux ou trois pages (chapitre 4) et la religion (ou la quête des origines) bien trop vite analysée. On dit pourtant aujourd’hui que les Formes seraient l’ouvrage le plus apprécié par la communauté des sociologues. On sait aussi que Durkheim y consacra toutes ses études à partir de 1894 (son cours bordelais sur la religion), qu’il monta L’Année sociologique en partie pour démontrer l’importance des phénomènes religieux et qu’il écrivit des articles (non évoqués) sur le sujet. Cet ouvrage ne le dit pas, préférant consacrer un chapitre entier (le troisième) aux inusables Règles (ouvrage il est vrai essentiel et qui fit couler tellement d’encre) et un autre à la Division (chapitre 2). Quant au Suicide, il méritait mieux que sa réduction à une annexe méthodologique des Règles (en tant qu’application de la méthode objectiviste) ou une annexe empirique de la Division (comme indicateur d’échec de la solidarité). Pas un tableau nous est restitué, pas un chiffre, alors qu’il en comporte beaucoup de passionnants. Quid de l’usage des statistiques chez Durkheim ?

Au fond, on en revient toujours au même problème : comment introduire à Durkheim ? Que retenir de son œuvre ? Cet ouvrage propose une piste nouvelle, qui aurait pu être exploitée jusqu’au bout de sa logique, en présentant Durkheim en fonction des réceptions qu’il a provoquées. Mais il aurait fallu n’en privilégier aucune. Au lieu de cela, l’auteur a tempéré son idée et présenté Durkheim en sacrifiant tantôt à la chronologie (comme Fournier, 2007), tantôt à l’analyse thématique (comme Lukes, 1973) et surtout en privilégiant toujours la lecture « individualiste » du classique, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour celui qui restera quand même (il suffit de le lire) anti-individualiste et anti libéral ! L’ouvrage de Coenen-Huther devra donc être pris lui-même comme un document représentatif d’une lecture parmi d’autres possibles de Durkheim, située dans le temps et dans l’espace académique français, en 2010. Pouvait-il y échapper ?

Matthieu Béra,

Université de Bordeaux, IRDAP

Matthieu.bera@u-bordeaux.fr

NOTES