Revue du Mauss permanente (https://journaldumauss.net)

Alain Caillé

Fatigue démocratique ou aspiration démocratique ?

Texte publié le 25 juin 2014

Nous reprenons ici, avec la gracieuse autorisation de son rédacteur en chef Laurent Greilsamer, un article tout d’abord publié dans le n°9 (mercredi 4 juin)de Le 1.

Les résultats des dernières élections européennes, au bout du compte très contrastés selon les pays et les situations politiques locales, ont témoigné d’une impressionnante montée en force des organisations politiques qui refusent à la fois la construction institutionnelle européenne et le jeu classique bien réglé de l’opposition de la droite et de la gauche. Comme c’est cette dernière qui a structuré tous les débats démocratiques de la modernité, il est légitime de redouter que sa mise en cause ne traduise un épuisement dangereux de l’idéal démocratique. Cette interprétation pessimiste, tout à fait plausible, n’est toutefois pas la seule possible.

Ce qui lui donne du crédit c’est le constat suivant, un constat que les élites au pouvoir se refusent à tirer. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, ce sont les forts taux de croissance que l’Europe a connus qui lui ont permis de surmonter les passions totalitaires. L’adhésion à la démocratie a aussi ou d’abord été une adhésion à l’espoir d’un enrichissement continu pour tous. Or non seulement ces forts taux de croissance ne reviendront plus, pour des raisons structurelles, mais ce sont d’abord les classes populaires, et peu à peu les classes moyennes, qui se retrouvent les premières victimes de leur disparition. Pour elles, au moins en Europe de l’ouest, à l’exception possible de l’Allemagne et de certains pays nordiques, l’avenir n’est plus à l’enrichissement mais à la précarisation et à l’appauvrissement continus. Face à une telle situation les partis de gouvernement placent tous leurs espoirs, sans cesse déçus, dans le retour de taux de croissance significatifs, qui permettraient de tout conserver du jeu démocratique institué sans rien changer. Sans avoir besoin d’inventer de nouvelles espérances et d’autres formes de régulation sociale. Cette inadéquation désormais abyssale, entre l’offre politique et les demandes populaires, doit-elle laisser craindre que celles-ci ne convertissent leur frustration en une haine de la démocratie ouvrant la voie à un retour des passions totalitaires qui ont rendu le XXe siècle si dramatique ? C’est en fait peu probable à brève échéance. On peut légitimement s’inquiéter du triomphe relatif des partis dits populistes, mais il est aussi possible de tempérer cette inquiétude en constatant que sauf dans quelques cas extrêmes et marginaux, comme Aube dorée en Grèce, ils n’ont dû leur victoire qu’au renoncement à au moins certaines des rhétoriques les plus inquiétantes de l’extrême-droite (à l’anti-sémitisme notamment dans le cas du FN) et à l’affichage, au contraire, de valeurs républicaines. Le doute est permis sur leur sincérité, tant ces valeurs ont, aussi, été défendues dans le cadre de croisades anti-immigrés. Il n’en reste pas moins que nombre de leurs électeurs n’ont pas voté pour ce qu’ils perçoivent comme moins de démocratie mais pour plus. Reste à savoir pour qui et avec qui, et c’est là où le bât blesse !

Voilà qui pose à l’évidence la question de la définition même et de l’échelle de la démocratie. Vaste sujet ! Que l’on tranchera ici en posant que par quelque bout qu’on l’aborde il n’y a pas de démocratie viable qui ne repose sur la perspective d’un certain équilibre entre liberté collective et libertés individuelles. Entre le sentiment de participer à et d’un destin politique commun, et l’espoir de pouvoir s’accomplir personnellement. Vus sous cet angle les totalitarismes d’hier (et, aujourd’hui, l’islamisme radical d’Al-Qaida) peuvent s’analyser comme des perversions de la démocratie aboutissant à la liquidation des libertés individuelles au profit d’une liberté collective fantasmatique exacerbée et meurtrière. Les individus se voient contraints de sacrifier leur individualité à l’édification d’un grand corps imaginaire, celui du prolétariat, de la race ou de l’État. Or même avec la victoire relative des partis populistes on ne voit pas encore véritablement poindre ce danger en Europe. Ce danger d’un retour de la même horreur. Mais peut-être devons-nous faire face à un autre danger très peu perçu, lui, mais aussi ou beaucoup plus grand, et dont la réalité explique sans doute pour une bonne part les résultats des dernières élections européennes. Ce danger est celui que nos sociétés ne basculent, n’aient déjà en partie basculé depuis un certain temps, dans une forme sociale inédite qu’il est possible de qualifier de « totalitarisme à l’envers ». Ou, plus précisément peut-être, de « parcellitarisme ». Dans cette forme sociale nouvelle c’est la liberté collective, et donc le politique, qui se retrouvent sacrifiés au profit des seules libertés individuelles. Des libertés souvent illusoires pour ceux, nombreux, qui ne disposent en réalité d’aucune des conditions matérielles et symboliques nécessaires à leur mise en œuvre. Dans les totalitarismes « classiques » tout devait être fondu dans le grand corps de l’État, de la race ou du parti, à travers un travail permanent de fusion du savoir (du grand savoir en surplomb énoncé par le leader suprême), du pouvoir et de l’avoir. Dans le totalitarisme à l’envers tout est au contraire réduit en parcelles, indéfiniment dissociées ou recombinées en fonction des besoins de l’instant : parcelles de savoir, parcelles de collectifs et d’institutions, parcelles de sujets et d’identités, etc. Les seuls savoirs reconnus sont les savoirs experts du moment énoncés par les représentants d’un sous-champ spécialisé de la connaissance ; tout ce qui est de l’ordre du commun et du durable est réputé obscène ou obsolète, car seule importe la décision toujours changeante des individus. Mais eux-mêmes voient leur identité sans cesse remise en cause par l’injonction à s’engager dans une forme ou une autre de virtual life, à devenir leurs propres avatars.

Si le projet européen suscite désormais un aussi fort rejet, n’est-ce pas parce que, sans parvenir à remplacer la liberté collective comme les solidarités qui s’exerçaient dans le cadre de la souveraineté des anciens États-nations, il ne laisse subsister que des parcelles de souveraineté, de liberté collective et de solidarité, et est dès lors perçu comme le symbole par excellence de ce totalitarisme inversé, paradoxal ? Il exerce un pouvoir de contrainte, d’où l’accusation de despotisme (ou de totalitarisme), mais sans cohérence visible et signifiante des décisions parcellaires qu’il prend, uniquement procédurales, et sans que personne ne soit habilité à incarner cette cohérence. Comme un marteau sans maître, voué au culte de l’impersonnalité.

Nous nous trouvons donc en Europe dans une situation beaucoup plus complexe que celle habituellement décrite en termes d’un affrontement entre des partis démocratiques un peu usés et des partis populistes potentiellement fascisants et anti-démocratiques. En réalité, l’immense majorité des peuples européens reste attachée à l’idéal démocratique, mais face à l’impuissance croissante des institutions représentatives et partidaires à le faire vivre, l’alternative qui se dessine est ou bien entre une accentuation des dynamiques parcellitaires qui, par effet de réaction risque de réveiller en effet des passions totalitaires classiques, étayées sur la transformation de l’étranger et des immigrés en boucs-émissaires, ou bien une refondation en profondeur des valeurs démocratiques qui prenne acte de l’épuisement de la croissance et fasse comprendre qu’il est possible de vivre mieux même avec une croissance faible. Les partis de droite comme de gauche semblent également incapables d’analyser cette situation qui leur échappe. Pour ne pas être régressif, pour ne pas donner du champ aux partis extrémistes, le dépassement du jeu politique actuel ne pourra procéder que d’une mobilisation de la société civique, des « citoyens associés » si l’on veut. À eux de montrer qu’il est possible dans le cadre du projet européen de faire coïncider à nouveau souveraineté monétaire, souveraineté politique, souveraineté économique et sociale, et de reconstruire ainsi l’espace de solidarité qu’ont su un temps incarner les États-nations et sans lesquels il ne peut pas exister d’articulation saine et vivante entre liberté collective et libertés individuelles. Ce n’est en effet que dans un tel cadre que pourra être réalisée l’indispensable transition énergétique, sauvé ce qui doit l’être de l’industrie européenne, et assurée la nécessaire redistribution de la richesse sans laquelle le sentiment d’injustice deviendra une puissance explosive incontrôlable.

NOTES